La communication, enjeux planétaires et perspectives pratiques

 

L’étude que je vous propose comporte deux moments inégaux, dont chacun à son tour peut être divisé en deux. Dans un premier temps je m’intéresserai brièvement à quelques–uns des enjeux planétaires de l’industrialisation de la communication : il s’agira d’une part de la distinction entre information et communication, et d’autre part de la forme du débat public dans une société de communication post–industrielle. Dans un deuxième temps je proposerai une éthique de la communication, à partir de la pratique et du « travail » de ce qu’est le dialogue, et d’autre part à travers les formes de communautés organisées par cette pratique (y compris de ce que peut être une dynamique fédérative).

I. ENJEUX PLANETAIRES.

A. Information et communication :

On pourrait prendre le départ de mille manières sur ces questions, tant les travaux sont nombreux et serrés ; on pourrait partir de Saussure ou de Jakobson en linguistique, de Boltzmann et Shannon en théorie de l’information, ou de Lasswell en sociologie de l’information, d’Ellul ou de Barthes pour l’analyse des propagandes, et de Sfez ou de Baudrillard pour la critique des stratégies de la communication. Je commence, parmi ces travaux déjà classiques, avec la distinction célèbre par Mac Luhan entre « message » et « medium ». C’est sur la base de cette distinction que l’on entend parfois dire aujourd’hui : plus on communique (medium) et moins on est informé (message)!!

Avant ses travaux sur « les stratégies fatales » de la communication, Baudrillard reprenait la vielle distinction marxiste entre valeur d’usage et valeur d’échange, et montrait qu’avec le triomphe universel de la société marchande les objets mêmes n’avaient plus qu’une valeur d’échange, et que le système était comme une représentation sans « réalité » derrière. Si l’information à son tour devient une marchandise comme une autre, avec la même concentration des moyens de production et de distribution, ce qui comptera ne sera plus sa valeur d’usage mais sa seule valeur d’échange.

Or l’information n’est pas une marchandise comme une autre. Max Weber a montré que l’Etat est le monopole de la violence légitime : ce n’est pas un monopole comme celui du caoutchouc ! Les armes sont ces marchandises très particulières qui sont capables de détruire les autres marchandises et les moyens de production (comme on le voit dans le contexte actuel de la crise du Golfe). C’est pourquoi la totale déréglementation du marché en la matière est rarement considérée comme un progrès de la liberté. Il en est de même pour l’information : c’est une marchandise qui sous toutes ses formes (discours, documentaires, photos, bandes sonores, pub, clip, tube, etc.) a des propriétés très particulières. D’une part pour la première fois dans l’histoire des marchandises, elle est reproductible et transportable à coût minime (ce sont des « quasi–immatérianx »). Ensuite ces produits s’incorporent très vite et bien plus que la nourriture à la subjectivité, à l’affectivité : elles condensent des formes de désir. Enfin la distribution des informations impose des infrastructures très lourdes (presse, chaînes, câbles, satellites, etc.), imposables aux concurrents et où la moindre innovation technique s’impose presque immédiatement à tout le secteur. La concentration formidable du marché, qui résulte de ces propriétés, ne peut pas vraiment être considérée comme un progrès de la liberté de communiquer.

A l’échelle planétaire, l’information comme marchandise devient le champ d’un marché déséquilibré et dissymétrique. Pour échapper au filtrage des monopoles médiatiques, il faudrait revenir à la source des informations, que sont les grandes agences de presse. Mais qui informe les informateurs ? Les quatre agences occidentales (Reuter, AFP, UPI et AP) brassent 80% des informations qui circulent dans le monde ; et là-dessuss 20% concernent les pays en voie de développement. Le phénomène est dû à une exigence de rentabilité : qui achète quelle information (et plus généralement qui est demandeur et acheteur de quelle communication)? Où est la demande solvable ? Serait alors objective l’information susceptible d’être vendue au plus grand nombre possible de clients. Et plus généralement serait légitime toute communication rentable. On peut d’ailleurs appliquer ce raisonnement à la communication « religieuse » : c’est tel discours que les gens (de tel milieu, de telle tradition etc.) achètent le plus, c’est donc ce discours qu’il faut le servir. Il échappe alors à ceux qui pratiquent ainsi le marché de la communication qu’il y eut forcément un temps où cette communication n’existait pas, où elle n’était pas un marché !!

C’est ce moment où une communication naît, et c’est bien le fruit d’un certain « travail », qui nous retiendra plus loin. Au–delà de la critique de l’information (on communique, mais on communique quoi?), du message, c’est bien une critique de la communication qu’il faudrait effectuer sous la question : quel usage faisons– nous de nos communications ?

