La paléobotanique de Gaston de Saporta

Une œuvre scientifique, ici la paléobotanique de Gaston de Saporta, construit son concept à travers plusieurs champs discursifs et par catharsis du résidu imaginaire, Il s’agitait de vérifier que ce « profil » épistémo1ogique image‑concept est doublé par lot profil inverse, où les singularités résidue

des structurations successives deviennent le vecteur d’une lecture que l’on pourrait nommer avec G.‑G. Granger « stylistique ». Ainsi il n’y attrait ni énoncé de pure structuration conceptuelle ni énoncé de simple singularité d’image, mais dispersion à chaque fois spécifique de l’oeuvre entre ces deux limites

Ela Wissenschaftliches Werk, hier die Paläobotanik des Gaston de Saporta, erbaut seinen Begriff durch mehrere Felder der Rede and Katharsis des Bodensatzes der Vorstellung. Es wird sich ara die Bestätigung dormit handeln dass dieses Epistemologisches « Profil » Bild‑Begriff durcit vin entgegengeset,‑tes Profil, wo die restlichen Eigeiitümlichkeiten der aufeinander folgenden Strukturen, der Vektoi viner Lesung die marin mit G.‑G. Granger « StyIistik » nennen könnte werden, verdoppelt ist. So wird es keine Aussage reiner Begrifflichen Strukturierung noch Aussage einfacher Eigentümlichkeit des Bildes, aller bel jeden besonderen Moment des Werkes Zerstreuung zwischen diesen beiden Schranken geben.

L’étude concise et remarquable qu’Y. Conry a consacrée, voici une douzaine d’années[1] 1, à la Correspondance entre Charles Darwin et Gaston de Saporta attrait certainement procuré à Bachelard un plaisir extrême, à lie savoir où donner de la tête D’un côté en effet Bachelard aurait probablement retenu le progrès de la rationalité paléobotanique, progrès rythmé par la victoire contre différents obstacles épistémologiques internes à la recherche paléobotanique elle‑même : il y a un profil épistémologique du concept d’évolution, profil à vrai dire différent[2] chez Saporta et Darwin, et comme singularisé chez le premier par la fascination qu’y exerce le modèle (ou l’image ?) embryologique,, entre autres. Mais d’un autre côté ces images qui retardent et embrouillent les concepts, et dont Y. Conry remarque avec raison qu’elles relèvent d’une psychanalyse (C., p. 81), Bachelard les aurait probablement explorées avec mi soin minutieux et presque amoureux, attentif qu’il fut toujours, et non sans raison, aux singularités qui émaillent tout discours savant. Petit‑être même aurait‑il établi une sorte de profil onirique ou poétique de ces images isolées, gênées par le réseau conceptuel, bloquées par le souci de construire le concept ; et pour Bachelard ce blocage de la rêverie par la culture savante relève d’une critique phénoménologique, seule capable de mettre hors‑jeu ces « obstacles poétiques ».

Mon but est ici de développer et d’étayer une telle hypothèse, en montrant que la Paléobotanique de Gaston de Saporta est susceptible de la même double‑lecture que Bachelard a pratiquée sur de nombreux textes savants[3], et par laquelle le texte explicite, où la construction du Gaàton de Saporta

concept se fait à travers la résistance des images et par une continuelle cathareis du résidu imaginaire, se trouve doublé en contre‑point par un message secondaire, OÙ l’émergence d’une image ait travers di, combat conceptuel est reconnue par iiiie perpétuelle réduction (les concepts résiduels. Cette étude bachelardienne postule qu’une histoire de la philosophie boinée aux philosophes déclarés est inintelligible[4]; Bachelard est toi des premiers à avoir posé le problème de ce tissu impondérable de discours tombés dans l’oubli et qui constitue cependant le fond épistémologique sur lequel se détachent les figures mémorables. Par le même hommage à Caston Bachelard et du incline mouvement, cette étude bachelardienne postule l’inintelligibilité, d’une épistémologie qui ne retiendrait de la pratique scientifique (lue les résultats positifs ; lit structuration conceptuelle (le l’expérience n’est jamais si totale qu’il n’y reste le germe de singulières rêveries

I. La paléobotanique et Gaston de Saporta

La paléobotanique était une science naissante lorsque Gaston (le Sapoita commença à s’intéresser aux plantes fossiles de sa Provence. Encore avait‑ elle été fondée hop tôt pio‑ Adolphe Brongniart, (lent l’ingéniosité ne put suppléci aux caiaiices (les disciples voisines et des sciences connexes. Eu effet, et dans lit mesure où lit paléobotanique travaille à la reconstitution des flores passées en s’aidant de toits les indices et de toutes les corrélations possibles, elle s’adosse principiellement à la botanique et à lit stratigraphie. Adolphe Brongniart (1801‑1876) résurnait cependant sur lui cette double condition, puisque initié de bonne heure à lit géologie par soi) père Alexandre Brongniart (qui fait le relais entie Cuvier et d’Orbigny), il recevra pour sa part une formation (le physiologie végétale et sera nommé en 1833 professeur de Botanique ait Miisetini (l’Histoire Naturelle. Alliant’ anatomie et étude stratigraphique par terrains il décrit ainsi lit tâche paléobotanique en 1828 : « Les corps oiganisés fossiles, en général, peuvent être considérés sous trois points de vite différents ; 1) sous le rapport de leur détermination, de leur classifluation et leur analogie avec les êtres existants ; 2) Sous le rapport de leur succession dans les diverses couches du globe ; 3) comme nous indiquant l’état dit globe là l’époque où ils existaient ». Réglée par l’anatomie actuelle et par la stratigraphique paléologique, la paléobotanique peut à son tour être régulatrice. Brongniart dépasse ainsi le stade des monographies partielles et des descriptions suspectes et arbitraires en les fondant dans une « caractérisation e explicite et universelle, dont le principal instrument sera une organographie générale ; selon cette organographie, la disposition des organes et des parties de la plante, réglée par un principe de corrélation, permet de caractériser les genres et les familles fossiles. La paléobotanique reçoit ainsi sa législation méthodologique.

