Essai sur la prise

Quel rapport y a t-il entre le temps des pirates et le temps des dissidents puritains, au delà des chevauchements historiques évoqués dans ce dossier? Est-il possible d’approfondir l’affinité entre ces phénomènes, à la fois du côté de l’anthropologie de la flibuste et du côté de la théologie des puritains radicaux ? Mon hypothèse, ici présentée sous la forme de quelques notations rapides, est que cette anthropologie et cette théologie s’éclairent mutuellement.

Pour saisir ce point je voudrais évoquer la théologie « anti-nomianiste » des puritains radicaux, notamment celle de Milton, et le régime « océanique » de la pensée protestante, mais aussi repartir d’un postulat anthropologique qui nous décale de la voie royale d’une théorie du don qui a tant fasciné (à juste titre) la pensée française du 20ème siècle[1]. Nous repartirons donc ici méthodiquement d’une priorité de la prise.

On reviendra de là vers notre temps, en développant quelques linéaments d’une politique et d’une éthique de la prise, manière de reprendre ce qui nous arrive — car je ne redoute rien plus qu’une société de pillage général, où nous n’aurions même pas la morale des prédateurs, leur sens des limites. Butinant tous ces thèmes, mon itinéraire incertain lancera ainsi encore des traversées possibles entre les différentes figures rassemblées dans ce dossier.

Théologico-politique

Il faut commencer par installer, en toile de fond, trois grands débats qui font bruire toute l’époque. Le premier de ces conflits intimes qui traverse le nouveau monde « protestant », c’est de savoir si l’abandon à la grâce de Dieu abolit la Loi et nous « désoeuvre » entièrement, ou si au contraire la gratitude se manifeste par une fécondité, une productivité, une créativité accrue. Jusque dans le Robinson Crusoe de Daniel Defoe, qui a donné lieu à tant de variations, on éprouve ce double visage, celui de l’« antinomiste » dissident, qui prône l’abolition de la propriété et du travail, et l’abandon à la Providence. Et celui du puritain ingénieux qui se reprend contre lui-même et se remet au travail pour multiplier les signes de sa gratitude d’être rescapé. C’est là une ambiguïté fondamentale, à laquelle nous reviendrons, et qui intensifie et relance sans cesse les autres oscillations qui touchent la modernité.

Le second de ces débats concerne l’ambivalence des puritains selon qu’on les considère sur leur versant libéral et capitaliste ou sur leur versant utopique et communiste. Milton est ici exemplaire. Avant d’écrire son Paradis perdu, au mitan du XVIIème siècle, le grand poète de la Révolution anglaise défend une liberté totale de la presse, de divorcer, de rompre avec le souverain politique, et de rompre avec son Eglise. Cette généralisation du droit de partir est une des plus grandes inventions modernes. Mais il est important de pointer que dans cette théologie la liberté de partir, de quitter, de rompre, est corrélative et solidaire d’une liberté de prendre part, de refaire pacte et alliance, d’un droit de participer, et c’est ici le cœur des philosophies politiques du contrat.

Ce schème de la rupture de l’ancienne alliance et de la reprise d’une alliance nouvelle, déjà au cœur de l’histoire de la Genève calviniste qui attirait des exilés volontaires, ne déplie pleinement ses conséquences qu’un siècle plus tard, avec la Révolution anglaise. Celle-ci, le plus souvent méconnue en France, où l’on confond l’épopée puritaine avec le moralisme bigot de l’époque victorienne, me semble la racine commune où l’on peut le mieux pointer à la fois l’éthique du capitalisme sobre et entreprenant et l’éthique du civisme frugal et révolutionnaire. Pour faire court, le droit de partir et de circuler est la tige de la tradition libérale. Le droit de participer, de refaire le pacte, est la tige de la tradition révolutionnaire. Les deux traditions, qui nous semblent incompatibles, ont la même racine et peuvent se corriger mutuellement. Mais quand elles divergent, elles peuvent engendrer des monstres. Le versant individualiste et capitaliste prolonge la sobriété et l’investissement dans le travail de l’éthique protestante, bien analysé par Max Weber, tandis que le versant révolutionnaire et égalitaire se trouve bien raconté par Michaël Walzer, dans La révolution des saints.