B. Consensus et différend :

Puisque nous avons commencé avec lui, recommençons à partir d’une autre remarque de Mac Luhan : chaque époque est structurée en profondeur, estime–t–il, par le type de « medium » qui y prédomine. Il y a un âge de la tradition orale qui est marquée par une certaine tribalité de la tradition, un âge de la diffusion de l’imprimerie qui est marqué par un souci de l’universalisation rationnelle de type moderne, etc. Avec les nouveaux média et l’industrialisation du traitement de l’information et des communications, dans quelle société sommes–nous entrés, avec quel type de légitimation du lien social ?

C’est cette question qui anime les réflexions de J.Habermas. Ce n’est pas seulement l’information instrumentale, utile, mais l’information que j’appellerai « problématique » (celle qui porte sur le débat des finalités), et même les oeuvres du goût, qui deviennent des marchandises : le résultat en est qu’il n’y a plus d' »espace public » pour le débat, pour la légitimation. La rationalité éclate en secteurs juxtaposés, indépendants, dominés par les experts de chaque branche, et incapables d’un débat global. En face de cette pseudo–communication, il faut prendre appui sur les formes de la communication là où le débat est vraiment rationnel, au sens plein du terme : dans le débat scientifique, il y a obligation à certaines règles communes de cohérence et de vérifiabilité, et cette obligation, qui donne à chacun le même droit de parler et d’interroger, est universelle. Il y a consensus explicite sur les règles du débat.

En politique par contre, cette crise de légitimité se marque par le retour local à des formes de légitimation archaïques, tribales, seules capables de faire contrepoids aux discours « séparés » et abstraits des experts. Il n’y a donc pas de débat possible. La démocratie dans une société où la communication est passée au stade industriel et post–industriel pose donc des problèmes spécifiques : car jusque là la liberté de communiquer était un assez bon critère (ne disons pas démocratie, car ce serait un anachronisme et un ethnocentrisme !) de « raisonnabilité » politique. Mais on peut imaginer un système parfaitement totalitaire, où la communication soit intégrée comme un feed–back nécessaire à l’identification, à la surveillance et à la manipulation de la société. Ce qui serait obtenu ainsi, ce serait une sorte de consensus : non pas le consensus « hard » obtenu par la contrainte technique, ni par l’enthousiasme tribal, mais le consensus « soft » obtenu par le simple fait que tout communique, que tout est représenté dans tout.

C’est à cela que JF.Lyotard répond, plus inquiet quant à lui de la rationalité universelle (non pas celle de la connaissance mais celle du marché planétaire et de ses vecteurs technologiques) que des menaces assez inoffensives des nouvelles tribus. Ce que Lyotard objecte au consensus habermassien sur les règles à établir pour le débat public, c’est qu’il est impossible de ramener la pluralité des « jeux de langage » à une seule règle qui serait la bonne. S’appuyant sur (et interprétant à sa manière) les travaux de L.Wittgenstein, et sur cette idée qu’il y a une hétérogénéité des langages employés par les acteurs du débat public, il développe l’idée que ce débat prend au fond la forme d’un « différend », c’est à dire que le tort subi par l’un des acteurs ne peut s’exprimer dans le langage et selon la règle du jeu de l’autre (placer tous les problèmes sur le seul terrain de la négociation salariale par exemple).

JF.Lyotard va même plus loin. Il nous est demandé, observe–t– il, de rentrer dans la société de communication, une société moins industrielle, plus individualisée, plus conviviale et plus transparente. Cet impératif de communiquer, cette obligation à rentrer plus encore dans l’universel échange, lui semble un processus qui se pare des prestiges de l’humanisme et des « droits de l’homme » pour masquer son caractère profondément « Inhumain ». Inhumain est le nom de ce « Dieu » de la communication universelle, sorte de « monade » qui perçoit tout ce qui se passe, sorte d’intelligence artificielle d’un système désentravé des résistances humaines, des singularités, des irrégularités, bientôt des corps eux–mêmes (les manipulations génétiques)! Cette communication, dont le marché est aujourd’hui la forme dominante, organise un « meilleur des mondes » d’où toute véritable pluralité, toute véritable altérité, aura été exclue. Elle n’a pas grand chose à voir avec la communication vive, à voix et visages nus si l’on peut dire, qui va nous arrêter maintenant.