Toutefois Adolphe Brongniart est venu trop tôt. ‘D’une part à cause du manque de matériel systématique. Aucun « terrain » n’a encore été étudié méthodiquement, et d’ailleurs, fidèle ‑à la stratigraphie cuviériste, Brongniart distingue en 1828 quatre périodes « séparées par des terrains vides correspondant à des temps de révolution ». Ces temps de révolution sont les déloges ou les catastrophes de Cuvier, et cette discontiunité empêche de lire le matériel stratigraphique selon un devenir des espèces. D’un autre côté la Botanique est lacunaire, et aux carences de l’investigation verticale correspondent les carences de l’exploration horizontale : les espèces actuelles n’ont pas vraiment été recensées et caractérisées. De plus les critères anatomiques de classification ne sont que des critères formels et non généalogiques. Gaston de Saporta, dans sa première Note sur les plantes fossiles de la Provence (1860), n’utilisera que les indices de la nervation, et sera jugé audacieux par Brongniart.

Remarquons enfin que malgré le vœu de Brongniart la paléobotanique n’était jusqu’alors pas assez établie pour nous indiquer l’état du globe aux différentes époques. En effet il est nécessaire qu’au départ une stratigraphie déjà constituée puisse régler les datations paléobotaniques et leur donner une constitution assez solide pour qu’à son tour, et alors seulement, prouvant par là sa cohésion et son autonomie scientifique, la paléobotanique permette de dater plus finement les strates et devienne régulatrice de la stratigraphie. Yvette Conry y voit nu exemple lumineux de la circularité des disciplines. On peut dire que c’est précisément avec Saporta que la paléobotanique commence à exporter ses concepts ; ainsi publie‑t‑il en 1867 un essai « sur la température des temps géologiques d’après les indices tirés de l’observation des plantes fossiles »[5]. Tout cela montre que Saporta est intervenu au bon moment, pour des raisons de deux ordres.

En premier lieu, lorsque Saporta publie sa première Note mr les plantes fossiles de la Provence (1680, soit onze ans après le Tableau des genres des végétaux fossiles de Brongniart), le développement rapide des mines de charbon et de la prospection houillère ont multiplié les études de terrains et le matériel fossile, particulièrement en ce qui

concerne le carbonifère (à quoi il faut ajouter les importants travaux Jus aux Ponts et chaussées). Ces raisons économiques sont recoupées par la multiplication des voyages et la systématisation de l’enquête géographique : la géographie botanique a maintenant constitué des collections complètes et cohérentes. Les disciplines connexes et les conditions de recherche sont donc éminemment favorables au développement de la paléobotanique,

En second lieu la question des formes intermédiaires, la multiplication des subdivisions stratigraphiques sur le modèle des créations successives de Cuvier (en 1857, A. d’Orbigny distingue jusqu’à 26 déluges ou créations !), valorisent l’idée de continuité et font de la paléobotanique un terrain parti en lièrernent favorable aux thèses transformistes. Déjà Brongniart, à partir de 1850, accepte pour les espèces végétales un certain « développement », calqué sur le modèle embryologique, et qui permet de sérier les formes végétales selon leur complexité en postulant l’infériorité du stade antérieur. Lorsqu’en 1859 Darwin publie L’Origine des espèces, sa thèse évolutionniste sera d’autant plus aisément embrassée par Saporta[6] que l’idéologie religieuse créationiste se sentait peu concernée par un évolutionnisme paléobotanique, le monde des Plantes restant somme toute bien loin (le celui de l’Homme régnant.

C’est précisément sur ce point que pot te l’étude d’f. Conry : l’adhésion de Saporta au darwinisme est‑elle aussi totale et cohérente que lecroyait le savant lui‑même ? C’est sur cette question que s’articule la possibilité d’une lecture bachelardienne des textes de Saporta. En effet le darwinisme ne rencontra pas seulement des résistances externes, celles des savants héritiers de Cuvier et celles d’une société religieuse

imprégnée par l’idéologie créationiste[7] ; il rencontra également, et peut­ être plus gravement, des résistances internes à la théorie évolutionniste, précisément des obstacles épistémologiques internes à l’activité théo­rique du darwinisme lui‑même. On petit ainsi noter sur 1 ‘ e thème de la sélection naturelle la déviation « sociologique » d’une conception de la vie comme lutte et concurrence ; ou bien sur le thème des variations génétiques une déviation quasi vitaliste par laquelle l’intégration des différences spécifiques à une généalogie continue autorisait une sorte de métaphysique romantique de la vie entendue comme une unité

dont les individus ne seraient que les formes successives si provisoires. Mais ce qui retient le plus l’attention dY. Cmiry, c’est l’importance prise par le modèle embryologique dans la démonstration même du processus évolutif, de ce que l’on commence alors à nommer le développement phylogénétique[8] ; le modèle du développement embryologique, qui reste probablement chez Darwin une métaphore plus ou moins clairement instrumentalisée, apparaît chez les savants contemporains comme la problématique même (le la morphologie et de la paléontologie des espèces. C’est pourquoi Y. Conry emprunte à M. Foucault l’expression de e champ discursif » (cf., C., p. 13) pour définir cette problématique indurée, implicite et inconsciente, structure de possibilité de tout discours savant.

Il y a là bien évidemment, une approche bachelardienne de la formation du concept d’évolution, de son profil épistémologique rythmé par les différents obstacles. Toutefois je rie suis pas certain que Bachelard aurait simplement analysé l’obstacle pour le réduire sans reste, par une psychanalyse ou quelque autre procédé de purification, d’élimination de ce qui serait scientifiquement « imper ». Y. Conry a raison (le « donner poids et crédit à l’affirmation de G. Bachelard pour qui il semble que la végétation soit un objet vénéré par l’inconscient  » les images du développement, de par leur origine même se rattachent à ceèles de germe, de germination, à une mythologie très anciemie et toujours active, celle de la fécondité et de l’unité d’une puissance qu’on nomme Niture on Vie. Nous retrouverons cette ébauche de psychanalyse ~ ~C~, p. 33), Mais il faudrait aussitôt ajouter que Bachelard doublerait sa lecture épistémologique par une lecture poétique ressaisissant l’image elle‑même, pour la valoriser. Et je rie suis même plus très certain que l’on puisse concevoir les deux aspects de l’exercice bachelardien comme séparés, même s’il faut les considérer séparément. Voici ce qu’écrit Bachelard à propos d’une image de Cyrano de Bergerac : « Dans une telle imagination, il y a, vis‑à‑vis de l’esprit d’observation, nue inversion totale. L’esprit qui imagine suit ici la voie inverse de l’esprit qui observe. L’imagination rie vent pas aboutir à un diagramme qui résumerait des connaissances. Elle cherche mi prétexte pour Multiplier les images et dès que l’imagination s’intéresse à une image, elle en majore la valeur » (Poétique de l’espace, p. 143). Ainsi Bachelard distingue‑t‑il deux profils, celui de l’ordre conceptuel et celui du foisonnement imaginaire, celui de la pensée qui ordonne le divers, celui de la rêverie qui multiplie les singularités : « Pierre‑Maxime Schuhl conclut son étude en soulignant sur cet exemple privilégié les dangers de l’imagination maîtresse d’erreur et de fausseté. Nous pensons comme lui, mais nous rêvons autrement ou, plus exactement, nous acceptons de réagir à nos lectures en rêveur » (ibid.). D’ailleurs Saporta lui‑même, conjointement à ses travaux paléobotaniques, s’était passionné pour un sujet plus littéraire, puisqu’il publia cri 1889 une grosse étude sur Madame de Sévigné et ses attaches provençales (la famille de Crignan). Cette publication est contemporaine des Dernières adionction~ à la flore fossile dAix‑enProvence et donc des derniers travaux ~ Madame de Sévigné appartiendrait‑ elle à la flore fossile de Provence, on bien les planches exquisement dessinées d’une végétation définitivement muette seraient‑elles des lettres et des messages malheureusement indéchiffrables ?