Cette oscillation en recroise une troisième, sensible dans le débat fondamental qui oppose Hobbes à Milton quant à l’interprétation de Calvin. En simplifiant les choses, on peut dire que Hobbes veut établir ou rétablir l’ordre et la sécurité terrestres contre le désordre marin. Il propose une conception de l’Etat moderne terrestre, centralisé, au sein de frontières fermées et protégées, et l’abolition des associations à l’intérieur de ce Léviathan continental. On pourrait ici reprendre l’hypothèse de Carl Schmitt, que les 16ème et 17ème siècles sont déchirés par l’antagonisme entre les puissances terrestres des sociétés closes et catholiques, et les puissances maritimes des sociétés ouvertes et protestantes — la France ayant un temps hésité entre les deux camps. Nous sommes chez Carl Schmitt dans une axiologie néo-antique, en quelque sorte, où le clos, le fini, l’achevé est une figure de l’idéal face à ce déficit que représente l’ouvert, l’illimité, l’inachevé, et ce sera le propos de Carl Popper que de retourner cette axiologie au profit des sociétés ouvertes. Hobbes et Milton, ce serait le choc entre une philosophie politique de la terre et une philosophie politique de l’océan, une pensée de la limite et de la frontière contre une pensée de l’illimité où tout se délie[2]. Certes les sociétés ouvertes selon le vœu de Carl Popper n’ont probablement pas grand chose à voir avec la radicalité des intuitions océaniques de Milton et de la révolution puritaine, et je ne suis pas sûr que Carl Schmitt soit le lecteur le plus fidèle de Hobbes, mais ce débat annonce bien quelque chose d’encore fondamental pour aujourd’hui.

Tout cela en tout cas prépare notre sujet. Pour Milton, le libre partage des idées, les pamphlets sans censure, sont la condition pour sortir de la minorité sans attendre d’être mûrs pour la liberté — maturité qui sinon ne viendra jamais! La sortie du paradis figure cette épopée satanique, terrible mais nécessaire si Dieu veut être aimé librement[3]. L’esthétique nouvelle est celle de la tempête où tout se délie. Du point de vue géo-politique comme du point de vue théo-politique, on est passé à l’océan, où il n’y a ni Roi ni Pape. Milton trace les grandes lignes d’une pensée de la dissidence, celle des puritains Diggers qui refusent la propriété et les frontières, celle des Quakers qui demandent une tolérance religieuse sans entrave, mais aussi bientôt celle des boucaniers des îles qui, à l’instar des anciens grecs, et même si cela exige une dureté inédite, recommencent ailleurs une vie nouvelle sur une plage blanche.

La flibuste puritaine

Revenons ici à quelques faits d’histoire déjà évoqués en avant-propos — mais ces faits comportent des rêves, des rêves qui les ont portés, des rêves qui ont souvent même été rédigés, comme c’est le cas avec Daniel Defoe. Je laisserai ici de côté les corsaires rochellais, les gueux de mer hollandais, les sea-dogs de la reine Elisabeth 1ère, pour m’attarder à ce qui arrive à tous les dissenters chassés d’Angleterre au cours puis à la suite de la Révolution anglaise. C’est qu’au nom de leur théologie « antinomiste »[4] radicale, la plupart ont demandé l’abolition de la propriété (Winstanley), et qu’ils sont désormais bannis.

En se dispersant, ces dissidents vont constituer ce que j’ai appelé une utopie en archipel. En introduction au dossier nous avons parlé de cette époque étonnante des Caraïbes, de la Barbade et des Bahamas, des îles d’Eleuthéria et de New Providence. Après tout, L’utopie de Thomas More, la Nouvelle Atlantide de Bacon, la Macaria de Hartlib, the Isle of Pines de Neville, sont toutes des îles. Aux Bermudes le gouverneur puritain et pasteur Lewis Hughes, accusé d’insulter les évêques (anglicans) et de qualifier le livre de prières de « conte de bonnes femmes », fait appel aux puritains réfugiés aux Pays Bas. Et les amis de Samuel Hartlib, auteur de la Description du Royaume de Macaria, proposent d’y fonder leur république mystique. A partir de 1640 on trouve une véritable petite république de la flibuste huguenote dans l’Ile de la Tortue, au nord d’Hispaniola, qui rassemble des boucaniers vendeurs de cuirs et de tabac, et dont le gouverneur Le Vasseur pille Carthagène en 1647. On pourrait multiplier les exemples. Que se passe-t-il ?

Toute cette société repose sur un retournement de paradigme cosmique. Dans le monothéisme méditerranéen, l’infini divin était au centre. Après la Réforme, on a un renversement du monothéisme, et notre petit monde fini est ballotté dans l’océan immense des espaces infinis. Ce nouveau monde océanique est en phase avec la nouvelle théologie. Car sur l’océan il n’y a plus ni roi ni pape, on est seul avec Dieu qui transcende tout cela, on a tout quitté. Ce nouveau monde d’ouragans et de cyclones est le théâtre de la misère de l’homme, de la faiblesse des créatures et de la toute puissance de Dieu. Si on parvient à échapper à la tempête, on prend pied dans un monde où l’on se reconnaît autrement, comme le dit Shakespeare dans la Tempête : « nous tous nous sommes retrouvés quand chacun de nous était hors de lui-même ». Qu’est ce qu’un nouveau monde ? Shakespeare met en scène ce recommencement : « je règle tout à rebours, j’interdis jusqu’au nom de magistrat, les lettres sont désormais inconnues, point de bornes aux champs, j’abolis les métiers et je veux voir tous les hommes oisifs ». Et puis n’importe quoi, un navire, un mariage, une Eglise, un Etat, tout peut sombrer dans l’océan furieux. Nous voici tous des rescapés, des boat-people, des survivants de la tempête. Le bateau pirate, brisant les attaches traditionnelles et la condition de marin forcé, figure l’utopie d’une société de libre adhésion, après la tempête, où la règle des règles reste le droit de partir : après la bataille, un pirate peut toujours quitter librement son équipage en demandant sa part du butin.

