Texte intégral de l’habilitation (1999) – Recherches sur les figures et les questions de l’éthique

 

Recherches sur les figures et les questions de l’éthique

Ce rapport de synthèse se présente sous la forme d’une part de la présentation du dossier, et d’autre part du texte de synthèse proprement dit, intitulé « L’intervalle éthique du courage et du pardon », où j’ai cherché à montrer comment le courage et le pardon sont des figures limites de la même variation éthique.

Après un préambule sur mon métier, l’introduction au dossier (en deux sections, l’une sur le sens de l’interrogation, l’autre sur la pluralité éthique) propose à la fois le bilan des études parcourues et le point de celles que je souhaiterais conduire. Celles-ci sont développées dans les « Annexes » à chacune des sections. Le plan du dossier avec les références des publications se trouve aux pages 10 à 13.

Le rythme de l’éthique proposée part du courage de commencer, d’entrer dans l’échange; passe par la justice de maintenir, de tenir la complexité de l’échange; et s’achève sur le pardon qui sort de l’échange, peut-être pour commencer autre chose.

Préambule embarrassé sur le métier de moraliste

La tâche que je me propose est périlleuse, parce qu’elle consiste à exposer un mélange de genres facilement instable. Parlant du « problème » de l’éthique, précisément parlant de ce sens du problème qui « accompagne » l’éthique, je parlerai selon ce que je crois être la discipline philosophique, qui recherche toujours la ligne de problématicité maximale. Mais dans le même temps, ce que j’exposerai ne sera pour une grande partie que l’abrégé d’une dispersion, celle qui caractérise le métier de moraliste dans une société démoralisée, si tant est qu’il prenne son métier à bras le corps.

Certes on peut revenir sur le geste philosophique, et l’abstraire en quelque sorte du contexte particulier où il s’implique: enseigner la philosophie et particulièrement la philosophie éthique dans une Faculté protestante, loin de faire oublier le sens de l’interrogation, l’aiguise jusque sur sa propre mémoire philosophique. Ce sera le but de la première section que de relever cet exercice. Mais le contexte où elle s’engage ne laisse pas la pensée indifférente; et cette oscillation entre l’appartenance à un « lieu », à une communauté historique, et la distanciation essentielle à la philosophie, fait déjà problème.

Certes on peut par ailleurs faire pièce à cette dispersion par une sorte de distribution raisonnée, et ce sera le but de la seconde section de ce dossier, plus directement tournée vers le champ éthique. Mais on ne peut le faire avec sagesse, et même une pointe de mansuétude, tant que l’on n’a pas vraiment mesuré l’étendue du problème, au sens où l’on peut dire « mesurer les dégâts »: non seulement le disparate des sollicitations et appels que le moraliste reçoit, mais la discrète contradiction dans laquelle il est plaçé, de devoir répondre à des questions si hétérogènes. En introduisant à la seconde section sur « la pluralité de l’éthique », je développerai cette distribution, et en expliquant son style d' »éthique des ténèbres », j’expliciterai alors un peu cette « démoralisation » dont je parlais plus haut, qui est moralement plus grave mais philosophiquement plus intéressante que toute immoralité.

Le titre de ce dossier indique qu’il y a ce qu’on pourrait appeler « un problème avec l’éthique », et désignera cette intersection entre la problématicité philosophique (autour de laquelle s’organise la première section) et le champ éthique (qu’embrasse la seconde section). Le thème qui est mien ici est donc celui de la problématicité de l’éthique. Quel est donc le problème, avec l’éthique? C’est d’abord la difficulté à tenir ensemble les requêtes différentes auxquelles doivent plus ou moins satisfaire toute morale. Pour l’une, celle–ci doit être enracinée dans les moeurs et les aspirations, trouver ses motifs dans la mémoire, le vécu et le rêve que partage la société à laquelle elle est proposée: le législateur s’aperçoit sans cesse qu’on copie plus facilement les lois d’un autre pays que l’on n’importe les moeurs correspondantes! Pour une seconde requête, le propre d’une morale c’est d’être universalisable, car la morale n’est pas là pour assurer l’identité culturelle d’une population mais pour permettre la coexistence de tout le monde selon des règles acceptables par tous. Une troisième requête voudrait une morale qui soit très modestement praticable, qui puisse s’interpréter dans l’existence et jusque dans les situations les plus singulières, dans les cas « difficiles », là où l’habitude ni les principes généraux ne suffisent plus.

