Recherches sur les figures et les questions de l’éthique – Première section


Le sens de l’interrogation

Chapitre 1: Histoires de questionnements

Ce rôle central accordé à l’interrogation, non pas seulement comme méthode philosophique de l’examen et de la discussion, mais comme éthique, âme et motif de la méthode elle-même, et qui fait de la philosophie une connaissance restée désir, c’est d’abord chez Platon que je l’ai appris. Platon est l’auteur que j’avais le plus travaillé dans mes premières années d’études, et je m’étais alors davantage concentré sur le Sophiste, le Politique, le Parménide, que sur les dialogues aporétiques. Le sentiment d’aporie était peut-être devenu pour moi trop immédiatement le sentiment philosophique par excellence[1], et c’est sans doute pourquoi je me suis attaché à tout ce qui chez Platon semblait brouiller l’aporie, et notamment le statut des mythes, paradigmes ou métaphores. Dans le texte ici présenté sur "la naissance de la dialectique", je tente ce passage et cette articulation entre la problématisation liée à la théorie des idées, que Ricoeur mais aussi Patocka[2] ont bien mise en évidence, et cette métaphorisation que l’on retrouve jusque dans les jeux de chiffres et de figures géométriques[3]. La thèse est approximativement que si les idées relève de l’ordre métalinguistique du questionnement, les réponses proposées restent des métaphores, des réponses qui font encore plus problème, et qui portent en elles leur propre problématisation[4]. Le point où l’on ne sait pas de quoi parle, c’est le point où l’on commence vraiment à parler. D’où l’inversion des positions de la réponse, qui devient plus problématique que toute question. Et d’où le propre du vrai dialogue: ne pas savoir si l’on parle de la même chose, et désirer vraiment parler de la même chose. C’est donc dans les textes platoniciens apparemment les plus réfractaires à cette lecture, les moins aporétiques, que je suis allé en chercher les indices qui me semblent les plus probants en sa faveur.

Le second texte placé dans cette première série, et qu’on retrouvera aussi ailleurs (Annexe I/2), porte sur le genre d’interrogation et de mise en doute pratiqué par Pierre Bayle, un autre auteur que j’ai travaillé depuis longtemps, et dont il est remarquable qu’il est aussi difficile de dire de lui que de Platon, non dans la structure du dialogue ici mais dans la mise en page du Dictionnaire, où il se tient vraiment. Dans ce texte je discerne trois styles de mise en question[5]. Le style proprement sceptique de la critique des malentendus, où les adversaires répondent à des questions différentes. Un style plus fidéiste: la question du mal par exemple soulève un embarras auquel la raison humaine n’apporte de réponse qu’en soulevant un embarras encore plus grand. Un troisième rôle de l’interrogation, combinant les deux premiers, serait d’établir une sorte de double-contrainte où chaque adversaire prétend répondre aux embarras soulevé par la position de l’autre: il y a ainsi une rétorsion circulaire des arguments avec une obligation de réciprocité. A la fin de ce texte sur "la suspension du jugement comme impératif catégorique", je tente de montrer l’affinité entre la pragmatique de l’interrogation et la pragmatique de l’amour (ou de la compassion), leur communicativité.

Les deux derniers textes de cette petite série sont les premiers à avoir été publiés, et portent sur le théologien allemand réfugié aux USA Paul Tillich. Il a vécu comme Wittgenstein les tranchées de la première guerre mondiale, leur sentiment de profonde absurdité, et c’est cela qui l’a déterminé à quitter son Schelling "natal" pour s’intéresser au fait qu’une parole ou un symbole n’ont de sens que dans la mesure où ils répondent à un question vivante. C’est ce que je tente d’établir dans "Les formes du combat rationaliste chez P.Tillich", en relisant la méthode de corrélation qui structure sa Théologie systématique à partir de la logique de la question et de la réponse de Hintikka[6], et de la problématologie de M.Meyer, dont j’avais lu un livre lorsque j’enseignais à Istanbul (voir note 20), et avec qui j’ai depuis fait plusieurs choses. Le second texte, sur "La corrélation religion-culture dans la théorie du symbole", développe cette lecture, et notamment l’application de la "différence problématologique" à la dialectique des angoisses et des courages qui y répondent, dans Le courage d’être de Tillich: comme si chaque réponse du courage ("la résurrection des corps", "l’abandon à la seule grâce de Dieu") en répondant à une angoisse historique (la mort, la damnation) soulevait la possibilité d’une autre (la damnation, l’absurde). Comme si chaque encouragement engendrait une forme spécifique de découragement. C’est cette épaisseur historique ou existentielle de la logique des questions et des réponses, et non pas son aspect seulement formel car on n’en change pas comme de chemise, qui constitue pour moi, comme on le verra dans le chapitre 3, l’intérêt proprement éthique de cette démarche.

Chapitre 2: Interrogation et métaphorisation

Considérons maintenant la méthode du questionnement ("la logique question-réponse" selon Gadamer, "the semantics of questions" selon Hintikka, ou la "problématologie" de M.Meyer) pour elle-même. Deux principes constituent pour moi en quelque sorte l’enfance de l’interrogation comme art. Le premier est que "le sens d’une proposition est fonction de la question implicite à laquelle elle répond". Gadamer en donne une formule très voisine dans "itinéraire de Hegel", et Meyer observe que c’est justement ce qui caractérise la réponse, que de ne pas répéter la question puisque justement elle y répond; c’est ce phénomène de refoulement de la question dans l’implicite qui pose des problèmes pragmatiques et herméneutiques tout à fait spécifiques. Le même énoncé peut prendre des significations différentes selon la question à laquelle il répond, et l’argumentation rhétorique est l’art d’"épouser" les présupposés de nos auditeurs. Mais on peut aussi dire que ce qui fait la force (et la figurativité) des grands textes littéraires, des grandes théories scientifiques, des grands symboles, c’est de pouvoir répondre simultanément ou successivement à différentes questions. Dans la suite des travaux de Wittgenstein sur les jeux de langage, on peut voir comment changer de question, c’est changer de règle (régime) du discours. Et toujours dans la logique ou la pragmatique du questionnement, on voit que plusieurs réponses, ou expressions de la question, sont nécessaires pour formuler la question. Quand une question est entièrement formulée, d’ailleurs, souvent elle est résolue.

Le deuxième principe, que nous avons déjà vu à l’oeuvre dans la lecture de Bayle ou de Tillich, est que "la question à laquelle la réponse renvoie diffère de celle qu’elle résout"[7]. C’est ce qui distingue le jeu question-réponse du circuit stimulus-réponse, et qui fonde l’autonomisation des réponses par rapport aux questions auxquelles elle répondent. Ici encore ce phénomène permet de rendre compte de manière relativement simple de problèmes pragmatiques ou herméneutiques spécifiques. C’est lui qui explique comment énoncer une thèse revient le plus souvent à rendre possible sa problématisation, ou bien qu’une réponse puisse ne répondre plus qu’au sens figuré. Il donne une seconde justification d’une réponse, au-delà de la question à laquelle elle répond: c’est la question qu’elle permet de poser. Car la réponse ne recouvre jamais totalement la question, et laisse toujours un reste. Il arrive que la réponse à une question pose une deuxième question dont la réponse était à l’origine de la première question, et deux problématiques ainsi peuvent entrer en résonnance circulaire, en double-contrainte. Plus généralement on voit qu’un système ne peut pas résoudre les problèmes qu’il pose (mais aussi qu’il faut avoir compris ce système pour comprendre ces problèmes). Enfin, par ce travail de transformation de la question initiale, de déplacement des différentes positions, on peut dire que toute problématique est une intrigue, quelque chose de racontable[8].