Les individus cependant sont ainsi déliés pour contracter des alliances nouvelles, des libres alliances : le droit de partir n’est que la condition du pouvoir de se lier, du devoir de refaire le pacte fondateur. Des marins, les flibustiers ont d’ailleurs développé les traditions de solidarité, qu’atteste le mot matelot (du hollandais « compagnon de hamac ») : on s’engageait dans la flibuste par deux avec un pacte de défense mutuelle et de partage égal des gains. Même le trésor, le fameux trésor pirate, était d’abord conçu comme un fond commun pour les invalides et les vieux — il y aura même un droit égal au rhum ! Or tout cela réouvre aussi les figures théologiques et biblique de l’alliance, qui permettent justement de repenser le rapport aux autres, au monde et à Dieu comme série de pactes. L’influence politique de ces idées sera déterminante dans la formation des Etats-Unis d’Amérique. L’antinomianisme et ses répliques puritaines ont fait le lit d’un nouveau « nomos » marin[5].

Nous sommes ici dans l’imaginaire de la Nouvelle Alliance, du nouveau monde ouvert par cette alliance, et dont Milton est le chantre. C’est qu’il donnait une justification théologique la liberté de partir, d’aller recommencer ailleurs — son mariage, son église, sa cité. Et cette règle de sécession et de libre-pacte devient un formidable agent de mixage. Un peu partout les langues, nations et religions se mêlent dans une véritable utopie des « frères de la côte » — c’est ainsi qu’on les appelle à St Domingue. Les chants marins et les chants africains des esclaves fugitifs (les noirs forment en moyenne environ un tiers de la flibuste) se combinent dans métissage jusque là inimaginable, de la même façon que les vêtements prennent un côté carnavalesque où les formes peuvent se recomposer autrement.

Les boucaniers forment alors, au témoignage du huguenot de Honfleur Esquemelin, qui resta quelques années à la Tortue et en rapporta un récit superbe, une société multiraciale de rescapés, de proscrits et de dissidents. Ils ont appris des indiens à boucaner, sécher la viande et tanner le cuir, ainsi que l’usage des plantes médicinales ou du tabac. C’est que dans les nouveaux mondes, tout est offert à profusion par la divine Providence[6]. Et si ces indiens à peu près nus que nous côtoyons nous représentaient une condition adamique non pas paradisiaque, certes, mais tout aussi conforme au vœu de Dieu pour l’homme que notre civilisation christianisée[7] ? Obligés de vivre chaque jour sans être trop assuré du lendemain, on sait vite qu’il est impossible de s’approprier la mer, de la retenir entre ses doigts, et qu’il n’y a rien de plus malheureux que de vouloir garder, retenir, agripper ce qui nous a été offert[8]. Le droit de prise du philosophe hollandais Grotius justifie cette nouveau droit marin[9]. On ne peut que butiner le monde offert par Dieu. Il y a d’ailleurs ce qui échappe à toute prise, la puissance de l’océan, la grâce divine, que nous ne pouvons jamais prendre : c’est elle qui nous prend et nous conduit où l’on ne voudrait pas aller, sans retour possible[10].

Petite anthropologie de la prise

Pouvons-nous, en face de cette « théologie », dégager les grandes lignes d’une anthropologie de la flibuste ? Pour cela il faudrait d’abord donner une importance aussi radicale et originaire à la réception qu’au don et au contre-don, en tous cas c’est sur cette réceptivité que Calvin fait reposer son anthropologie[11]. On pourrait aussi repartir de la perte, de tout ce que nous perdons et de tout ce qui se perd[12]. Mais ici mon sujet sera de repenser l’importance de la prise, et nous défaire du préjugé non seulement éthique mais ontologique en faveur du don, et en défaveur de la prise, de la préhension, de l’avoir.