II. PERSPECTIVES PRATIQUES.

A. Le travail du dialogue comme éthique de la communication :

Pour reposer le problème de la communication de manière responsable, c’est à dire d’une manière où l’on puisse répondre à la question : « et toi qu’en dis–tu ? et toi que fais–tu ? », il faut repartir d’une chose toute simple. En effet la pratique porte toujours sur des singularités, dans une situation donnée : on ne peut pas agir sur des généralités. Cet angle d’attaque simple et pratique est celui que constitue le dialogue. Un auteur qui fut longtemps l’antagoniste de J.Habermas sur la scène de l’université allemande, HG.Gadamer, a développé une philosophie du dialogue, qui place le véritable dialogue, dont le modèle est pour lui le vis–à–vis oral, le dialogue vivant, sous la domination ni de l’un des partenaires, ni d’une bonne réponse ou d’un bon langage, mais sous celle d’une « question ». La question (ce dont il est question) est plus vaste que les réponses qui lui sont apportées, et les interlocuteurs doivent accepter de dialoguer dans l’ouverture maintenue par cette question.

Je voudrais d’abord montrer que cette idée est un bon guide pour comprendre ce qui se passe dans la communication ordinaire. Mais aussi pour comprendre ce qui se passe dans l’échec d’une communication. Et enfin pour comprendre (ce qui déborde le cadre de la thèse de Gadamer) que la réponse à une question soulève éventuellement une autre question, plus vaste ou plus radicale que la précédente, ou simplement plus actuelle.

La communication la plus ordinaire suppose déjà l’existence d’un langage, d’un code commun ; l’existence d’un contexte, d’un référent, ce dont on parle et vers « quoi » on peut éventuellement se tourner ; l’existence enfin d’interlocuteurs en présence. Il arrive que le code commun soit très faible (comme dans le cas d’une conversation avec un étranger), que le référent commun soit très vague (comme dans le cas d’un cours de philosophie!), que la présence mutuelle des interlocuteurs soit brouillée, ou asymétrique (comme dans le cas de la télévision) : la communication reste une proportion entre ces différents facteurs. Avec un étranger, on parlera de choses tangibles, et avec une « présence » réciproque forte. En philosophie, Rousseau écrivait « je ne sais pas l’art d’être clair pour qui ne veut pas être attentif ». Et à la télévision, en l’absence d’une situation d’interlocution aisée, prioritaire, ou symétrique, on aura un renforcement du code commun autour de rituels et de signaux simples.

Il arrive toutefois que la communication ordinaire soit mise en échec. Il n’y a pas de code commun, pas de référent commun, pas de consensus intersubjectif : pour le dire autrement, sur tous ces niveaux, on ne partage pas les mêmes questions. Ou bien pour le dire dans les termes de Wittgenstein, on ne partage pas le même « jeu de langage », les mêmes règles ; il y a hétéromorphie des langages, et on ne parle pas de la même chose. Au risque de décevoir ceux qui n’ont que le mot dialogue à la bouche, et ceux qui vitupèrent le dialogue comme une technique pour noyer le poisson, le dialogue authentique ne peut imposer ici aucun consensus : au contraire, il atteste le différend, l’impuissance à partager les mêmes questions.

On doit alors accepter l’échec de la communication première : l’incompréhension, l’incommunicabilité, la violence, c’est de refuser cet échec, et de « forcer » la communication. Pour communiquer, il faut bien accepter au fond que l’on n’a jamais exactement le même code, que l’on ne parle pas la même « langue »; il faut bien accepter que l’on ne peut jamais tout dire, tout expliciter ; et il faut bien accepter que l’on ne parle jamais à tout le monde. Communiquer c’est accepter de dire quelque chose à quelqu’un ou d’écouter quelque chose de quelqu’un, et le mensonge ici c’est de vouloir répondre à toutes les questions ou comprendre toutes les réponses. Communiquer, c’est aussi cesser de prétendre comprendre tous les « implicites » de nos interlocuteurs, cesser de soupçonner toujours quelque sous–entendu caché, cesser d’avoir peur des questions implicites véhiculées par toute communication. Il y a donc une vérité dans l’échec de la communication : c’est celle qui nous contraint à accepter que nos interlocuteurs se posent (ou répondent à) d’autres questions, que nous ne connaissons pas, et que nous n’avons pas forcément à connaître. Et nous sommes ainsi contraints de ne pas juger ce dont nous ne comprenons pas les questions.

