Une crise de pensée

La diversité des visages de cette crise, qui se renforcent mutuellement, augmente le sentiment, proprement de crise, de ne pas savoir par où commencer. Il y a certainement, entre autres, une crise du langage, un manque de langage commun : de nouveaux modes de communication sont apparus, qui ne sont pas encore moralement assimilés. Que faire de la télévision, dans un monde dépersonnalisé où elle sert à tout personnifier, sur un mode supplétif et fantasmatique ? Il y a certainement aussi une crise de l’identité, qui est finalement une crise de l’identité européenne, avec un effondrement et un reclassement des anciennes hiérarchies identitaires. L’Europe est partagée entre le fait qu’elle a été le champion de l’universalité et le fait qu’elle est elle–même dévorée par la machine universalisatrice, qu’elle perd le réseau de singularités qui faisait sa propre trame : le vieux débat entre les Lumières et le Romantisme n’est pas fini (récemment il tournait autour de Kant, revendiqué par chaque camp !)

À ce compte, on pourrait mettre la pensée pure, une simple rêverie sur l’absence de l’être, en dehors de la crise. Mais je crois que ce serait un comportement de détresse, et que nous avons, nous aussi philosophes, notre part de responsabilité à prendre dans cette situation; qu’elle soit critique ou pas, d’ailleurs. S’il y a crise ici, c’est une crise de la méthode, et le diagnostic que je porterai maintenant est simplement limité à cette crise des méthodes. En particulier la méthode est ce qui permet de résoudre les faux problèmes et de poser les vrais, et nous sommes aujourd’hui souvent encombrés non pas tant de mauvaises réponses que de trop de problèmes dont nous ne savons pas discerner quand ils sont faux (mal formulés). Par ailleurs la multiplication des retours vers un fondement ou un "transcendantal" impossible, l’incapacité pour un sujet à "tenir" un discours parmi les discours possibles, montrent que cette crise du "discours de la méthode" est en même temps une crise du sujet parlant et réfléchissant. C’est dans son paradigme cartésien, qui est aussi un modèle de rationalité causale et un modèle de légitimation pratique, que la méthode est en crise. J’essaierai de le montrer sur deux aspects du modèle de Descartes, à partir desquels je développerai ensuite deux sortes de propositions méthodologiques. Mais quand je dis méthode ici, c’est aussi quelque chose qui a la véhémence éthique d’une forme de vie !

2. Le paradigme cartésien

Recommencer avec Descartes, c’est avouer qu’il vaut mieux commencer par un commencement bien tranchant; et que Descartes reste l’initiateur: c’est sa clarification même qui permet de désigner ce qui y résiste. Je veux ici donner des motifs d’accepter comme assez plausible la thèse que la pensée moderne est en crise dans son paradigme cartésien. En effet ce paradigme repose d’abord sur la réduction du sujet à la conscience : détaché de nombreux liens serviles, le sujet devient un acte autonome, et magnifique dans sa tranquille simplicité. Mais en suivant l’histoire de cette conscience, à travers Kant, Hegel, Marx, Nietzsche, Freud, Husserl, on voit ses rapports avec ses représentations se compliquer, se dialectiser, se retourner, jusqu’à ce qu’elle disparaisse quasiment. Si on commence avec la conscience, il ne faut pas trop s’étonner de trouver l’inconscient au bout de la diagonale. C’est un des aspects de notre problème. Par ailleurs ce paradigme repose sur la réduction du monde à des objets étalés en face de cette conscience, et on pourrait suivre l’histoire assez parallèle, et assez terrifiante, de l’anéantissement de toutes choses dans l’objet lui–même, qui n’est presque rien. Il est probable que si nous étions partis d’un sujet qui soit dans le monde comme un corps vivant dans son milieu, nous n’en serions pas là (pas plus dans le meilleur que dans le pire, cependant).

Ce qui me parait remarquable dans tout cela, c’est d’abord que ce sujet ou cette conscience soit "assertorique" : un "je pense" qui est une affirmation, un "je suis".. C’est là un geste superbe, et chaque fois que j’y reviens j’en suis tout ébloui. Mais cette affirmation ne répond à rien, ou elle répond à tout ce qui revient au même. C’est une affirmation qui tombe là, et qui ne répond à rien particulièrement, comme si la question qui la précède était oubliée. Ce sujet assertorique est ainsi un sujet autarcique, qui se suffit à lui–même, puisque finalement il ne répond à "rien", tout au moins à rien d’autre qu’à la nécessité de s’instaurer lui– même, de se fonder lui–même ; c’est une pensée qui commence de soi. En commençant ainsi, il n’est pas très surprenant qu’on en vienne au nihilisme actuel : nihilisme d’affirmer sans raison, nihilisme d’affirmer que la force et l’efficacité de l’affirmation est sa seule raison. Ainsi n’y a t–’il plus de point de départ plus de but, plus de chemin (méthode); plus de fondement. Et plus on répète le fondement, plus on creuse l’origine, moins il y en a. Il n’y a rien derrière, ce sujet assertorique ne répondait à rien. Telle est la première ligne de mon diagnostic, l’oubli de l’interrogation qui précède toute réponse, et que je reprendrai plus loin.

