Le divorce, résiliation ou répudiation de l’alliance ?

Il faudrait que nos contemporains aient lu la Doctrine et discipline du divorce[2], peut-être conjointement avec l’Areopagitica sur la liberté de la presse, ou peut-être en contrepoint du Paradis perdu. Dans tous les cas Milton le mériterait. Il est apparu dans un temps et dans une situation qui l’ont obligé à relire tout autrement les Anciens qu’il admirait tant[3], et les Ecritures bibliques, qui forment plus qu’une référence ou un code : le fond imaginaire sur lequel se détachent ses figures. C’est ainsi qu’il a été conduit à des prouesses poétiques fabuleuses. Son fondamentalisme, en quelque sorte, et son respect des Anciens, l’ont condamné à l’imagination poétique, à l’invention, à la torsion visionnaire par laquelle il ne cesse de rapprocher, de séparer, de réveiller les mondes endormis[4].

En refermant ce superbe plaidoyer en faveur du divorce, qui a dû sembler aux contemporains aussi dur et militant que les écrits de Pasolini dans l’Italie démocrate-chrétienne[5], et en levant les yeux sur le monde contemporain, sur notre cher bon vieux monde contemporain, nous nous apercevons d’une double-méconnaissance. Il y a d’abord dans la France d’aujourd’hui une véritable méconnaissance de la révolution puritaine, qui précéda en Angleterre de 150 ans notre Révolution Française, et qui a introduit et généralisé, notamment sous la plume de Milton, le thème de la rupture. On pourrait même parler d’un paradigme révolutionnaire de la rupture puritaine, et Michael Walzer n’hésite pas à présenter le puritanisme comme la première forme de radicalisme politique, et le puritain comme « le premier de ces agents autodisciplinés de reconstruction politique et sociale dont l’histoire moderne a connu tant d’exemples »[6]. Pour que le « saint » ait pu devenir le bourgeois libéral, qui ne comprend plus la dureté de son prédécesseur, nécessaire pour abattre l’ancien régime, il a précisément fallu que s’estompent certaines convictions religieuses « archaïques », et que subsistent seules, au moins pour quelque temps avant de disparaître à leur tour, les obligations morales qui forment la modernité. Et puis si le puritanisme a donné de lui-même une image de sévérité morale, c’est justement parce qu’en son temps il passait à bien des égards pour libertin et hédoniste[7]. On voit Milton, pourtant peu intimidé, se débattre sans cesse avec ce reproche.

Il y a ensuite, dont nous nous apercevons au retour de notre lecture, et dans l’ensemble de nos sociétés actuelles, une véritable méconnaissance de l’importance du divorce, de ce qui s’y cherche, de ce qui s’y trouve parfois, et de ce qui s’y perd. En effet la profondeur du pamphlet de Milton fait ressortir la faiblesse de nos réflexions contemporaines à ce sujet. À quelques exceptions près, la philosophie ne semble pas juger le thème du divorce digne d’être pensé, et l’opinion médiatique pas davantage. Nous le pratiquons peut-être d’autant plus facilement que nous ne le pensons pas, et qu’il ne sert peut-être ainsi à rien délier, à rien résilier. Nous le répétons sans l’honorer d’une pensée, comme une « petite madeleine » qui ne nous dit plus rien. C’est pourtant un sujet d’une grande importance pour la pensée, comme nous espérons pouvoir le montrer. Comme le fait dire Howard Hawks à Cary Grant au début de La dame du vendredi[8], le divorce aujourd’hui n’est plus qu’un papier devant un maire! Or penser le mariage suppose de penser le divorce ; d’abord comme la déliaison la moins malheureuse possible[9] de deux libertés égales qui cherchent leur bonne distance ; mais aussi, éventuellement, comme cette délicate séparation où l’on se trouve soudain faible comme un enfant qui ne comprend pas ce qui arrive[10].

Ce qui complique encore l’affaire, en liant les deux bords de la découverte dans une nouvelle question, c’est que cet acte fondateur de la conjugalité moderne est aussi un acte fondateur de la modernité politique: le droit de partir, le droit de dissidence. La fragilité du lien est alors paradoxalement sa force, car il ne tient que du consentement sans cesse renouvelé, de la possibilité de le rompre. La question, comme le remarquait Claude Habib dans Le consentement amoureux[11], est alors de savoir si l’on n’a pas, avec Rousseau notamment, trop attendu du couple, trop chargé le couple d’une responsabilité centrale dans le lien social moderne. N’était-ce pas lui donner une obligation sociale qui en fait encore un moyen pour autre chose, une sorte d’assurance, qui exige de lui d’être une oeuvre durable[12]? N’est-ce pas justement cela qui est en train de le broyer? La pensée de Milton se trouve ainsi à l’articulation d’une enquête double, historique sur un chapitre décisif de la philosophie politique, et éthique sur un sujet d’une grande actualité pour la philosophie morale, la question du lien amoureux. Or nous sentons aujourd’hui sinon un échec, du moins l’extrême vulnérabilité, et le besoin d’une recomposition toujours incertaine, sur ces deux versants simultanés de la vie politique et de la vie intime. Je me propose d’abord de d’introduire à ces deux versants de la pensée de Milton, qui ont fait en leur temps l’actualité du traité, et qui d’une certaine manière le refont aujourd’hui.

Milton et la rupture puritaine : un paradigme révolutionnaire ?

Le traité intitulé Doctrine et discipline du divorce paraît en 1643, puis dans son édition définitive en 1644, et prend tout son sens, comme tous les écrits de Milton, en lien immédiat avec son expérience vécue. Milton a trente six ans, et peu après leur mariage sa jeune femme est retournée vivre chez ses parents —elle reviendra plus tard. N’oublions pas non plus que la rupture initiale de l’Eglise d’Angleterre est due pour partie à l’interdiction du divorce de Henri VIII par le Pape (Milton l’évoque au chap.XXI). Déjà Luther, dans sa polémique contre le célibat, avait élargi la sphère du consentement, et il en était issu une sorte de laïcisation du mariage —qui cesse d’être un sacrement. Calvin, en autorisant le divorce, avait fait montre une fois de plus de son sens de législateur, et ouvert la voie à une conception proprement politique du mariage comme acte civil. Mais c’est Milton qui pense le mariage à ce point sur le modèle de l’alliance, éventuellement de l’alliance rompue et reprise, de la « nouvelle alliance ».

On pourrait dire que l’invention du divorce, dans ce traité, est aussi l’invention du mariage moderne —et que c’est cette double invention qui s’effondre aujourd’hui simultanément : « il est certain que celui à qui l’on interdit le divorce se voit en fait interdire le mariage, et se trouve confronté à de plus grandes difficultés que s’il était resté seul » (ch.IV). À la fin du chapitre I, Milton compare l’invention du divorce à une douce caresse : « je ne doute pas d’effacer, avec une douce caresse, dix mille larmes de la vie de l’homme » ; cela m’évoque le wa-yehal hébreu qui signifie à la fois prier Dieu, caresser (presque flatter un animal), délier, faire renoncer quelqu’un à son vœu. Car la question est bien là : qu’est-ce que promettre si on ne tient jamais ? mais qu’est-ce que promettre si on tient toujours ? que serait une promesse irrévocable, qui décrirait en quelque sorte ce qui fatalement doit arriver ? Car la déliaison certes est déliaison du passé irréparable dans le pardon. Mais plus délicat encore, me semble-t-il, c’est la déliaison de l’irréversible que crée en nous une promesse de bonheur : comment se détacher d’un vœu de bonheur, comment se délier d’une attache heureuse lorsqu’elle n’est plus que nostalgie douloureuse, comment renoncer à une alliance amoureuse, comment consentir à la fugacité du bon ? C’est ici que Milton est le plus précieux.

L’institution heureuse du mariage

Pour bien nommer cela il faut revenir au mariage non comme remède au désir ou à l’incontinence, mais comme bonheur et accomplissement, il faut retrouver l’institution heureuse et même divine du couple, dans laquelle Milton ne voit pas une once de péché[13]. Si l’on retrouve l’intention première de la conjugalité dans son institution, c’est à dire dans sa genèse et son Paradis perdu, il s’agit d’un joug léger, et même libérateur, puisqu’il nous délivre de la solitude : il s’agit d’éprouver ensemble, par la conversation et l’échange, la possibilité d’une société heureuse[14]. Le problème n’est donc pas celui du désir et de l’impénétrabilité des corps[15], mais celui de la résignation et de l’imperméabilité des âmes[16] : « dans l’intention de Dieu, un échange approprié et heureux est la fin principale et la fin la plus noble du mariage » (fin du chap.II) — on pourrait reprendre tel quel le terme anglais de conversation heureuse, avec les traducteurs de Stanley Cavell. Comme le remarque ce dernier, s’aimer consiste à préférer être ensemble à dire et faire des riens, pourvu que puisse se poursuivre la poétique conversation du corps et de l’esprit[17].

