Nous étions sur le point de reconnaître ensemble, étonnés, qu’il y a toujours en nous un « noyau » dogmatique, comme de sommeil, ou de rêve, ou de mythe, que nous traînons de l’enfance, et de tout ce qui dans nos vies a touché à l’enfance. Nous étions sur le point de reconnaître que, peut-être du fait de la génération, il y a toujours une part de dogme, d’indiscutable, d’impensé dans le discours, l’identité, les pratiques et les images transmises. Qu’il y a toujours une part d’intransmissible, c’est à dire où la maîtrise de ce que nous transmettons, ou non, ne nous appartient pas. Qu’il y a toujours une part où la parole résiste à la communication générale et ne peut plus être échangée comme une chemise, où elle nous tient au corps, et que l’on ne peut arracher qu’avec le désir de vivre.
Nous étions sur le point de reconnaître qu’à cause de cette part les athées de notre société sont le plus souvent des athées du catholicisme, ayant pris de manière jacobine la forme en creux de la religion monarchique abandonnée ou combattue; plus rarement athées du protestantisme, ou du judaïsme, et bientôt de l’Islam, ces différents types d’athéisme le plus souvent ne se comprennent pas entre eux, mais sans jamais pouvoir comprendre pourquoi. D’autant plus prisonniers de leur culture d’origine qu’ils la nient, et qu’ils sont alors les esclaves d’une inculture. C’est à cause de ce refoulement et de cette inculture que nous découvrions effrayés la multplication d’un religieux diffus, parfois sectaire, parfois simplement superstieux, ou la reviviscence des formes les plus intégristes de nos religions traditionnelles. Car l’athéisme pur est une ascèse difficile, qui ne se borne pas à l’amnésie, mais qui passe par une remémoration critique des dogmes qui nous tiennent là même où nous ne les voyons plus.
Bref, le sentiment d’un terrible déficit de culture religieuse, notamment en ce qui concerne nos écoliers, avait donc émergé ces derniers temps au-dessus de nos vieux débats français. Le glacis imposé au début du siècle par la guerre de tranchées entre le camp de la hiérarchie catholique et le camp des bataillons laïcistes semblait devoir se lever, lui aussi, dans le grand dégel qui caractérise notre fin de siècle. Tous ceux qui avaient tenté de tenir des positions intermédiaires, plus plausibles d’ailleurs mais moins théatrales et comme effacées sous le double-tir des positions adverses, ne pouvaient que s’en réjouir.
Hélas, le temps de cette ouverture semble sur le point de se refermer, par regression aux vieilles ornières familières. Le débat véhément et sourd entre l’enseignement confessionnel des religions et la négation laïciste de toute dimension religieuse de notre culture et de notre histoire semble sur le point de reprendre le dessus, faute d’avoir inventé ensemble une nouvelle manière de faire place, dans notre culture, à la connaissance des « cultes » qui en forment les noyaux mythiques, les vieux scénarios. Pourtant une telle culture permettrait seule de répondre à l’inquiétude de ceux qui déplorent l’absence d’identité, l’amnésie d’une société incapable de se souvenir d’elle–même (et d’ailleurs non moins incapable d’oublier), comme à l’inquiétude de ceux qui redoutent le retour de traditions intégristes et exclusives. Comme la séparation de Eglises et de l’Etat, la séparation entre la Théologie d’une part et les Lettres et Sciences humaines de l’autre répondait à un problème grâve. Elle s’est pourtant avérée ruineuse non seulement pour la « mémoire » publique, mais pour la recherche elle–même: les lettres ont besoin de connaître la littérature biblique, comme la philosophie a besoin de sa mémoire théologique, et les sciences sociales confrontées aux faits religieux s’effondrent si elles n’ont qu’une cohérence négative autour d’un objet vide.
Aujourd’hui, la brutalité de l’impératif mercantile de la communication n’a d’égale que le choc mortifère des incultures. Avant de programmer de bienveillantes rencontres interreligieuses qui se terminent dans le petit potage religieux de chacun, c’est d’abord notre propre inculture qu’il nous faut travailler par cette anamnèse, et l’élargissement surgira en creusant les racines de ce que nos propres « noyaux » comportent de plus vif et de plus singulier. Car les textes bibliques participent de l’intérieur à toutes les cultures encore actuelles du Proche-Orient, et la culture du polythéisme grec consonne aussi avec les cultures africaines. Il ne s’agit rien de moins que de tout cela, et c’est urgent. La théologie apparaît alors comme une discipline et une expérience de décloisonnement, oui, d’élargissement: non seulement de déchiffrement de l’imaginaire commun mais de recréation capable de le bouleverser.
Olivier Abel
Paru dans La Croix le 10 octobre 1997