Ricoeur parle souvent de l’interrogation ou de la question, mais de manière discrète. "Ricoeur’s ethics of method" s’attache à tout ce qui, dans la méthode ricoeurienne, pourrait être caractérisé comme une éthique de l’interrogativité. C’est d’abord le rôle décisif de l’aporie, qui intervient toujours à un moment central, et dont Ricoeur estime, en pensant sans doute d’abord à Husserl, qu’elle doit être mise au crédit de la pensée qui la découvre, et non retenue comme une charge d’accusation[9]. La phénoménologie, si elle ne cherche pas méthodiquement l’impasse, cherche du moins la problématicité maximale. Deuxième élément chez Ricoeur que je reprendrais volontiers en terme d’interrogativité: l’impossibilité de tout thématiser, d’expliciter tous les présupposés, et c’est sur ce point de non-transparence de l’implicite que l’on pourrait voir comment le style argumentatif du questionnement laisse place à un questionnement plus herméneutique, où l’implicite renvoit à des métaphores sédimentées, à un immémorial. Pour prendre un dernier exemple c’est enfin ce respect pour le "reste", qu’une approche de la question a laissé de côté et dont il s’agira à chaque fois de faire le centre de l’approche suivante, comme si la question rebondissait, ou comme si l’essentiel de la question s’était dérobé (la question "qui?" dans la suite des études de Soi-même comme un autre, par exemple). Ce sens des limites de chaque approche, de chaque "guise" pour reprendre le terme phénoménologique, s’exerce ainsi en comprenant les "discours" comme répondant aux questions qui les précèdent, mais aussi en faisant place aux questions qui naissent de ces réponses.

Le rapport de l’interrogation et de la métaphorisation est déjà apparu dans la lecture de Platon, du statut des mythes et des paradigmes. Mais il faut l’articuler davantage. Dans "La métaphore, réponse et question"[10], on commence par rapprocher la théorie du sens et de la référence dans La métaphore vive de Ricoeur et chez Hintikka. Une proposition p décrit un monde possible, et le référent est produit comme ce qui répond, au travers de plusieurs propositions compossibles, aux questions qui joue un rôle de selectionneur individualisant: "celui qui… et qui…". Ce qu’il y a de commun, me semble-t-il, avec l’entreprise de Ricoeur, c’est que ce travail du sens ou de la référence ne s’inscrit plus dans le cadre d’une théorie de la substitution mais dans celui d’une théorie de la tension. La question retient ensemble les réponses que l’on peut y apporter. La vivacité du sens ou de la référence métaphoriques tient alors au choc entre deux propositions dont la condensation en une seule tient suspendue la question de savoir si les deux mondes sont compossibles ou non. Les conclusions marquent quelques réserves à ce rapprochement. Premièrement, ces métaphores qui mettent le langage en état d’émergence ne doivent pas faire oublier l’épaisseur des métaphores sédimentées, et que l’enquête rhétorique ne peut pas entièrement thématiser[11]. Ensuite il apparaît à quelques endroits que Ricoeur abandonne le mouvement de la question et de la réponse à la seule oralité: mais on peut se demander si l’autonomisation du texte par rapport au contexte ne naît pas discrètement dans cette faille entre le dire et le dit qui permet aux réponses de soulever d’autres questions.

Les deux derniers textes cités sont probablement les plus importants de cette série. Dans "La problématisation du monde et la mimèsis de Paul Ricoeur", je repars de cette compossibilité de mondes hétérogènes dans un autre monde plus tensif mais aussi plus "réel", lue cette fois dans ce que Ricoeur appelle la Mimèsis II, la mimèsis de configuration, d’intrigue narrative: ici encore il s’agit de tension entre sédimentation et innovation, concordance et discordance, imprévisibilité et acceptabilité, et je la met en rapport avec ce que Meyer dit de la figurativité littéraire. Toute intrigue est déjà une problématisation. Mais ce qui m’intéresse c’est le débordement opéré par Ricoeur vers la Mimèsis I, la mimèsis de préfiguration, et vers la Mimèsis III, de refiguration. On peut rapprocher la première du geste herméneutique de remontée vers l’horizon d’interrogation en amont, au sens de Gadamer, mais aussi du geste phénoménologique de la Rückfrage, de la question en retour vers le monde de la vie (à la fois comme limite et comme monde de langage toujours déjà là). Par la seconde, la refiguration poétique opère une sorte de conversion de l’imaginaire, un ébranlement de présuppositions antérieures, un débordement de l’ordre rhétorique des questions admises, une problématisation du monde ordinaire par la rencontre du monde du texte et du monde du lecteur. Une oeuvre poétique problématise ainsi le monde en permettant l’apparition d’autres mondes possibles dont le brusque rapprochement nous fait voir notre monde autrement.

C’est un autre genre de considérations interrogatives que mobilise "L’identité interrogative et la métaphore européenne"[12]. S’il s’agit avec Husserl de retrouver l’idée enfouie pour la raviver, cette idée régulatrice et cette tache inachevée de l’"esprit" européen résident dans le saut du vouloir–vivre à l’interrogation[13]. C’est l’introduction du doute et de l’étonnement au coeur de la tradition qui constitue le "télos" de l’homme européen. Un certain idéal de l’interrogation fut à la fois le moteur de la connaissance scientifique et ce qui permit la configuration d’identités pluralistes, par le jeu des variations imaginatives sur la même question "qui". Mon propos était ainsi de montrer le lien entre une identité interrogative, problématique (dans la suite des lectures de Ricoeur et de Patocka), et la forme métaphorique, de tension soutenable entre plusieurs variations, que prend une telle identité[14]. Un tel lien me semble être l’axe d’une véritable éthique de l’identité, qui nous manque aujourd’hui. Interroger, c’est s’imaginer "de l’autre côté".

Chapitre 3/ Éthique, interrogation et interprétation

Dans cette troisième petite série de textes, le principe qui me fait réunir des textes aussi disparates quant au sujet, et qui auraient légitimement pu trouver une meilleure place ailleurs, c’est que chacun d’eux illustre à sa manière la problématisation des thèmes éthiques, l’application à l’éthique de ce sens du problème dont nous avons dégagé quelques-unes des lignes principales. La présentation d’ailleurs en sera assez répétitive et appauvrissante puisque réduite à ce schéma, alors que ces textes ont une "chair" à chaque fois spécifique; mais je veux m’en tenir ici à la démonstration des tenons qui articulent les différentes pièces de mon travail.

"Ricoeur et la question tragique" est certainement un texte carrefour pour ce dossier. Sous les principes de mon questionnement, je distingue dans les démarches les plus générales de Ricoeur l’apparition de deux sortes de tragique, qui forment la situation irréductible tant de l’interprétation que de l’action: 1) un tragique de conflit (où il s’agit de répondre à deux questions incommensurables) et 2) un tragique d’irréversible (où la réponse à une question engendre irréparablement un autre problème. On a déjà vu des exemples de cette approche dans mon petit préambule, et on retrouvera encore souvent ces deux "gestes". Dans "La justice aux prises avec le mal", entre autres, et dès les premières lignes, on analyse le mal comme le différend même quand au mal, qui fait que nous ne ripostons pas au même mal, mais aussi le mal comme l’effet de la véhémence même de notre riposte à un mal, qui nous empêche de voir le mal à venir. Ici se prépare surtout la réflexion sur le pardon, dès lors que le pardon ne saurait être le même en face de tragiques aussi différents que le tragique de conflit et le tragique d’irréversible.