Il faut signaler les liens intimes entre ces quatre termes de don, de réception, de perte et de prise, car ce sont quatre débrayeurs-embrayeurs fondamentaux des échanges, entre lesquels on peut établir toutes sortes de circularités. D’une part il y a une réciprocité actif-passif entre donner et recevoir (ou recevoir et donner), de même qu’entre prendre et perdre (ou perdre et prendre). Mais d’un autre côté on ne peut prendre que ce qu’on peut recevoir, et réciproquement (cela demande des « capacités », au sens propre de la faculté de capter). Et de l’autre on ne peut donner que ce que l’on pourrait perdre, et réciproquement (cela suppose la faculté de se détacher, de laisser, de lâcher). On donne alors ce que l’on a pris, de même que l’on perd ce que l’on a reçu.

Ces ambiguïtés de vocabulaire sont attestées, par exemple dans le Vocabulaire des institutions européennes, où Emile Benveniste montre que la même racine do peut selon les langues signifier donner mais aussi prendre (en Hittite ou dans l’anglais to take to)[13]. Et que la même racine nem / nom peut signifier prendre, tirer à part (allemend nehme, latin emo) mais aussi recevoir, hériter, faire le partage légal (nomos), ce qui permet de distinguer deux sens du prendre, accaparer, retirer, enlever, mais aussi recevoir en partage, porter, faire l’inventaire, et s’approprier de façon légitime. Par ailleurs le même terme en grec (peiratèrion) qui désigne le repaire ou la bande de pirate dit aussi la tentative, l’essai, l’entreprise, l’épreuve. Dernière brève notation, du latin cette fois, sullego-ere, exprime à la fois la cueillette et l’élection, le choix[14].

On peut s’attarder à ces détails, indicatifs de temps reculés, pour les rapprocher du temps des flibustiers, et même aller jusqu’à dire que les boucaniers rouvrent certaines formes très archaïques des sociétés de cueillette et de chasse, qui se figurent le monde en termes d’itinéraires, de butinages racontés et de pactes, et non d’espaces enclos[15]. Cela suppose la possibilité d’aller toujours ailleurs, au fur et à mesure, là où « il y a ». Et c’est ici que cette économie paléolithique s’avère bien différente de l’économie d’investissement (semer) et d’accumulation (stocker) qu’a introduit l’agriculture depuis le néolithique. Une de mes hypothèses est que cette « strate » archaïque de nos formes de vie n’est jamais si loin que cela et qu’elle peut réapparaître, surtout dans des moments critiques.

Pour qu’il y ait don, en effet, il faut qu’il y ait un excédent stockable, et que l’échange devienne une autre manière de semer, d’installer une durabilité, une sécurité. Mais les sociétés paléolithiques vivent une abondance toute différente, non stockable, et que l’on ne peut emporter avec soi. C’est pourquoi on n’y est plus dans une économie du don et du contre-don, mais de la « prise » et de la contre-prise. Et d’abord de cette profusion de tout ce qui est à portée de main, offert à notre prise, et venant à notre rencontre. Or la chance, qui n’existe que si on l’attrape, ne se stocke pas. Il serait déshonorant sinon dangereux de s’approprier ce qui doit rester commun, offert à tous et dans une offre mutuelle. On butine sans trop se soucier du lendemain (Mt 6 25sq.). On passe au long de parcours, de bifurcations à retracer chaque fois un peu autrement. Chaque histoire est un itinéraire.

Dans un tel monde, il y a des pactes, et il est remarquable que cette notion apparemment si moderne réouvre une anthropologie aussi archaïque. C’est l’emprise mutuelle du ciel et de la terre que nous montre l’art des steppes[16], comme une poignée de main où chacun tient l’autre. C’est aussi l’art du chaman que d’interpréter la prise au sein d’un échange plus vaste où ce qui nous est pris va compenser ce que nous prenons, chaque prise équilibrée par une contre-prise différente, différée et apparemment sans rapport. La vie est tragique, comme un corps à corps, combat ou accord, entre égaux. Ce que nous pouvons, c’est nous engager, donner quelque chose de nous même en gage, justement pour assurer la durabilité de cette prise réciproque, la durabilité du monde — si l’équilibre du pacte est rompu, il faut vite refaire une alliance nouvelle.

C’est d’ailleurs ici la prudence et la sagesse des prédateurs que de ne pas trop alourdir la dette, car on devra rendre ce que l’on a pris, et toute chance excessive a un prix. Saint Exupéry dans Courrier sud raconte un fennec dans le désert qui prélève quelques escargots sur chaque buisson, car s’il n’avait pas cette intelligence de ne pas tout prendre, il détruirait le monde qui le nourrit. Plus fondamentalement la culture commence justement avec l’interdit de prendre, par la règle qui distingue ce que l’on peut prendre de ce que l’on ne peut pas prendre, ou ce que l’on peut prendre mais sans jamais se l’approprier, ce qui échappe à la réciprocité de la prise[17]. La possibilité de ne pas prendre fonde la possibilité de la prise. Et il y a ce que l’on ne saurait jamais prendre, et qui échappe à toute prise[18].