La communication ordinaire ayant été suspendue, il arrive parfois qu’une communication seconde s’ouvre alors, sur le modèle de la lecture poétique, de la communication par métaphores telle que P.Ricœur l’a étudiée. Prenons la métaphore de Shakespeare : « Le temps est un mendiant ». C’est parce qu’il y a échec au niveau du sens littéral des mots, qu’un sens poétique peut être produit par le lecteur qui saisit l’écart entre cet énoncé et le sens habituel (« le temps c’est de l’argent »). C’est également parce que la référence au monde littéral est suspendue que s’ouvre une référence de second degré, un monde poétique où le temps est autre chose que de l’argent, stockable, etc. Et c’est parce que la lecture a suspendu la subjectivité ordinaire du lecteur, qu’elle a mis entre parenthèse son épaisseur psychologique, sociologique, etc., qu’elle ouvre en lui une subjectivité neuve, une autre perception du temps, une subjectivité poétique, qu’il peut partager avec tous les lecteurs de cette simple image.

Ainsi, loin que l’on puisse assimiler la communication à un simple et identique échange où tout serait toujours et de plus en plus équivalent, il y a dans la communication vive un travail. Parce que les codes langagiers, la capacité de référence, l’espace d’interlocution respectueuse, s’usent, se sédimentent et se sclérosent, la communication travaille sans cesse à leur différenciation. Elle produit un langage commun différencié et spécifique, un monde commun et propre à la communauté, une intersubjectivité neuve. Or, sur chacun de ces registres, c’est le travail de l’interrogation qui engendre cette communication. C’est le travail du questionnement dans le dialogue que de produire un code commun, que de construire la commune référence, que d’engendrer une intersubjectivité. Ce que nous venons de voir à l’oeuvre dans le travail du dialogue, c’est cette idée que les réponses à des questions (mêmes non communes, non partagées) peuvent soulever des questions plus radicales, une question plus vaste, et actuelle pour tous les interlocuteurs. Ce n’est pas parce que, au niveau de la communication première, nous ne partageons pas la même question, tous les mêmes implicites, que nous ne nous comprendrons jamais ; le travail du dialogue peut engendrer une question seconde, une neuve question, qui nous sera commune.

Tel est le pouvoir de la question. On pourrait dire, en prolongeant les travaux de K.O.Appel, que le « consensus » est produit en dépit de la plurivocité de départ, par le travail de l’interrogation ; mais aussi que le « pluralisme » est produit en dépit de l’uniformité de départ, par ce même travail. Le questionnement travaille entre les deux situations limites du consensus et du différend, dont il opère le mixte. En ce sens, c’est le pouvoir partagé de questionner qui fait fonction de  « transcendantal », de condition de possibilité, pour la communication.

B. La communauté de la question :

On pourrait définir la « communauté » comme l’ensemble de ceux qui partagent la même réponse. Cette définition serait toutefois ambiguë, parce que l’on peut partager la même réponse, par exemple « Je crois en Dieu », ou bien « On peut tout acheter », ou bien « Il faut maintenir la démocratie », sans que cette réponse ait le même sens pour tout le monde. Cette réponse commune constitue davantage un « modus vivendi » dans le dialogue de sourds général qu’une quelconque forme de communauté. On pourrait également définir la communauté comme l’ensemble de ceux qui partagent le même langage ; mais là encore le même langage n’est pas véritablement le même, tant que l’on ne partage pas les questions qui lui donnent sens. La plupart des sociétés, et aussi des religions, sont en fait de telles communautés de la réponse ou du langage : mais ces réponses ou ces langages sont des « symboles » de réponse ou de langage, susceptibles de répondre à plusieurs questions, c’est à dire de porter plusieurs sens.

La communauté aurait donc avantage à être définie comme l’ensemble de ceux qui partagent la ou les mêmes questions. Une telle communauté peut apporter à cette question des réponses différentes, éventuellement exclusives, ces diverses réponses sont intelligibles entre elles, dès lors qu’elles reviennent à la commune question. Ce qui est placé au centre de la communauté ce n’est pas une réponse, ni une synthèse de réponses, c’est la question. Cette définition de la communauté reste encore très générale. Elle définit aussi bien les « contemporains », ceux qui constituent une « génération », car ce qui les caractérise le mieux c’est bien qu’ils partagent les mêmes questions. En fait ils partagent certaines questions et non certaines autres, et pour comprendre la communauté de la question il faut porter l’enquête sur les questions que l’on peut considérer comme radicales.