Or il m’est apparu qu’aucune morale ne pouvait prétendre satisfaire complètement aux diverses requêtes de l’éthicité que nous venons de décrire. Telle morale sera bien enracinée dans nos traditions, qui sera mal universalisable (sauf à faire passer pour une anthropologie « naturelle » des habitudes tout à fait culturelles); telle autre sera très universalisable, qui négligera son inscription dans la finitude des contextes concrets (où l’échange des arguments ne parvient jamais à tout expliciter); telle autre (nourrie de charité, par exemple) pourra illuminer la singularité des situations, qui ne parviendra pas à entraîner un consensus stable pour une communauté. Ou, pour le dire autrement, les diverses « morales » doivent accepter chacune qu’elles ne peuvent pas avoir d' »effet vertueux » sans avoir aussi des effets pervers. Une morale qui dénie ces effets pervers est probablement d’une certaine manière immorale. C’est pourquoi une société vivante a besoin du débat éthique, du débat entre plusieurs éthiques; et ne pas se contenter d’une réponse, même bonne, à chaque problème, ni à tous. Les morales, appelées à donner des limites à nos pouvoirs, ont aussi des limites. Il faut se défier de la tentation de croire que la bonté, la Loi, ou la prudence, peuvent tout résoudre. Est-ce à dire que tout est relatif?

Le problème se tient justement sur ce point de savoir quelle est la cohérence des voeux disparates que le moraliste formule. Car s’il ne s’agit pas de voeux pieux, c’est bien parce qu’ils comportent, pour ceux qui veulent les tenir, une cohérence pratique, une cohérence habitable et agissable en commun avec d’autres, et qui permette de dire « nous ». Cette passion pour la cohérence, pour ce que j’appellerai plus loin le compossible, est, en même temps que la passion d’interroger, ce qui anime mon projet philosophique et notamment le projet d’une « Ethique » qui fasse pièce à la dispersion que je subis. Ce sera l’objet principal du rapport développé ici.

Avec ce désir de cohérence éthique qui vient en contrepoint du désir d’éthiques spéciales, revenons un instant et attardons-nous sur cette double « demande » éthique de nos contemporains et le problème qu’elle forme. D’une part en effet le moraliste rencontre une demande d’unité, de non–contradiction, entre les différentes valeurs qui découpent et parfois déchirent notre vie. Cette demande de consensus, de solidité (éventuellement de solidarité), se justifie dans un monde où la terre, le sol, sont oubliés; on a le sentiment que si l’on perd cette surface invariante, c’est à dire simplement saisonnière, qui est celle des travaux et des jours depuis l’aube de l’humanité, les variations décrochent de toute règle et ne sont plus que des dérives folles. Mais d’autre part, dans un monde où la division du travail et la spécialisation technique s’augmentent des conséquences lointaines (planétaires et pour les générations à venir) de nos décisions instrumentalisées, il faut une éthique qui ne s’embarrasse pas de morale générale et de bons sentiments, mais qui réponde à la hauteur des problèmes techniques, de la gravité des problèmes posés par les conséquences de nos choix et de nos conduites actuelles. D’où l’éclatement en éthiques spécialisées et une pluralisation de l’éthique selon les sphères d’activité, chacune ayant à développer une déontologie propre.

Longtemps j’ai cru que la morale kantienne pouvait suffire à me tirer d’embarras entre cette unité et cet éclatement, en renonçant à dire magistralement ce qu’il faut faire (car aussitôt les morales fondamentales se pressent pour énoncer leur solidité du bien et du mal), tout en donnant des règles d’universalisation critique (qui soumettent l’orientation sinon relativiste de notre agir aux contraintes réciproques de la responsabilité). La responsabilité ne consiste alors pas dans le fait d’avoir des réponses, mais dans la capacité à en être responsable devant les autres, proches ou lointains, et à en éprouver avec eux la cohérence. A vrai dire cette morale d’inspiration kantienne était toujours déjà mêlée pour moi à la sorte de « radicalisation » que lui avait imprimée Schopenhauer traitant de la pitié[1]. La synthèse des deux postures se faisait assez aisément dans la tradition de Calvin, laissant à chacun l’obligation et la responsabilité en quelque sorte adulte[2] d’interpréter dans sa vie le commandement d’aimer son prochain comme soi-même.

Mais même si ces perspectives laconiques demeurent au centre de ma perspective, et en sont encore comme le point aveugle, j’ai bientôt compris que cela ne suffisait pas. Plutôt que de donner a priori congé à ce que toute morale comporte de dogmatique, et tout en continuant à critiquer l’imaginaire de la convoitise ou de la superstition qui empêche de traiter avec sobriété des problèmes éthiques qui se posent à nos sociétés, j’ai peu à peu découvert le caractère irrépressible de cet imaginaire social, et c’est ainsi que j’ai été amené à respecter la part de « dogme », d’épaisseur figurative et interprétable, que comportent nos morales même les plus argumentatives[3]. Car peut-on « choisir ses dogmes »? N’est-ce pas une contradiction dans les termes? La succesion de mes textes sur la bioéthique est exemplaire de ce retrait critique: les paniques ne doivent pas seulement être dénoncées comme de l’imaginaire, mais comprises, expliquées à elles-même, instruites[4].