"Qu’est-ce que s’orienter dans l’interprétation ?" est un texte plus ancien, et qui cherche à déplier schématiquement les orientations de l’herméneutique selon différentes manières de traiter l’interrogation. En amont, si l’on cherche le sens "derrière" le texte, on se souviendra qu’il est fonction de la question implicite à laquelle il répond. 1) En termes de distance critique, l’enquête portera sur l’analyse des contextes historiques et langagiers, et cherchera à dégager la multiplicité concrète des questions implicites qui sous–tendent le texte. 2) En termes d’appartenance ontologique, l’interrogation portera sur la structure ontologique originaire du questionnement, la question radicale à laquelle texte et lecteur ensemble appartiennent. En aval, si l’on cherche le sens "devant" le texte, on se souviendra que la question à laquelle le texte répond n’est pas la même que la question ouverte par le texte, et à laquelle il renvoie. 3) En termes de critique, les significations se déploieront dans l’exploration des mondes possibles proposés par le texte, et dans l’analyse poétique de l’écart entre ces possibles où le lecteur doit se tenir. 4) En termes d’appropriation, le texte désigne une forme de vie, une éthique, et le sujet interprète le texte dans son existence propre; il en est responsable. Nous avons ainsi une topologie des herméneutiques en quatre espaces ou en quatre temps (critique, ontologique, poétique, éthique), qui forme une circularité vivante, où le sujet lisant et interprétant est mis à distance de sa naïveté première par la critique, tandis que la poétique lui offre une naïveté seconde[15], une approbation.

C’est à cette réouverture tranquille des traditions sous la vigilance de l’interrogation herméneutique qu’invite également un texte paru dans Esprit, et dans lequel je cherche à montrer l’importance éthique de cette condition "réinterprétative" qui est faite aux humains. Nous ne connaissons d’ailleurs pas de discussion qui ne comporte une part d’indiscutable, qui constitue comme sa condition de possibilité. L’argument peut ici être entendu comme celui de la peur des apprentis-sorciers: parce qu’"on ne sait pas" ce qui se passerait si on touchait à ces "dogmes", à ces boîtes noires qui symbolisent et autorisent l’identité des sujets comme l’institution du vivre-ensemble. Mais il peut aussi être entendu comme celui de la responsabilité entreprenante, qui part du fait que de toutes façons on y touche sans cesse, et qu’il vaut mieux faire de ces dogmes des interrogations transcendantales à la discussion, plutôt que les nier comme des archaïsmes inutiles[16].

On peut donc résumer ces principes du questionnement appliqués à l’éthique: 1) le sens du différend, qui structure un pluralisme méthodique, et que l’on retrouvera dans le soin porté à la diversité des genres littéraires, vecteurs de postures éthiques spécifiques; 2) le sens du décalage par lequel les réponses posent de nouveaux problèmes, et que le fait des générations renforce[17]; 3) l’interrogativité quant à ce que nous désirons même, et qui détermine une véritable passion pour le compossible, pour le maintien simultané du plus grand nombre de réponses à la question, ou à l’appel. Ces manières d’attraper les questions d’éthique se retrouveront largement tout au long de la seconde section, mais implicitement cette fois puisqu’elles ne seront plus le sujet même[18].

Annexes: Projets

Les chapitres qui précèdent rassemblaient des travaux déjà publiés, pour en dégager les grandes lignes directrices. Elles portaient à des titres divers sur le sens de l’interrogation. Dans les annexes qui viennent, je voudrais souligner les principales directions de mes recherches actuelles, et les formes que je souhaiterais leur donner, certaines portent sur des auteurs (Bayle et Ricoeur, notamment). La dernière sur mon intérêt pour une herméneutique du style.

Annexe 1: Interpréter, interroger

Je voudrais commencer ici par évoquer le livre qui devrait paraître aux éditions du P.U.F, dans la collection dirigée par M.Meyer (l’interrogation philosophique), sur Interpréter, interroger. Dans ce rapprochement des démarches centrales de la problématologie et de l’herméneutique, je voudrais pointer des convergences fécondes; mais plus encore la signification de divergences importantes, non seulement par rapport aux positions exprimées, mais aussi sur le champ de la littérature, de l’histoire, du droit, etc., car il ne faut pas sous-estimer la difficulté, dans la présence même de l’interrogation au carrefour de traditions philosophiques diverses, d’un rapprochement de doctrines qui répondent elles-mêmes à des questions si différentes. Le différend surgit à propos de l’histoire de la philosophie, et de ce que Meyer appelle l’oubli du questionnement qu’il impute à Platon et Descartes[19].

Mais l’une et l’autre de ces démarches, l’une plus anglo-saxonne et l’autre plus continentale, tente de briser l’alternative ruineuse du positivisme et du nihilisme, du rationalisme instrumental et de l’irrationalisme. Nous sommes en effet dans une société de plus en plus instruite, informée. Or cette information est technique, c’est une information utile, et non pas une information "problématique", faisant débat. D’où un excès d’intelligence et donc une bêtise spécifique[20]. L’excès d’intelligence consiste à trouver une solution, là où il faudrait radicaliser la question pour transformer et déplacer la problématique. L’intelligence excessive se met en boucle, elle trouve solution à tout, elle tourne à vide, toute seule, et devient folle. Face à cela, l’interrogation propose d’abord de percevoir l’invisible, les questions auxquelles les faits, les paroles et les comportements répondent; c’est comprendre que ces questions ne sont pas forcément les nôtres; et c’est comprendre que ces réponses peuvent ouvrir de nouvelles questions, auxquelles elles ne répondent pas. L’apprentissage de l’interrogation suppose aussi une intelligence, qui ne se sépare pas de la compréhension et de l’imagination analogique: l’intégration progressive des questions d’autrui et des autres points de vue à notre perception et à notre conception du monde. La question qui forme l’horizon de ce livre est ainsi à peu près la suivante: comment faire place à autant d’humains différents, qui doivent interpréter le fait qu’ils existent en se distinguant les uns des autres, tout en cohabitant? Je donne ici le plan de cet ouvrage, intitulé

INTERPRÉTER, INTERROGER, Une introduction à l’herméneutique et à la problématologie