Le coup de génie de Milton, ici comme dans le Paradis perdu, c’est justement de penser la séparation comme fondatrice : la création même est séparation, et l’alliance véritable repose sur le divorce. Sans cet arrachement et cette séparation première, il n’y a pas de pacte, pas de nouvelle alliance. Et c’est ici une magnifique exégèse biblique qu’il propose. Milton introduit dans le couple une épée, et tente d’en instituer la distance proprement passionnante. C’est bien la question du remariage qu’il pose ici, de cet amour selon la reprise cher à Kierkegaard, de cet amour seul indissoluble dont Goethe parle dans Les affinités électives, et qui est passé par la séparation, qui comprend encore en lui la séparation comme irréversible. Il ne s’agit justement pas de revenir au Paradis perdu, Joyce a raison d’ailleurs on ne revient jamais, mais de comprendre la chute dans l’histoire même du consentement amoureux, comme sa condition.

Une libre-règle

En quoi cette thèse centrale et ses arguments ont-ils une portée politique ? Le premier argument du plaidoyer en faveur du divorce apparaît dès l’adresse au Parlement : « Celui qui se marie a aussi peu l’intention de conspirer à sa propre perte que celui qui prête allégeance », et c’est tout le sujet du chapitre II : « Qu’aucune alliance, quelle qu’elle soit, n’oblige contre sa fin principale ni contre les parties qui la contractent ». C’est l’argument employé par Rousseau dans Le contrat social, à l’encontre de pactes qui seraient en quelque sorte des contradictions pragmatiques : on ne peut librement se mettre en esclavage, et si on le fait on peut s’en délier tout aussi bien[18]. Cette figure du pacte ou de l’alliance met la forme antique de l’amitié entre égaux au cœur du lien social.

Une autre ligne d’argumentation peu à peu déployée consiste à dire que la lecture littérale de l’interdiction du divorce est une politique du diable pour tirer d’une ordonnance heureuse une licence sans bride, parce que découragée du mariage. Placer le mariage plus haut que la charité, c’est pour Milton une doctrine démoniaque (fin du chap.VII), et sacraliser le mariage revient au fond au même que l’interdire. Ce n’est plus la Loi, mais le péché enveloppé dans la loi, devenue son ustensile obscène, hypocrite, une « coquille vide ». Et cette faculté diabolique de tirer du bien un mal ne consiste pas dans une immoralité, remarquons le, mais dans une démoralisation, un découragement, un abattement moral. Face à cela, la liberté chrétienne inverse la syntaxe devenue perverse : « Là où les Pharisiens étaient stricts, le Christ semble négligent ; là où ils étaient trop négligents, il juge utile de paraître des plus sévères » (chap. I du Livre II)[19]. La teneur politique est immédiate, et c’est le cœur de l’argument par lequel les puritains se distinguent des libertins : là où la licence, la débauche et la luxure abondent, abonde aussi la servilité, la tyrannie, l’abus despotique de pouvoir. La liberté que propose Milton est exigeante, elle implique une certaine tenue, une véritable auto-discipline, un libre-rigorisme, ou ce sens des règles librement consenties que l’on appelle le fair-play — et c’est justement aussi la faculté de perdre, d’être un bon perdant.

C’est ici sans doute qu’il révèle une de ses proximités avec Hobbes. La doctrine du mortalisme (de la mort des âmes en même temps que les corps) qu’ils soutiennent tous les deux, plus radicale encore que celle des Anabaptistes qui longtemps ont soutenu le sommeil des âmes, récuse d’avance toute théodicée et toute justification politique en terme de récompense et de punition dans un au-delà paternaliste. Le sujet libre, le libre citoyen, n’est pas effrayable par la mort[20], il se tient debout tout seul, il peut tenir à des règles qui ne lui sont pas imposées de l’extérieur, et c’est peut-être pourquoi il a le pouvoir effrayant de changer, sans se soucier d’une excessive cohérence et continuité avec lui-même : il est capable de reconnaître librement autrui et d’être par lui librement reconnu, ici et maintenant, au fur et à mesure de ses actes et paroles.

L’alliance souveraine

Revenons à l’expérience vécue de Milton : le traité intitulé Doctrine et discipline du divorce paraît dans son édition définitive en 1644. On l’a dit, Milton a trente-six ans, et nous sommes en pleine tourmente révolutionnaire. Le roi Charles 1er vient d’être jugé en rébellion contre le Parlement, dominé par les presbytériens, que Milton jusque-là soutient dans leur réforme politico-religieuse. Or la condamnation du traité sur le divorce par la censure presbytérienne conduit Milton à rédiger son traité sur la liberté de la presse, l’Areopagitica (1644). Il soutient alors les indépendants et le camp républicain, qui feront exécuter le roi en 1649. Le second arrière plan du traité, après ses propres démêlés matrimoniaux, est donc celui du débat politique autour de la question de la souveraineté, et il porte sur le droit, pour le peuple, de rompre le contrat qui le lie à son roi[21].

Je voudrais ici faire un bref arrêt sur image. La relecture par Walzer de ce qu’il appelle « La révolution des saints » présente le très grand intérêt de brouiller l’image d’Épinal webérienne d’un protestantisme individualiste et capitaliste, par une figure plus communautaire et plus épique du lien entre « Ethique protestante et radicalisme politique ». Calvin ne cherche pas à inventer les règles du libéralisme, ni même à défendre les mystères de la foi qui n’en ont pas besoin, mais à organiser une communauté d’écoute ou de lecture qui fasse ce qu’elle entend et ce qu’elle dit. Ce qui l’intéresse c’est la parabole des talents, le partage équitable des tâches et des biens entre les membres de la communauté[22]. Le calvinisme inaugure ainsi, à son insu, l’histoire des révolutions, c’est à dire l’organisation d’un groupe d’individus ayant la même utopie révolutionnaire, et ce que les calvinistes ont dit du saint, d’autres plus tard l’ont dit du citoyen, frugal et discipliné[23]. En effet la substitution d’une éthique du contrat à une éthique de l’honneur n’a pu se faire sans une terrible discipline, Walzer écrit que le calvinisme est un individualisme de « conscientisation », presque sans vie privée. Il y a dans le calvinisme naissant un constant exercice éthique et spirituel de soi, parce que c’est une idéologie de transition. Ces militants furent « étrangers » dans le monde où ils se dressèrent, qui n’était plus pour eux qu’un encombrement de choses mortes, mais ils furent aussi étrangers dans le monde qu’ils permirent, parce qu’on ne comprenait plus leur véhémence[24].

C’est ici que Milton introduit un changement de paradigme tout à fait décisif. Non pas tant l’idée que l’on peut rompre le contrat, la charte, désobéir au roi si celui-ci désobéit à Dieu — tout cela ce sont des idées antérieures. Mais l’idée que le rapport du peuple au roi ressemble davantage à un lien conjugal qu’à un lien filial. Il ravive pour cela une théologie de l’alliance, les figures bibliques de l’Epoux et de l’Epouse, et atteint ainsi d’un seul coup tous les registres : le lien privé, le lien politique, et le lien théologique. Dans le contexte de ces débats sur la souveraineté, le droit de rompre et de résilier dénoue et renoue autrement l’ensemble des questions. Il touche à la fois au droit d’abjurer sa religion, au droit de sortir, de quitter la société avec laquelle on est en désaccord[25], et au droit de divorcer, de résilier le « covenant » du mariage. C’est pourquoi Bayle, dans le magnifique article de son Dictionnaire (1696), présentant Milton comme ce « fameux apologiste du supplice de Charles 1er », lie étroitement la défense par Milton des trois libertés, ecclésiastique, politique, et domestique — on se souvient de la boutade de Milton sur ceux qui crient liberté ! liberté ! dans les assemblées publiques alors qu’ils sont esclaves chez eux.