Par ailleurs la conduite de la Commission d’éthique de la Fédération protestante de France m’a donné l’occasion de réfléchir à l’importance de donner place et voix à des convictions parfois émues, ou simplement « senties », et faiblement argumentées. Dans le partage des voix et l’élaboration d' »éléments de réflexion » qui ne cherchaient pas forcément à faire taire un désaccord mais au contraire à le formuler, ces voix parfois d’autant plus véhémentes que plus faibles devaient être entendues et trouver place. Elles le pouvaient dans un tel endroit en s’abritant sous la figure de convictions religieuses, et en s’exposant au travail argumentatif de la formulation à plusieurs[5]. En tous cas elles méritaient mieux que la réduction sous les critères de l’universalisation, et leur qualité de sentiment, leur caractère quasi-corporel et insubstituable de parole incorporée, inéchangeable, demandait le respect. Le problème avec l’éthique, c’est donc que l’argumentation ne suffit pas même si elle est une tâche à poursuivre inachevablement, et c’est pourquoi il nous faut élargir la gamme des genres de langage et littéraires capables de porter ensemble ce soin.

Symétriquement, plutôt que de traiter par le mépris les éthiques de ceci ou de cela qui prolifèrent dans les ruines de la morale classique pour en reprendre les morceaux utilisables, j’ai été obligé par mes différents partenaires, juristes, médecins, urbanistes, journalistes, financiers, mais aussi sociologues, historiens, et pourquoi pas biblistes, à considérer que les formules générales de la morale la plus classique, par leur rigueur même, aidaient à pointer les conflits qu’elles soulèvent, notamment en face des pouvoirs inédits qui sont entre les mains humaines et qui en échappent, ou bien dans la complexité de certaines situations concrètes, bien difficilement déchiffrables.

Entre le souci de cohérence et celui de la spécificité dont je viens de faire état, l’embarras était pour moi grandissant. Et non seulement à cause du nombre et du disparate des sollicitations auxquelles j’étais soumis, mais à cause de ma formation et de mon tempérament philosophiques. Autant je n’aime pas démoraliser, autant j’aime la perplexité, et cherche en tout sujet à exposer les dilemmes, ce qui n’est pas toujours le plus apprécié. Surtout lorsque la place à laquelle vous êtes vous donne ipso facto la parole, le droit et le devoir, le pouvoir, d’exposer les positions éthiques d’une communauté particulière. Depuis 1984 je suis l’un des représentants autorisés de la morale protestante en France. Si cela n’a pas posé de problème au philosophe que je suis, ce n’est pas seulement à cause de la totale liberté qui est celle du professeur de philosophie et d’éthique de la Faculté protestante de Paris; c’est aussi parce que la parole philosophique m’a toujours parue menacée par la circulation d’une parole irresponsable, à laquelle on ne demande pas de changer quoi que ce soit, d’une parole sans dette, et comme flottant sans attache, d’une parole se bornant à commenter, à compiler et à capitaliser la mémoire philosophique. C’est ce qui m’a effrayé dans le métier de professeur de philosophie, et c’est la raison pour laquelle, au Tchad et surtout en Turquie, où j’enseignai quatre ans, j’ai désiré me tenir sur les frontières, et exercer une sorte de philosophie confessante[6]. A la Faculté de Paris, je me suis encore retrouvé sur une telle frontière, où la philosophie devait en quelque sorte s’exposer, et où la liberté de la parole engageait une véritable responsabilité (où je n’étais pas « seul » mais responsable à plusieurs, si l’on me permet l’expression).

Tenir ensemble la rigueur de l’examen philosophique et la véhémence de l’engagement éthique, à vrai dire, n’a été possible dans ce que j’appelle ici mon métier de moraliste que parce que la forme de langage de la communauté protestante s’y prêtait suffisamment[7]. J’avais d’ailleurs, en arrivant, publié un article dans le journal Réforme[8], que j’ai inséré dans le dossier, et qui définissait non mon programme mais le « contrat » que j’estimais être le mien en tant qu’intellectuel. Un moraliste est un intellectuel[9], dont la tâche consiste à tisser patiemment et avec d’autres un langage commun, le langage de la communauté. Jour après jour, faire un langage. Non seulement renforcer un langage qui est déjà là, mais rouvrir dans les traditions de quoi inventer un langage inédit, et donc de neuves manières d’être au monde et d’y être ensemble. C’est ce que j’appelais plus haut formuler des voeux, tant il est apparu au moraliste praticien que son métier consistait, plus fondamentalement que donner directement des règles à mettre en pratique, à trouver les formules qui expriment ces voeux, un souhaitable partagé, habitable et agissable[10]. On y reviendra, ce travail de formulation place l’imagination, la passion pour le possible, ou plutôt pour le compossible, en tiers entre le texte de la règle et la praxis toujours singulière[11]. Mais si l’intellectuel tisse un langage commun, il n’en est pas de même du chercheur.

