Le double sens du trait d’union – la question occidentale

Dans ce texte d’une grande fermeté, paru il y a quarante ans, Yeshayahou Leibowitz résiste doublement. Il résiste d’une part à l’idée de réconciliation et même au rapprochement judéo-chrétien, en faisant sentir que les chrétiens gentils, si je puis dire, sont pires que les chrétiens méchants, et qu’il faut moins protéger Israël de ses ennemis que de ses faux amis, que sont par exemple (je prendrai délibérément tous mes exemples dans le monde protestant) les fondamentalistes américains sionistes, dont l’amour pour le « peuple élu » a quelque chose d’inquiétant. Il résiste d’autre part à l’idée d’une dialectique de l’héritage judéo-chrétien, en faisant sentir que les chrétiens qui se disent le plus héritiers du judaïsme sont les plus menaçants dans leur façon de prétendre l’accomplir, de s’en dire les légitimes descendants. Des deux côtés, il s’en prend au trait d’union judéo-chrétien, au trait d’union horizontal du rapprochement politique, comme au trait d’union vertical de la continuité généalogique.

Je crois qu’il faut prendre son avertissement très au sérieux, comme une double-question qu’il nous lance, quelle que soit la réponse qu’il en propose — qui peut nous paraître excessive, exagérée, hyperbolique, mais dont nous devons nous souvenir qu’elle peut sembler toute simple et presque naturelle à d’autres. Je crois aussi que la question centrale qu’il soulève est celle de l’Occident, et que son refus de la conception politique occidentale d’Israël comme colonie juive, comme de la paternité juive sur la modernité occidentale, est au cœur de son propos. Je crois enfin, et c’est le lieu de ma double protestation, que nous pouvons penser autrement l’alliance et la généalogie, et même que nous le devons.

Si nous n’y parvenons pas, nous serons acculés à une alternative sommaire et mortelle. Pour les chrétiens l’alternative serait la sommation d’adopter soit une théologie néo-marcionite qui récuse toute dette à l’égard de la tradition hébraïque et juive, mais on sait que cette théologie au siècle précédent a fait le lit de l’anti-sémitisme. Soit d’adopter une théologie qui intègre tellement la pensée juive, la shoah et le rétablissement d’Israël qu’elle arriverait encore à y planter sa croix et à l’assimiler. A tout prendre, Leibowitz préfèrerait encore que les chrétiens adoptent la première formule — soutenue jadis par le grand théologien protestant libéral Harnack. Il n’est pas inutile qu’il ait durci l’alternative, car son hyperbole nous fait voir la question que sinon nous ne prendrions sans doute pas assez au sérieux. Mais mon sentiment bien pesé est qu’il exagère, et que la réalité plausible est plus mélangée, plus ouverte à d’autres bifurcations, et je dis cela pour Israël aussi, et pour la diaspora juive. Bref, je voudrais tenter de répondre à sa question, mais je ne m’estime pas obligé de choisir entre les deux réponses qu’il nous laisse.

1. Une généalogie sans dialectique

Une dialectique terrifiante

L’une des thèses les plus fortes de Leibowitz est que le christianisme ne peut reconnaître l’existence légitime actuelle du judaïsme, mais tout au plus reconnaître son antériorité. En ce sens on pourrait dire que le christianisme est « parricide », sauf quand il dénie toute filiation. Il l’est au sens où il n’a eu de cesse de remplacer une tradition qu’il prétend supplanter tout en s’en disant le légitime et véritable héritier. On a donc affaire là à une question de légitimité, de justification d’exister, où l’existence justifiée de l’un voue l’autre à la non-justification, sinon à l’inexistence.