Nous sommes ici sur la trajectoire qui conduit du plaidoyer pour la liberté chrétienne chez Calvin[26] à l’idée kantienne des Lumières comme sortie de la minorité, et qu’il n’y a pas de liberté de penser sans liberté de communiquer sa pensée[27]. Ce paradigme de la rupture et de la dissidence, on le retrouve dans la piraterie puritaine qui en fut sans doute un des laboratoires, avec les colonies d’Amérique[28] : le droit de quitter librement une société ou une communauté avec laquelle on n’est plus d’accord, sans que l’on vous tire dans le dos[29]. Et on le retrouve bien sûr chez Thoreau et Emerson, qui jouent dans cette histoire un rôle important, sur le versant courageux et encourageant de cette idée.

Autant le dire ouvertement, j’insinue ici que la même idée qui a pu, à tel moment de nos sociétés ou de nos vies, nous donner de l’intelligence ou du courage, peut à un autre nous décourager, ou nous embrouiller l’esprit à le rendre imbécile. C’est cette histoire ou cette variation entière qu’il nous faudrait à chaque fois tenter de restituer. On imagine bien que c’est le cas pour cette idée superbe, qu’il n’y a pas de contrat social sans la possibilité concrète de le rompre, pas d’accord possible sans droit au désaccord, pas de lien pensable sans penser la possible déliaison —et cette courbe, on l’a vu, touche depuis le sens radical de la promesse jusqu’à celui du pardon.

Perplexités

Reste à ébaucher, versant découragement, quelques perplexités de philosophie politique qui préparent et redoubleront celles que nous allons déployer plus loin sur le versant du divorce et de la philosophie morale. L’intention et la promesse lancée à l’occasion de ce changement global de paradigme politique, mais aussi cosmologique, métaphysique, économique, familial, cette séparation et cette nouvelle articulation du théologique et du politique que l’on trouve d’ailleurs aussi proposée (autrement) chez Hobbes dans la même époque, est à peu près celle-ci : toutes les obligations, qu’elles soient religieuses, politiques ou matrimoniales, reposent en dernière instance sur un acte libre, purement moral, et que l’on ne peut pas forcer. Loin d’être définitivement acquis, il doit être sans cesse repris, recommencé ensemble. L’alliance est toujours déjà une « nouvelle alliance ». Tel est le pacte. Bien. Mais le résultat lointain de cette philosophie du contrat généralisé n’est-il pas notre société des contrats précaires, où rien n’autorise le contrat, ne lui donne confiance et autorité. À force de rompre, de refonder, de recommencer, on ruine à la fois l’autorité et la liberté, selon la célèbre analyse de Hannah Arendt[30]. Car qu’est-ce qui « autorise » la liberté, qu’est ce qui lui donne autorité pour s’engager d’elle-même, pleinement, à quoi que ce soit ? Qu’est-ce qui lui permet de se donner ? Et la vie n’est-elle pas trop brève pour la recommencer sans cesse ?

Une seconde perplexité, qui me vient d’ailleurs de Michaël Walzer dans Sphères de justice, parlant de la sphère religieuse de la grâce et de la révolution puritaine, c’est justement qu’il échappait à ces révolutionnaires (il échappe par principe à tous les révolutionnaires) que les enfants des saints ne sont pas forcément des saints. Une philosophie politique du contrat et de l’alliance est peut-être meilleure pour penser le lien horizontal de l’accord entre des contemporains qui se rendent égaux (qui se rendent contemporains en dépit de leurs décalages), que pour penser le lien vertical de la suite durable des générations, pourtant politiquement non moins importante. L’importance accordée à la discontinuité, à la rupture, au recommencement, je dirai même peut-être à la production du révocable, du réversible, est certainement une grande invention face à la conflictualité. Elle augmente pour une société donnée la faculté de supporter le différend. Mais elle le désarme face au tragique de la transmission, par lequel on ne transmet pas ce qu’on voudrait et on transmet ce qu’on ne voudrait pas. Or les adultes portent leur enfance dans leurs amours, et jusque dans leur manière de s’effacer devant les enfants qui grandissent.

Une dernière perplexité, sur laquelle je ne m’attarderai pas davantage (ce sont chaque fois des sujets immenses), est qu’une telle philosophie suppose un sujet autonome, majeur justement, responsable et consentant. Or cette exigence d’autonomie individuelle peut devenir pathétique dans son désir d’autonomie, d’indépendance. Se glisse en elle un doute effrayant, de se demander si elle n’est pas elle-même manipulée : les réflexions de Luther ou de La Boétie sur le serf-arbitre ou la servitude volontaire, le malin génie de Descartes, rejoignent ici une lecture non plus confiante mais affolée de la prédestination — et si j’étais inclus à mon insu dans le plan d’un autre ? Et si j’étais ce que je ne veux pas être ? Et si je n’étais que l’œuvre d’un autre ? Qui suis-je, moi, que serais-je si j’étais entièrement libre du regard et de la parole de l’autre ? Il y a bien là une sorte de folie, de désirer être sûr que c’est bien moi tout seul qui décide et choisit pour moi, de n’être jamais assez autonome. On entre ainsi dans le cercle infernal de l’angoisse d’être soi — et de l’épuisement de soi.

Le problème du consentement au divorce dans la société libérale

Ma démarche maintenant sera inverse. Plus lentement, je repartirai des perplexités actuelles sur le divorce pour les rapporter et les comparer aux intentions dont on a vu qu’elles en faisaient la force chez Milton ; je tenterai plus loin de revenir autrement à nous en prenant appui sur des suggestions inaccomplies que je discerne chez Milton. Nous sommes ici à la bifurcation des chemins : le premier conduit à une impasse ; le second offre une issue. Jusqu’où faut-il remonter pour passer de l’un à l’autre, c’est ce que je cherche. C’est qu’à vrai dire je ne sais pas très bien où est le problème, et je ne voudrais pas croire le savoir trop vite. Mais nous avons bien ici, comme souvent, quelque chose comme un écart entre les promesses et les résultats.

Un abattement sans précédent

Dans son beau livre paru en 1993 sur Le démariage, Irène Théry écrivait :

« il y a vingt ans, la société apprenait à se défaire avec fierté des modèles de mœurs héritées du passé. Elle voulait rompre avec le temps où les divorcés rasaient les murs, incarnations vivantes de la transgression de l’ordre matrimonial imposé. Elle voulait moins de préjugé, moins d’hypocrisie, plus de confiance en la liberté individuelle : un divorce plus facile, c’était aussi un mariage plus libre, plus intense et plus accompli, le signe de l’exigence et de la valeur attachées à l’union conjugale. Aujourd’hui, le divorce est entré dans les mœurs. Et pourtant, nous ne savons que faire de cette banalité, qui nous rassure et nous taraude. L’effroi devant la fréquence des séparations et la crainte de la dilution des liens qui assurent la vie ont succédé à la condamnation antérieure de la déviance. Le bilan paraît lourd. Difficultés des mère, désertion ou éviction des pères, souffrance des enfants. Triple impasse, qui suscite de vraies inquiétudes aussi bien que des peurs fantasmatiques, des rumeurs de guerre des sexes, de faux procès, des replis nostalgiques sur un passé magnifié. On se demande alors quelle loi règne dans l’espace privé, sinon la loi du plus fort, et quelle justice, dans la société désemparée par un phénomène qui la dépasse, sinon celle de la jungle »[31].

La promesse d’une libération du droit de choisir, qui est la promesse d’un libre-bonheur, débouche sur un abattement sans précédent :

« Chacun dans son chez-soi, la vie privée n’aurait-elle fait de l’individu souverain et libre qu’un petit Narcisse gonflé comme un ballon de papier, s’épuisant à combler la vacuité des jours à force de divertissement et de Tranxène, jamais assouvi, jamais heureux de ce qu’il a ? » (ibid.)[32]

Pire : cette intimité heureuse et privée du couple et de la famille, au lieu de se déployer conjointement à l’invention d’un espace public et politique qui lui aurait correspondu et qui aurait pris en charge sa part de la promesse de bonheur, s’est justement déployée dans la désaffection de la vie publique. On pourrait dire qu’il y a eu « manipulation du bonheur » tant dans le conformisme des démocraties occidentales que dans les sociétés commu­nis­tes. Dans un article inti­tulé Jan Patocka, le philosophe-résis­tant (1977), Ricœur montrait avec Vaclav Havel la corrup­tion de la citoyenneté par un « régime qui organise systé­matique­ment la fuite hors de la sphère publi­que vers le confort privé de style petit-bour­geois ». Et réfléchissant sur la crise de légitimation, Ricoeur conclut que les contemporains en sont venus à détester ce qu’ils aimaient, ce pour quoi ils avaient sacrifié le reste, et que la crise tient à la perte de cet horizon :

« À l’identité de l’homme moderne appar­tient la création conjointe d’un espace public de délibéra­tion et de décision et d’un espace privé de vie familiale et d’intimité — mais aussi, outrepassant ce double but, la désaffection simultanée pour la pratique politique et pour les liens affectifs dans la famille nuc­léaire. Le même homme qui se vise autonome se découvre seul. C’est cette coïncidence entre la culmination d’un grand dessein et son outrepassement pathologique qui fait l’ambivalence moderne. »[33]

La double figure du lien

En présentant ici les deux côtés du tableau comme indissociables, je ne fais que reprendre l’un des plus fort arguments de Milton, dès l’adresse de son traité au Parlement d’Angleterre :

« aucune influence tyrannique ne peut peser davantage sur l’État que ce malheur domestique dans la famille. Et c’en est fini de tout espoir de véritable réforme de l’État tant que l’on aura négligé ce mal dans les foyers. De la réforme de la famille dépend non seulement la vie toute spirituelle et rangée de nos adultes, mais l’éducation volontaire et appliquée de nos enfants ».

