De l’épreuve de philosophie au baccalauréat comme rite d’excision

Pendant que j’écris ces lignes, des milliers de lycéens se préparent à plancher sur leur copie de philo du baccalauréat. Pour ma part, je pense en ce moment beaucoup à eux. Non pour compatir à leur peine, mais pour me réjouir de toutes les pensées qui sont en train d’éclore. J’en ai le sentiment et presque la sensation, comme si chacune de ces idées émettait une onde de joie spécifique. D’abord oui parce qu’une idée est toujours un joie, joie de pousser plus loin et d’aller voir de l’autre côté, joie de revenir au même mais tout autrement, joie de voir une différence là où on mélangeait tout, joie de voir une ressemblance où l’on n’en avait jamais vu. Ensuite parce qu’un être qui pense, en tant qu’il pense, est heureux. Si seulement on pouvait ne jamais perdre ce contentement d’être simplement et tranquillement au bonheur de sa propre pensée ! Oser suivre docilement son plaisir de penser, et ne pas céder sur ce plaisir ! Enfin parce qu’on ne peut penser sans désirer partager ses idées, et que les pensées demandent à être communiquées, à être partagées. Comme toutes les joies, elles sont communicatives, et le plaisir de penser est indissociable du plaisir de « communiquer son plaisir aux autres », comme le dit Kant dans sa Critique de la faculté de juger. On voudrait alors s’adresser au monde entier, et pour Kant, la civilité « exige de chacun qu’il tienne compte de cette communication universelle en raison d’un contrat originaire pour ainsi dire, qui est dicté par l’humanité elle-même » et elle « n’accorde de valeur aux sensations que dans la mesure où elles peuvent être universellement communiquées ».

C’est justement pourquoi la pensée est toujours un peu tremblante, car la communication d’une joie n’est pas imposable à autrui. Elle dépend de la manière dont l’autre va la recevoir. Mon plaisir de pensée dépend du plaisir de l’autre à la partager. On peut ne pas parvenir à partager un tel plaisir, et sentir que l’idée qui vient de faire notre bonheur ne dit rien à celui ou celle à qui on voulait la partager. Quelle déception alors, quelle tristesse, quelle haine peut-être ! Mais la civilité, la civilisation, c’est justement aussi l’acceptation que l’on ne puisse pas forcer quelqu’un à avoir du plaisir. Cette prise en compte des difficultés qu’il y a à penser ensemble, à partager les idées, détermine justement un élargissement des capacités de communiquer. Elle nous fait mieux accepter de participer aux pensées des autres, de les saluer au moins, même si on ne sait pas encore si leurs bonheurs sont compatibles ou non avec les nôtres. Elle nous amène à nous y prendre mieux pour faire part de notre propre plaisir de penser, sans bouder notre plaisir mais sans vouloir en faire une vanité, un objet d’envie, ni d’approbation unanime. Et ce travail de la pensée et de l’imagination sera toujours au foyer de la communauté humaine, rien jamais ne pourra le faire à notre place.

Telle est la grandeur de la dissertation philosophique, de donner à chacun l’occasion d’éprouver ce plaisir. Un plaisir libérateur de confiance en sa propre pensée, un plaisir assez civil pour se confier au jugement des autres. Et un bon sujet est comme la règle ingénieuse d’un jeu d’échecs ou de cartes, ayant incorporé assez d’expériences pour libérer un vrai espace d’improvisation. Lorsqu’on creuse soi-même ses propres questions, en élargissant le cercle, on découvre aussi peu à peu que l’on peut en faire le tour, que ce n’est pas un horrible infini ; on découvre que personne n’est définitivement plus avancé que les autres, et on se sent soudain contemporain. C’est une injustice révoltante que cette occasion ne soit pas donnée bien plus tôt, et à tous les écoliers. C’est aussi une injustice terrible, que cette loterie par laquelle les lycéens tombent sur un « bon » ou un « mauvais » prof, puisque la philo ne dure qu’une année —et encore nous avons de la chance en France, c’est l’un de nos luxes. La classe de philo peut alors n’être plus qu’un vaccin, après lequel on sera définitivement immunisé aux idées philosophiques, insensible et comme amputé d’une forme essentielle de plaisir. Mais ce qui me révolte le plus, c’est d’imaginer d’avance la pluie de mauvaises notes en philo au baccalauréat, de jugements persifleurs sabrant les copies. Sans chance de recommencer, sans encouragement à poursuivre. Et si le baccalauréat est l’un de nos rites de passage, alors la fréquente sévérité des correcteurs (j’en ai été) est comme un rite d’excision. C’est une pratique qui ne stérilise sans doute pas la philosophie, mais en ôte le plaisir, la saillie, la pointe subversive et vivante, l’un des seuls trésors qui nous restent, le simple plaisir de penser.

Paru dans La Croix en 2003

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)