C’est ici qu’il nous faut procéder à une généalogie rigoureuse, à la déconstruction d’une lecture des textes bibliques qui s’est avérée désastreuse. Comme je l’ai annoncé, j’irai chercher dans la tradition protestante, et la plus proche de moi, les figures du discours que je veux démanteler. Je prendrai l’exemple de Calvin. A la différence de Luther qui répondait à d’autres questions et accentuait la rupture, il n’a cessé contre les Anabaptistes de soutenir la continuité des deux testaments, de récuser l’idée que l’ancien ne serait que la préfiguration du nouveau, et d’affirmer la pleine autonomie de la promesse et de la révélation de l’Ancien Testament. Au lieu de les opposer, Calvin ne cesse de montrer dans les deux traditions le jeu du charnel et du spirituel, de la présence et de la représentation, de la loi et de l’amour, de l’élection et de l’universel. Il y a cependant un développement magistral de l’Institution de la religion chrétienne, où Calvin distingue le double commandement moral pur (d’aimer Dieu de tout son cœur etc, et d’aimer son prochain comme soi-même), de ses interprétations dans des contextes historiques et géographiques divers. D’un côté on aura alors la loi cérémoniale (qui met en ordre la forme du culte rendu à Dieu), et cette loi a pu varier dans le temps, passant peu à peu d’un culte idolâtre et puéril à ce culte adulte que la Réforme devrait enfin parvenir à promouvoir. De l’autre on aura la loi judiciale (qui met en ordre les formes civiles de se traiter les uns les autres avec équité), et ces lois politiques peuvent varier avec les climats et les circonstances des peuples[1]. Calvin déploie donc, et il est pionnier en la matière, une figure d’histoire des religions (parallèle à une figure de géographie politique), dans laquelle la loi cérémoniale d’Israël, comme celle qui la précède et celle qui lui succède, est encore considérée comme une pédagogie un peu puérile.

Il me semble que nous avons, jusque dans cette hypothèse la plus favorable, la plus sympathique à la tradition juive, le geste intime de cette modernité chrétienne qui se pose tranquillement en aboutissement de ce qui précède. Et que nous devons en mesurer la gravité en termes de destruction historique. Leibowitz cite des textes terribles de Karl Barth, pourtant si proche de Franz Rosenzweig[2], et si central dans l’organisation de la résistance de l’ « église confessante » allemande face au nazisme et à l’antisémitisme. La « théologie dialectique », même la moins hégélienne, la plus marquée par Kierkegaard sinon par Buber, peut encore planter sa croix dans l’histoire d’Israël sans s’apercevoir de ce qu’elle fait, sans rien sentir ou comprendre de ce qu’elle fait. C’est que le réflexe chrétien du Grand Récit par lequel il met en scène la chute et la rédemption porte en son cœur la dialectique d’une kénose qui abolit et d’une relève qui accomplit. Et cette dialectique est capable de christianiser à bon compte jusqu’à la shoah et le rétablissement d’Israël, sous la figure récapitulatrice de la croix et de la résurrection. Qu’est-ce donc que cette puissance du négatif qui prétendrait enfin révéler la vérité de ce qu’elle détruit ? C’est justement cette idée terrible de la relève, de l’aufhebung, qui passe le négatif de l’histoire comme sans reste à l’actif de la rédemption.

La dialectique hégélienne résume bien la prédication de Paul aux juifs, qui est selon Jean-François Lyotard une stratégie contre l’exil millénaire qui se prépare : il faut trouver d’autres voies, prendre le détour de l’assimilation, se perdre pour se trouver. Et c’est à cela que résiste à juste titre Lyotard, nommant ce « négatif » qui ne se laisse pas relever : « Sous le nom de juif je cherche ce qui ternit et endeuille l’accomplissement occidental »[3]. Autrement dit, ce qui résiste au dépassement, au passage, à cette dialectique qui vise à réconcilier le monde par la mise à l’écart des juifs, pour que la conversion des juifs soit vraiment la résurrection du monde entier.

La question occidentale et l’émancipation

Dans la mesure où ce Grand Récit peut être considéré comme le programme narratif de la civilisation occidentale et de sa modernité même, on comprend que Leibowitz refuse toute paternité du judaïsme sur cette civilisation, et qu’il cherche à désoccidentaliser la pensée juive, à montrer que le judaïsme propose une autre civilisation que celle de la modernité occidentale sortie de la fabrique chrétienne. Et je crois que le sommet de cette dialectique occidentalo-moderne qu’il récuse, c’est cette idée d’émancipation que l’on peut dire motrice du développement et de toutes les auto-narrations occidentales, qui ne sont peut-être que des sécularisations des théologies de l’histoire du salut. C’est encore Calvin qui écrit contre ceux qui disent qu’il faut nourrir le peuple de bon lait: « jusques à quand abreuveront-ils leurs enfants d’un même lait? Car s’ils ne grandissent pas jusqu’à supporter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourris de bon lait »[4]. Et Kant qui répond à la question « Qu’est ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de la minorité dans laquelle il s’est mis lui-même ». Cette figure de l’émancipation est superbe, mais à son tour elle peut devenir terrifiante.