Or nous touchons justement ce problème évoqué plus haut, que la modernité dans ses ruptures inaugurales a trop attendu du couple, même sur le plan politique, comme d’une sorte de Réforme ou de Révolution intime qui aurait de proche en proche tout changé. Car Milton n’a désacralisé le mariage que pour chanter les louanges et l’enchantement de la conversation amoureuse. Chez lui ce ne serait donc pas l’excès politico-patriarcal d’assimilation de la société à une grande famille, qui est en cause[34]. Ce qui a été risqué par Milton, on l’a dit, c’est plutôt une analogie politico-conjugale, le pacte politique entendu comme une alliance conjugale. Une institution de part en part gonflée d’un divin amour. C’est à dire un amour se donnant librement sa propre institution[35].

Mais aujourd’hui, à l’autre bout de cette histoire, la double désaffection touche les deux bords de cette promesse perdue : nous avons des institutions sans amour, et des amours sans institutions. Nos institutions ne sont plus que des petits contrats utilitaires d’assurance ou de coopération de services plus ou moins réciproques, et nos amours ne se soucient pas de mettre leur nom au bas des parchemins. Encore Brassens chantait-il naguère la magnifique liberté des amoureux, dont il exposait presque méthodiquement les figures diverses, mais qui donc aujourd’hui chante le couple, qui donc y croit ? On a attendu tout de l’amour, espérant du sentiment qu’il tombe enfin du ciel, comme par magie, sur des individus restés bras croisés, ouverts à tous les possibles et ne s’engageant surtout à rien. Ou bien on n’y croit plus, on s’active méthodiquement, on estime que l’on peut tout choisir, on prépare les conditions du contrat en réduisant les risques et les hasards.

Le sujet libre et sincère

Nous sommes donc bien ici sur la face intime de ce qui était déjà notre problème politique. La question est alors : quel est ce sujet capable de contracter et de rompre ? Quel est ce sujet politique et conjugal toujours libre, toujours adulte, toujours actif, contractant ou résiliant ? N’est-il jamais un sujet contracté ou résilié, lié ou rompu, n’est-il jamais un sujet passif, un sujet qui subit? Telle est la première de nos perplexités sur le divorce dans nos sociétés libérales, ce postulat écrasant qui biffe la face passive de l’existence humaine[36]. Le sujet libéral a une face cachée, il a la moitié de son visage en moins, et ne doit se montrer que sous un seul profil. Il vaut mieux pour lui aimer qu’être aimé, et plus généralement il lui vaut mieux avoir l’initiative. On comprendra qu’il puisse s’ennuyer d’être toujours avec la même personne, mais malheur à lui si lui-même devient ennuyeux pour son conjoint[37]. On comprendra qu’il puisse désirer s’isoler (c’est tellement bien d’être un peu seul), mais on ne comprend pas qu’il puisse éprouver cette expérience assez différente qu’est d’être abandonné. On comprendra sans doute qu’il trahisse sa parole, au nom d’une valeur plus haute de sincérité sans laquelle tout n’est qu’hypocrisie, mais être trahi n’ouvrira pour lui le chemin à aucune haute valeur. Notre société favorise des individus « forts », capables de rapidement s’attacher, et de se détacher non moins aisément[38]. Malheur aux lents[39]! Notre société demande des individus lubrifiés, dont on puisse encore réduire les frottements, les chaleurs, les attachements — voilà ce que suppose notre survie en ce monde. Il faut savoir jeter, se débarrasser des liens trop lourds et de tout ce qui pourrait nous faire sombrer, ne pas hésiter à annoncer avec assurance et dégagement que l’on ne paiera pas les dettes impayables, bref montrer que l’on ne doit rien qu’à soi-même[40]. De toute façon l’autre est solide et tout le monde se débrouille.

Dans tout cela un des mots les plus récurrents est probablement la sincérité. Ce terme désigne le cœur de l’éthique existentielle du couple puritain, entendu comme un contrat entre deux individus égaux, et où la conjugalité, loin d’être subordonnée à la filiation, doit d’abord être vécue comme une sincérité, une libre-fidélité, un libre-plaisir —pour nous, qui sommes issus de cette culture, ce sont désormais des pléonasmes[41]. On le voit, la liberté conjugale est une véritable ascèse, une discipline de l’individualité pure qui exige une authenticité, un austère exercice de libre examen et de véracité permanente. Ce sujet sincère et autonome, on lui reconnaît le droit de changer, la possibilité que tout ce qui lui plaisait naguère soudain lui déplaise[42]. On pourrait dire que c’est un caprice, et que tout cela n’est que la généralisation de l’individualisme capricieux, mais on peut aussi bien dire que c’est cela la sortie de la minorité, et comme le note joliment Emerson :

« Je fuis père et mère, femme et frère lorsque mon génie m’appelle. J’écrirais volontiers sur les linteaux de la porte d’entrée: « Caprice ». J’espère du moins que c’est quelque chose de mieux que le caprice, mais nous ne pouvons pas passer la journée en explications »[43].

C’est cet exercice de véracité qui fait de toute conjugalité le lieu d’une éducation sentimentale, d’une mutuelle éducation sans fin assignable, sans maître ni élève.

Au sein du couple émancipé (mais en finit-on jamais de l’enfance dans l’amour ?), comme Eve dans le Paradis perdu demandant avec insistance à Adam de pouvoir s’éloigner un peu, de ne pas rester toujours à côté de lui, il y a un droit à la solitude. Il y a en chacun un désir intime, peut-être plus puissant que tout désir sexuel, ou que tout désir de compagnie, et qui s’y cache, de se connaître soi-même. C’est alors de connaissance qu’il s’agit, et non d’amour ni de tendresse. Et ne se connaissant pas, le désir d’être par d’autres connu et reconnu, le désir de pouvoir par soi-même essayer, s’essayer, et par soi-même reconnaître.

La solitude générale

Superbe. Mais notre perplexité ici tient au sentiment soudain qu’une méfiance irrémédiable s’est glissée dans la confiance mutuelle qui permettait cette véracité même. C’est léger comme un battement d’aile, mais attention aux coups d’ailes de papillon ! Dans Le paradis perdu, Eve est surprise et déçue qu’Adam n’ait pas confiance en sa capacité à résister seule à la tentation diabolique.

« Mais que tu doutes de ma constance envers Dieu ou envers toi, parce que nous avons un ennemi qui peut la tenter, c’est ce que je ne m’attendais pas à ouïr » (trad. Chateaubriand)[44]

S’étonnant d’avoir pu dire une chose pareille, elle doute qu’Adam ait confiance en elle, et en lui-même, et c’est cette méfiance même, comme un zigzag entre l’un et l’autre, qui est diabolique, mais aussi sans doute magnifique, pour Milton. Adam accepte qu’elle s’éloigne justement pour qu’elle ne s’absente pas, et pour que la brève distance prépare un doux retour. Peut-être fallait-il que le couple adamique passe par là pour exister pleinement, mais pourra-t-il y passer sans se défaire comme couple ?

