Justiciable, coupable, ou responsable ?

Coupables, ou responsables et non coupables, ou irresponsables ? Sachant, ou ne sachant pas ce qu’ils font, ou ne pouvant pas dire qu’ils ne le savent pas ? Ces questions sont passées sur le devant de la scène, avec l’affaire dite du « sang contaminé » (où notre société entière recule d’horreur devant la souillure), avec les accidents majeurs (stades qui s’écroulent, trains fous dans les gares parisiennes, camions explosifs et pétroliers désemparés), avec également les nouvelles guerres « ethniques », etc.

Dans l’effacement des grandes alternatives politiques, ce n’est pas seulement la morale qui revient, comme un idéal minimal, comme une règle commune destinée à arrêter les dégâts : c’est la justice, comme institution dernière de la rétribution. Si les mécanismes de marché et les choix gouvernementaux sont impuissants pour rendre à chacun ce qui lui est dû, récompenser ceux qui ont consenti des sacrifices, faire payer ceux qui ont profité de leurs situation, il ne reste plus qu’à réclamer justice, pour tout.

Mon but dans ces lignes n’est pas de critiquer ce retour du droit, qui fut longtemps le grand oublié de la société française, comme s’il avait été relégué au ciel des idées fixes ou vagues, ou abandonné à un enfer pavé de codes et de règlements. Que le droit revienne sur le devant de la scène, comme une pratique qui permette d’exprimer les discordes et de construire éventuellement des compromis, c’est très bien. Ce que l’on peut craindre cependant, c’est que la réclamation de justice ne se réduise, comme aux USA, à un moyen d’obtenir des « réparations » financières, pour n’importe quoi.

C’est cette perversion de la demande de justice qui m’intéresse, comme si nous étions dans une société puérile où il est admis que l’on soit, non pas ici « assistés », mais assurés contre tout malheur. Je veux dire une société où l’on peut croire que tout malheur sera réparé, rétribué. Au fond, les humains ont longtemps préféré considérer leurs malheurs comme des punitions plutôt que d’accepter qu’ils soient parfois simplement absurdes, et bêtes à pleurer. Cette vision pénale du monde s’est aujourd’hui sécularisée sous la forme : tout malheur doit être la conséquence d’une faute ou d’une erreur fautive. Il faut qu’il ait un sens moral. Il faut donc chercher le coupable, pour purger la société du mal.

Dira–t–on que tout malheur est absurde, qu’il n’y a jamais coupable ni responsable, et qu’il faut se résigner au non–sens ? Ne serait–ce pas désarmer devant la fatalité du malheur, et ne faut–il pas au contraire agir contre le mal ? Certainement, et tout l’espace de la responsabilité est structuré par ce refus de l’irréversible, de l’infernale répétition des mêmes maux. Mais entre la résignation et la puérilité, entre « la vie est une loterie aveugle » et « tout peut être payé », entre la misère des antiques fatalismes et nos revendications d’enfants gâtés, il devrait y avoir un moyen de trouver le chemin d’une responsabilité tempérée. Cela exige de réfléchir aux différences qui font le passage de l’irresponsabilité à la responsabilité.

Or on a le sentiment aujourd’hui que ces différences sont écrasées, comme si la faute morale, l’erreur stratégique, la responsabilité politique, l’inculpation pénale, le péché métaphysique même étaient tous confondus dans une culpabilité qui se met dès lors à chavirer entre le sentiment qu’on est tous coupables et l’imputation de cette culpabilité générale à quelques individus qui deviennent « bouc émissaire ». Dans les deux cas on liquide le problème de la responsabilité.

Si en effet on ne cherche que des individus coupables, les autres se lavant les mains, on manquera ce qui fait la spécificité de la responsabilité politique : non seulement celle des pouvoirs ou des autorités, non seulement le consentement des citoyens qui ne « veulent » pas savoir et se désintéressent du gouvernement, mais la dimension collective des choix politiques. Ce qui est très grâve, dans la situation actuelle, c’est l’élimination de la responsabilité proprement politique, aussitôt avalée par l’inculpation juridique et l’opprobre morale.