Ici encore je suis les indications de Lyotard, lorsque dans « la mainmise »[5] il pointe le danger d’une conception de l’émancipation sans reste, de la totale émancipation qui permettrait de ne plus rien devoir à personne. Cette dénégation de tout attachement, de toute part irrémissible d’enfance en chacun de nous, lui semble porter dans ses flancs les pires menaces. Or il nous faut bien constater que l’émancipation est bien l’un des mythes les plus puissants de l’Occident et de la modernité, et qui continue à faire des ravages dans une société qui est moins menacée désormais par la servitude que par l’exclusion. C’est bien au nom de l’émancipation qu’est programmée la destruction des attaches humaines. C’est bien au nom de l’émancipation qu’une forme de mondialisation glisse partout la puissance de sa dialectique « libératrice », jusque dans les conceptions de la famille et de la religion.

Mais d’un autre côté ce programme de civilisation est de plus en plus détesté, et je dirai même que la modernité occidentale est devenue le carrefour de toutes les détestations. Il n’y a pas que Leibowitz : l’orthodoxie russe, le Vatican, les évangéliques américains, l’islamisme, tous la vitupèrent. Et si jadis on parlait de l’Empire Ottoman comme de la question orientale[6], on peut parler aujourd’hui d’une nouvelle « question occidentale ». En philosophie même, depuis Heidegger, et sous diverses généalogies ou déconstructions de Lévinas à Foucault, et de Lyotard à Derrida, nous n’avons de cesse de vouloir sortir des décombres annoncées, menaçantes, de la modernité occidentale.

Et c’est ici que commence ma protestation. Cette manière de quitter le bateau en jetant la responsabilité sur les autres, quels qu’ils soient, me semble historiquement simplificatrice, et politiquement irresponsable. Si personne ne veut reprendre en charge l’héritage de la modernité occidentale, où va-t-on ? Je vois bien que nous sommes dans une galère, mais je ne vois pas encore de vaisseau de remplacement. Déjà nous sommes dans une société où plus personne ne veut hériter, car hériter des biens et des promesses c’est aussi hériter des soucis et des responsabilités. Ne faut-il pas au contraire se déplacer ensemble pour prendre en charge tant les responsabilités des malheurs passés que les risques de malheurs futurs car rien n’est fini ? Mais également pour prendre en charge tant les promesses d’un futur tenable que les promesses non tenues enfouies dans le passé comme des bifurcations potentielles et jamais advenues ? Cela suppose un gigantesque travail politique et critique d’inventaire, de déconstruction, et la faculté de démêler les choses sans croire que l’on puisse tout démêler, ni réveiller tous les bonheurs perdus.

La mêlée des généalogies et l’effacement

Par-delà ces questions de dialectique et d’émancipation, il me semble que sur ce premier versant la question est celle de la généalogie elle-même. Aussi bien la dialectique hégélienne a-t-elle peut-être comme modèle le remplacement des générations, et l’émancipation touche encore à ce nœud. Nous devons donc en traiter, pour repenser une émancipation qui tienne compte de la génération, de la condition filiale d’être né. Nous devons tenter de penser la généalogie autrement que sous la figure d’une recherche en paternité des fautes, des dettes, des taches ou des tares, qui seraient ainsi transmises à leur insu, et comme avec leur patrimoine génétique, aux générations suivantes.

Quand Leibowitz soutient que le Christianisme est issu de l’hellénisme oriental et syncrétiste il a sûrement raison. Mais entre autres, et pourquoi, comment purifier le judaïsme de tous ces renégats de juifs hellénisés, égyptianisés, babylonisés, jusqu’où pratiquer cette séparation ? Peut-on ériger une généalogie simpliste en histoire ou en politique ? Qu’est-ce qu’une identité exclusive ? Quel est ce fleuve Alphée qui voudrait séparer ses eaux de toutes les autres pour remonter à sa pure source ? Et à une source unique ? Et qui ne devrait rien à personne d’autre ? Par bonheur on a toujours plusieurs parents, et la remontée des généalogies doit bien vite tenir compte de la diversité des sources et de la mêlée des généalogies. En sens inverse nos ancêtres sont aussi ancêtres d’autres que nous. Bien des noms ainsi ont dû s’effacer pour que je puisse porter mon nom, et je ne pourrais porter celui-là si aucun n’avait accepté de s’effacer avec docilité.