Car l’énergie que chacun met à l’intérieur du couple à trouver sa place, sa bonne distance, justement pour que la conversation puisse avoir lieu peut basculer dans la rupture avec toute possibilité de distance, toute possibilité de reprise ou de retour, toute possibilité de conversation. Comme s’il y avait un moment dans sa vie, dans le désir de savoir qui l’anime, où il s’agit pour chacun de déclarer son indépendance[45] — certes on ne saurait multiplier ce genre de déclaration sans le dévaluer, mais on ne saurait davantage en sous-estimer la puissance légitime. Il y a d’ailleurs dans ce rejet de l’autre, le simple droit d’un corps, aussi accueillant soit-il, à rejeter un corps étranger, un simple phénomène d’immunité, pas même un droit, juste un besoin parfois vital.

Là est cependant le lieu de la plus sourde inquiétude face au divorce aujourd’hui. On croyait à l’autonomie, et on n’obtient que la solitude générale. Chacun est seul, nul ne peut rien pour personne. On est alors capable de marcher sur la tête de ses parents ou de ses enfants pour se chercher. Le désir de connaissance de soi tourne à la folie diabolique d’un perpétuel examen de soi, et il faut des doses de plus en plus massives de ce découplement narcissique pour se connaître un peu —et découvrir qu’au fond on ne se connaît pas. Mallarmé achevait déjà ainsi son Après-midi d’un faune : « couple, adieu ; je vais voir l’ombre que tu devins ». Une sorte de scepticisme s’est glissé quant au couple lui même, car peut-on croire en la possibilité de jamais rencontrer quelqu’un, de connaître simplement et d’être connu ? « Ne me touche pas ! » mais peut-on jamais se toucher[46]?

Contractualiser les liens

Il peut s’agir là d’un véritable scepticisme éthique, qui ronge notre culture entière. En effet celle-ci est précisément fondée sur cette figure de la libre alliance conjugale, qui est son mythe central ; mais elle n’y croit plus, et presque plus rien dans son imaginaire ne l’entretient. Elle le suppose comme un arrangement libre et privé, qui ne regarde personne — en fait surtout elle le refoule, elle ne veut plus y penser. Elle considère comme acquis le fait que le couple, marié ou non, soit le fait d’un libre accord entre deux sujets égaux. Libérale, elle table sur ce consentement généralisé, sur cette contractualisation générale. Pauvre Milton ! Il ne pensait pas qu’en parlant de la femme comme d’une aide assortie (« a fit help ») et joyeuse il préparait le terrain à ce nouveau marché des gentils services. Nous sommes ainsi comme pris au piège d’une oscillation décourageante entre des sociétés où l’on se marierait mais sans pouvoir rompre, et où l’on pratiquerait plus ou moins clandestinement l’adultère[47], et des sociétés où le lien conjugal devient de plus en plus précaire, marginal, provisoire et répudiable, car soumis à l’exercice solitaire, hygiénique ou tragique de la véracité. Nous fuyons le sentiment d’esclavage dans la liberté, qui augmente la vulnérabilité, et nous fuyons le sentiment de vulnérabilité dans la sécurité, qui prépare notre esclavage. On comprend notre abattement.

Dans une société aussi libérale, le divorce idéal doit lui-même être comme la libre résiliation d’un contrat. Un divorce réussi, c’est une séparation où l’on est d’accord sur tout —ou même, pour reprendre une métaphore de Brassens justement parlant de son corps et de son âme, où l’on est au moins absolument d’accord sur un point : la rupture. Quel optimisme[48]! On sous estime justement ce décalage par lequel l’un et l’autre n’en sont pas du tout au même point, puisque le divorce s’introduit d’abord sous la forme d’un véritable anachronisme entre les conjoints. On sous estime le formidable travail de déplacement nécessaire pour être vraiment d’accord sur la rupture.

Notre société sous-estime plus généralement le fait que cet idéal de consentement masque la dissymétrie radicale entre celui qui est passif et celui qui est actif dans la rupture, entre le « divorcé » et le « divorçant », or cette dissymétrie est souvent source de terribles conflits, de terribles sacrifices. Celui qui est « actif », qui a pris l’initiative de la séparation, généralement, est prêt à trop payer pour se dégager, à tout concéder pour être libre et abréger les choses. Celui qui est « passif » doit « positiver », s’immuniser à son tour, s’autorépudier en quelque sorte avant qu’on ne le répudie. Enfin le couple parental, dans sa grande indissolubilité, doit refouler tout désaccord chacun pour sa part, et jouer la comédie des arrangements, afin d’obtenir le plus possible la garde des enfants, et surtout leur amour — et quand les choses se passent mal, tenter de rejeter implicitement sur l’autre le tort ou la monstruosité.

Le durcissement de la parentalité

Car notre société ultramoderne, qui ne cherche plus à instituer une conjugalité relevant du seul domaine des consentements privés, cherche par contre sans cesse à encadrer davantage la filiation, à réinstituer la parentalité —la famille s’y réduit désormais. Or une nouvelle perplexité surgit. D’abord, bien sûr, nous ne sommes pas que les parents de nos enfants, et le rêve du couple parental se brise sur la réalité du déchirement conjugal. Ensuite et surtout, on s’aperçoit un peu tard que d’ordinaire ce sont les enfants qui devraient pouvoir un jour quitter leurs parents — cette émancipation est un geste fondamental de nos cultures. Mais avec la généralisation du démariage, ce sont les parents qui partent, et les enfants qui assurent la continuité. L’importance prise par les enfants dans le bonheur des couples ne va d’ailleurs pas sans fragiliser encore ces derniers, car la conversation envahissante des enfants eux-mêmes entrave peu à peu la délicate conversation conjugale si chère à Milton.

Quoi qu’il en soit, tout le poids du besoin social de durabilité se reporte sur les frêles épaules des petits, mais eux-mêmes doivent pousser tout seul, avec des points d’appui trop éloignés. En effet un couple, c’est toujours un angle, un désaccord lui même formateur pour les enfants, qui tracent leur libre trajectoire dans cette tension entre le côté maternel et le côté paternel ; mais quand cet angle est désarticulé et silencieux, s’il y a bien deux côtés, trop souvent ils ne forment plus angle, et il peut devenir difficile pour l’enfant de trouver son coin, ou d’en sortir. Avec le recul, nous devons reconnaître que nous ne savons pas ce que nous avons fait et faisons, en faisant subir à plusieurs générations successives d’enfants cette décomposition conjugale[49], et s’il est possible que cette grande époque de divorces suscite une génération très autonome et inventive, il est non moins possible que nos héritiers lointains estimeront notre époque d’une extrême barbarie —mais c’est probablement que nous aussi avons le souvenir de barbaries antérieures, auxquelles nous réagissons avec cette brutalité.

Bref, notre société s’appuie de fait sur l’existence de couples capables de soutenir l’éducation des enfants et les libertés civiles, mais tout en elle va dans le sens d’unités de peuplement plus petites, depuis la pression des prix de l’immobilier urbain jusqu’à la forme socio-économique de nos contrats précaires, de la flexibilité de notre « société de projets » —les connexions durant le temps du projet. Telle est la forme générale de nos alliances dans une société libérale[50]. Le couple est à contre-courant, et introduit des résistances pénibles, des turbulences inutiles. Pour être branché il faut s’isoler. Rompre est de toute façon bon à quelque chose, un peu comme une formule magique qui permettrait de se libérer de tous les irréversibles —et comme on ne sait pas bien avec quoi on doit rompre on rompt avec tout. On croit trop que l’on peut soit jeter soit réparer : mais on ne peut ni tout réparer ni tout jeter, et il y a des choses qu’on ne peut ni réparer ni jeter ; on ne peut que faire avec.

Le petit couteau

Dans les débats sur le PACS j’avais émis cette réserve, qu’à vouloir placer le curseur trop haut vers la libre résiliation de l’alliance, on risquait de retomber dans la pure et simple répudiation. Cela m’inquiète d’autant plus que l’ombre des rapports maîtres-esclaves n’a cessé de ramper derrière les rapports sexuels. Et puis la répudiation était reconnue dans les sociétés qui la pratiquaient comme un rapport de fort à faible, à tel point qu’elle était assortie d’un certain nombre d’obligations et de compensations assez lourdes. Dans l’invention du divorce, il s’agissait d’empêcher l’un d’être trop faible par rapport à l’autre, et de lui donner en quelque sorte le petit couteau d’un contre-pouvoir tel que le plus fort ne puisse se montrer barbare. Ce pouvoir minimal, tel que le pensait Milton, était simplement celui de partir, le droit de « ne pas être gardé » quand on n’est pas aimé, et cette liberté était pour lui prioritaire :

« les devoirs de l’homme et de la femme sont tels qu’ils relèvent essentiellement de cet amour qui est des plus anciens et entièrement naturels ; dont les deux premières lois sont de s’adjoindre ce qui est bon, acceptable et amical ; et de se détourner et de s’éloigner de ce qui est désagréable, déplaisant et dissemblable : de ces deux lois, la dernière est la plus forte, et la plus digne d’être considérée ; car bien que l’homme soit souvent injuste lorsqu’il quête l’amour qu’il a perdu, il ne peut jamais être injuste ni condamnable lorsqu’il se soustrait à son trouble, à son objet de haine perpétuels » (chap. XXI).