Considérons les questions implicites les plus radicales, les plus « originaires », les plus constitutives de communautés. Il y en a de plusieurs types. Les questions de premier type apparaissent comme celles où la question originaire est nommée : déposée dans un idiome, tous les membres de la communauté la partagent comme la même enfance, le même mythe, le même langage privé ; la communauté demeure dans le texte de la question qui l’a fait naître, et se raconte elle-même, sans fin. Les questions de deuxième type sont celles où la question authentique est indicible, inavouable : la communauté, loin d’être rassemblée par un commun discours, une commune justification, est rassemblée par un commun et parfois bruyant silence autour d’une faute, d’un malheur commun, ou plus simplement de la mort, d’une absurde douleur comme étant la seule chose vraiment partagée. Les questions de troisième type apparaissent lorsque la question commune est considérée comme impossible, les questions posables devenant alors des questions quelconques : dans une telle communauté toutes les questions se valent, et il n’y a pas de question centrale à partir de laquelle ordonner les autres.

Dans cette typologie rapide, et pour essayer des adjectifs caricaturaux, on pourrait nommer la communauté de premier type « communauté identitaire » (parfois « intégriste »), celle du deuxième type « communauté éthique » (parfois « cynique »), et celle du troisième type « communauté rationnelle » (parfois « sceptique »). Ce dernier type de communauté mérite une vigilance particulière, d’abord parce qu’elle est souvent inaperçue, comme une communauté en l’absence de communauté. Ensuite parce qu’elle correspond à la forme de communauté de la démocratie.

Quels que soient les vices et les vertus comparées de ces diverses formes de communautés, ce sont de véritables communautés de la question. De toute façon une communauté de la question ne décide pas de la question ni du type de question implicite qui la fonde, et en ce sens–là elle est inaccessible au reproche. Elle est accessible seulement à l’effritement de la question commune. Heureusement la question commune n’est pas seulement la question implicite, la question « antérieure » : à partir de questions éclatées et de réponses diverses, il reste possible d’engendrer ensemble une « autre question », et par là une nouvelle communication, une communauté vivante. Appartiennent à cette communauté ceux qui sont devant ce « qui vient », debout, dressés par la même question, et « répondants » (c’est le sens du mot « prophète »). Dans l’effritement du langage commun, et dans l’absence même de langage commun, une communauté peut surgir, une communauté de la question à venir.

Deux remarques pour conclure :

Ce passage d’une communauté à une autre, par le travail de la réponse qui devient à son tour question neuve, et qui fait passer d’une question à une autre, ne se fait pas sans déchirements. On pourrait utiliser la métaphore de l’enfantement. Et je crois que ce n’est pas inutile pour comprendre ce que peut être la « dynamique fédérative » : en effet la « fédé » étudiante se structure à chaque fois comme génération, comme « contemporains », en tant que vous partagez les mêmes questions et parce que vous configurez ensemble cette constellation des questions au ciel de votre époque. Mais dans le même temps que l’ouverture de cette commune question forme l’espace de votre communauté, vous devez penser à la « relève », à la possibilité en vous d’autres « générations ». Toute proportion gardée vous devez donc considérer les lycéens comme les « prophètes » des constellations de questions futures, et les accueillir comme tels. Au fond, c’est à vous tous, avec les lycéens (et les plus jeunes possibles à mon avis), de dresser le camp de toile de vos questions neuves dans la nuit des vielles réponses et des vieux débats.

Ce n’est pas facile, d’enfanter ensemble de nouvelles questions, plus vastes et plus vives. Ce que je ceux dire ici est un commentaire de ce qu’écrit S.Kierkegaard à propos de Socrate, de Jean–Baptiste, ou de Jésus. Je crois qu’on peut utiliser le mot « excommunication », car il n’est pas trop fort. L’excommunication n’est pas un phénomène très rare; la logique de l’excommunication est celle par laquelle une communauté exclut celui (ou ceux) qui ne partagent plus sa question. C’est évidemment un phénomène pathologique par rapport à une communauté existante (condamné à boire la ciguë, Socrate dit qu’il fallait que la société soit bien malade pour avoir besoin d’un tel médicament); mais c’est dans le même temps un phénomène prophétique par rapport à une communauté à venir.

On peut dire en effet que pour s’effectuer, une nouvelle question (c’est-à-dire un nouveau monde de réponses) « doit » se faire excommunier, être jugée incompréhensible, disparaître de la communication ordinaire. Alors elle peut ouvrir un autre espace de communication, un autre monde: il faut bien que ce monde–ci exclue celui qui n’en parle pas le langage, pour que ce dernier prouve que son langage est bien un « monde » possible, une terre et un ciel nouveaux.

Olivier Abel

Publié dans Bulletin de la Fédé 1991/1..