Je comprends très bien, et je crois que parfois je partage, cette amertume du fils aîné qui est resté fidèlement garder la maison[7]. Mais justement il y a des fils cadets, sans nom, et qui sont aussi reçus comme s’ils étaient élus, sans que la justification de l’existence de l’un voue les autres à l’inexistence, ou à une existence injustifiable : est-ce seulement une fiction menteuse, ou est-ce justement comme Hamlet un récit qui nous déplace tous ? Leibowitz estime, par une belle lecture de la ligature d’Isaac, que le judaïsme propose un culte théocentrique et une foi désintéressée, alors que le christianisme proposerait une religion anthropocentrique où la foi est intéressée et vise à son propre salut. Mais comme le disait Calvin, et c’est bien ici une autre conception du rapport de l’émancipation à la généalogie qui se fraye chemin, il faut premièrement se vider de tout souci de soi et de son propre salut, et c’est justement cela, la grâce, cet insouci de savoir si on a la grâce ! Et pour lui c’est cela l’émancipation qui nous conduit à un âge un peu adulte : ne plus chercher partout des punitions et des récompenses, et justement pouvoir se retourner pour exprimer sa gratitude, parce qu’on accepte ce qui est donné — qu’on l’accepte comme un don que nous pouvons librement interpréter. On aura sans doute d’autres effets pervers de cette attitude, c’est ce que je remarquais plus haut, et c’est le travail que nous ne devons cesser de faire face à nos traditions, mais on ne peut pas dire sans plus qu’il s’agisse d’une foi intéressée.

Ou bien oui, elle l’est au sens ou elle « intéresse », elle nous remet parmi d’autres, dans un infini endettement mutuel, mais libérateur d’un travail de la reconnaissance. Il y aurait alors non pas un seul trait d’union, mais de multiples traits d’union généalogiques à faire travailler, faute de quoi ils peuvent tous s’avérer tragiques — la dette envers les morts ne saurait justifier une histoire qui ne fait pas place aux naissants, mais la naissance des enfants ne saurait justifier une histoire fondée sur l’amnésie. Si pourtant la place faite aux enfants qui grandissent ne doit pas faire oublier les morts, il n’empêche que tout s’efface, même les langues et les écritures, qui laissent un jour place à d’autres langues et écritures. Et de même que de nombreux noms se sont effacés dans le mien, le mien a son tour pourra s’effacer pour que mes enfants à leur tour me quittent et passent alliance avec d’autres noms, avec d’autres langues. C’est peut-être cela que vise Walter Benjamin dans un passage cité par Jacob Taubes, que « seul le messie lui-même achève la totalité des événements historiques (…) Car dans le bonheur tout ce qui est terrestre aspire à son déclin, mais dans le bonheur seul il peut trouver son déclin »[8]. Ce déclin, cette faculté de ne pas s’agripper aux choses qui passent, cette acceptation heureuse de s’effacer pour laisser place à autre chose que soi, est sans doute la seule riposte à la mélancolie qui la regarde en face.

Et la question n’est alors plus seulement de savoir comment relever toutes les promesses non tenues, mais comment délier Dieu de ses serments. Leibowitz estime insultante et blasphématoire la thèse « selon laquelle Celui qui a donné la Torah serait Celui-là même qui en aurait annulé les préceptes », et j’ai tenté moi-même de démanteler cette dialectique terrifiante. Il reste, et c’est autre chose, que le Dieu de la conversation avec l’homme n’est pas immuablement et seulement même que lui-même, et qu’il peut être délié de ses menaces ou de ses promesses : cela m’évoque le wa-yehal hébreu dont parle Taubes (op.cit. p.52 sq.), qui signifie à la fois prier Dieu, caresser (presque flatter un animal), délier, faire renoncer quelqu’un à son vœu. C’est la possible déliaison des promesses sans laquelle il n’y aurait pas de promesse ni d’alliance qui tienne. Mais nous sommes ici déjà sur l’autre versant du propos, que je tenterai de redescendre un peu plus rapidement.