On voit donc que le divorçant était pour lui le faible. Je pense toutefois qu’aujourd’hui, si nous cherchions à penser un contre-pouvoir pour le « divorcé » (et non seulement pour le divorçant), nous rendrions plus difficile le « droit de lâcher » l’autre, en interdisant le chantage implicite à l’autorépudiation amiable « on se sépare ou je te quitte ! », qui piège l’autre et l’oblige au désamour — comme autrefois on forçait au mariage. Car on ne peut plus forcer au lien, mais on peut forcer à la déliaison (à cet égard presque tous les coups sont permis, celui qui ne se l’autorise pas est vraiment un idiot[51]). Le faible a changé de face, et il est pour nous moins le serf ou le captif que l’exclu, le rejeté, l’abandonné.

Mais penser cela est bien plus délicat que le droit de partir, et c’est précisément l’impensé du libéralisme, sur tous les registres. En « alourdissant » le droit de quitter, en interdisant de le faire n’importe comment, on court le risque d’empoisonner le « bon » côté du libéralisme sans lui apporter de contre pouvoir spécifique. Pire : on ne fait que panser les problèmes du libéralisme, sans chercher à déplacer la question. Pour faire cela, il faudrait commencer par ébranler l’opposition simpliste du fort actif et du faible passif. C’est un sujet passionnant : qu’est-ce qu’un fort[52] ? Celui qui peut forcer à entrer, ou celui qui peut forcer à sortir ? Celui que l’on ne peut pas forcer à sortir, ou celui que l’on ne peut pas forcer à entrer ? Qu’est ce qu’un faible[53]?

Il est donc possible que le sens du mariage, avec Milton, ait été d’instituer le conflit des libertés, la possibilité du désaccord, et les conditions du divorce de telle sorte que l’on n’ait pas le rapport brutal du fort au faible (entendu chez lui comme le captif). Cependant notre société sous estime la part de conflit, la possibilité du différend, du désaccord sur tous les points, et c’est pourquoi, poursuivant sa grande libéralisation, elle désinstitue le divorce comme le mariage. Elle ne pense pas le divorce, elle n’y voit rien à penser[54]. Refusant de penser le tragique du différend et d’instituer le conflit, elle refoule celui-ci dans la sphère purement privée de la vengeance ou du pardon —une enquête soigneuse montrerait, en dépit des dénégations bien pensantes, l’importance et la diversité incroyable de ces deux pratiques dans nos sociétés.

La dépense

J’irai encore un peu plus loin, dans ce panorama du consentement au divorce dans nos sociétés libérales, en me laissant conduire par le sentiment que s’y joue quelque chose comme une gigantesque dépense. Je ne veux pas seulement dire en termes de sentiments, comme si l’énergie cinétique de l’amour accumulé se retournait en dépense de haine, dans l’élan d’un accident d’autant plus violent que l’on avait tout misé sur le consentement amoureux, sans envisager le dissentiment. Non, je veux d’abord parler en termes de dépense économique, de destruction physique et psychique, de santé, de déménagements, de dilapidation financière, etc. C’est cette dépense qui m’intéresse. Elle est d’autant plus frappante que nous sommes dans une société raisonnable, dont les membres sont censés chercher raisonnablement leurs intérêts. Le « discours du divorce » s’abrite le plus souvent sous cette logique économique de la liberté individuelle et des intérêts de chacun, qui ne peuvent raisonnablement être sacrifiés entièrement à ceux d’un ou d’une autre. Cependant les divorces ont souvent des conséquences déraisonnables, que l’on ne saurait qualifier de dégâts collatéraux ou d’effets secondaires, tant ils semblent méthodiques. Pourquoi des grandes fortunes familiales peuvent-elles s’envoler dans un divorce, pourquoi ces faillites financières? Pourquoi soudain ainsi « jeter la maison par la fenêtre »?

C’est peut-être qu’il y a peu d’occasion dans notre société de détruire, de dilapider pour rien : toute dépense doit encore être un investissement ; au moins sentimental. Il y a peu de déchaînements de violence collective, de révoltes ni de folie. Sans le divorce, notre société serait peut-être beaucoup plus violente et guerrière ? Et c’est peut-être cette « part maudite » comme disait Bataille, qui refoulée ailleurs ressurgit dans notre désir de rompre, de tout démolir, tel qu’il apparaît dans bien des divorces. Comme si c’était là le maillon faible des obligations. Ou simplement parce que c’est le seul endroit qui puisse en être le théâtre, et justement parce que l’engagement conjugal est notre plus grand lieu actuel de liberté. On voudrait rompre avec son travail, changer de vie, mais souvent on ne peut pas se le permettre. On voudrait rompre avec ses parents, peut-être même inconsciemment avec ses enfants, avec ce poids de fidélité à la place qui nous est faite dans la suite des générations ; mais cela non, on ne le peut pas. Reste à briser son couple. Ou bien simplement on s’ennuie, et c’est comme si chacun dans sa vie avait besoin de sa dose de bonheur et de malheur. Nous avons certes la faculté de dilater un petit bonheur jusqu’à la taille d’un grand, ou de grossir un petit malheur jusqu’à la mesure d’un vrai gros malheur, mais soudain cela ne suffit pas. On est prêt à faire un malheur pour qu’il se passe quelque chose, et peu importe si on fait son propre malheur —ce que notre société libérale décidément ne comprend pas, qui sous-estime cette faculté « diabolique » (ou diabolisée) de tramer du mal jusque contre soi-même s’il le faut[55].

En quoi le divorce se distingue-t-il de la répudiation ?

Dans cette dernière partie, je voudrais me demander ce qui des thèses de Milton doit être abandonné, après cette précarisation générale des contrats, et ce qui peut être repris, je veux dire par nous librement réinterprété à nouveaux frais ? Y a-t-il en elles de quoi résister à cette bascule par laquelle, en voulant placer le divorce très haut vers la résiliation de la libre alliance, on retombe à la répudiation par laquelle on peut obliger l’autre à être d’accord, non plus tant à aimer ce qu’il n’aime pas qu’à ne pas aimer ce qu’il aime, ce à quoi il a le sentiment d’avoir tout sacrifié —ce sentiment me semble expressif de l’ensemble de l’actuelle crise de civilité. Et je placerai en tête de mes réflexions cette affirmation qu’il en est du couple « miltonien » comme du moment de la démocratie athénienne : les plus précieuses inventions morales de la civilisation humaine sont aussi les plus fragiles. Peut-être parce qu’elles doivent être réinventées à chaque génération. Peut-être qu’il n’y a pas d’acquis sans perte, et que cette invention sans prix est simplement trop coûteuse.

Inégalité masculin-feminin

Le reproche évident que l’on pourrait adresser à Milton, en dépit du sous-titre de son traité « pour le bien des deux sexes » est qu’il n’a même pas songé à accorder aux femmes l’initiative du divorce. En quoi s’agit-il alors d’une libre alliance[56] ? Milton se montre ici un homme de son temps, c’en est presque surprenant. C’est comme si quelque chose de trop important avait caché à ses yeux une conséquence essentielle de sa propre découverte.

Je ne crois pas que l’on puisse parler d’une insensibilité de Milton aux sentiments féminins, car le Paradis perdu est au contraire d’une extraordinaire subtilité tant dans l’analyse des débuts de la jalousie que dans la description des commencements amoureux, qui ne sont pas les mêmes pour l’un et l’autre. C’est en rêve qu’Adam voit Eve, et c’est au moment où il la croit disparaître, à son éveil, qu’il la découvre à ses côtés. Il s’attache alors tellement à elle qu’il n’y a pour lui plus de paradis sans Eve. Celle-ci désire être vue, éveiller le désir, et elle s’éprend de céder, fût-ce en protestant, en marquant sans cesse sa libre-dépendance, sa répartie. Dans le récit de Milton, Adam est à peine son égal, et Eve a chaque fois les meilleurs arguments, comme lorsqu’elle estime que la peur de leur ennemi va détruire le paradis s’ils cherchent toujours à éviter la confrontation, et qu’il faut connaître le mal pour s’en défendre. Jamais Milton ne reprend à son compte la vieille identification du féminin avec la génération et la corruption. Jamais il n’identifie l’un à la face active ou l’autre à la face passive, on ne sait jamais qui des deux a vraiment l’initiative.