A cet intérêt exemplaire de Saporta il faut en adjoindre un autre, plus proprement lié à la biographie du savant. Le marquis Gaston de Saporta[9]appartenait à la grande noblesse de robe d’Aix‑en‑Provence[10], et la fortune familiale lui permettait une vie de loisir ; déjà son père, amateur éclairé, l’avait initié à l’entomologie. Mais en 1850, à l’âge de vingt‑sept ans, il a le chagrin de perdre soir épouse. On a dit que sa passion botanique s’était éveillée à cette occasion, rapporte Y. Conry, qui refuse « de céder à cette sorte de conjecture, qui aligne toujours le possible sur l’incident » (C., p. 42). S’il s’agissait exclusivement d’expliquer la formation de la pensée paléobotanique de Saporta, il serait néfaste de lui attribuer une cause aussi étroite ; mais la psychanalyse de la raison, appelée par celui qui disait que la végétation semble un objet vénéré de l’inconscient, maintient la possibilité d’une telle rêverie et interdit de rejeter les métaphores intimistes de la vie végétale dans le pur négatif de l’effort conceptuel[11]. Sur cet « incident », que Bachelard connut aussi, se trame une rêverie vitale et qui tresse en sous‑main le discours savant de Saporta. Mais, peut‑on en montrer, en désigner les effets sur ce discours ? Le problème est maintenant posé, et nous procéderons à deux lectures inversées.

II. Le profil de la connaissance

Relevons d’abord le profil de la rationalité paléobotanique chez Saporta. C’est à l’enchaînement des flores fossiles selon les milieux géo graphiques et selon les périodes géologiques que s’ordonne son œuvre à commencer par un important groupe de travaux sur la Provence e le Midi de la France, portant généralement sur les flores tertiaires[12]. L’axe conceptuel de ces recherches, par lesquelles Saporta établit de analogies systématiques entre les végétaux tertaires de Provence et la végétation tropicale actuelle (cf. C., p. 50), est l’idée d’une migration par laquelle le même phénomène est susceptible d’une double projection, géographique et historique, phytogéographique et paléontologique Les flores spécifiques émigrent par sélection écologique sous les conditions climatiques, ce qui suppose une filiation, une parenté entre flore semblables ; c’est donc une thèse darwinienne. On peut dire que la découverte de cette flore tropicale de Provence par Saporta est l’élément décisif de son immédiate adhésion à l’évolutionnisme. « Loin de chercher les effets de théâtre, loin de s’attacher à ces changemens (sic) à vue pour lesquels on se sentait du faible autrefois, quand on se figurait la nature armée d’une baguette magique et multipliant les déluges »[13] Saporta s’attachera plutôt à repenser ce que l’on croyait discontinuité et à comprendre systématiquement la ressemblance comme l’indice d’une filiation : « les liaisons se multiplient, les sous‑étages tendent à confondre les divisions principales en une suite continue de phénomènes enchaînés » [14]; et « ceux des êtres vivants qui se ressemblent sont descendlus d’un même progéniteur, de telle sorte que la mesure de leur liaison morphologique équivaut à celle de leur affinité génétique »[15]. Ainsi comme le conclut parfaitement Y. Conry, l’isomorphisme géographie-paléobotanique permet de lire le développement comme une évolution c’est‑à‑dire comme une descendance[16]. Il faut remarquer, et il nous semble que l’étude de Conry ne souligne pas assez ce point, que la concurrence des « variétés » et leur sélection par le milieu, n’est pas du tout négligée par Bachelard, qui consacre de nombreuses études aux conditions climatologiques (à vrai dire tout à fait décisives quant à la sélection naturelle dans le monde végétal)[17]. Malgré les réserves pleinement justifiées qu’émet Y. Conry sur le darwinisme du « champ discursif » dans lequel évolue Saporta, les grands thèmes de l’évolutionnisme darwinien y sont donc explicites et actifs ; et quoiqu’elle taxe Darwin « d’indulgence abusive », celui‑ci a donc bien eu le sentiment de trouver en Saporta un allié résolu.

Ce sentiment est encore renforcé lorsqu’on aborde le second grand groupe de travaux du savant provençal, qui porte sur le milieu de l’ère secondaire, c’est‑à‑dire le Jurassique et le début du Crétacé. Le dépouillement de la flore jurassique, période qui constitue selon Saporta une sorte de Moyen Age où les flores ont stagné dans une sorte d’interminable reconduction des mêmes combinaisons (Conry, p. 43‑44), est pour la France intégralement dû à Saporta. Cette longue recherche a préparé et accompagné la publication, à partir de 1888, d’études sur la flore infra‑crétacée du Portugal[18]. jusqu’à ces études, il y avait discontinuité entre les flores anciennes dominées par les Gymnospermes et les flores modernes dominées par les Angiospermes, les plantes à fleur apparaissant et se développant brusquement au crétacé. Or les Dicotylédones de l’intra‑crétacé portugais sont caractérisées par Saporta comme des plantes proangiospermes, qui constituent donc le chaînon manquant entre les flores jurassiques et crétacées. Cette découverte est un fait capital pour le triomphe des thèses darwiniennes en paléontologie ; elle est établie par Saporta sur des indices multiples et corrélés[19]. En tout cas la taxinomie s’inscrit totalement clans une généalogie systématique qui lève l’objection de l’absence d’espèces intermédaires pour une espèce soudainement apparue.