Or au sens fort du terme, un philosophe est toujours un chercheur, quelqu’un qui ne sait pas dire immédiatement ce qu’il cherche, qui doit consentir à dépouiller le langage commun, à déconstruire les catégories établies, les répéter doucement ou bien les brouiller, jusqu’à ce qu’un écart inédit, un noeud insaisi, une chose inaudible, apparaisse enfin dans le silence et puisse être retenu. C’est cette tension entre un langage à faire et un langage à défaire qui fit toute la difficulté de ma posture en philosophie éthique, dans ce lieu particulier qui est la Faculté protestante. Je ne dois pas m’en plaindre exagérément, car l’amplitude même de l’effort sur l’un de ces registres a probablement correspondu à celui sur l’autre registre, au moins pour compenser et trouver d’autres ressources à ce double exercice. Il m’est arrivé de comparer cette oeuvre désoeuvrée à celle de Pénélope, défaisant la nuit ce qu’elle faisait le jour, et comme en attendant autre chose[12]. C’est sur cette image que l’on peut achever ces remarques préliminaires quant aux embarras du moraliste.

Introduction au dossier

Le dossier d’habilitation qui suit est divisé en deux sections (de respectivement 3 et 9 chapitres, et 4 et 7 annexes chacune) et c’est cette distribution que je vais tenter de soutenir et de commenter, point par point, dans le développement qui forme cette synthèse d’habilitation.

Il aurait été plausible de regrouper les textes retenus pour ce dossier (une cinquantaine sur environ 250 publications, dont j’espère avoir selectionné les plus importantes) sous deux autres titres: 1° Études ricoeuriennes; 2° Éthique. Mais les travaux plus ou moins directement rapportés à l’oeuvre de Paul Ricoeur diffusaient largement l’ensemble du champ éthique, comme on s’en apercevra, et c’est justement de lui que je tiens, à l’aube de ma formation philosophique, une sorte d’identification profonde de la philosophie à l’Ethique, au sens de Spinoza. Je reviendrai sur cet endettement radical qui est le mien envers la pensée de Ricoeur, mais il s’observe à tout ce que j’ai pu écrire et à un point dont visiblement je ne me doutais pas: c’est plus récemment que j’ai commencé à mesurer cette dette, et les premières études qui sont consacrées explicitement à sa pensée ne datent que de 1991[13]. C’est pourquoi il serait certainement usurpé de ma part de laisser croire à qui que ce soit que je suis un « spécialiste » de l’oeuvre de Ricoeur.

Le deuxième obstacle à un tel plan vient de ce que cela aurait pu aussi donner l’impression que ces études ricoeuriennes étaient l' »organon » ensuite mis en oeuvre dans la section éthique; or nous verrons que l’une de mes démarches philosophiques principales me vient d’ailleurs, et que je l’ai en quelque sorte exercée sur l’oeuvre de Ricoeur comme je l’ai fait sur celle de Platon, Bayle ou d’autres; il s’agit de la distinction entre le répondre et le questionner[14]. C’est pourquoi j’ai préféré rassembler en tête de ce dossier une section concernant ce thème du questionnement, qui donne jusqu’ici l’axe majeur de mes recherches philosophiques. Les trois premiers chapitres et la première annexe portent sur ce sens de l’interrogation dans lequel convergent les différentes lignes de ma formation et de mes intérêts philosophiques. Je conclurai la présentation de cette section à travers plusieurs autres annexes qui définissent mes projets prioritaires; et notamment en dévoilant un deuxième axe, plus ancien chez moi, mais qui a donné jusqu’ici lieu à peu de travaux publiés, et qui devrait redevenir mon principal chantier de recherche dans les années à venir, concernant la philosophie du style[15].