Ce qui me paraît ensuite très remarquable dans le paradigme cartésien, c’est que ce sujet ou cette conscience ne soit qu’en face d’un monde "géométrique". Ce sujet géomètre structure un monde réduit à l’étendue, à figures et mouvements. C’est une conscience anesthésiée, débranchée des sensations. Pour elle les choses n’ont pas de qualités ; du monde il ne reste que des rapports mesurables. En dehors de la structuration géométrique du monde il n’y pas de reste, ou plutôt le reste ne compte pas. Les odeurs, les qualités, les singularités, les corps au sens subjectif, tout cela est négligeable. Mais si on prétend que la structuration objective ne laisse aucun reste, alors qu’il reste forcément quelque chose, et même beaucoup comme le montre l’histoire des théories scientifiques, il est probable qu’apparaisse bientôt une autre structuration, non moins susceptible de prétendre qu’elle ne laisse aucun reste. D’une part il y aura alors un conflit à mort entre ces deux théories, entre ces deux structurations qui se prétendent chacune rationnelle parce qu’autarcique et suffisante. D’autre part ces structurations feront tout pour éliminer les singularités résiduelles. C’est à ce double résultat que nous assistons. Il me semble pourtant qu’est rationnelle véritablement une structuration qui sait qu’elle laisse un reste et qui désire savoir ce qu’elle laisse, non pour le réduire à elle mais au contraire pour le laisser être, et pour le laisser à d’autres structurations possibles. Telle est la seconde ligne de mon diagnostic, l’élimination des singularités. Ce diagnostic sur la crise des méthodes est ma manière de confesser ma responsabilité ; il faut maintenant le poursuivre jusqu’à en tirer quelques solutions.

3. L’oubli de la question

Au delà des questions de méthode dont nous avons parlé, le sujet assertorique est probablement ce sujet dont on nous annonce la mort. Rappelons tout de suite que c’est un sujet qui n’est responsable que devant soi, et qu’en ce sens là c’est un sujet irresponsable : il ne répond à rien. Dès lors il est en fait incapable de prendre quelque consistance : peut–on se poser soi– même, se fonder soi–même ? Après des retours à Descartes d’autant plus multipliés que la philosophie est en crise de fondement ou de déconstruction (Husserl, Heidegger,..), le sujet n’est plus que la trace de lui–même (Derrida), un manque, la case vide du sujet rhétorique. Le "je" n’est jamais que l’"embrayeur" dans un discours, le "je" de ce discours ou de cet autre, etc. D’où ce sentiment d’un "self–service" des discours, dans l’équivalence générale, que l’on peut appeler une "soft–idéologie" et qui me parait surtout une servitude volontaire. L’impuissance à communiquer en est elle–même un des résultats : soit que le sujet n’existe qu’abrité dans un discours comme dans une langue privée, celle de son expérience propre intraduisible aux autres ; soit que le sujet, en extériorité à tout discours, exige immédiatement une clarté totale, une transparence universelle où l’on n’aurait plus besoin de la modestie et du travail de la communication.

 Mais d’une manière ou d’une autre il n’y a probablement pas de pensée sans ce travail de communication, de même qu’il n’y a pas de liberté de pensée sans liberté de communiquer la pensée (à ne pas confondre avec le libre marché de la communication !). Or communiquer ce n’est pas interchanger des réponses qui ne répondent à rien, ni même partager les mêmes réponses ou discours qui là encore ne répondent à rien et n’ont donc aucun sens véritable. Communiquer, c’est partager les mêmes questions, se soumettre ensemble aux mêmes questions. Sans questions communes, le langage se défait. D’abord parce qu’il n’y a pas d’espace intersubjectif d’interlocution. Et puis, on tombe dans l’indifférenciation sémantique, où les mots ne disent que les couleurs privées de l’expérience de chacun. Il n’y a plus enfin de solidité contextuelle car on n’est plus dans le même monde et nos pratiques ne "désignent" pas les mêmes choses. Il ne reste plus que la séduction : attirer l’autre dans mon langage. C’est pourtant par le biais de l’interrogation que dans nos dialogues se produit, avec un travail qui demande du temps et parfois du silence, un langage commun et aussi un contexte commun (avec l’intégration progressive des questions d’autrui).