2. Une alliance sans réconciliation

Le différend

Yeshayahou Leibowitz affirme avec force qu’il n’y a pas de place pour le dialogue judéo-chrétien, qu’on ne peut pas discuter. Il s’en prend au trait d’union horizontal du rapprochement politique, et résiste à la réconciliation et au rapprochement judéo-chrétien et à toute approche trop vite dialogale. Ici encore il faut prendre son avertissement très au sérieux, et respecter la question qu’il nous lance. C’est qu’il y a entre les deux traditions ce que Lyotard, pour revenir à lui, appelle un différend. Les textes de ce que nous appelons Ancien Testament, puis ceux du Talmud, ne sont pas sous le même régime que ceux du Nouveau Testament : il n’y a donc pas de régime de langage judéo-chrétien commun, et encore moins de théologie biblique unique, qui permettrait d’opérer ce rapprochement ou cette réconciliation. Ce serait manquer de respect pour l’hétérogénéité des langages, et rendre les torts eux-mêmes inaudibles, puisqu’il est du différend et du tort lui-même de ne pouvoir être établi par consensus[9].

C’est pourquoi d’ailleurs Lyotard critique l’idée du « nous » souverain et auto-nome, qui ferait l’union du destinateur et du destinataire de la loi, et fait éclater avec Lévinas la dissymétrie du « nous » de la généalogie mais aussi celle du « nous » de la réconciliation et du consensus, qui force l’hétérogénéité à rentrer dans un langage homogène. Cette dissymétrie doit être pensée radicalement. De même que dans la lignée des générations il est important de ne pas s’appuyer avec trop d’assurance sur l’idée qu’il y aura toujours un survivant pour raconter et transmettre, dans le différend des forts et des faibles nous ne devons plus concéder à Hobbes que le plus faible puisse toujours faire subir au plus fort un tort qui l’oblige au respect. Nous sommes ici au cœur du problème politique contemporain.

Mais pour y revenir un instant, le différend est si intime, si radical, que les deux traditions ne cessent de se méprendre l’une sur l’autre, en positif ou en négatif, dans le labyrinthe en miroir de la loi et de la grâce, du commandement et de l’amour, de l’équité et de l’asymétrie, de la justice et du pardon, de l’écrit et de l’oral, de la nation et de l’universel, ou que sais-je encore. Et je ne parlerai pas ici des notions lacaniennes ou heideggériennes que l’on fait passer pour des thèmes juifs[10] (ou ailleurs pour des thèmes catholiques) : l’absence, le manque, la loi, le langage, la séparation, ont des significations spécifiques ici ou là qu’il ne faut pas trop vite confondre ou opposer. Dans un texte un peu méchant contre « le sujet supposé chrétien de Ricœur », Badiou remarquait plaisamment que les deux traditions pouvaient se faire beaucoup de mal et qu’il ne fallait pas se priver de ce spectacle ; mais il n’est pas si sûr qu’il soit lui-même tellement en dehors de ce différend.

La question occidentale et l’universalité

Il me semble qu’ici encore, la question centrale que Leibowitz soulève est celle de l’Occident. Il fait tout pour se démarquer de la conception politique occidentale d’Israël comme colonie juive. Mais plus encore il fait tout pour se démarquer de toute conception de l’universalité entendue comme consensus, comme technique de réconciliation. Le refus juif de l’assimilation, qu’il atteste, est une des premières formes, avant-coureuse, du refus contemporain de la mondialisation et de l’uniformisation occidentales. Car le sommet de cette universalité occidentale et moderne, c’est une réconciliation qui abolirait tous les différends de l’histoire dans un échange généralisé, obligeant tout le monde à devenir commensurable ou à disparaître, à se comprendre ou à s’éteindre. Dans le déluge communicationnel ultra-moderne, Leibowitz exige pour la religion et la tradition juives un minimum d’immunisation, de protection, d’isolement. Et ici tous les gentils chrétiens qui voudraient s’installer à Jérusalem et ne cessent de parler de réconciliation ne savent pas ce qu’ils disent, ne sentent pas combien leur langage est périlleux.