La deuxième section tente de remembrer l’ensemble des publications retenues consacrées au champ éthique. Elle le fait en suivant approximativement le programme des cours d’éthique que je m’étais fixé en arrivant en 1984-1985, et qui parcourt un spectre qui va du courage au pardon en passant par la justice; c’est ce plan que reprend chaque année mes « Nuits de l’éthique », où je tente une traversée un peu cavalière de tous les cours que j’ai faits, mais également de ceux que je me propose un jour de faire. J’y reviendrai en présentant cette section, car il s’est trouvé un décalage assez net entre les thèmes qui étaient mes projets, et auxquels j’ai consacré mes cours, et les thèmes qui m’étaient demandés, et sur lesquels se sont concentrées mes publications. Comme dans la première section, ce phénomène explique une partie de mes incohérences, et le fait que ce dossier comporte des « chapitres » dont on est en droit de se demander pourquoi ils ont été rattachés à telle ou telle section ou sous-section.

Toutefois ici encore la fréquentation des travaux de Ricoeur, et notamment de Soi-même comme un autre m’a en quelque sorte confirmé dans la nécessité proprement éthique d’honorer cette dispersion, cette pluralité des postures, et de la tenir, d’en penser la cohérence. Et je suis allé jusqu’à faire correspondre schématiquement aux thèmes du courage les études ricoeuriennes concernant l’éthique, aux thèmes de la justice celles concernant la morale, et aux thèmes du pardon celles concernant la sagesse. On verra plus loin l’intérêt et les difficultés de ce rapprochement, mais il détermine le plan d’exposition de la seconde section.

Dans la présentation du dossier sous forme d’une liste raisonnée et sélective de travaux généralement déjà publiés, on peut légitimement objecter que bien des textes placés dans telle ou telle section ou chapitre auraient pu l’être à un autre titre dans telle ou tel autre; ils forment un réseau où certains, particulièrement équivoques, ont place simultanément dans plusieurs configurations. Le lecteur trouvera également, à la fin de chaque section, quelques parties « Annexes », qui entraient moins aisément dans le plan adopté, ou qui étaient moins étayées par des textes déjà publiés, mais dont certaines correspondent à des projets de recherche en cours ou ultérieur. Pour la deuxième section, les annexes constituent le programme d’une « éthique », qui forme l’horizon dans lequel s’inscrit mon apparente dispersion. Dans ces annexes, j’essaye de ne pas taire ce que je n’ai pas fait, ou pas pu faire, et sur quoi je voudrais maintenant me concentrer. En distinguant ainsi les chapitres et les annexes, je relèverai, dans cet ensemble ou ce treillis de pistes, celles dont les variations sont à peu près achevées, et celles qui visent un développement ultérieur.

 

 

Recherches sur les figures et les questions de l’éthique

Première section
Le sens de l’interrogation

Chapitre 1: Histoires de questionnements

1. Le livre de traverse; de l’exégèse biblique à l’anthropologie, Paris Cerf 1992. Ouvrage collectif édité par Françoise Smyth et Olivier Abel, avec une préface de Marcel Détienne. « La naissance de la dialectique » p.257-280.

2. Pierre Bayle: la foi dans le doute, Genève: Labor et Fides, 1995. Ouvrage collectif édité par Pierre François Moreau et Olivier Abel, Introduction, et « La suspension du jugement comme impératif catégorique », p.107-129.

3. « Les formes du combat rationaliste chez Paul Tillich », in La revue d’Histoire et de Philosophie religieuses, 6-84 (Déc.88), p.461-476.

4. « La corrélation religion-culture dans la théorie du symbole chez P. Tillich », in Religion et culture (Actes du Colloque du centenaire P.Tillich Québec 1986), Québec: Le Cerf et Les presses de l’Université Laval Oct.1987, p.141-157.

Chapitre 2: Interrogation et métaphorisation

5. « Ricoeur’s ethics of method », in Philosophy today Vol.37:1, p.23-30.

6. Le livre de traverse; de l’exégèse biblique à l’anthropologie, Paris Cerf 1992. Ouvrage collectif édité par Françoise Smyth et Olivier Abel: « La métaphore, réponse et question », p.23-41.

7. « La problématisation du monde et la mimèsis de Paul Ricoeur », in Argumentation et questionnement, Paris: P.U.F, 1996, p.79-97.

8. « L’identité interrogative et la métaphore européenne », Actes du Colloque de la Société Turque de Philosophie d’Avril 1994, en attente de publication.

Chapitre 3: Éthique, interrogation et interprétation

9. « Ricoeur et la question tragique », Études Théologiques et Religieuses 1993/3, p.365-374.

10. « Qu’est-ce que s’orienter dans l’interprétation ? », in Lectio difficilior probabilior? L’exégèse comme expérience de décloisonnement Mélanges offerts à Françoise Smyth-Florentin, édité par Thomas Römer, B.J. Diebner Heidelberg 1991, p.1-15.

11. « La justice aux prises avec le mal », in La justice et le mal (Actes du Séminaire de l’Institut des Hautes Études Juridiques) Paris: Odile Jacob, 1997, p.115-145.