L’obstacle épistémologique apparaît cependant et « précipite » dans des textes comme celui‑ci ; « L’espèce par elle‑même revêt […] un double caractère, puisque tantôt elle représente simplement un des termes partiels d’une série d’états successifs reliés entre eux par des intermédiaires ; elle sert alors de passage et n’est autre qu’un des chaînons d’une suite plus ou moins longue d’enchaînements. Tantôt, au contraire, l’espèce équivaut au point d’arrivée de l’un de ces enchaînements, et, ayant réalisé tous les changements dont sa trame était susceptible, devenue à peu près inadaptive, elle ne saurait plus donner lieu qu’à des oscillations du degré le plus faible » (C., p. 67). L’amphibologie du concept d’espèce chez Saporta marque une allégeance ambivalente, à Darwin et Lamarck. Le profil de l’idée d’évolution chez Saporta est différent du darwinisme strict, et singularisé par des modèles hétérogènes qui le retardent et qu’Y. Conry rattache à trois types de transfert : la sélection à partir d’une conception aristocratique de la lutte pour l’existence et de l’émigration[20], les mutations à partir d’une conception romantique de la fluidité du vivant (qui ne retombe qu’en se « mécanisant »)[21], et surtout les mutations ou variations conçues comme différentiation (et non différences aléatoires) à partir d’une conception embryologique d’un « plan » de la nature[22] : « L’évolution est un phénomène du même ordre que la métamorphose », l’ontogenèse. est un raccourci de la phylogenèse. En ce sens‑là le profil de la rationalité paléobotanique chez Saporta marquera un net arrêt au niveau d’un transformisme plus classique, proche de Lamarck (sinon de Maupertuis !).

Mais il ne faudrait pas pour autant faire du darwinisme pur la norme finale et le critère de tout évolutionnisme ; et Conry est trop tentée de juger Saporta à partir d’un darwinisme excessif (genre Wallace), qui n’est certainement pas le dernier mot de la rationalité évolutionniste[23] et auquel Darwin lui‑même n’aurait peut‑être pas souscrit. Conry conclut à une « totale dénaturation » de la doctrine par Saporta : « Car enfin, le seuil concept qui soit absent de cette présentation, c’est celui de sélection ; l’écologie darwinienne est littéralement passée sous silence

‑ si nous étions humoriste, nous dirions éliminée » (C., p. 80), Or la sélection est active chez Saporta (rôle du climat) ; mais surtout en privilégiant le plan de la variation elle‑même, sous quelque modèle que ce soit, fût‑il embryologique (car enfin ce dernier était le seuil modèle « génétique » que Saporta eût sous la main), Saporta n’était pas forcément en retard. Dans la section « génétique et évolution » de l’Histoire générale des sciences (PUF, 1964), Andrée Tétry nhésite pas à écrire qu’après les travaux statistiques de S. Wright et G. Malécot sur les facteurs évolutifs, « l’action de la mutation paraît plus importante que celle de la sélection alors que l’idée contraire semblait plus généralement admise » (p. 708).

L’importance du rôle (les mutations dans le processus évolutif éclate avec la brillante hypothèse de Saporta sur le brusque développement des plantes à fleurs au crétacé, On atteint ici un rationalisme paléontologique complet qui me semble même supérieur à certains égards au rationalisme classique et mécanique de l’évolutionnisme darwinien[24]. Dans une lettre à Darwin datée du 16‑12‑1877, Saporta qui vient de lire « Des effets de la fécondation croisée… », joint le rôle des insectes dans la fécondation et l’utilité des croisements, et propose d’expliquer la brusque apparition des Angiospermes, encore absentes au jurassique, par le rôle des insectes suceurs. Par retour du courrier, Darwin lui répond que son idée est splendide (C., p. 111) ; et plus tard, dans une lettre à Hooker de 1881, Darwin souligne le vif intérêt de l’hypothèse de Saporta qu’il rapporte ainsi : « aussitôt que les insectes qui fréquentent des fleurs se furent développés, pendant la deuxième partie de la période secondaire, une énorme impulsion fut donnée au développement des plantes supérieures, par la fécondation croisée, ainsi créée tout à coup » (C., p. 126). Mais Darwin n’a retenu que la première moitié de l’argument, puisque Saporta propose une genèse réciproque dans le développement des insectes suceurs et des angiospermes : « les insectes et les plantes ont donc été à la fois cause et effet par rapport à euxmêmes : les plantes ne pouvant se diversifier que par les insectes, et ceux‑ci n’ayant pu fournir beaucoup de pollini et mellifages, tant que le règne végétal demeurait pauvre en combinaisons » (C., p. 99)[25]. Ce que Saporta met en oeuvre n’est pas seulement une hypothèse tout à fait originale sur le problème crucial du développement des angiospermes, non plus qu’une hypothèse axée sur le rôle moteur des croisements et des mutations dans le processus évolutif, mais en outre une rationalité nouvelle, plus complète que la causalité sélective simple, celle d’une véritable causalité circulaire. L’écologie, sous la forme d’une solidarité des genres, devient systématique ; enfin les populations naturelles, y compris les variétés mutantes de flores, sont relatives an comportement des insectes, l’éthologie devenant un aspect peut‑être décisif de l’évolution. Saporta, dans la suite de sa lettre, relie dans la même corrélation le développement ultérieur des Mammifères à celui des Angiospermes, ce qui suppose de considérer le comportement et le régime alimentaires comme des facteurs évolutifs capitaux. On retrouve’ ici des thèmes chers à Lamark ou à Piaget[26], et je ne veux donc pas dire que l’hypothèse de Saporta est un modèle de solution aux problèmes de la macroévolution et de l’adaptation, mais que la problématique y est complète. Ce n’est pas un mince avantage.

III. Le profil de la rêverie

Si nous repartons des « obstacles » qui retardent le profil de la rationalité paléobotanique chez Saporta, nous devrions être en mesure de relever le profil inverse des rêveries qui traversent et animent les textes. Ces images rayonnent indépendamment de l’enchaînement des flores (et de l’origine des fleurs), et comme isolément, comme si Saporta rêvait une fleur impossible.