Préambule: notre problème

Premier essai. Enfances de l’interrogation

1) Le jeu de la question implicite

2) Le jeu de la différence problématologique

Second essai. Figures de l’interrogation philosophique

3) La philosophie vivante et son histoire

4) La question avec Platon

5) Styles du questionnement

Troisième essai. Rhétorique du questionnement

6) Meyer et la pragmatique de la question

7) La métaphore et l’implicite

8) Une éthique des passions de la communication

Quatrième essai. S’orienter dans l’interprétation

9) Gadamer et l’herméneutique de la question

10) Réception et autonomisation: la littérature

11) Une éthique de la réinterprétation

Cinquième essai. Poétique du sujet, poétique du monde

12) Le jeu de l’interprétation et de l’interrogation

Annexe 2: Temps et Histoire chez P.Ricoeur

Deux textes de conférences pour des universitaires anglophones m’ont amené à rassembler ce qu’était pour moi la place et l’orientation philosophique générale de l’oeuvre de Ricoeur: "Paul Ricoeur’s place in the french intellectual lacndscape", conférence pour le Wesley Theological Seminary de Washington, le 20/10/92; et: "Paul Ricoeur, Phenomenology and hermeneutics", City University Londres le 31/5/96. Ces deux textes sont en attente de publication. Mais ils m’ont conduit à revenir sur le thème de l’histoire et du temps. C’est pourquoi je voudrais évoquer un livre en projet sur Temps et Histoire chez Ricoeur. C’est un des thèmes récurrents chez lui, qui revient sous des configurations diverses où l’on se trouve en débat tantôt avec Husserl et Heidegger, ou avec des auteurs comme Rosenzweig, Lévinas et Benjamin, tantôt avec les disciplines de l’histoire, qui s’inscrivent elles-mêmes parmi les stratégies narratives ou langagières destinées à faire pièce à la dispersion temporelle, ou bien au contraire à l’étouffement par la remembrance, par l’excès de mémoire et de narration. On imagine ainsi le caractère central de ce thème dans l’oeuvre de Ricoeur et ses implications nombreuses dans les débats actuels. Il s’agirait de proposer au public un accès sur ce thème à une oeuvre volumineuse, mais déjà classique, et qui structure un peu la mémoire philosophique de cette deuxième moitié du siècle, en établissant les passages entre des "continents" de pensée différents.

La cellule initiale en serait le cercle entre l’aporétique de la temporalité et la poétique du récit, qui structure de plusieurs manières Temps et Récit. On retrouve ainsi un geste déjà présent au sujet du mal, et probablement plus radicalement dans le ou les passages de la phénoménologie à l’herméneutique. Mais l’inscrutabilité du temps me semble devoir être rattachée, au-delà de Heidegger, et même de Husserl, au problème du schématisme de l’imagination transcendantale chez Kant, dont Ricoeur parle dans L’homme faillible. C’est ici me semble-t-il une des principales charnières, où nous sommes renvoyés de cette aporie vers ce que Ricoeur appelle le schématisme de l’attribution métaphorique, qui est au coeur de sa poétique. Les variations imaginatives (sur le temps, sur le monde, sur soi-même) ne sont plus utilisées dans le cadre d’une stratégie de réduction eidétique, mais dans le déploiement d’une pluralité des régimes d’historicité, de narrativité, et finalement de temporalité, qui sont autant de variations sur un thème absent.

Ce qui ressort de cette démarche générale, et qui m’intéresse très particulièrement parce que je travaille régulièrement avec des historiens et des sociologues, c’est une réflexion sur les nouvelles orientations de l’histoire et de l’historiographie (je m’intéresse particulièrement à la gamme des réponses variées par lesquelles les acteurs diffèrent et interprètent leur situation, réagissent aux mêmes évènements). C’est ensuite une réflexion sur la condition temporelle des oeuvres et de l’agir, et sur ce qu’est l’agir historique dans son rapport à la promesse, au conflit, à l’irréparable (voir le texte sur ce sujet dans le chapitre II/9 et l’annexe II/7); c’est enfin et du même mouvement un retour sur les rapports à des thèmes que j’ai étudiés par ailleurs entre l’histoire, la mémoire, le pardon et l’oubli. Je donne ici le plan de cet ouvrage, intitulé

Temps et histoire chez Ricoeur

Présentation du projet: partir de Temps et Récit et élargir en amont et en aval.

Références des textes cités

Aporétique et poétique du temps

Chapitre 1.Le cercle entre récit et temporalité

Temps et Récit 1, Le temps raconté et la triple mimésis

une herméneutique critique et poétique

Chapitre 2. L’inscrutabilité du temps. L’aporie

La phénoménologie du temps, méthodes et impasses:

Temps et Récit 3, L’aporétique de la temporalité:

Le schématisme de l’imagination transendantale et métaphorique

Chapitre 3. Les variations imaginatives. La poétique

La poétique du récit, Histoire et fiction

Les variations du soi

La pluralité historique

Chapitre 4. Les discordances de l’histoire

La vérité historique

La compétence des sujets de l’histoire à suivre une histoire et à se raconter

Chapitre 5. La pluralité des régimes d’historicité

L’entrecroisement de l’histoire et de la fiction

La différence entre l’imagination et la mémoire

L’autorisation de l’oubli.

Index des termes (et vocabulaire)

Bibliographie de/sur Ricoeur

Avec des textes de Ricoeur en caractères légèrement plus petits.

Annexe 3: L’histoire selon Bayle

La chaire de philosophie dans une Faculté comme celle où j’enseigne désigne une tâche particulière, de "décloisonnement" réciproque de la mémoire philosophique et de la mémoire théologique[21]. Il s’agit de ne pas traiter la théologie comme un domaine réservé aux portes duquel la philosophie devrait se taire et dont elle n’aurait rien à connaître, ce qui est un peu trop souvent le statu quo dans la culture française, et qui rend trop d’oeuvres illisibles aux étudiants même avancés. Autant je tiens à marquer mon attachement à une séparation fondamentale entre les deux disciplines, autant je crois que celle-ci ne saurait devenir une barrière d’inculture sans péril pour cette distinction elle-même.

Du même mouvement, la tâche critique, à la place qui était la mienne ces dernières années, me semblait être de réactiver certaines des intentions initiales de la Réforme pour en examiner les bifurcations et en critiquer les résultats, en une sorte d’anamnèse éthique dont je traiterai dans la deuxième section (voir le chapitre 6, qui forme avec cette annexe un petit ensemble). Mais cette anamnèse éthique s’adosse elle-même à une remémoration critique plus générale des grandes figures de la pensée mêlées à l’histoire "protestante". D’où mon intérêt pour les comparaisons entre Luther et La Boétie sur le serf-arbitre et la servitude volontaire, ou celles entre Calvin et le stoïcisme, et pour toutes les "cités calvinistes" jusqu’à Rousseau, auquel j’ai consacré plusieurs cours. D’où aussi mon intérêt pour les métaphysiques calvinistes[22], pour la bifurcation dans la Réforme entre la Renaissance évangélique et la Contre-Renaissance et les auteurs qui marquent la transition entre Calvin et Descartes, dans un monde désenchanté et encore merveilleux (B.Palissy, A.Paré, O.de Serres). D’où mon intérêt aussi pour Leibniz et pour Kant, que je recroise sans cesse, et pour Pierre Bayle auquel j’ai consacré cinq ou six études.

Mon intérêt pour Bayle ne date toutefois pas de mon enseignement dans une Faculté protestante, mais de l’amitié ancienne avec Elisabeth Labrousse, et de la présence de son Dictionnaire dans la bibliothèque de mon grand-père, en Ariège, dans une vieille maison où il est probablement venu et où je fréquente ses textes depuis l’âge lycéen. C’est pourtant en 1985, à l’occasion d’une leçon d’ouverture à la Faculté[23], que j’ai procédé pour la première fois à un relevé systématique des arguments employés dans la controverse avec Bossuet (le Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ, contrains-les d’entrer). Le raisonnement selon lequel on peut obliger à croire fait de la croyance une fin et de la contrainte un moyen. La croyance serait à la fois le résultat et la justification de la contrainte. Bayle attaque les deux termes: 1) l’obligation ne saurait avoir la croyance comme résultat; 2) la croyance à laquelle on oblige ne saurait légitimer la contrainte, non seulement parce que la fin ne justifie pas les moyens, mais parce qu’il est ridicule de blâmer ou de refuser chez son adversaire ce que l’on canonise pour son parti. On voit Bayle osciller entre une anthropologie contemporaine (celle du cartésianisme, mais aussi de La Rochefoucauld et de Port-Royal) et une anthropologie déjà beaucoup plus archaïque et plus calviniste, mais appelée, par le biais de cette éthique de la croyance, et de cette universalité du respect des droits de la conscience errante, à devenir un des grands thèmes des Lumières.