Une société de prédation généralisée

Si la flibuste, augmentée par l’imaginaire puritain, réveille ces figures archaïques des sociétés de cueillette et de chasse, et leur donne une sorte de modernité, ne pouvons-nous dire que certaines des formes de la mondialisation aujourd’hui reprennent et prolongent cet imaginaire ? Parmi d’autres, Zygmunt Bauman[19] a bien montré dans ses récents ouvrages combien le paradigme de la mondialisation était porté par un imaginaire océanique de flux, de virtualisation, où il s’agit de larguer, de surfer, de naviguer sans obéir à aucun « nomos », partout où l’on se sent fort — mais aussi en contrepoint un imaginaire de clôture territoriale, de cloisonnement, d’Etat sécurisant et protecteur, pour nous abriter des méchants terroristes et de tous les bannis de nos sociétés. La contradiction d’ailleurs ne nous gêne pas, d’habiter et d’abriter nos biens et nos enfants dans des pays surprotégés, et d’aller passer des vacances dans des pays de Cocagne où tout semble facile pour ceux qui ont un peu d’argent — ou bien d’aller y refaire nos marges de profit.

A la suite de Hannah Arendt citant les travaux quasi-prophétiques de Rosa Luxembourg sur L’accumulation du capital[20], Bauman évoque ce côté parasitaire d’une forme de capitalisme qui se nourrit de tout ce qui reste de non capitaliste autour de lui — et détruit ainsi peu à peu ce dont il se nourrit. Raclant les fonds de son environnement, les ressources naturelles, les désirs et les soins humains, les industries elles-mêmes, il lance des opérations hostiles avec fusion et vente des actifs, ne laissant au fond, partout dans le monde, que des individus superflus, une sorte de « déchet humain » non recyclable. Jamais, estime Bauman, on n’a produit autant de réfugiés en masse. Pour lui le temps du monde jardin avec ses enclos soigneusement cultivés est fini, mais c’est aussi la fin du monde libéral et des démocraties. Nous entrons dans le temps du grand pillage (il suffit de voir les comportements qui surgissent lors de grandes soldes), dans un temps où les chasseurs-prédateurs ne rencontrent plus de garde chasse : on ne se soucie pas des équilibres, on se déplace en 4/4 vers les zones encore vierges qui restent, et si je ne le fais pas d’autres le feront. Pourquoi pas moi ? J’ai le droit de « pouvoir », moi aussi, j’ai le droit d’essayer. On chasse pour voir, pour essayer, juste pour accrocher des possibilités nouvelles à nos ceintures. A la limite les prises ne nous intéressent pas, elles nous ennuieraient plutôt, et Bauman cite Pascal « On aime mieux la chasse que la prise ».

C’est justement que toute prise est limitée. On ne peut pas tout prendre. De nombreux contes anciens placent le personnage dans cette situation de se remplir tellement les bras et les poches qu’il ne peut plus s’en aller. Ou bien c’est l’histoire du petit singe qui tient des cacahuètes à travers un orifice étroit et qui ne sait pas ouvrir sa main, lâcher son précieux trésor pour s’enfuir à temps. Toute prise a son prix. On ne peut pas prendre sans accepter d’être pris, et c’est pourquoi nos prises doivent être respectueuses de ces équilibres. Comme les chasseurs-prédateurs qui chassent pour chasser, les anti-démocrates sont ceux qui refusent de rendre compte de leurs prises, qui refusent que l’on ait prise sur eux. Ils n’assument pas ce que j’appellerai plus loin l’éthique de la prise.

Cette généralisation des comportements de pillage et de piraterie ne doit donc pas nous empêcher de proposer des distinctions. Dans l’histoire, le capitalisme a pu se montrer producteur de richesses tout autant que prédateur, accumulateur tout autant que destructeur, et de leur côté aussi il y des pirates qui sont des bandits sans foi ni loi bien autant qu’il y a des libres-inventeurs ou de courageux justiciers. En tous cas là encore l’imaginaire doit être déplié dans toutes ses variantes. Face à un capitalisme mondialisé et prédateur, qui pille sans règle les ressources des pays trop faibles pour se protéger, qui jettera la pierre à ceux qui, dans une économie de survie, sont devenus les pirates de leur propre pays ? On peut ici prendre l’exemple du Congo (RDC), pays que ses institutions effondrées ne protègent plus, de toutes parts pillé, pour son pétrole, son coltan si nécessaire à nos électroniques, son or, ses diamants, ses forêts mises en coupe réglée, etc. Certes ses habitants pillent ce qui reste, abandonnent leur famille et leur terre pour tenter d’aller trouver quelques diamants, mais aussi partout on y voit des femmes qui glanent, cueillent les herbes, les fruits, les chenilles et les larves, et nourrissent ainsi leurs enfants. Entre ces deux bords du « butinage », la différence n’est pas de degré mais de nature.