« Des groupes, d’abord obscurs et subordonnés, se sont développés successivement, tandis que d’autres s’épuisaient après avoir longtemps joué un rôle brillant. C’est l’histoire des dynasties et des nations humaines transportées dans le domaine paléobotanique… » (C. p, 70). Ce premier modèle, très apparemment lié à une conception artistocratique de la sélection, devrait d’abord être lu comme un modèle « d’histoire naturelle », c’est‑à‑dire de narrativité. Certes l’évolution est un progrès (C., p. 55), mais ce progrès est traversé de régressions (C., p. 65) et de difficultés et Saporta parle souvent des « vicissitudes » d’une espèce (cf. C., p. 32, 70). En particulier lorsqu’il parle des espèces « destinées à » triompher ou succomber (cf. C., p. 48, 52, 59, 66), Saporta ne fait certainement pas emploi d’un terme savant ni descriptif (il ne s’agit ni de téléologie ni de préadaptation à la Cuénot) : cette locution relève d’un jeu de langage narratif, et Saporta y est simplement narrateur ; il sait la fin de cette histoire‑là, et ce n’est pas en expliquer la raison.

Le Secondaire comme moyen âge entre le Primaire mieux connu et les temps géologiques actuels, le jurassique comme moyen âge du Secondaire, sont des termes narratifs qui désignent, par‑delà les lacunes dans les documents, une période sans orogenèse, sans mouvements, où les grandes dynasties sauriennes se disputent le monde, avant que l’histoire ne se remette en marche avec les Angiospermes et les Mammifères. Ce modèle narratif triomphe particulièrement dans l’image d’une Odyssée des espèces ou du vivant ; ainsi lorsque Saporta parle des vicissitudes de l’odyssée des Ammonitidés à travers les âges (ibid., p. 70; Conry médite sur ce terme, p. 56). Car l’odyssée c’est aussi une émigration et un retour à quelque Ithaque, et c’est donc un périple sélectif dont le héros sortira indemne ‑ quoique l’apogée de sa force marque déjà sa sagesse, son consentement au déclin : entre l’immortelle Nausicaa et Pénélope, Ulysse a choisi enfin. Après avoir joué un rôle brillant, les dynasties toujours périclitent ; ainsi parle le marquis de Saporta.

Mais cette histoire est naturelle : c’est celle du vivant, où tout part de la vie et retourne à la vie comme à une fluidité première. Tel est le terme des vicissitudes destinées à chaque famille, à chaque espèce, à chaque genre ‑ à chaque individu ? Et la paléobotanique raconte cette histoire. Le savant retrace une plante fossile de la pointe de sa plume, sur sa planche à dessin. Et voici à plat, délicatement ciselées dans les feuillets de pierre, les mille formes du livre des temps. Compulsant les archives de la vie à la recherche de sa fragile épouse trop tôt disparue, Saporta ne petit plus croire aux catastrophes et aux discontinuités, il désire une continuité, de toute son âme, il devine une évolution. L’évolution, c’est l’unité rêvée de la vie : « viens avec moi prier ma sœur, pour retrouver la végétale permanence ». Telle est l’alchimie poétique qui s’effectue au creux des rêveries savantes de Saporta. Alors le vivant parle à nouveau dans le paysage de pierre : « Les abords de la cascade de Sézanne, entourés d’arbres grandioses, ensevelis dans l’ombre et couverts de plantes amies de la fraîcheur, nous révèlent, avec d’autres conditions, un luxe de végétation qui ne saurait plus nous surprendre. Ici c’est une profusion de Fougères, les unes frêles et délicates, les autres aussi robustes qu’élégantes, et quelques‑unes au moins arborescentes… De grands Lauriers parmi lesquels on reconnaît un sassafras aux feuilles trilobées, des noyers opulents, de puissantes Tiliacées, des magnolias » (C., p. 50). Pour qui accepte de s’y noyer, la vie est fluide, « sève constamment féconde » (Conry, p. 79), elle est une plasticité, flexibilité ou juvénilité essentielle à la puissance évolutive (Conry, p. 63, 69), et cette fluidité est une force unique dans la multiplicité de ses formes[27].

Cette vie, cet élan vital rêvé de l’intérieur, entretient une singulière parenté avec les thèses bergsoniennes de L’Evolution créatrice. En 1870, à la séance annuelle de l’Académie d’Aix, mi‑savante, mi‑mondaine, le marquis de Saporta achève soit discours sur le phénomène de la vie : « Du simple au composé, d’un échelon inférieur à un échelon plus élevé, la vie ne s’est jamais arrêtée dans l’évolution lente, mais continue, par laquelle elle a constamment entraîné toits les êtres. Obscure à son début, en possession d’organes rudimentaires, dépendant du milieu liquide au sein duquel elle s’est d’abord manifestée, la vie n’a cessé de croître en énergie, en complexité, en liberté. De plus en plus concrète et condensée elle a accentué la force, la beauté, la variété des êtres qui la représentaient ; elle a développé l’instinct, puis l’intelligence : enfin le temps est venu où elle a remis à l’homme la mission d’aller encore au‑delà » (séance publique de l’académie d’Aix, 50e séance, Aix, 1870). Car l’évolution, finalement, est spirituelle.