Si nous voulons demain avoir encore des « responsables politiques » (car le politique est une sphère où l’on prend des risques), c’est à dire aussi des politiques responsables (ayant autorité et non seulement pouvoir), la question n’est pas de leur réserver un espace juridique spécifique, mais que le citoyens se sachent et se sentent civiquement « impliqués ». La « fuite organisée » hors de la sphère politique et publique vers la seule vie privée, loin de blanchir les individus de toute responsabilité politique, se traduit par nombre de « non–assistance à personne en danger » dans la vie quotidienne, les rues, les transports en commun, etc.

A l’inverse, si l’on ne parle que de culpabilité collective, on manque la recherche différenciée des responsabilités individuelles ; on sait que, comme Hannah Arendt l’a montré, la technique totalitaire du nazisme final a été de tenter d’effacer toute différence entre les criminels et les autres. A côté de cette responsabilité « structurale » qu’est la responsabilité politique, il y a aussi une responsabilité singularisée, et le degré de responsabilité se mesure sur cette échelle qui va des responsabilités les plus définies jusqu’aux exigences les plus infinies.

C’est sur cette échelle que se situe la dette commune des vivants que nous sommes envers leurs prédécesseurs morts, comme envers leurs descendances (nous sommes responsables du passé, et responsables du futur). C’est sur elle que se mesure la responsabilité que nous portons envers ceux qui, souffrants de nos décisions, sont les plus lointains, les moins aptes à exprimer le tort subi, les moins aisément représentables dans la discussion. Mais c’est aussi sur elle que se mesurent les conséquences non– voulues d’un choix qui répondait à une autre situation. Et sur elle enfin que se mesure la méchanceté, le mal sciemment et stratégiquement mis à exécution.

Un article de Ricoeur, paru en Mars 1949 dans notre revue (Le Christianisme Social), reprenait l’analyse de La Culpabilité Allemande proposée par Karl Jaspers, et distinguait :

1) La culpabilité criminelle, où le sujet coupable est un individu criminel, placé devant un tribunal, et susceptible de recevoir un châtiment.

2) La culpabilité politique, où le sujet coupable est le peuple des citoyens consentants, placé devant les vainqueurs, et susceptible de verser des réparations.

3) La culpabilité morale, où le sujet coupable est chacun, n’importe qui, placé devant un ami, et susceptible de se repentir.

4) La culpabilité métaphysique, où le sujet coupable est constitué par l’ensemble des « survivants », placé devant Dieu et confessant combien il a manqué à la solidarité totale.

Il faut souligner au passage que les culpabilités politiques et métaphysiques, ici très marquées par le contexte du nazisme et de la guerre de 39–45, sont des culpabilités collectives, alors que les responsabilités criminelles et morales seraient plus individuelles. Mais on peut coupler ces différences autrement : car dans la responsabilité criminelle et politique, on peut être jugé de loin, sur l’extériorité des actes, tandis que dans la culpabilité morale et métaphysique, on ne peut être jugé que dans la conscience intime. Telle est la double différence entre culpabilité et responsabilité.

Dans tous les cas, ne pas liquider le problème de la responsabilité, c’est accepter le caractère foncièrement problématique du sujet responsable. Je veux dire : que le « même » sujet n’est pas identiquement reponsable en tant que sujet juridique, sujet politique, sujet éthique, sujet humain ou vivant. Différencier les échelles de responsabilité, c’est accepter que la responsabilité puisse répondre (répondre de ses réponses de ses approbations, de ses choix, de ses abstentions mêmes) « devant » des questionnements (et des « questionnants ») de types divers. Une instance unique, ni juridique, ni politique ou historique (les vainqueurs!), ni morale, ni religieuse, ne saurait s’arroger le monopole du jugement.

Prendre la responsabilité au sérieux, c’est aussi accepter qu’elle ait parfois à répondre devant des questions inédites, dont elle n’a pas la réponse. Si, devant les manipulations génétiques ou les nouvelles guerres balkaniques, nous nous bornons, comme certains s’y complaisent, à répéter indéfiniment le scénario du « cette fois–ci le nazisme ne passera pas », ou « on ne dira pas qu’on ne savait pas », ces gesticulations, aussi compréhensibles soient– elles, nous cachent peut–être, et vraisemblablement, les « nouvelles » formes de malheur qui nous guettent.

Olivier Abel

Publié dans Autres Temps n°37