Issu d’un séminaire donné dans le cadre du Collège International de Philosophie, puis d’une journée dans le cadre du CERPHI de l’E.N.S Fontenay dirigé par Pierre-François Moreau (la même année 1994), l’ouvrage collectif Pierre Bayle: la foi dans le doute[24] comprend un texte sur "La suspension du jugement comme impératif catégorique", dans lequel, à partir d’une étude des styles de Bayle (le tragi-comique, le baroque), je tente de définir plusieurs chemins "bayliens" vers l’impératif catégorique de Kant. La suspension du jugement est une éthique de l’erreur qui sépare la vérité et la justice, car "il faut donc ne se permettre que les mêmes actions qui sont permises à toute la terre". En effet si chaque partie se croit "orthodoxe" et si les débats portent sur le fond, pour savoir qui est dans le vrai, "cette affaire est de longue haleine comme chacun sait de sorte que comme en attendant le jugement définitif du procès (…) on ne pourrait rien prononcer sur les violences", il faut bien qu’il y ait de règles communes à toutes les parties et qui soient en dehors de nos opinions[25]. Bayle fait surgir son éthique des ténèbres et de la guerre même, de cet insurmontable différend dans lequel nous sommes placés, de cette rhapsodie de débats inachevables que l’on retrouve jusque dans la mise en page du dictionnaire.

Ce thème de la pluralité de l’écriture de Bayle est développé dans "La condition pluraliste de l’homme moderne, relire Bayle"[26], que l’on pourrait rapprocher de plusieurs autres textes et notamment de "La diversité de l’éthique de Bayle"[27]. Voici donc un auteur, en amont de la bifurcation entre Lumières et Romantismes, qui pensait en même temps, et comme si c’était la même chose, la solidité du politique autour d’un "centre vide" (cher à Claude Lefort), et une sorte de "consensus par recoupement" des diverses traditions ou contributions à l’institution commune (cher à Paul Ricoeur). C’est que Bayle veut penser à la hauteur de la diversité du mal. D’où la diversité des postures éthiques successivement adoptées par Bayle, comme si une morale unique risquait de devenir perverse. Mais est-il moral de soutenir un tel pluralisme moral, et à quelles conditions? Et peut-on soutenir quelque chose (par exemple la tolérance) par plusieurs argumentations hétérogènes, voire contradictoires? Cela n’a de sens que si chaque posture n’est ni validée dans la logique du vrai et du tiers exclu, ni close dans l’arbitraire de sa suffisance. Nous sommes ici encore dans l’entre-deux du "témoignage", auquel Bayle a consacré une grande attention.

Mais c’est à propos de l’histoire que Bayle donne toute sa mesure. Dans "Les témoins de l’histoire"[28], je me demande d’où vient cette vivacité de l’écriture historique et critique de Bayle, au delà de son extrême probité critique et de son humour moral qui lui interdit de donner un sens à ses histoires. Est-ce le soin apporté à la biographie de ses «témoins»? L’erreur historique et ses causes (ignorance et passions) renvoie à la véracité du témoignage historique (distincte des vérités géométriques mais aussi des opinions) et à ses conditions: Bayle demande à ses «témoins» historiques la double qualité, assez difficilement conciliable chez le même être historique, d’être à la fois proches et distants de ce dont ils parlent, d’être assez troublés pour être dedans mais dehors, et pour proposer une version cohérente mais ouverte à d’autres versions. D’où la diversité des récits et des points de vue narratifs auxquels il fait crédit, et le sentiment d’une histoire surprenante par son polycentrisme. On pourrait montrer que les textes de Kant sur l’histoire ne sont pas très éloignés de cette posture historiographique (voir "Kant et l’émancipation de l’humanité"[29]).

Tous ce travaux recroisent ceux sur l’histoire chez Ricoeur mais aussi ceux sur le pardon et les compromis de l’historien que je développerai plus loin en Annexe (II/7). Mais je place ces études bayliennes en annexe ici parce que je voudrais les reprendre au passage parmi les pièces d’un petit livre que j’ai en projet sur le dialogue "Bayle-Leibniz" à propos de la théodicée. Dans cette querelle du malheur entre Bayle et Leibniz, à l’aube du 18ème siècle, culmine un des plus grands débats philosophiques sur le mal. Leibniz développe l’intelligence optimiste d’un monde qu’il considère comporter le maximum de perfections, et le minimum de maux inévitables; les deux vont d’ailleurs ensemble, car le monde présent comporte la densité maximale de "compossibilités", d’existences compatibles, et c’est cette densité en compossibilités qui fait la "bonté" du monde. Le mal n’est que la finitude qui rend incompossibles, incompatibles, la coexistence de deux possibilités qui s’entravent ou s’excluent. Comprendre cela, c’est déjà ôter l’excès de subjectivité qui nous fait prendre le malheur vu sous notre (petit) point de vue comme l’universel malheur. C’est aussi comprendre qu’il y a un mal brut, lié à l’existence finie des créatures du monde, et auquel il est vain et malheureux de rajouter le malheur que nous nous faisons en ne remettant pas le mal à sa place, minime au regard de la bonté de notre monde. Leibniz donne ainsi une métaphysique dont je dirai que l’intelligence épistémologique, qui surpasse de loin celle de Bayle, relève et accomplit sans doute ce qu’il y avait en germe dans cette cosmologie implicite le nom de renaissance évangélique.

Pour Bayle, qui développe probablement ici à son tour une intelligence historique supérieure à celle de son adversaire, il y a un vécu subjectif du malheur qui suffit à ébranler toutes les rationalisations que l’on peut en faire. Le point de vue de l’intelligence divine nous échappe, et une minute de souffrance rend toute intégration rationnelle du mal vaine, sinon insoutenable. La rhétorique de Bayle est celle de l’excès, de l’incommensurable. La plupart des hommes sont plus méchants que malheureux, selon la figure classique de la prospérité des méchants, qu’il déchiffre jusque dans la figure biblique de David. Il écrit: "L’homme aime mieux se faire du mal pourvu qu’il en fasse à son ennemi, que se procurer un bien qui tournerait au profit de son ennemi"[30] Mais aussi la plupart des hommes sont plus malheureux que méchants, selon la figure non moins classique du juste souffrant, soutenue par les propos de Job; cela signifierait que Dieu est méchant car il aurait pu (nous) faire autrement, et il vaut mieux ne pas chercher à comprendre le mal. Reste à agir contre lui sans prétendre pouvoir le réduire entièrement. On sent ici la différence d’univers entre Bayle affirmant qu’on préfère se faire un mal qui pourrait aussi faire mal à l’adversaire, et Smith affirmant qu’en cherchant son bien on sert le bien commun. Je donne ici le plan de ce petit projet:

BAYLE-LEIBNIZ et la querelle de la théodicée

Première partie: Entrées

Pourquoi cette reviviscence au 17-18èmes siècles de la question de la thodicée? L’hypothèse serait d’y voir les effets croisés de la double-rupture due à la Réforme et au Cartésianisme dans les champs anthopologique, cosmologique, métahysique, car elle repose le problème autrement (nouvelles dualités anthropologiques, déplacements des modèles de finalité et de causalité, rupture entre théorie et pratique, nature et liberté, etc.)

