Le plaisir forcé

C’est d’abord sur le papier glacé des magazines, sur les murs du métro, à la télévision, qu’on les rencontre. Des filles ou des garçons sans épaisseur nous offrent, avec une tranquille impudeur, des rencontres sans contact, parfaitement lisses, sans frottement presque, sans attachement. Ces figures semblent dire, ou se laisser faire dire par ceux qui les mettent ainsi en page : les contacts sexuels sont seulement funs et sans importance, ou bien parfaitement idéaux, et indolores. Est ainsi suscitée une ambiance sexy, un état permanent de semi-érection, d’excitation légère et presque inconsciente, mais générale.

Dans cette ambiance, nos désirs sont aliénés, comme s’ils ne pouvaient que suivre le pointillé des suggestions publicitaires. Leurs plus grandes trouvailles, parfois admirables de séduction, forcent notre agrément. Elles nous ôtent le plaisir de trouver nous mêmes les attitudes, les mots, les gestes de notre désir. Se répand ainsi le sentiment d’un déjà vu, d’un toujours déjà vécu, d’un à quoi bon : on abandonne la chose à ces figures qui semblent la faire si bien. On devient spectateur vaguement sympathisant ou hostile.

Mais il y a davantage que cette subtile aliénation consumériste à partir du foyer intime de notre désir : notre société est globalement managée, et le monde du travail tout entier, par le plaisir. Ce management consiste à référer toutes nos activités au plaisir immédiat que l’on doit y prendre — cela permet d’exiger de ceux qui travaillent qu’ils se donnent au delà de toute rétribution. Car aujourd’hui il faut être créatif, flexible, dynamique, sexy, et pourvoir tout faire comme si on le faisait pour le plaisir. Cette façon de référer toutes les activités au plaisir immédiat que l’on peut y prendre serait l’indice d’une activité heureuse et réussie.

C’est pourquoi on peut bien parler d’une tyrannie du plaisir dont nous nous vantons, ce qui est pour le philosophe américain Stanley Cavell la tartufferie du monde moderne. On affecte aujourd’hui l’hédonisme comme jadis on affectait la vertu : tout est permis, à condition que ça imite bien le plaisir. C’est le comble de notre féroce conformisme ! Et ce discours sans réplique se renforce du sentiment que nous participons ainsi du grand combat des Lumières contre les ténèbres du passé judéo-chrétien. Comme si l’antiquité gréco-romaine n’avait pas subordonné la sexualité à la procréation ou à l’acte de domination sur des esclaves passifs ! Et comme si l’éloge de la chasteté n’avait pas alors été vécu comme une libération sexuelle !

Plus récemment, ceux qui ont libéré la conjugalité de sa subordination à l’ordre de la reproduction et de la filiation, pour en faire une libre alliance, ce ne sont pas les libertins, mais les puritains révolutionnaires, et ce n’était pas de l’angélisme. Si le grand poète Milton invente le divorce, et refuse de « tourner ainsi la meule d’une copulation pénible et servile », c’est parce qu’il refuse que les rapports serviles soient réintroduits pas le biais des rapports sexuels obligatoires, qui ne laisseraient que la « coquille vide d’un mariage tout extérieur », hypocrite et obscène quand il n’y a plus ce bonheur de conversation qui fait le couple.

« L’obligation de jouir est une évidente absurdité », écrivait Kant. Et l’envie est ce qui rend tout plaisir impur, cette petite vantardise qui toujours s’en mêle. Sans cela, chaque plaisir serait paradisiaquement singulier. Nous savons cependant qu’une joie, qu’un plaisir, n’existent vraiment qu’à être communiqués, et partagés. Que serait un plaisir non communicatif ? C’est ici notre vrai point de résistance : on ne peut se replier dans le « paradis » consolateur d’un amour sans sexe. La société « sexy » porte justement le rêve d’une indifférenciation sexuelle, la nostalgie d’une présence où rien ne manquerait, du retour à un jardin d’Eden peuplé d’hermaphrodytes heureux. Mais l’Ange à l’épée flamboyante nous en barre à jamais le chemin. Et nous voici sexués, incapables d’un bonheur solitaire, et désireux d’une société vraiment heureuse.

Paru dans La Croix n°02/05

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)