Au Congo comme en bien des pays du monde, le Nicaragua par exemple, les régions et les pans de la société qui ont été détruits par le tsunami du néo-capitalisme et les violences des milices armées, ont développé des économies, des psychismes et des religions de survie et de rescapés — dont le pentecôtisme est une des diverses formes. On y est dans le monde bigarré et inquiétant des néo-protestantismes, un monde de « perdus pour perdus », où se côtoient les grands cœurs et les petits salopards, mais où s’invente aussi des formes de vie et de partage étonnantes. Le sentiment que c’est « trop bien », qu’il faut toujours être prêt à perdre ce que l’on a parce que Dieu pourvoit toujours, donne une confiance au monde, un monde pourtant par ailleurs bien sombre — je pense encore à ce minibus rouillé, défoncé, surchargé, à Kinshasa, sur lequel était inscrit « si Dieu est pour nous, qui sera contre nous » (épître de Paul aux Romains, 8 31).

Ce qui fait toute la différence entre le temps des dissenters puritains et celui des piratages et pillages ultra-contemporains, c’est que les rescapés d’aujourd’hui ne peuvent plus se délier pour aller ailleurs. La planète est limitée, il n’y a plus d’ailleurs où l’on puisse partir. Le monde est plein, on ne peut plus continuer à tout « jeter » comme on a fait, dans une sorte de mirage du perpétuellement neuf, nous sommes dans l’obligation de réparer, ou simplement de « faire avec ». Le problème n’est d’ailleurs plus, comme au temps de Milton, la servitude dont il faudrait s’émanciper[21], mais l’exclusion générale par laquelle on est jeté[22]. Et si la grande question politique moderne avait été « comment rester ensemble » alors qu’on peut toujours partir pour contracter une nouvelle alliance, la question aujourd’hui est au contraire comment repenser le conflit et l’accord alors que l’on est de toute façon obligés de cohabiter.

Ce qui peut nous préparer à recommencer « autrement », c’est justement la relecture des plus anciennes configurations anthropologiques déposées dans nos traditions, à partir de questions inédites qui sont déjà celles des rescapés dont nous avons parlé. Comment repenser le conflit et l’accord, s’il n’y a plus d’alliance nouvelle qui puisse faire table rase des précédentes ? Il faudra inventer une manière de penser la rupture, la disjonction, la conflictualité qui ne prétende pas tout recommencer, mais qui soit quand même et d’autant plus « politique », et non une façon encore de nous retirer, de fuir la « contre-prise » que tout pacte doit comporter. Il faudra aussi accepter que toute nouvelle alliance doit se réinventer en faisant place aux à toutes les alliances qui la précèdent.

Ethique de la prise

Non, tous les piratages ne se valent pas, et l’on ne peut de toute façon rien justifier par l’idée que tout est pillage. Mais si nous voulons pouvoir passer au crible d’une pensée critique les diverses manières de prendre, et dénoncer des « prises » illégitimes, il nous faut d’abord penser une éthique de la prise, une légitimité de la prise dans sa visée du bon. Le vivant n’est-il pas dès le départ un être qui prend, autant qu’un être qui reçoit ? N’est-ce pas cela même l’étroitesse et presque « le péché originel » des vivants, que d’être obligés de prendre pour vivre, et déjà de prendre place, mais aussi de tenter, de goûter — Eve prit du fruit » (Gn 3 6) ?

La longue dévalorisation philosophique de l’avoir (et de l’habitude) face à l’authenticité de l’être, la mauvaise réputation de la prise, de la préhension ou de la compréhension, bref de tout ce que fait la main, face à l’authenticité du visage, à l’idéal d’un pur recevoir, sont à cet égard désastreuses. Les plus grandes analyses de la phénoménologie, de Husserl à Ricœur, ont eu beau explorer en détail les apories d’une passivité pure, l’implication mutuelle d’une réception et d’une pré-compréhension, etc, le « don », sinon la « donation » (le glissement est facile), sont restés les figures de ce qu’il y a de plus originaire. Mon propos est ici de réinscrire ces différentes figures dans les limites des corrélations du carré éthique que forment les libertés et obligations de (ne pas) recevoir, prendre, donner, et perdre.