12. Tranquillement recommencer » (paru sous le titre « De nouveaux caps »), Esprit 1997/6, p.306-320.

Annexes: Projets

1: Interpréter, interroger

Livre à paraître (P.U.F, collection « l’interrogation philosophique »), sur Interpréter, interroger (problématologie et herméneutique).

2: Temps et histoire chez P.Ricoeur

13. « Paul Ricoeur’s place in the french intellectual landscape », conférence pour le Wesley Theological Seminary de Washington, le 20/10/92. En attente de publication.

14. « Paul Ricoeur, Phenomenology and hermeneutics », City University Londres le 31/5/96. En attente de publication.

3: L’histoire selon Bayle (Bayle-Leibniz et la théodicée)

15. « De l’obligation de croire », in Études théologiques et religieuses 1986-1, p.35-49.

16. « La condition pluraliste de l’homme moderne, relire Bayle », in Esprit 1996 n°8/9, p.101-113.

17. « La diversité de l’éthique de Bayle » (Actes du Colloque de Strasbourg; Juin 1997). En attente de publication.

18. « Les témoins de l’histoire », in Pierre Bayle, citoyen du monde sld H.Bost et P.de Robert, Paris: H.Champion, 1999, p.343-362.

19. « Kant et l’émancipation de l’humanité », in Autres Temps n°25, Mai 1990, p.7-15.

4: Herméneutique du Style

20. « La paléobotanique de Gaston de Saporta », in La Revue de Métaphysique et de Morale, 1986 n°4, p.445-461.

Deuxième section
Pluralité de l’éthique

21. « L’intervalle », in Études Théologiques et Religieuses 1992/4, p.557-559.

22. « Qu’est-ce que la cohérence éthique? », Actes du Colloque sur Ricoeur, La sagesse pratique, sld J.Barash et M.Delbraccio, Université de Picardie, CNDP-Amiens, 1998, p.75-84.

A. LE COURAGE éTHIQUE

Chapitre 1: Le courage originaire

23. « Le courage et l’expérience d’être chez P.Tillich et P.Ricoeur », in P.Tillich et l’expérience religieuse contemporaine, Actes du 9ème Congrès Tillich Faculté de Théologie de Lausanne, 1991, p.41-48.

24. « Comment opérer des choix? » in Évangile et Liberté, n°104 d’Octobre 1997, p.IV-VIII.

Chapitre 2: Bio-éthique, le sujet comme corps

25. « Biologie et éthique », in Études théologiques et religieuses 1987-2, p.199-208.

26. « Propositions pour une éthique biomédicale », La Gazette Médicale n°23 T.101, 16/6/94. (texte intégral in Ouvertures n°74 et 75 /1994, p.16-20 et 3-5.)

27. « Le suicide et les droits de la conscience », in Le suicide, Paris: PUF « Droit et Société », 1994. p.47-53.

28. « Le sujet à l’image d’un corps, ni instrument, ni idole », Diogène n° 172 vol.43/4 1995, p.59-75.

Chapitre 3: Habiter

29. « Habiter la cité », in Autres Temps n°46 Eté 1995, p. 31-42 (suivi d’un débat avec Laurent Thévenot).

30. « Introduction aux questions d’éthique professionnelle », in Autres Temps n°31 Nov.1991, p.5-19.

B. LA JUSTICE MORALE

Chapitre 4: Le sens de la règle

31. « La responsabilité incertaine », Esprit 1994/11, p.20-27.

32. « L’éthique protestante et le droit: 10 remarques à partir de Paul Ricoeur », in Actes, Cahiers d’action juridique n°79/80, Avril 1992, p.14-19.

33. Paul Ricoeur, la promesse et la règle, Paris: Michalon, 1996. 126 p.

Chapitre 5: Communication planétaire et diversité des cultures

34. « Pour une éthique de la frontière », in Autres Temps n°33-34, Eté 1992, p.13-23.

35. La justification de l’Europe, Genève Labor et Fides (coll. Entrée Libre), Oct.92. 100 p.

36. « Communication planétaire et diversité des cultures », en 2ème Préface à « Race et Histoire » de Lévi-Strauss, Istanbul Métis. et in Autres Temps n°52, automne 1996, p.26-37.

37. « La condition laïque. Réflexions sur la laïcité en Turquie et en France », in CEMOTI (Cahiers d’étude sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien) n°19 (Mai-Juin), 1995, CERI Paris, p.39-58.

Chapitre 6: La morale protestante et l’esprit de la démocratie

38. « Du civisme protestant et de l’urbanité en général », in Le civisme, Paris: Autrement, 1996, p.47-59.