Seconde partie: Dossier

Les textes du débat, dans l’ordre chronologique (avec une brève présentation historique), et avec des extraits significatifs.

Troisième partie: Querelles

Le débat entre Bayle et Leibniz sur la question de la théodicée n’est pas l’opposition de deux réponses à la même question, mais la mêlée de plusieurs problématiques, de plusieurs querelles: une querelle du manichéisme (où Bayle est aussi à comparer à Basnage, à La Croze ou à Beausobre, et en débat avec King ou Le Clerc), une querelle du malheur humain, une querelle de la rationalité du monde (où Leibniz est aussi en débat avec Clarke), où chacun à son tour peut se trouver à son avantage. Montrer l’accrochage entre ces querelles.

Quatrième partie: Sorties

Quelques lecteurs de Bayle et/ou de Leibniz, et leur manière de sortir du problème: Voltaire, Rousseau, Hume, Kant, Hegel, Kierkegaard, etc.

Annexe 4: Herméneutique du style

Dans cette dernière annexe, qui paraît encore plus éloignée de l’axe de ce dossier, je voudrais enfin revenir sur un thème pour moi plus ancien que celui de l’interrogation problématologique, et aussi important que celui du temps et de l’histoire, et sur lequel j’ai peu publié, mais dont j’espère qu’il pourra redevenir mon principal chantier de recherche dans les années à venir. Il ne s’agit pas ici de proposer l’idée d’un livre, car j’en suis loin, occupé encore à désigner les grandes lignes d’un chantier aussi vaste que celui que j’ai conduit sur le plan de la philosophie de l’interrogation.

Il s’agit ici plutôt de montrer où je souhaiterais articuler les réflexions que nous venons d’évoquer sur le schématisme kantien et la poétique de Ricoeur avec les indications données par G.G.Granger sur la philosophie du style. Cette préoccupation me vient de l’époque où je suivais les séminaires du Centre de Recherches Phénoménologiques de la rue Parmentier, alors consacrés à l’imaginaire avant de l’être au temps. Ricoeur m’avait proposé de faire ma Maîtrise sur la fonction imaginaire de la parole dans la poétique de Bachelard. L’idée centrale, esquissée à la fin de la sixième étude de La métaphore vive, c’est que la parole engendre l’image, fraye le chemin de l’imagination (voir le chapitre I/2 à la fin). D’où cette idée d’un schématisme de l’attribution métaphorique, que je ne pouvais m’empêcher de rapprocher de la notion de style, elle-même souvent avancée par Ricoeur pour caractériser la singularité des oeuvres, et la tension entre les écarts et les régularités.

Par la suite j’ai poursuivi par un Doctorat de 3ème cycle sur "le statut phénoménologique de la rêverie poétique de Bachelard"[31]. Ce qui m’intéressait, c’était de voir la neutralisation phénoménologique jouer dans la théorie bachelardienne de l’image le même rôle que la coupure épistémologique dans sa théorie du concept scientifique[32]; et de rapprocher cette polarité concept-image de celle proposée par Granger du style comme mixte de structuration et de singularisation. Le style serait alors ensemble le résidu du "profil" image-concept et le vecteur du profil concept-image.

C’est cette approche stylistique que l’on peut voir à l’oeuvre dans "La paléobotanique de Gaston de Saporta"[33], où je tente de montrer la dispersion de l’oeuvre du correspondant de Darwin (qui montra la corrélation entre le développement des angiospermes et celui des insectes, mais qui par d’autres aspects de son oeuvre prépare Bergson) entre ces deux profils. Ayant étudié pendant deux ans à Montpellier sous la direction de Francis Courtès, je garde de cette période un grand intérêt pour les "petits" savants, et la manière dont leur savoir est attaché à un imaginaire. C’est ainsi que récemment j’ai travaillé sur des auteurs comme Bernard Palissy, Ambroise Paré ou Olivier de Serres. L’intérêt de Saporta est double. La paléobotanique qui est son sujet est suffisamment éloignée du domaine humain pour qu’il ne manifeste pas les résistances que l’on trouve chez bien des paléontologues contemporains vis à vis de l’évolutionisme; c’est un des savants qui en France contribue le plus à la pénétration de ces idées, et à la démonstration de leur fécondité scientifique. Mais cet évolutionisme devient chez lui, en même temps, comme le lieu d’une rêverie sur la continuité de la vie, et la diversité des formes du vivant devient pour lui comme une variation sur un thème unique, variation ordonnée à une sorte de perfection (si les Ammonites disparaissent, c’est qu’elles succombent à leur perfection et à leur délicatesse, qu’elles se détachent de la lutte pour la vie dès lors qu’elles ont accompli toutes les variations dont elles étaient capables); il rejoint ici certains thèmes de Schopenhauer, et témoigne d’un style imaginaire qui n’est pas éloigné du symbolisme de Gustave Moreau ou du style "végétal" de Guimard.

Ce thème d’une herméneutique du style est passé en sourdine dans les publications, même s’il reparaît de loin en loin, comme dans les réflexions sur le "corps poétique" (voir la fin du chapitre II/2), comme dans les travaux sur l’habitat et l’urbanité[34], et comme dans les pages 95-96 de "La problématisation du monde et la mimèsis de Paul Ricoeur", où je distingue un schématisme de préfiguration, un schématisme de configuration et un schématisme de refiguration, en faisant correspondre aux trois niveaux de la mimèsis de Ricoeur trois niveaux stylistiques[35]. Mais cela mériterait d’être développé et argumenté plus longuement. Par ailleurs, toujours chez Ricoeur, il ne serait pas abusif de relire en terme de style la polarité qui travaille longuement sa réflexion: 1) sur la métaphore comme tension entre le degré zéro de la littéralité, l’écart et la réduction d’écart; 2) sur l’intrigue narrative comme concordance-discordance, acceptabilité-imprévisibilité; 3) sur l’herméneutique plus généralement prise au jeu de la structure et de l’événement, de la sédimentation et de l’innovation; 4) sur la raison pratique enfin, dont la rationalité doit être susceptible de singularité.

Il y a donc une dimension éthique à cette herméneutique du style. Si l’éthique consiste à désigner ce qui est "grand", ce qui a "plus" de valeur, la grandeur véritable réside dans la capacité à comprendre, à sentir ce que l’on fait. C’est la raison pour laquelle j’insiste sur ce que j’appelle le corps poétique, la capacité à augmenter le schématisme, à incorporer et par là à rendre compossibles le maximum de densité en singularités, le maximum de styles. En retour le style augmente la capacité à habiter, c’est à dire à faire habiter autour de soi au maximum, à faire sentir, à donner du plaisir et du sens au fait d’être ensemble. Le sujet est ici ce qui se constitue en "attrapant le geste" (comme aurait dit Cavaillès), ce qui ne devient singulier qu’en incorporant des dispositions qui deviennent pour lui des disponibilités, un style à la fois régulier et singulier d’acte et d’habitus.