Mais Saporta va même plus loin, à fond de rêverie, et ce discours d’Aix vise la figure ultime et parfaite de l’évolution : « comme l’homme, qui dans l’enfance des sociétés se préoccupe longtemps du nécessaire, Mais Saporta va même plus loin, à fond de rêverie, et ce discours d’Aix vise la figure ultime et parfaite de l’évolution : « comme l’homme, qui dans l’enfance des sociétés se préoccupe longtemps du nécessaire, elle a pourvu les êtres d’organes pour se nourrir, respirer et se reproduire, avant de les orner de mille façons, de les rendre élégants et harmonieux.». L’anthropomorphisme qui éclate ici éclaire l’idée de perfection, c’est‑à‑dire l’idée déjà notée d’une « fin » de l’évolution spécifique, s’achevant dans des variations secondaires qui ne sont plus que le luxe d’une espèce achevée. Longtemps il a fallu se mesurer aux autres, se battre pour vivre, s’adapter ou partir, dans « cette lutte implacable et mystérieuse qui embrasse la nature entière ». Mais déjà la lutte pour le plus fort n’intéresse plus le marquis de Saporta, et il devine une tout autre sélection, où l’éliminé de la concurrence grossière n’est certes pas le plus faible, celui qui n’a pas su se développer, mais au contraire celui qui n’ayant plus à triompher ne désire plus que détailler sa propre perfection, sa propre élégance. On est ici très près de Schopenhauer[28] : lorsque l’espèce n’a plus besoin de se battre elle atteint la beauté. « Les Ammonites qui, à exemple de l’argonaute, leur cousin éloigné, savaient faire voguer à la surface des flots calmes et transparents leur coquille nacrée, aussi fragile et plus mince que la plus fine plaque de porcelaine, ciselée de mille façons, variée de forme et d’exquise élégance, les Ammonitidés ont disparu à un moment donné comme les Trilobites ; mais lorsque l’on suit les vicissitudes de leur odyssée à travers les âges, lorsqu’on voit leur coquille d’abord enroulée et composée de loges aux cloisons simplement sinueuses donner lieu plus tard aux combinaisons les plus complexes, soit en dépliant sa spire, soit en multipliant les replis des cloisons, on est obligé d’admettre que ce type n’a succombé qu’à force de perfection et de délicatesse » (C., p. 70). La perfection est ici l’audacieuse fragilité d’une fleur éphémère et ultime de la vie,ce qui reste quand on a accepté de disparaître. Telle est la petite fleur impossible qui anime le rêve de Gaston de Saporta, l’ultime figure de l’évolution.

Que conclure de ces deux versants, de ces deux profils possibles de l’œuvre de Saporta? Tout d’abord, en style bachelardien, qu’il faut en distinguer les exercices, ne pas chercher la construction conceptuelle de la paléobotanique de Saporta dans les images qui s’y logent ni la figure imaginaire de ses rêveries dans les modèles conceptuels qui la bloquent. Les deux axes son incompatibles, contradictoires si on cherche à réduire l’un à l’autre ; l’un n’est pas la syncope de l’autre, Ce n’est pas lorsque Saporta échoue à enchaîner les flores qu’il commence à rêver à la vie, ni lorsqu’il échoue à rêver la vie qu’il recommence à enchaîner les flores,

Si l’on accepte cette indépendance des deux profils, on rencontre bientôt leur réciprocité ; conformément aux prescriptions kantiennes qui assignent à l’idée téléologique comme système et unité une fonction simplement heuristique, c’est ce rêve d’une unité du vivant qui suggère la causalité circulaire des facteurs évolutifs, sans jamais la démontrer : elle reste la rêverie d’un vivant vers le vivant. Mieux, cette réciprocité marque une sorte de complétude entre les deux profils de l’œuvre de Saporta. Si une proposition n’est pas conceptuelle, elle est imageante, et vice versa. Cela peut s’élucider aisément en faisant appel à la notion de style exposée par Granger, et selon laquelle tout travail, rapportant une matière à une forme, est certainement la structuration d’une matière par une forme, mais aussi la singularisation d’une forme par une matière. La détermination structurelle a toujours un supplément qui la singularise et en fait un message singulier, oeuvre d’une pratique singulière, d’un sujet singulier. « A vrai dire, toute œuvre humaine peut être à la fois pensée et visée comme objet et comme message. Epistémologie et esthétique auraient donc un fonds commun. La différence des points de vue ne s’affirme radicalement que lorsque la première reconnaît que, dans la science, les structures sont essentiellement posées comme négation de l’individuel, et qu’elle met par conséquent l’accent, même si elle envisage aussi l’objet de connaissance comme message, sur une tentative de codage uniforme de l’expérience, et sur les rapports de ce codage avec celle‑ci, qui en constitue le contexte extérieur. Pour la seconde au contraire, les structures sont essentiellement mises en œuvre en vue d’organiser des messages, et c’est à ceux‑ci qu’elle s’intéresse au premier chef ; et les procédés de codage d’une expérience sont alors envisagés comme moyens de rendre sensible au sentiment et à l’intelligence une individuation pour ainsi dire intentionnelle de l’objet, » (G.‑G. GRANGER, Essai d’une philosophie du style, A. Colin, 1968). L’œuvre de Saporta, comme toute oeuvre, est une structuration (conceptuelle) singularisée (par quelque image), et le profil de lecture conceptuelle est à compléter par un profil de lecture rêveuse.

Il est enfin très bachelardien de remarquer qu’en dépit de cette complétude des deux profils, aucune proposition particulière de l’œuvre de Saporta n’est vraiment décidable ; aucune n’est purement conceptuelle, aucune seulement rêveuse. Les deux profils marquent la dispersion à chaque fois spécifique de l’oeuvre entre ces deux limites, c’est‑à‑dire son style. Ce style enfin, et l’indécidabilité des propositions désigne assez l’oeuvre de Saporta comme n’étant pas théorie pure, niais résultat singulier d’une pratique[29].

Olivier Abel

Publié dans Revue de Métaphysique et de Morale, 1986 n°4

Notes :

[1] Yvette Conry, Correspondance entre Charles Darwin et Gaston (le Saporta, PUF, coll. Galien, 1971. Nous abrègerons cette référence par la lettre C.

[2] Le profil épistémologique permet (non de mesurer à vrai dire mais) de montrer la distribution ou la dispersion des ,sages, épistémologiques d’une notion. Ce faisant, elle permet de ci montrer sans cesse ce qui reste de connaissance commune dans les connaissances scientifiques Rien ne peut légitimer un rationalisme absolu invariable, définitif ci (BACHELARD, La philosophie du non, Paris, PUF, 1975, p. 42). Et comme l’activité scientifique est une activité par laquelle une expérience est structurée (matérialisme rationnel) et une structure expérimentée (rationalisme appliqué), on comprend qu’il s’agit d’une pratique spécifique d’un praticien particulier sur un objet particulier : ci Nous insistons sur le fait qu’un profil épistémologique doit toujours être relatif à an concept désigné, il ‘il ne vaut que pour un esprit particulier qui s’examine à un stade particulier de sa culture ci (ibid., p. 43).