39. « Les racines protestantes de la notion de sujet de droit (une lecture de Calvin) », in Archives de philosophie du droit tome 34, p.33-49.

40. « L’ambition protestante d’une justice capitaliste », in De l’injuste au juste (Actes du Colloque de l »Association française de philosophie du droit) Paris: Dalloz, 1997, p.29-36.

41. « Le protestantisme et la crise de la modernité », in Bulletin des séances de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, Avril 1997, p.35-47.

42. « L’interrogation et la grâce », in La grâce et le désordre sld P.O.Monteil, Genève: Labor et Fides, 1998, p.135-165.

C. LA SAGESSE DU PARDON

Chapitre 7: l’imagination sur les limites de la justice

43. « Jugement dernier (Mt 25) et jugement de droit (1 Co 6). Une éthique de l’imagination juridique chez Calvin et Ricoeur », Cahiers Bibliques n°31 (Foi et Vie vol.LXXXXI n°5 sept.92), p.111-120.

44. « Pouvoir, justice et amour; sur Tillich et Ricoeur », ETR 1997-4, p.543-556.

45. « Comment peut-on être humain? », leçon d’ouverture de l’École des sciences philosophiques et religieuses, publié in Humanité, humanitaire, Bruxelles: Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis n°77, 1998, p.1-17.

Chapitre 8: La justice et le mal

46. « Le mal, la responsabilité, le pardon », Journées interfacultaires de la Faculté de Théologie de Strasbourg, le 31/1/96, publié dans Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses, 1997 n°3 (Juillet-Septembre), p.309-329 (texte voisin du n°11).

47. « Sens et non-sens de la peine », IHEJ 1998. En attente de publication.

48. « Le temps dans l’équivalence pénale », IHEJ 1999. En attente de publication.

Chapitre 9: Le pardon dans l’histoire

49. Le pardon Autrement Paris 1991, Collection « Morales ». Direction, Préface, et

« Tables du pardon », p.208-233.

50. « Ce que le pardon vient faire dans l’histoire », Esprit Juillet 93, p.*.

51. « La mémoire blessée », in Les Turcs, Autrement Sept.1994, p.177-191.

52. « L’irréparable en histoire », Actes du Colloque sur Histoire et mémoire, sld M.Verlhac, avec P.Ricoeur, J.Barash, H.Rousso, F.Bédarida. CNDP-Grenoble, 1998.p.55-72

Annexes: Projets

1: Le découragement

2: La fidélité

3: Habiter

4: Syntaxes de l’Injustice

5: Le Conflit des Urbanités

6: Poétique et éthique

53. « La philosophie de la religion entre le texte et l’action », à paraître in Revue internationale de philosophie, 1999.

54. Le réveil des anges, messagers des peurs et des consolations, direction de l’ouvrage, Préambule, et « La boîte noire », Paris: Autrement, 1996, p.185-205.

7: L’Oublié de l’Histoire

Olivier Abel

Notes :

[1] En travaillant Schopenhauer pour l’Agrégation, j’avais été très frappé par ce thème de l’identité quasi « divine » du vouloir en moi et en autrui, que le détachement du vouloir-vivre met à nu. J’avais alors tenté de relire l’impératif catégorique de Kant comme une compassion inconditionnelle, ne rentrant pas dans le calcul des conséquences ni dans la considération des responsabilités antérieures: au présent pur, et comme dans un autre « temps », cette compassion n’espère rien et est entièrement absorbée par son immédiateté.

[2] Calvin écrit contre ceux qui disent qu’il faut nourir le peuple de bon lait: « jusques à quand abreuveront-ils leurs enfants d’un même lait? Car s’ils ne grandissent pas jusqu’à supporter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourris de bon lait ». J’y voyais un thème proche de celui de Kant parlant de la sortie de la minorité dans « Qu’est-ce que les Lumières? » La responsabilité repose sur la capacité à juger par soi-même, c’est à dire la capacité proprement critique à porter le débat en soi-même.

[3] Il nous faut donc un peu de « dogmatisme méthodique ». Voir « De nouveaux caps », Esprit 1997/6.

[4] Mieux: l’idéal de la communauté calviniste des « saints » était de réduire l’imaginaire, mais nous avons découvert qu’il y a de l’imaginaire, irréductiblement, et qu’il faut faire avec. Il faut alors ébranler et recréer cet imaginaire, et ne pas se contenter de l’entretenir. La question est plutôt de réunir les conditions d’une créativité imaginaire (voir chapitre II/5-7 et annexe II/6).

[5] On pourrait le dire de manière hégélienne: la religion permet d’exprimer métaphoriquement des points de vue qui pourraient (un jour, avec le temps ou le génie d’un penseur) être explicités, intelligibilisés, mais qui pour le moment n’y arrivent pas littéralement.