Je crois donc qu’il faut entendre son refus du dialogue à un niveau radical, quant à une certaine lecture chrétienne du sens de l’histoire où tout dialogue s’achève en Dieu. C’est que la modernité occidentale est, pour une bonne part, issue d’une théologie paulinienne de l’universel comme récapitulation. C’est bien le programme « politique» (plus encore qu’historique) du « ni juif ni grec » qui est contenu dans cette idée terrible que tout est sauvé « par un seul », et « une fois pour toutes ». La sotériologie et la christologie ici ont quelque chose de totalitaire, puisque toute séparation sera enfin réconciliée, rédimée. L’idée chrétienne de « nouvelle alliance » ainsi entendue peut servir à réduire tous les différends, à ramener à l’unité l’irréductible hétérogénéité des formes de langage et de narrations. C’est un pacte terrifiant, une pseudo-alliance capable de broyer tous les conflits. A bien des égards, c’est cette utopie de la nouvelle alliance qui anime en sous main les colonies européennes issues des dissidences de la révolution anglaise, l’idée superbe mais terrible d’un recommencement absolu, ou tout serait repris à zéro.

Nous voici au cœur du scandale contemporain du « par un seul » qui se veut définitivement universel — et de ce conflit des mono-théismes dont le judaïsme n’a cessé de vouloir se retirer car il ne s’y reconnaît pas. Impossible donc de dire « nous » avec cette politique souveraine de la modernité occidentale. Et pourtant, il est non moins impossible de ne plus jamais dire « nous », d’interdire l’emploi du « nous ». Dans toute parole pour soi, déjà, il y a bien une parole par autrui, puisque je reprends les vocables communs, et une parole pour autrui, qui transgresse la solitude, le solipsisme : toute parole engage, pourrait-on dire, en reprenant les mots d’Austin. Et puis il y a parfois un nous qui enjambe la génération : comme le remarque Elisabeth de Fontenay, « un enfant de parents, de grands-parents morts par extermination n’a-t-il pas pleinement le droit de dire nous en parlant de ses ascendants et de ses descendants ? » (op.cit. p.95). Enfin Willy Brandt ne peut-il pas dire « nous » en se déplaçant pour prendre politiquement la responsabilité de demander pardon ? C’est ici que commence ma protestation, car nous ne pouvons pas pour autant abandonner l’espace commun, la responsabilité politique de penser l’alliance autrement que sous la figure du consensus, de l’accord ou du dialogue entendu comme réconciliation.

Le pacte politique

Pour repenser l’alliance, il faut repartir du différend. Et d’abord de notre différend initial. Car il n’y a pas qu’un seul différend. Des deux côtés déjà il faudrait le pluraliser. Il y a plusieurs régimes de langage, plusieurs théologies, plusieurs « formes de vie » interprétative dans l’Ancien Testament : la narration de la loi, le prophétique, le sapiential, l’hymnique ne sont pas si facilement homogénéisables. Et il y a plusieurs régimes dans le Nouveau Testament : les Evangiles eux-mêmes divers, les lettres de Paul, l’Apocalypse. Et ces divers codes, eux-mêmes intercalés à divers autres codes du proche-orient ancien, mais aussi du monde grec et romain qu’il ne faudrait pas trop vite unifier non plus, sont encodés ensemble dans des « canons ». Et ce travail n’a jamais fini d’être défait et refait. Il y aurait alors non pas un seul trait d’union, un seul différend ou pacte, mais de multiples traits d’union à pointer dans leurs flexions diverses.

C’est cela que Lyotard n’avait pas assez vu, combien le « canon » n’est pas un geste de réconciliation mais au contraire une manière de s’installer ensemble durablement dans un différend. Ces codes, dans leur différend, forment ensemble la « boite noire », le noyau, le programme des civilisations occidentales et modernes, mais aussi d’autres civilisations non advenues mais qui sont virtuellement possibles à partir de ces pactes. Les différents canons des écritures sont des pactes qui nous obligent à cohabiter dans le différend en y trouvant un modus vivendi. On pourrait dire que ce n’est là qu’un compromis, et le déplorer comme manquant à exprimer ici ou là l’immensité du tort. On pourrait déplorer la solitude des témoins, l’impuissance des survivants à sortir du solipsisme. Mais ne serait-ce pas là sombrer dans un scepticisme historique et politique, au nom de « l’attente déçue d’un témoignage panoptique »[11] ? En oubliant tous les différends au nom d’un différend unique qui seul importerait, est-ce qu’on n’occulte pas le travail du référent, la formation des intervalles ? S’il faut se méfier de toute obligation au dialogue, faut-il sombrer dans le scepticisme où chacun reste irrémédiablement enfermé dans sa narration et son langage privé ?