[3] L’évolution des formes du vivant, la formation de ces formes, est d’ailleurs un des grands thèmes sur lesquels Bachelard s’est plu à surprendre la rêverie poétique sous la pensée conceptuelle. Ainsi par exemple du ci concept c comme « conception ci (concha), ce coquillage de la naissan ce de Vénus, et que Bachelard va tirer du livre de P. Valery sur les coquillages : ci Il semble que pour le poète, grand cartésien, la coquille soit une vérité de géométrie animale bien solidifiée, donc claire et distincte. L’objet réalisé est d’une haute intelligibilité. C’est la formation et non la forme qui reste mystérieuse. Niais sur le plan de la forme à prendre, quelle décision (le vie dans le choix initial qui est de savoir si la coquille sera en roulée à gauche oit à droite ? Que n’a‑t‑on pas dit sur ce tourbillon initial 1 En fait, la vie commence moins en s’élançant qu’en tournant. Un élan vital qui tourne, quelle merveille insidieuse, quelle fine image de la vie ! ci (G. BACHELARD, La poétique de l’Espace, Paris, PUF, 1974, p. 105‑106). Sur l’œuvre savante de J. B. Robinet, Bachelard effectue le même traitement : ci Nous cro yens qu’un grand rêve de coquilles est au centre du vaste tableau d’évolution des êtres que présente l’œuvre de J. B. Robinet. A lui seul, le titre d’un des livres de Robinet dit bien l’orientation de ses pensées : Vues philosophiques de la gradation naturelle des formes de l’être, ou les essais de la nature qui apprend à faire l’homme (Amsterdam, 1768). (…) Les Fossiles sont, pour Robinet, des morceaux de vit>, des ébayches cl’orgiiies qui trouveront leur vie cobéiente ait sommet d’une évolution qui prépare l’homme i, p. 111 ; cf. encore sur 13. Palissy, p. 122‑126).

[4] Il ne serait pas tour à fait inutile de chercher dans les discours oit articles de syntlièse générale faits par Saporta ou par les savants de son genre et de soit tcilips, la « tailleur ~, sur laquelle se constitile le dis(oi il, ~,l ‑ même si une telle inflitence ne peut étre établie de façon contraignante.

[5] Cf. Conry, p. 86.

[6]  « Il me parle d’un bon paléobotaniste français (j’ai oublié soit nom qui a écrit de Candolle qu’il est certain que mes idées finiront par prévaloir ». C’est en ces termes que Darwin fait écho à une lettre de A. de Candolle, dans une lettre au géologue Lyell (le premier auteur d’une géologie « sans catastrophe »,) datée du 17 mars 1863. Saporta est désigné allusivement, mais son adhésion à l’évolutionisme est marquée nettement.

[7] « Quel jargon métaphysique jeté mal à propos dans l’histoire naturelle !» (l’abbé Flourens, parlant de la parution en français de L’Origine des espèces, en 1864).

[8] Cette déviation était à vrai dire permise par le texte de Darwin lui‑même : «l’embryon reste ainsi comme une sorte de portrait, conservé par la nature, de l’état ancien et moins modifié de l’animal» (DARWIN, L’Origine des Espèces, Paris, p. 416). Mais il en est de ce modèle comme de l’atome planétaire de Bohr : c’est une bonne métaphore, à ne pas suivre jusqu’au bout puisque l’évolution restant ouverte, aléatoire, et a priori indéfinie, ne procède pas vers une « fin » adulte et achevée du développement.

[9] Selon des archives de Montpellier, Saporta serait issu d’une grande famille juive (?) de Saragosse exilée en 1493 par les rois catholiques (un jean Sapotte’ humaniste et plus tard peut‑être protestant, fait les cent‑coups à la faculté de médecine de Montpellier, en compagnie,de Rabelais), et définitivement convertie au catholicisme lorsque l’un d’eux est pris ait service (lu roi de France en qualité de médecin.

[10] Siun ancien rameau de la famille était bien installé près de Manosque, Y. Conry fait erreur ; la propriété des aïeux maternels de Gaston de Saporta, Fonscolombes, est située non loin d’Aix. C’est là qu’il vécut principalement

[11] « Pourmoi quand le mot sœur vient dans le vers d’un poète, j’entendss les échos d’une lointaine alchimie. Est‑ce un texte de poète, est‑ce un texte d’alchimie du coeur ? Qui parle en ces deux grands vers “viens avec moi prier ma sœur, pour retrouver la végétale permanence” (VANDERCAMMEN, La Porte sans mémoire). La végétale permanence, quel symbole pour le repos d’une âme dans un monde digne de songe ! » (BACHELARD, Poétique de la rêverie, p. 72).

[12]  Sauf la flore paléocène, significative d’un climat chaud et humide, et étudiée à Sézanne (Marne), les autres flores tertiaires sont surtout étudiées en Provence l’éocène dans les gypses d’Aix (flore tropicale, Saporta nomme la Provence Région des lacs), l’oligocène à Cereste (où la flore chaude commence à se mélanger d’espèces plus tempérées, genre peupliers) ; cette lente émigration des plantes les plus tropicales vers le sud se réalise pleinement, à partir duMiocène, par l’arrivée des chênes et d’une végétation plus boréale, semblable à la végétation actuelle. Ces travaux vont de la première Note sur les plantes fossiles de Provence (1860) jusqu’aux Recherches sur la végétation du niveau aquitanien de Manosque (1892).

[13] Les théories cosmogoniques et la période glaciaire, in Revue des deux mondes, 1889, p. 618‑637.

[14] CONRY, op, cit., p. 53‑54.

[15] Préface à L’Origine paléontologique des arbres cultivés par l’homme.

[16] Dans le monde des plantes, et à propos du Miocène (Manosque ?), Saporta écrit : « Plusieurs de ces espèces ressemblent tellement à des formes actuellement vivantes, indigènes ou exotiques, qu’il est difficile de se refuser à admettre l’existence d’ un lien de filiation rattachant celles‑ci aux premiers » (cf. Conry, p. 52).

[17] Y. Conry énumère neuf publications sur la détermination et le rôle du climat dans une section spéciale de sa Bibliographie sélective et raisonnée de Gaston de Saporta.

[18] Sur les Dicotylées protypiques du système infracrétacé du Portugal (1888); Sur les plus anciennes Dicotyliers européennes, observées dans le gisement de Cercal au Portugal (1891) ; enfin l’’ouvrage de synthèse Flore fossile du Portugal (1894).