[6] En Turquie j’ai compris qu’il y a toujours un contexte qui limite et oriente la parole, qui la rend prudente et redoutable. Croire que l’on peut tout dire ou expliciter, se croire en dehors de tels contextes et sans entrave, c’est n’être ni prudent ni redoutable.

[7] On en trouve un exemple dans le Livre Blanc de la Commission d’éthique de la Fédération Protestante de France, qui commence par un préambule et par des règles d’élaboration des positions éthiques protestantes, règles sur lequelles nous nous sommes accordés, notamment dans un débat avec le sociologue Jean Baubérot, et qui stipule entre autres que: « La forme spécifique des positions protestantes serait en deux volets: constructions d’un possible compromis ou accord (plus profond et plus large qu’on ne l’imagine souvent), expression d’un éventuel différend (la pluralité est un témoignage si elle est « cohérente » et le différend fait apparaître des différences et des questions nouvelles). Souvent, il s’agit ainsi moins de répondre à une question que de substituer, à un débat qui nous semble mauvais ou faux, un débat meilleur ou plus juste. Notre communauté se définit parfois mieux par notre manière de débattre que par notre avis final ». Si la plupart des protestants se reconnaissent dans cette manière de procéder, ce n’est pas toujours immédiatement apprécié par les gens de média. Soit dit en passant, je crois qu’ils se trompent, car j’ai remarqué, notamment dans l’exercice télévisuel, que le trouble accompagnant l’expression d’un dilemme éthique difficile donne lieu à une sorte d’émotion intelligente, qui rend la prudence, la responsabilité, la sollicitude communicatives.

[8] « A quelles conditions la communication est-elle notre monde ? », in Réforme n° du 15 Déc.1984.

* Au sens défini par JF.Lyotard dans « Tombeau de l’intellectuel », que j’avais lu dans le Monde quand j’étais à Istanbul, et qui avait structuré l’exposé de ma candidature à la Faculté protestante de Paris. Voir Tombeau de l’intellectuel et autres papiers, Paris: Galilée, 1986.

[10]  C’est ce sens de la promesse que je développe, entre autres, dans « De nouveaux caps » (Esprit 1997/6), le texte le plus récent dans lequel je fasse un peu le point sur la situation de l’intellectuel « protestant ». C’est par ailleurs un texte qui, traitant des promesses oubliées et des conflits fondateurs, explicite le rapport que je vois entre le choc des incultures et la nécessaire anamnèse de nos propres traditions. La manière que j’y propose de traiter du dogme ou du canon illustre cette manière « anthropologique » de prendre la théologie qui a pu caractériser la petite équipe que nous avions constituée autour de Françoise Smyth-Florentin, professeur d’Ancien Testament dans notre Faculté.

[11] Ricœur insiste sans cesse sur le rôle de l’imagination pour passer du texte à l’action et au jugement: « C’est dans l’ima­gination que d’abord se forme en moi l’être nouveau. Je dis bien l’imagination et non la volonté. Car le pouvoir de se laisser saisir par de nouvelles possibilités précède le pouvoir de se décider et de choi­sir » (Du Texte à l’action, p. 132).

[12]  Voir « Qu’attendez-vous des Facultés de Théologie? », in Les 100 ans de la Faculté de Théologie, Sciences Théologiques et Religieuses n°1, Paris: Beauchesne 1992.

[13] Il s’agit de: « Qu’est-ce que s’orienter dans l’interprétation? », in Lectio difficilior probabilior ? L’exégèse comme expérience de décloisonnement  Mélanges offerts à Françoise Smyth-Florentin, édité par Thomas Römer, B.J. Diebner Heidelberg 1991. « Le courage et l’expérience d’être chez P.Tillich et P.Ricoeur », in P.Tillich et l’expérience religieuse contemporaine, Actes du 9ème Congrès Tillich Faculté de Théologie de Lausanne, 1991, polycopié.

[14] Ces thèmes, anciens pour moi  mais cristallisés à la fois à la lecture de « L’itinéraire de Hegel » (HG.Gadamer, Das Erbe Hegels, Frankfurt am main: Suhrkamp, 1979, p.49 et Critique oct.81 p.888) et des travaux de Michel Meyer (Logique, langage et argumentation, Paris: Hachette, 1982) apparaissent dans leur permier développement en janvier 1985, lors du colloque de l’association Paul Tillich, publié ensuite dans « Les formes du combat rationaliste chez Paul Tillich », in La revue d’Histoire et de Philosophie religieuses, 6-84 (Déc.88).

[15] Suivant certaines des indications de GG.Granger, dans son Essai d’une philosphie du style, Paris: A.Colin, 1968.