 Ce rapport à une question qui précède nos réponses prend aussi pour moi un sens théologique, et je voudrais faire ici une approximation philosophique de la catégorie très kierkegaardienne du "devant Dieu". Il faudrait d’abord rappeler que la conscience, de Calvin jusqu’à Bayle (et même si Bayle a reçu et adapté la greffe cartésienne), n’est pas une conscience devant soi, mais une conscience devant Dieu : elle est ce en quoi le sujet ne s’appartient pas. On a oublié cela, pour affirmer une conscience assertorique (qui ne répond à rien), et autarcique (origine de soi). Or la catégorie du "devant Dieu" permettait de décentrer le sujet, et de faire que l’affirmation du sujet soit réponse à quelque chose, que le sujet soit responsable. Il me semble que c’est le secret (je dirai presque le secret perdu et qu’atteste l’oeuvre de Descartes lui–même) de l’Europe que d’avoir mis au centre le questionnement : la science progresse au fur et à mesure qu’elle met le questionnement au centre de son activité, et régresse chaque fois qu’elle oublie ce geste. La démocratie est au fond cet agir politique qui nous remet régulièrement tous à équidistance du pouvoir de questionner. Ce n’est pas un hasard si les régimes autoritaires (et l’Eglise de l’Inquisition) se caractérisent par le monopole de la question, qui permet d’identifier, de surveiller, de manipuler. Par ailleurs je dirai que ce sens de l’interrogation est la mystique discrète de l’Europe (en particulier de l’Europe protestante): où la foi est d’abord savoir que je ne sais pas, le point où la connaissance sait qu’elle ne sait pas tout, où la réponse sait qu’elle ne recouvre pas entièrement la question. Cela est important concrètement aujourd’hui, dans nos pays et aussi dans nos églises, où nous savons qu’il nous faut faire un formidable effort de formation, et de reformation. D’autant plus que nous essayons de tenir compte de tous les savoirs, savoirs–faire et discours, comme si tous pouvaient être ramenés au même béton en réponse aux mêmes questions, jamais explicitées. Bien sûr qu’alors on n’y comprend plus rien ! Le scepticisme ambiant, qui est une crise de la méthode et de la communication et de tout ce que je viens de dire, est en même temps une chance et une occasion : occasion d’accepter les différences entre les questions (car le sens d’un discours dépend de la question implicite à laquelle il répond); occasion d’accepter que les réponses permettent de poser de nouvelles questions (c’est peut–être même ce qui les "justifie"); occasion de remettre la question au centre et de nous remettre à équidistance du questionnement.

4. L’élimination des singularités

L’autre problème que l’analyse du modèle cartésien permet de pointer, c’est celui de ce sujet géomètre en face d’un monde sans qualité et sans odeur. Ce sujet anesthésié, qui élimine comme négligeable tout ce qui reste de la structuration technique ou rationnelle, rejette ainsi dans l’irrationnel ou dans l’inexistence toutes les singularités résiduelles. Cela ne pose pas qu’un problème méthodologique, là encore. C’est tout notre rapport au monde qui en est perturbé. Dès la perception, l’élimination des "singularités" fait que nous réduisons les objets à leur usage, à leur fonction. Pourtant chaque regard a sa signature unique, et la perception d’une chose est infinie. Avec la reproduction en série, avec notre incapacité à incorporer à notre perception ordinaire les explorations des sciences et celles des arts, notre perception se trouve plongée dans un monde d’objets que nous pouvons certainement utiliser, mais dont je crains que nous ne puissions les "sentir" : savoir vendre, par exemple, c’est savoir effacer les restes de singularités par où les choses s’attachent encore aux pratiques qui les ont produites.

 A fortiori quand il s’agit du travail, de l’agir en général : car ce devrait être le propre d’une rationalité pratique, d’une rationalité spécifique à l’agir et au travail, que de montrer comment la structuration d’une matière, d’une situation ou d’une expérience est toujours singularisée (parce que singulière et portant sur le singulier, comme disait Aristote). Toute pratique, tout travail et tout agir, a un style. Ainsi, éliminer les singularités, c’est réduire notre rapport au monde à quelques mécanismes réducteurs qui laminent le sentir et l’agir. Face à cet excès de géométrisation, on a souvent tendance à affirmer des singularités pures, des subjectivités irréductibles, des évènements sans structure. Mais le "style" est structuration de singularités autant que singularisation de structures ; c’est là son intelligence pratique, dans un monde dévasté par la dualité sujet– objet.