J’affirmerais même volontiers un équilibre global entre les quatre termes, car on ne peut recevoir qu’autant que l’on peut prendre, mais aussi qu’autant que l’on peut donner, etc. Et d’ailleurs on fait parfois passer une perte pour un don, une prise pour un recevoir, etc. En tous cas chaque figure mérite d’être étudiée à fond. Mais ce qui m’intéresse ici c’est l’importance de la faculté de capter, de prendre, de tous ces schématismes qui nous donnent des prises sur le monde. Ce n’est pas que nous ne recevions jamais rien qui déborde et élargisse nos facultés mêmes de réception, mais que serait pour nous un subir si nous n’avions absolument rien qui nous permette de le sentir, le comprendre, le recevoir ? C’est exactement ce que Ricœur appelle nos « capacités », et qu’il retrouve en lisant Amartya Sen. S’il nous est impossible de nous approprier ce que nous avons reçu, de le prendre, de le digérer, on ne peut que le détruire. Et à quoi sert d’attendre passivement qu’on nous donne ce à quoi nous aurions droit, si nous ne sommes pas capables de le prendre[23] ?

Le premier terme d’une éthique de la prise serait donc le courage de prendre. C’est à dire le courage de désirer, d’essayer, de chercher, d’explorer — et d’augmenter nos capacités à saisir, à prendre, à goûter, à capter, à comprendre. Mais aussi le courage d’accepter qu’en deçà des prises que nous cueillons et des attachements libres que nous choisissons, il y a pour nous des prises et des attachements qui nous sont simplement vitaux, ne serait-ce que l’élémentaire possibilité d’habiter[24]. Le courage de prendre, c’est le courage de « tenir à… », de montrer ce à quoi l’on tient, mais aussi ce que l’on désire. Ce qui oriente cette éthique est donc à la fois l’exploration du monde, la curiosité, l’ingéniosité, mais aussi l’exploration de soi, de nos désirs, de nos capacités et de nos limites. Et de le faire à plusieurs, en s’y encourageant mutuellement.

Cela suppose d’accepter de partager le vouloir de l’autre, de prendre mais aussi de d’offrir pour que l’autre puisse prendre. On ne peut prendre sans offrir, c’est à dire sans laisser pour d’autres. Justement parce que l’on sait que l’on prend, parce que l’on a perdu l’innocence de croire que l’on ne prend rien, on sait que l’on peut porter tort de façon déloyale, que l’on peut prendre sans laisser à l’autre de contre-prise, qu’il y a des manières de prendre violentes, fourbes, et qui se soustraient à toute mutualité. Ces engagements mutuels peuvent être asymétriques, il suffit qu’il y ait une loyauté de l’engagement, une confiance à parité des parties prenantes du pacte. D’où la vigilance contre les rapines qui se font à l’abri de la force ou de la loi, contre les partages inégaux de ce qui doit rester offert à tous. D’où également la vigilance contre toute manière de prendre qui détruirait toute possibilité de cueillette ultérieure, et le sentiment que la juste prise doit toujours être réparée, compensée, modérée, respectueuse du monde qui permet qu’il y ait prise.

Enfin une éthique de la prise s’achève dans la sagesse de ne pas prendre, d’en laisser, de laisser place pour les autres, tout autant qu’on a eu le courage de prendre place. La faculté de capter, d’attraper, est indissociable de la faculté de se détacher, de laisser, de lâcher prise. Elles ne se comprennent que conjointement — comment demander de lâcher prise à quelqu’un qui n’a jamais rien pris, ou qui n’a jamais pris conscience de ce qu’il prenait ? Cela touche à la faculté de perdre, de donner avant qu’on vous prenne, à la déperdition, qui fait grâce comme il nous a été fait grâce[25]. Il y a des choses sur lesquelles on ne peut porter la main. L’axe actif de prendre et de donner, qui fait la justice des échanges, est ici débordé par l’amplitude de ce que l’on reçoit et de ce que l’on perd, qu’on le veuille ou non, et qui excède toute justice. C’est dans ce sentiment de gratitude que la prise se perd. Elle s’efface alors dans la reconnaissance de tout ce qui lui échappe.

Olivier Abel

Notes :

[1] Depuis Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss à Bataille et aux anti-utilitaristes, et de la phénoménologie de la donation, du pur recevoir chez Levinas par exemple, jusqu’aux remarques de Derrida et aux analyses de Marcel Henaff.

[2]  Notons ici que Hobbes lui-même se tient dans les limites d’une philosophie du pacte, qui est précisément dû pour lui au besoin de sécurité auquel conduit une société où n’importe qui peut attaquer n’importe qui, attenter à sa vie et accaparer ses biens. Il faut un pacte parce que selon lui le plus faible des bannis peut encore porter un tort irréparable aux plus forts et mieux nantis.

[3] Il n’est pas plus bon pour Dieu que pour l’homme d’être seul : l’un et l’autre ont besoin de conversation.

[4] L’antinomisme ou antinomianisme, très courant chez les puritains, repose sur l’idée que la grâce abolit la Loi et les devoirs, car tout est donné par Dieu. Relisant Paul après Luther, ils radicalisent l’idée que le « nomos », à la fois Loi des pharisiens et Ordre impérial romain, est ce dont l’évangile nous libère. C’est contre cet adversaire intime que, de Calvin aux puritains classiques, une prédication protestante s’est levée pour dire au contraire l’obligation de rendre grâce et d’interpréter la loi nouvelle ouverte justement par cette liberté.