Dans La justification de l’Europe, je développe l’idée que le propre des activités touchant aux sciences et aux arts est non seulement de nous offrir des contenus nouveaux, mais de changer notre schématisme même. En effet elles augmentent la sensibilité, réorganisent nos manières d’agir et d’être au monde. Nous pouvons nous les "incorporer". Probablement ne nous préoccupons–nous pas assez d’incorporer les connaissances, les techniques, les interrogations mêmes, les rythmes, les images ou les écrits. Si nos corps étaient plus savants et plus poétiques, nous serions plus à l’aise, moins incompétents, dans la complexité du monde contemporain[36]. C’est probablement un des enjeux du chômage : comment redistribuer un temps qui "doit" être perdu? Car ce qui était art et oeuvre humaine devient reproduction technique. Certainement même on peut penser des machines à produire des effets stylistiques, des structures singularisées. Ces machines ne font que délivrer les humains pour exercer plus loin leur style: leur capacité à faire voir le "reste", à découvrir ou inventer d’autres singularités. Ainsi laissent–t–elles la place à une singularisation "supérieure", et nous "surfons" sur ce mouvement.

Dans un texte de 1988 intitulé "La crise de la pensée"[37], je reprends la polarité proposée jadis par Ricoeur entre "travail et parole", pour discerner le double déplacement qui me semblait nécessaire: remettre le style au centre de nos catégories de pratique, de travail et d’activité, et remettre l’interrogation au centre de nos catégories de langage et de communication. On peut dire que ce double mouvement résume assez bien la perspective la plus générale de cette première section, c’est à dire à la fois son anthropologie sous-jacente et son horizon éthique. C’est au déploiement de cet horizon au plan d’une éthique générale que nous allons nous attacher maintenant, sans cacher que la première section reste très lacunaire et bancale. Ce qui s’y trouve désigné est encore pour moi de l’ordre du désir, de la curiosité insatisfaite, et non de la démonstration acquise.

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Notes :

[1] La lecture du polycopié de Ricoeur sur Etre, essence et substance chez Platon et Aristote était venue renforcer ce sentiment.

[2] Jan Patocka, Platon et l’Europe, Lagrasse: Verdier, 1983.

[3] En ce sens je me sens très éloigné des thèses de l’Ecole de Tübingen sur l’enseignement oral de Platon comme enseignement ésotérique donnant enfin la "réponse" aux inités (j’avais préparé une recension critique du livre de Marie Dominique Richard, malheureusement jamais publiée). Et même dans la position de Gadamer, dont on verra que la lecture a été pour moi importante, je regrette que la primauté de la question soit un peu trop liée à l’oralité du dialogue. Mais cette insistance sur le rôle central de la problématisation chez Platon, non seulement dans les dialogues aporétiques mais aussi dans les paradigmes, m’éloigne aussi sensiblement de la lecture qu’en propose M.Meyer, qui voit surtout chez Platon l’oubli du questionnement (cf.Pour une critique de l’ontologie, Bruxelles: ed.de l’ULB, 1991). J’ai également travaillé sur l’image dans le platonisme (un séminaire avec Jean-Daniel Dubois sur ce thème en 1987-1988).

[4] Au passage je signale l’importance du langage sceptique dans l’Antiquité, et pour comprendre le contexte anthropologique dans lequel se sont formés les textes bibliques correspondants, que l’on a trop souvent mis seulement en regard de la gnose.

[5] C’est Yvon Belaval, dans ses cours sur Leibniz à la Sorbonne, qui m’a rendu attentif à ces questions de stylistique philosophique.

[6] Mon premier contact avec cette pensée date des cours de Jacques Brunschwig sur Aristote, à la Faculté de Nanterre.

[7] Michel Meyer Logique, langage et argumentation,  op.cit. p. 125; c’est ce qu’il appelle la différence problématologique entre l’aspect apocritique et l’aspect problématologique des propositions.

[8] Je ne développerai pas ici ces différents points (certains sont repris dans les chapitres suivants et les autres sont l’objet de l’annexe I/1), mais on voit que répondre ici n’est pas seulement répondre à ce dans la question dont on avait déjà la réponse; et qu’interroger n’est pas seulement écouter la réponse proposée comme la réponse à la question que l’on a posée. C’est à cet élargissement du répondre et du questionner qu’invite le polycopié d’un cours donné aux étudiants de première année, et intitulé "Imprécis d’interrogation". Il donne une sorte d’introduction à la fois à des activités élémentaires (parler, lire, écrire) et aux grandes disciplines (bibliques, historiques, systématiques) qu’ils rencontrent dans notre Faculté. Dans sa section plus systématique, sur les grandes démarches philosophiques, c’est également une introduction à la critique kantienne (le discernement des régimes de questionnement implicite) et à la dialectique hégélienne (la dialogique par laquelle une thèse se problématise). On peut parler d’une introduction à la philosophie comme discipline du questionnement. Je termine ce polycopié par Socrate et Jésus comme questionneurs, et tels que Kierkegaard les compare. On peut joindre à ces considérations un tout petit texte sur "Interroger" (in Etudes théologiques et religieuses 1987-4, p.569-571), qui traite de quelques aspects d’une pragmatique de l’interrogation, encore très générale par rapport à celle que j’esquisse dans la leçon II du polycopié, et qui demanderait des développements: non seulement sur l’aspect rhétorique de ce que les questions font faire aux interlocuteurs, mais sur les formes de communauté et de communication induites par les différentes manières de traiter le questionnement.

[9] P.Ricoeur Soi-même comme un autre, Paris: Seuil, 1990, p.118.

[10] Qui avait été l’objet d’une communication en 1986 dans le cadre de l’URA-CNRS Bible et Anthropologie.

[11] Seules des métaphores vives ont parfois la force de réveiller les métaphores dormantes.

[12] Conférence donnée à Istanbul lors du Colloque de la Société Turque de Philosophie d’Avril 1994.

[13] Voir P.Ricoeur, A l’école de la phénoménologie (Paris: Vrin, 199, p.32); il écrit également: "Le transcendantalisme est une philosophie en forme de question, c’est une Rückfrage" ibid., p.48. De son côté J.Patocka interprète la réduction phénoménologique comme une problématisation: "Ce dont je parle maintenant n’est plus une thèse mais un problème. Lorsque nous demandons comment il se fait qu’une seule et même chose puisse se montrer dans différentes perspectives c’est là un problème. De même, lorsque nous demandons comment se maintient l’identité de la chose en tant que présente et en tant que non–présente ou donnée de compagnie, donnée par l’entremise d’autre chose, sur un mode indirect de donation. Voilà le problème: en différents modes de présentation, en différentes guises de présence, le même se maintient" (Platon et l’Europe, op.cit.p.37).

[14] Comme dans une bande dessinée, où identifier les personnages d’un bon dessin, c’est les reconnaître sans signe distinctif univoque, les reconnaître sans qu’ils soient jamais dessinés identiquement, les reconnaître dans leur variation même, et comme d’autant plus singuliers.

[15] C’est ici que l’on pourrait renouer avec le thème du "cogito de rêverie" cher à Bachelard, et qui est bien un cogito poétique, un acte de "microphénoménologie" comme il dit, comportant la suspension du cogito ordinaire et l’ouverture d’une sorte de cogito second. On voit la proximité avec les thèmes de Ricoeur dans La métaphore vive et dans Du texte à l’action.

[16] Voir "De nouveaux caps", Esprit 1997/6.