 Ce n’est pas seulement notre rapport aux "choses" qui est ainsi atteint, c’est aussi notre rapport aux autres. Nous sommes un peu malades de la cassure entre la rationalité moderne qui privilégie les structures lourdes et les relations longues, et un certain romantisme post–moderne qui privilégie les petites singularités et les relations courtes. Cette cassure peut évidemment prendre des formes plus complexes, elle n’en est pas moins souvent reconnaissable. Je signalais en introduction que c’était là un des facteurs de la crise d’identité où nous sommes pris, entre la revendication d’une pensée critique et universelle, et l’attachement à des traditions particulières. Et on pourrait suivre les complications de cette dualité au travers des conflits économiques, autant que politiques et culturels. Mais je m’arrêterai au problème du droit. Car le droit tend d’une part à élaborer des catégories les plus universelles possible, et d’autre part à instruire le plus loin possible les singularités des situations. Pour éviter que le droit n’éclate dans cette tension, la rationalité stylistique que je propose ici permet de penser ensemble la structuration (régulation) des différends et la singularisation (interprétation pratique) des lois. Leibniz s’était avancé assez loin dans cette intelligence du droit.

 Ce désir de connaître ou de relever les singularités laissées par une structuration, sans les renvoyer à la nuit d’une ineffable subjectivité, prend enfin une résonance théologique : certainement déjà dans le rapport "stylistique" au monde qui nous est donné à habiter (loin que nous puissions jamais prétendre le dominer totalement, le réduire à notre usage); il y a là le germe d’une théologie de la Création qui nous manque. Mais aussi dans la curieuse proximité entre une eschatologie de la justice, seule figure d’une universalité réelle du droit, et l’insistance néo– testamentaire sur le pardon et l’amour du (moindre) prochain, seuls capables d’aller entièrement à la rencontre des singularités. L’élan de la Rédemption, pour reprendre le mot de Ricœur, n’a de sens que s’il traverse tout cela. Face à l’Islam, mais aussi au mensonge technocratique de la croissance sans fin, nous avons probablement beaucoup à apprendre des christianismes orientaux (et maintenant brésiliens, africains, etc.) sur ces sujets.

5. La parole et la main

Pour terminer, il me semble que nous pouvons tirer de la crise ces deux méthodes (les pensées les plus précieuses, ce sont les dernières, mais les pensées dernières ce sont les méthodes, disait Nietzsche). Celle d’un questionnement, pour comprendre les discours par rapport aux questions qui les précèdent, pour trouver les questions neuves qui naissent des réponses. Celle du style, pour saisir le jeu de la structuration et de la singularisation, et pour respecter le "reste", qui est parfois l’essentiel.

 Certainement on peut sur ces modèles penser des machines, applications informatiques de la logique des questions–réponses, ou applications robotiques du jeu structures–singularités. Des machines peuvent certainement simuler, c’est à dire modéliser et clarifier, l’exercice de la problématisation et celui de la stylistique. Elles ne font ainsi que délivrer les humains pour exercer plus loin leur questionnement et leur style (et pour l’exercer d’autant plus loin que leur mémoire plonge ses racines dans l’immémorial des cultures et de la phylogenèse). Toutefois ce rôle des machines montre aussi qu’il n’y a pas de méthodologie salvatrice dans notre contexte de crise : en effet les choix politiques et économiques pèseront très lourd sur l’ouverture ou non de ces temps et de ces espaces d’interrogation et de style. De toute façon ces méthodes ne sont rien sans des réseaux relationnels qui se les passent et les pratiquent ; elles sont à inventer, c’est à dire à bricoler.

 Pourtant cette double méthodologie, à son niveau, est ce qui correspond le mieux à une anthropologie totale. Car nos anthropologies sont amputées. Notre crise est peut–être aussi celle du conflit entre l’"homme de paroles", où tout est langage et communication sans travail, et l’"homo faber", où tout est technique et travail sans parole. Il y a une double prétention à l’hégémonie, celle du travail et de l’agir instrumental des techniques sur la parole, et celle du langage et de l’agir communicationnel sur le travail. Mais contre l’universelle instrumentalisation il existe des questions infinies laissées à la parole, et contre l’universelle communication il existe des singularités infinies laissées à la main. L’émancipation, c’est le libre–jeu de la parole et de la main, leur autonomie relative, et le respect de cette humanité totale. Au niveau méthodologique qui est celui de ma responsabilité, c’est à cela que les propositions précédentes veulent contribuer.

Olivier Abel

Publié dans le Bulletin du CPED n°332 Juin 1988..