On pourrait même dire que, soumises par la Doctrine et discipline du divorce à une sorte de contradiction impossible, les femmes ont en quelque sorte été obligées d’inventer, contre Milton — en lui donnant raison malgré lui. Ainsi elles attestent que leur liberté suppose une émancipation. L’histoire de la chute dans Le paradis perdu est justement une histoire, l’éducation de la femme. C’est elle qui va apprendre à divorcer. La femme chez Milton a appris à parler, il en a trop besoin pour sa conversation. Pour Stanley Cavell, c’est un des points communs à ce genre cinématographique hollywoodien des années 30-40 qu’il appelle les comédies du remariage. Mais qui éduquera les hommes ? Où est l’histoire de cette éducation ? N’est-ce pas justement ce qui nous a manqué le plus ? L’imaginaire des figures du conjoint, de l’époux, est un imaginaire effondré. Et l’époux de Milton a une sorte de nature libre, de libre civisme, mais sans histoire. C’est l’homme qui est le maillon faible du grand projet miltonien.

Décalages temporels

La véritable question que nous pouvons poser à Milton est cependant de savoir comment fonder quelque chose de durablement heureux sur un doux et libre sentiment, mais aussi imprévisible, aussi irréversiblement fugace ? Et par quel miracle la durabilité serait-elle exactement en phase, sur la même longueur d’onde, des deux côtés de l’alliance ?

À cet égard, la grande expérience dont on a le sentiment que Milton ne la prend pas assez en compte est celle de tous les décalages dont le divorce est l’expression, le révélateur, la cause ou l’occasion. J’ai parlé plus haut d’un anachronisme, car l’annonce d’une rupture dévoile que les conjoints ne sont pas du tout au même point de leurs relations, de leur histoire. On peut se sentir renvoyé au passé, pour le réinterpréter non dans la réinvention fidèle[57], mais en mesurant au contraire l’étendue de la trahison : ce que l’on croyait vivre de telle manière était vécu par l’autre tellement autrement ! L’autre est ailleurs que là où on le croyait, on est tourné vers une place vide. On peut ainsi se trouver enfermé dans le traquenard d’un passé soudain trop lourd, dans un labyrinthe des nostalgies qui ne connaît pas le temps. Ou bien ce que l’on croyait réel et solide s’avère une illusion, un décor sans consistance. On se sent chassé de sa vie, de son propre jardin, de son vrai pays, exilé. On oscille entre le ressentiment, l’excessive importance des sentiments rétrospectifs (où l’on s’aperçoit de cicatrices là où l’on n’avait pas senti la moindre blessure), et l’amnésie, cette incapacité à reprendre pied dans la durée et la continuité du réel. La mémoire de soi-même est d’autant plus lacunaire qu’on a arraché en elle jusqu’à la racine des plus importants projets. Pour prolonger une remarque de Claude Habib, le deuil ici a cette particularité que l’autre n’est pas mort : si la trahison est pire que la mort[58], c’est justement parce que le travail du deuil ne peut même pas tabler sur la séparation d’un passé qui ne reviendra plus, mais seulement sur le fait que la vie continue tranquillement, broyant innocemment tout ce qui s’oppose à elle.

Et puis le sentiment de répudiation dévoile rétrospectivement un lien qui n’était pas une alliance libre et égale mais un rapport de maître à esclave, ou de prisonnière à geôlier, ou d’Artémis à idiot, ou de vestale à guerrier, ou de princesse à crapaud, etc. Toutes ces dissymétries dévoilent le jeu des métamorphoses plus ou moins réglées du couple, qui s’appuient non seulement sur la différence initiale des sexes et de nos manières de l’interpréter, mais peut-être davantage encore sur ce curieux décalage interne entre les corps et les âmes dont parle Milton — c’est ce qui distingue son couple de l’hermaphrodite si assorti, si rond, si comique et si pleinement heureux proposé par « Aristophane » dans le Banquet —de Platon. Or c’est sur ce décalage qu’il fonde une pleine conversation conjugale ; et c’est justement ici qu’il nous donne à penser.

Disproportion corps-esprit

Pour penser une durabilité heureuse au travers des décalages, on pourrait en effet repartir de cette idée centrale de Milton : pas plus que le mariage le divorce pour lui n’est seulement « charnel ». Il ne se borne pas à la séparation des corps et des biens. Il touche aux « âmes », à la spiritualité parfois piquante de la conversation lorsque l’on ne parvient pas ou plus à rire des mêmes choses ou des mêmes mots, à l’estime réciproque, et à l’image de soi que l’autre nous donne. Ce décalage des corps et des âmes, c’est à dire aussi des intelligences, qui traverse son écriture comme une expérience vécue, expliquerait le décalage, le temps proprement « moral » qu’il faut, le lien physique une fois rompu, pour que se dépense la « grandeur négative », la force de distanciation, qui viendra équilibrer l’ensemble des forces positives investies, je veux dire de toutes les forces qui avaient jusque là tout (et trop) donné au consentement, au rapprochement, aux élans[59]. C’est ainsi que les affections s’inversent, et passent dans le négatif. Ce n’est pas seulement que l’on puisse se sentir proche de quelqu’un qui se sent loin de vous. L’abîme qui s’ouvre sous les pieds du conjoint qui est quitté, c’est justement que l’autre soit déjà tellement loin dans l’éloignement, si proche déjà du point d’équilibre où il n’a même plus besoin de s’éloigner pour être séparé. Anna Karenine se demande « comment peut-il vivre sans être réconcilié avec moi ? »[60].

Le sentiment amoureux aussi fait éprouver cette disproportion intime, mais dans l’autre sens. Stanley Cavell, dans son beau commentaire de It happened one night (de Frank Capra, 1934, en français New-York Miami), pose la question de savoir comment faire tomber la couverture suspendue qui sépare la chambre entre Ellen et Peter[61]. Se rapportant à Milton, il estime que « le mariage est toujours un divorce, il entraîne toujours une rupture avec quelque chose » (p.101). Mais la rupture est au fond pour lui la transgression de la condition narcissique de ne pouvoir connaître quelqu’un d’autre (parce qu’on en a une idée inaccessible, ou qu’on se résigne à ne pas même être déçu). Au son comique d’une trompette, sans que l’on sache qui en a pris l’initiative, la fameuse couverture tombe à la fin du film, comme « les murailles de Jéricho ». Cette transgression suppose que l’on ait d’abord accepté qu’il existe un autre « côté », et qu’il m’est tout à fait impossible d’atteindre ce domaine tout seul. Loin de dissocier ce que l’on perçoit de l’autre et ce qu’on en idéalise, le corps et l’âme, la surprise heureuse de la reconnaissance consiste à éprouver face à l’autre l’union de ces facultés, leur jeu, leur convenance réciproque. Or pour Cavell, c’est ce que l’on cherche à deux, en laissant ensemble les choses arriver, en improvisant, et il n’y a pas de point de vue extérieur au couple d’où le regard puisse plonger des deux côtés.

Tout cela est très voisin en effet de ce que dit Milton de la conversation conjugale, qui porte en elle la disproportion entre un désir fini et un désir infini :

« mais ce désir pur, ce désir plus inné de s’adjoindre dans la société conjugale une âme appropriée, une âme propre à l’échange (lequel désir est l’amour proprement dit) est plus fort que la mort, (…) et même encore des plus inextinguibles lorsque l’importunité d’une ardeur bestiale est très bien apaisée ; et cependant, l’âme n’a rien obtenu de ce qu’elle désirait avec justice »[62].