[5] A certains égards le tao, qui remonte pour partie aux sociétés de cueillette et de chasse dont nous allons parler, représente une forme de « nomos » marin.

[6] N’est-ce pas l’origine du terrifiant mythe occidental de la vacance, de cette image paradisiaque de l’île tropicale, de la plage sous les cocotiers — mais aussi de ce retrait en dehors du monde commun qui nous a fait tant de mal ?

[7] Les textes du calviniste Jean de Léry, qui accompagne Villegagnon en 1555 dans l’expédition de Rio, et qui deviendront pour Lévi-Strauss le bréviaire de l’ethnologue, attestent cette idée que les Tuminambas sont aussi aimés de Dieu et qu’il n’est pas besoin de les convertir à la « vraie » foi.

[8] Stanley Cavell reprend ce thème cher à Emerson.

[9] A la requête de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, désireuse d’établir juridiquement son droit de capture sur les navires ennemis. Grotius compose à 22 ans le De jure praedaele droit de prise (1606), où l’on trouve l’essentiel des idées qu’il défendra  dans son traité Du droit de la guerre et de la paix. Au commencement, Dieu donne aux humains un droit d’usage de toute choses, mais avec les arts (agriculture) et nés la propriété (qui n’est possible qu’en matière de choses bornées — l’océan relève de la communauté primitive.

[10] La doctrine de la prédestination, qui dit qu’il y a une part en moi que jusqu’à ma mort ni moi ni personne ne connaît sauf Dieu, exprime cette idée que nous sommes de toute façon « pris » par un autre auquel seul nous appartenons — mais qui nous libère de tout autre appartenance.

[11] En face d’une théologie de la grâce, on ne s’étonnera pas que la réceptivité soit un thème central chez Calvin et Karl Barth.

[12] Il y a une vingtaine d’années cela avait été mon projet d’essai anthropologique sur le pardon, expressément monté à l’encontre des excès d’une théologie du don et de sa surabondante productivité.

[13]  Le vocabulaire des institutions indo-européennes, T.1 livre 1 sur l’économie, chapitre 6, « donner prendre et recevoir », Paris : Minuit, 1969, p.82).

[14] Les théologies de l’alliance sont aussi des théologies de l’élection, du choix libre de Dieu, paradoxalement plus proche du tirage au sort que de la sélection au mérite.

[15] Marshall Sahlins, Age de pierre, âge d’abondance, l’économie des sociétés primitives, Paris : Gallimard, 1976.

[16] Il faudrait aussi pointer à propos des empires des steppes les effets démesurés d’une économie de la prise sur une économie de l’accumulation représentée par les économies agricoles des empires classiques (les grandes invasions barbares en Chine,

[17] Une pratique attestée consiste justement à laisser aller la première prise, à ne pas prendre la première chose qui s’offre.

[18] De même qu’il y a ce que l’on ne peut donner, recevoir ou perdre.

[19] Le présent liquide, Paris, Seuil 2007.

[20] Dans la section du Capital consacrée à son « accumulation primitive », Marx écrivait : « il est notoire que dans l’histoire réelle, c’est la conquête, l’asservissement, la rapine à main armée, el règne de la force brutale qui ont joué le grand rôle (…) les méthodes de l’accumulation primitive sont tout ce que l’on voudra, hormis matière à idylle ». Et dans une note il cite Goethe sur l’origine de la fortune héritée : au départ le bisaïeul « l’a prise ».

[21] Et qui nous jette dans de nouveaux esclavages encore pires, comme on le voit dans le retournement terrible par lequel certains puritains deviennent des négriers. L’historien britannique Christopher Hill commente : « beaucoup d’anciens radicaux auraient jugé la piraterie plus honorable que la culture de la canne à sucre basée sur l’esclavage ». Karl Marx également dans le chapitre évoqué, montre sur le cas anglais que c’est en fuyant l’asservissement, en libérant des masses de gens dès lors inemployés, que l’on en vient à une servitude supérieure.

[22] A la suite de divers travaux sur Milton, ce point était central dans mon petit ouvrage sur le mariage (Bayard, 2005).

[23] Whitehead aussi, lisant Leibniz et relu par Deleuze, insiste sur l’importance ontologique de la préhension, corrélative peut-être à ce qu’il appelle le dépérissement.

[24] S’il faut plusieurs prises pour pouvoir bouger dans le monde, il en faut au moins une pour avoir la possibilité de s’en retirer.

[25] On pourrait dire que la logique de l’agapè a plus avoir avec cela qu’avec la logique du don, et qu’elle résiste au don quand celui-ci, comme dans les réseaux mafieux, oblige au contre-don.