[19] Saporta définit ainsi les critères de détermination des pro‑angiospermes : « Il faut considérer successivement leur plan catilinaire, leur type foliaire, ce qui touche à la structure intime de leurs organes reproducteurs et au processus embryonnaire, enfin l’ordonnance florale » (C., 1). 45). On petit remarquer l’importance acquise par les instruments de la reproduction et l’embryologie. On peut également remarquer que la mise en œuvre de ces critères rapproche davantage la technique de Saporta du principe de corrélation utilisé par Cuvier que de la théorie des segmentations utilisée par G. Saint‑Hilaire.

[20] Il ne faut pas oublier que la famille de Saporta a connu l’émigration d’Aragon en 1493 et celle de France trois siècles plus tard ; Saporta a publié en 1889 un ouvrage intitulé L’Emigration, d’après le journal d’un émigré.

[21] Cf. Y. CONRY, op. cit., p. 72.

[22] Cf. Y. CONRY, op. cit., p. 56‑69; c’est l’idée qu’il y a des « formes achevées », une « limite de perfectibilité dont l’organisme (serait) susceptible ».

[23] Lorsque Saporta écrit « l’organisme ne change, chaque fois, que dans la mesure nécessaire pour réaliser son adaptation à des conditions déterminées », l’évolution est finalisée à l’adaptation du vivant au milieu, ce qui est beaucoup plus proche de Lamarck ou de C. Bernard que de Darwin (C., p. 74). Mais il rejoint des auteurs beaucoup plus récents, comme Wintrebert, pour qui la variation héréditaire est une immunisation héréditaire ; ici le gêne est une réponse adaptative à l’action d’un milieu perturbateur, et l’addition des gènes détermine l’évolution de l’espèce (« Le vivant créateur de soit évolution » 1962) ; ce rééquilibrage perpétuel est une application évidente de la théorie de l’information, et suppose une causalité à boucles, avec rétroaction. On comprend aussi que la diversification croissante de la surface géographique lors des grandes orogenèses soit la condition de la diversification des végétations (C., p. 73).

[24] Le profil épistémologique de l’idée d’évolution chez Saporta serait alors du genre :

créationnisme       transformisme        évolutionnisme       évolutionnisme
naïf                      (et modèle             simple et clair        dialectique           Saporta

&nnbsp;         embryologique)                                                                                                                  Darwin

(L’évolutionnisme dialectique signifie ici, en style bachelardien, un évolutionnisme de. rationalité non mécanique mais circulaire.)

[25] Voici le texte intégral : « On conçoit très bien encore que les Angiospermes, dont les combinaisons florales et les croisements d’individu à individu et de fleur à fleur dépendent de l’action des insectes, n’aient pu se multiplier que sous l’influence impulsive de ceux‑ci et que ces derniers de leur côté, n’aient pu devenir actifs et diversifiés, et s’attacher à tel type déterminé, qu’à raison même de l’apparition des végétaux qui favorisaient ainsi leur existence et en provoquaient l’extension. Les insectes et les plantes ont donc été à la fois cause et effet, par rapport à eux‑mêmes ; les plantes ne pouvant se diversifier que par les insectes, et ceux‑ci n ayant pu fournir beaucoup de pollini et mellifages, tant que le règne végétal demeurait pauvre en combinaisons et jusque‑là uniquement composé de types anémophiles.

Il suit de là nécessairement que le développement des insectes suceurs (Diptères, Hyménoptères, Lépidoptères, Hemiptères, beaucoup de Coléoptères) a dû être solidaire de celui des plantes, être lié intimement à celui‑ci, et que les deux mouvements dépendant l’un de l’autre ont dû suivre côte à côte une marche évolutive, d’abord lente et obscure et presque latente jusqu’au moment où les effets du croisement et du nouveau mode de fécondation (fécondation entomophile) se faisant sentir, le règne végétal, et les Angiospermes en particulier, ont pris l’essor, en se ramifiant dans toutes les directions, et offrant de toutes parts les combinaisons les plus variées, les plus inattendues et les plus ingénieuses, toujours en relation avec l’action concomitante (les insectes, disposés par cette raison même à se multiplier et à se diversifier de plus en plus ». (C., P. 98‑ 99).

[26] Cf. J. PIAGET, Le comportement moteur de l’évolution, Idées, Gallimard, p. 76, chap. 8.

[27] « Tout ce qui relève de la vitalité, semble dépendre d’une force unique dans son principe, multiple dans ses applications, toujours active et permanente, raison d’être de tout ce qui est organisé, depuis la cellule et l’embryon jusqu’aux entités les plus élevées et les plus complexes » (C., p. 80) ; « d’une force vivante qui toute inco sciente et insensible qu’elle est, a toujours marché comme soirs une impulsion irré tible, avec une intarissable fécondité,, (C., p. 77). Le bergsonisme de ces passages est frappant.

[28] Un premier thème schopenhauerien serait à chercher dans la sexualité comme « oeuf » et symbole de l’unité du vivant ; Saporta écrit : « Se manifestant aussi bien chez les animaux que dans les plantes, elle trahit pour ainsi dire d’elle-même la communauté d’origine de ces êtres » (C., P. 77). Ecoutons maintenant Schopenhauer ; « Si la nature réalise une belle forme humaine, voici comment nous sommes amenés à l’expliquer : forte de toutes les circonstances favorables et de sa propre puissance, la volonté, lorsqu’elle s’objective à ce degré supérieur dans un individu, triomphe parfaitement de toutes les résistances et de tous les obstaçles que lui opposent les manifestations de la volonté à des degrés inférieurs » Le Monde comme volonté et comme Représentation, Paris, PUF, 1966, p. 284). A la limite les objectivations tout à fait inférieures sont la matière des idées supérieures. Ainsi donc l’espèce se bat pour accomplir son excellence, sa forme idéale, son idée la plus haute. La vie et la nature entière sont cette lutte. Mais voiciune espèce qui s’affirme supérieure au point de ne plus avoir besoin de se battre. Alors, détaillant sa propre perfection, elle atteint la beauté : un individu incarne parfaitement l’idée de l’espèce ; et comme on peut bien dire à espèce supérieure idée supérieure, on saisit pourquoi la beauté humaine dépasse toute beauté.

[29] Toute figure peut être lue selon le profil qui va des rêveries vers le concept elle est alors un pur modèle. Mais la même figure peut toujours être lue selon le profil qui va des savoirs vers l’image : elle est alors une tranquille métaphore. A cet égard il y a autant (le différence entre le modèle et la métaphore qu’entre J’analyse et la synthèse, et il ne faut pas en mélanger les exercices.