[17] Pourquoi doit-on toujours revenir à la question antérieure, y être comme incarcéré? Ne peut-on produire ensemble des questions inédites? Une question ne peut-elle mourir, s’effacer, et ne peut-on naître à nouveau d’une question neuve?

[18] On trouve un résumé semblable au début de La promesse et la règle (p.14), où je tente de dégager et comme disait Cavaillès d’attraper quatre des gestes qui me semblent les plus significatifs de la pensée de Ricoeur, distinguant: "une posture critique qui sépare les questions mais se trouve dans l’obligation d’avoir à répondre simultanément à deux questions con­tradictoires ; un mouvement dialec­tique qui prend toujours acte du reste que laisse la réponse à une question, et sur lequel rebondit une nouvelle interrogation ; une recherche éthique qui invite à considérer les points de vue jusque là exclus du débat ; une perspective poétique qui propose de voir comment ces diverses visées peuvent être compatibles dans un monde à refaire ensem­ble.".

[19] Michel Meyer, De la problématologie Bruxelles: Mardaga 1986, en livre de poche p.106 et 157 sq.

[20] Ne jamais faire l’économie de l’hypothèse de la "bêtise" humaine, qui explique souvent bien mieux les choses que la malveillance ou l’impuissance. Voir "L’hypothèse de la bêtise" La Croix du 3 Janv.1998.

[21] Il ne s’agit pas seulement de la mémoire de la pensée protestante, mais d’une situation plus générale de notre culture. Et si l’amplification réciproque d’une rationalité seulement instrumentale et d’un irrationnel magique et panique n’était que l’effet d’une rationalité mal rythmée, mal pluralisée? Il faudrait alors revenir à cette part de "dogmes" religieux noués et indurés au coeur de toute culture et de toute politique, pour la rouvrir à un véritable travail critique, et en tirer tranquillement des possibilités inédites.

[22]  Colloque sur ce thème organisé en 1996 avec la Faculté Protestante de Paris et le CERPHI de l’ENS Fontenay (P.F.Moreau).

[23] "De l’obligation de croire", in Études théologiques et religieuses 1986-1.

[24] Pierre Bayle: la foi dans le doute (sld PF. Moreau et O. Abel), et dont j’ai rédigé l’Introduction, et "La suspension du jugement comme impératif catégorique", Genève: Labor et Fides, 1995.

[25] Commentaire Philosophique sur le contrains-les d’entrer , 2ème édition des Oeuvres Diverses, tome 2 Trévoux: 1737  p. 391–b, 392.

[26] in Esprit 1996 n°8/9.

[27] A paraître dans les Actes du Colloque de l’Université de Strasbourg de Juin 1997.

[28] A paraître dans les Actes du Colloque Bayle, le Carla 14/9/96.

[29] in Autres Temps n°25, Mai 1990.

[30] Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique Hildesheim–New–York: Georg Olms Verlag, 1982, volume 2 p.1211.

[31] Pour en résumer l’argument général, on commençait par montrer que  les deux “Poétiques” de G. Bachelard, dont les thèmes préférentiels se distribuent, non entre une symbolique de l’inconscient et une sémiotique de l’imaginaire, mais entre une constellation de rêveries où l’imagination se rapporte au corps d’un sujet et une constellation poétique où l’imagination se rapporte à la parole d’un sujet, ne trouvent leur solidité philosophique que si l’on prend au sérieux le rôle de ce que Bachelard appelle “phénoménologie”. Ce que signale l’examen attentif des engagements conceptuels du terme est que la phénoménologie est engagée contre le “concept”, comme une sorte de protocole de tranquillité ou de négligence, pour dégager l’image de tout savoir et même de toute thèse “positionnelle”, fût-elle ensuite “néantisée”. L’imagination est indifférente à l’existence ou à la non-existence de son objet. On rejoint alors, par un long détour sur le “désintéressement” kantien, ici placé sur le même site que la quasi-phénoménologie de Bachelard, l’idée d’une imagination pure, ou purifiée, qui est auto-affection (rêverie) et libre-légalité (poétique), L’imagination de “rêverie poétique” répond ainsi aux doubles-apories d’une phénoménologie de la passivité pure ou de l’activité simple. Elle ne vise d’ailleurs pas la connaissance. L’exercice seulement pratique de cette imagination suppose dès lors de vérifier la manière dont le corps est ici poétique, de part en part traversé et comme ressuscité par la parole poétique (qui augmente le schématisme et crée une neuve possibilité, un regard nouveau): c’est l’idée d’incorporation. Il suppose également de vérifier la manière dont le poétique est ici corporel, marqué par le style propre d’une pratique vivante et singulière qui vient singulariser le dire par l’image: c’est le style. L’idée de style devient alors, dans une sorte d’herméneutique généralisée des oeuvres comme circularité d’une structuration et d’une singularisation,  ensemble le résidu du “profil” image-concept et le vecteur du profil concept-image, bref l’intelligence globale de l’exercice bachelardien, et de toute pratique productrice dans la proportion où toute pratique est une structuration singulière portant sur des singularités.

[32] Après quelques éléments pour distinguer la "phénoménologie" de Bachelard d’autres phénoménologies de l’imagination (je constate ainsi, en comparant l’intérêt respectif des travaux de Bachelard et de ceux de Sartre, que la fécondité de la démarche semble inversement proportionnelle à la pureté de la phénoménologie mise en oeuvre), je rapprochais cette quasi ou cette micro-phénoménologie du thème kantien du "désinteressement", et tentais de sortir la rêverie poétique des apories de la passivité pure ou de la simple activité.  Pour cela il me fallait faire intervenir l’idée que la parole poétique, parce qu’elle augmente le schématisme et crée des possibilités d’être, de sentir et d’agir, neuves, suscite une sorte de corps poétique qui fait le style, la singularité des praxis.

[33] Dans La Revue de Métaphysique et de Morale, 1986 n°4. J’avais aussi donné une conférence sur "Bachelard, épistémologie et poétique du style", au Consulat de France, à Istanbul où j’enseignais alors, en 1984, et une autre à des juristes et philosophes d’Istanbul, sur "Le droit comme style", à partir d’une lecture du Politique de Platon. Sur Bachelard, à côté des études déjà signalées, j’avais rédigé également une étude sur "La bibliothèque des poétiques de Gasron Bachelard" et une autre sur "Le temps et les rythmes" (deux textes de 1984, non publiés).

[34] Parce que le style de chaque habitat réinterprète celui des habitats antérieurs, et que chaque configuration de l’urbanité remanie de même celles qui la précède.

[35] Niveau stylistique de la précompréhension où nous nous trouvons toujours déjà dans un milieu de langage, mais aussi de formes et de matériaux qui ont un "style". Niveau stylistique de l’oeuvre proprement dite, comme jeu entre la structure de régularité et la singularité de l’écart, entre la novation et la sédimentation. Niveau stylistique de la refiguration par le récepteur-interprète, qui trouve sa manière d’être au monde et d’y oeuvrer, ses habitus et ses dispositions, augmentés par le schématisme métaphorique de l’oeuvre interprétée.

[36] Voir "Le principe de surcompétence", La Croix du 7 Déc 1996.

[37] Il s’agissait d’un exposé qui m’avait été demandé dans le cadre du Centre Protestant d’Etudes et de Documentation et publié dans le Bulletin du CPED n°332 Juin 1988.