Le chemin timide et inquiet que je propose ici suppose bien de repenser l’alliance autrement. C’est justement parce qu’il n’a a pas de réconciliation possible dans un point de vue unique, qui une fois pour toutes mettrait fin au différend, que nous devons prendre la responsabilité de nous déplacer, pour établir des pactes dans les différends mêmes, des alliances respectueuses des différends, sans croire trop vite qu’on les connaît, qu’on peut les comprendre et les exprimer aisément. Ici la figure de la récapitulation s’inverse dans une figure de l’espérance, de la détotalisation[12]. La totalité ne nous appartient pas. Ce déplacement réinscrit l’intervalle et l’écart des points de vue dans l’alliance même, et atteste le souci politique du juste accord, qui fait place au désaccord et nous laisse ensemble soucieux du monde commun, je veux dire de ce monde ordinaire où nous co-habitons.

Olivier Abel

Publié in Cités, n°34, 2008/2.

Notes :

[1] Calvin, Institution de la religion chrétienne, Paris Les Belles Lettres 1961, tome 4 p.216 sq.

[2] Autour de la revue Die Kreatur, à laquelle il coopère dans les années 20-23, en compagnie de H.Ehrenberg, de M.Buber, de F.Rosenzweig et de quelques autres disciples de H.Cohen, ils développent une métaphysique du dialogisme dont K.Barth s’écartera comme trop hégélienne, et prêtant à la parole dialogale une trop grande puissance. Merci à Françoise Smyth de m’avoir signalé ce point.

[3] Jean-François Lyotard, Un trait d’union (& E. Gruber, Un trait, ce n’est pas tout), Presses universitaires de Grenoble, collection « trait d’union », 1993, p.89 et 90.

[4] Calvin, op.cit. p.145.

[5] Jean-François Lyotard, « La mainmise », issu d’une conférence qu’il avait donnée en 1989 (pour un colloque des théologiens protestants de l’Europe latine sur un thème que j’avais proposé pour problématiser le bicentenaire de la révolution : « L’émancipation comme problème »), est d’abord paru dans la revue protestante Autres Temps n°25 en mai 1990. Ce texte est repris avec quelques retraits et ajouts dans Le trait d’union. Il a aussi été repris dans une version plus proche de l’original, dans un ouvrage collectif Lyotard, les déplacements philosophiques, Bruxelles : De Boeck, 1993.

[6]  L’effondrement de l’Empire par l’introduction de la logique nationaliste a laissé des régions entières où le chevauchement des formes d’identité n’est toujours pas stabilisé, dans les Balkans, le Caucase, le Proche-Orient.

[7] Souvent racontée dans les textes bibliques, on la retrouve superbement racontée dans le grand film de Capra, La vie est belle (It’s a wonderfull life), 1946.

[8] Jacob Taubes, La théologie politique de Paul. Schmitt, Benjamin, Nietzsche & Freud, Paris : Le Seuil, collection « traces écrites », 1999, p.107-109.

[9]  C’est ainsi dans le sillage de Lyotard que j’ai cherché à interpréter le pardon comme dissensus (voir les « Tables du pardon » dans Le pardon, briser la dette et l’oubli, Autrement Paris 1991, et « Ce que le pardon vient faire dans l’histoire », Esprit Juillet 93.).

[10]  Voir Elisabeth de Fontenay, Une toute autre histoire, questions à Jean-François Lyotard, Paris : Fayard, 2006, p.64. C’est un ouvrage auquel la présente étude doit beaucoup.

[11]  Elisabeth de Fontenay, op.cit., p.135.

[12] Voir Paul Ricœur, « Paul apôtre, proclamation et argumentation », Esprit Février 2003. J’ai moi-même tenté une relecture de Paul en face de ces questions radicales, dans « La faute à Paul. Une protestation de Jean-François Lyotard », in Pierre Geoltrain, ou comment faire l’histoire des religions, Paris : Brepols (Bibliothèque de l’EPHE n°128), 2006, p. 325-339.