À l’inverse, le dissentiment amoureux et la séparation doivent tenir compte du caractère irrémédiable de cette disproportion entre un échange fini, mesurable, et un échange en quelque sorte infini. C’est ce décalage qui s’exprime lorsqu’on bascule d’un régime d’amour, de dévouement, de don de soi sans rien calculer, à un régime de justice, de service mutuel, de rétribution à peu près équivalente. Non que celui qui rompe règle ses comptes, c’est souvent celui est « rompu » qui se trouve en manque de reconnaissance et de rétribution, car tout qu’il avait donné en oubliant qu’il donnait lui revient, justement parce que la fin de la relation lui donne le sentiment que pour l’autre le jeu indéfini et oublieux de l’endettement mutuel est soudain soldé, achevé —et sans cet endettement il n’y a plus de conversation, de narration a deux voix, de relation, ni d’histoire. Il n’y a plus cette intrigue narrative par laquelle la force et la faiblesse s’inversent, se compliquent et se mêlent au point que l’autonomie et la fragilité de l’un et de l’autre se tissent ensemble.

Dissentiment

Milton ainsi relu pourrait nous aider à repenser la conversation conjugale comme le consentement au décalage, à l’écart, à la tension entre des narrations différentes. C’est peut-être cela la chose importante qui lui masquait sa propre découverte.

La conversation d’Adam et Eve dans le Paradis perdu porte en elle cet étonnant zigzag par lequel le décalage même entre leur points de vue est le ressort de leur entretien. Je voudrais ici introduire l’importance du travail de la ressemblance et de la dissemblance dans le lien conjugal et sa conversation. La femme est à la ressemblance de l’homme, mais Milton estime que c’est une ressemblance « indéfinie »[63], une ressemblance qui se cherche. On pourrait croire qu’une relation idéale serait tellement réciproque et symétrique que l’on verrait immédiatement une ressemblance proprement mirobolante : comme dans un miroir, on ne saurait pas qui a commencé à sourire en premier. Or il n’en est rien : c’est parce qu’il y a des écarts, des dissemblances, que l’on éprouve que l’on a bien affaire à un autre, en chair et en os. Et même pour se connaître soi-même, un miroir ne nous apprend pas grand chose : cela ressemble trop pour être vraiment ressemblant, il nous faut une ressemblance portant une dissemblance inédite, une dissemblance portant une ressemblance inédite. L’excès de ressemblance serait alors autant un motif de suspendre ou rompre une conversation que l’excès de dissemblance.

Certes Milton insiste sur la ressemblance, la concorde et le caractère assorti et approprié du lien. Mais si le mariage est défini par lui comme la possibilité du divorce, la conversation heureuse doit bien supporter quelque dissentiment et désaccord. C’est ce qui apparaît de la lecture en quelque sorte retournée qu’il propose des paroles de Jésus lorsque ce dernier répond aux pharisiens que l’on ne doit pas divorcer à la première chicane ou au premier différend (chap. XVII): Milton estime, poursuivant l’intention de Jésus, que l’adultère aussi peut n’être qu’une « blessure passagère, bientôt guérie », et qui n’atteint pas la fidélité ni le pacte d’amour, à côté de ce chagrin moral sans fin d’être marié sans aimer, et condamné ainsi à la solitude.

La conversation amoureuse selon Milton supporte avec humour la dispute et le différend, de même que son Eve est dotée d’une répartie superbe. C’est même le cœur de la courtoisie qui nous manque, non seulement d’accepter que tout relation demande à être racontée, et racontée autant de fois qu’il le faut, différemment à chaque fois, et racontée diversement par l’un et par l’autre : mais que la conversation marche comme une suite incertaine de dons et de contre-dons. On ne répond jamais tout de suite, et jamais en disant exactement la même chose. On va là où la conversation est la plus assortie, la plus heureuse, la plus ample ; là où l’on se sent le plus grand et où l’on peut le mieux montrer qui l’on est ; mais là aussi où l’on peut se sentir petit, où l’on peut se retirer. On va là où l’on sent son existence approuvée, et l’on sent approuvé de notre existence ce que nous désirons, ou que nous ne savions pas désirer.

L’écart compris

C’est justement parce que la parole et la conversation sont l’élément du désaccord qu’ils peuvent être l’élément de l’accord. Ce thème se trouve également chez Hobbes. Nous revenons ici à ce qui manque à une société libérale qui fonde tout sur le consentement sans penser le dissentiment. Non que toute dispute, tout conflit, ou toute revendication, soit bons et heureux. C’est peut-être ici le point de divergence que j’aurais avec la très belle lecture de Sandra Laugier : je pense que les êtres qui ne savent pas qu’ils ont des droits, ou qui le sachant, ne les revendiquent pas, sont adorables[64]. Toute dispute n’est pas conjugale, et la dispute ne suffit pas plus à « faire » le couple que l’habit le moine.

Cependant il faut penser le dissentiment, simplement parce qu’il n’y a pas de tiers qui puisse trancher et établir la réconciliation de l’extérieur, ni même juger a priori du caractère acceptable, préférable ou « bon » d’un désaccord ou d’un différend par rapport à un autre (c’est ici le point de mon accord fondamental avec Sandra Laugier). En pensant le mariage comme pacte, je crois que Milton pense une forme inédite d’institution, qui ne se pose pas en tiers. On pourrait dire avec Leo Strauss que c’est une alliance aristocratique, une sorte d’allégeance mutuelle. Le modèle classique de l’amitié est en tous cas tout à fait perceptible au travers de l’alliance conjugale telle qu’elle prend figure chez lui — et dans le mouvement puritain. Ainsi la finalité du mariage n’est pas extérieure aux contractants. Il n’y a pas d’échappatoire, c’est entre eux que le désaccord et l’accord doit se régler.

Nous sommes dans ici dans une autre galaxie que celle du roman français qui, de La princesse de Clèves à La religieuse de Diderot ou à la Juliette de Sade[65], pense le couvent comme un prison ou un refuge possible. Chez les puritains il n’y a pas de couvent qui tempère l’interdiction du divorce, et c’est justement parce qu’il n’y a pas d’issue hors du monde qu’il faut penser le divorce dans le monde.

« les papes de Rome, lorsqu’ils s’aperçurent qu’ils pourraient acquérir de grandes richesses et avoir une autorité supérieure même sur les princes, s’ils devaient juger et décider d’une cause si importante dans la vie de l’homme, œuvrèrent tant pour la superstition des gens de cette époque qu’ils leur arrachèrent ce que Dieu, dès le commencement, avait confié à l’homme » (chap.XXI).

Pour penser le divorce, il faudrait donc repartir de l’écart contenu dans l’idée de conversation, et faire place, dans le divorce comme dans l’alliance conjugale, à la divergence des narrations. Non pas se contenter d’un accord plat et muet, ni d’un tel désaccord qu’il n’y a rien à dire, rien à raconter, mais prendre le temps et l’espace de formuler la plainte, des deux côtés, et de l’entendre, et d’y répondre. De dépenser en paroles les affections même négatives, même retournées en leurs contraires.

Irène Théry avait remarquablement montré cet écart entre les narrations, tantôt plus tragiques et montrant combien le désamour remonte à loin, tantôt plus dramatiques et cherchant ce qui a pu déclencher soudain le basculement et la rupture. Ce travail de narration à deux certes est ce qu’il y a de plus délicat et de plus dangereux, car la parole peut augmenter les embardées du sentiment, et le divorçant peut enfermer l’autre dans un labyrinthe de paroles. Parfois le silence est justement ce qui exprime le plus l’estime, la tristesse, le chagrin. Parfois il est justement ce qui permet de retrouver tout seul le fil de son propre récit, de retrouver une identité narrative digne d’estime ; et chaque histoire est différente. Mais le silence peut aussi laisser l’autre, éperdu de comprendre ce qui lui arrive, se noyer dans ses propres paroles.

C’est pourquoi je pense que le travail de narration à deux, qui peut comprendre le silence comme un moment, mais qui demande le courage de faire entendre le conflit des narrations, permet seul de retrouver une estime mutuelle qui ne se borne pas à une distance respectueuse. On ne peut pas se séparer à distance, car on ne peut pas se séparer tout seul. Le récit à double perspective que j’évoque ici ne cherche pas à justifier ni même à expliquer, mais parce qu’il tente de montrer ou d’entendre en quoi c’était quand même une belle histoire, il permet de redonner une estime jusque dans la séparation. Il fait du plus grand décalage une intrigue qui consent au désaccord. Si cela n’est pas possible, je ne vois pas ce qui sépare le divorce du licenciement.

La peur de la solitude

Un autre point que nous serions tentés d’abandonner chez Milton est sa crainte de la solitude. Bien sûr nous comprenons aujourd’hui que l’on puisse désirer sortir de la mélancolie solitaire, chercher une société heureuse. Mais pas à n’importe quel prix, et sans s’y croire trop vite. On aimerait lire un Milton un peu moins épique, un Milton qui aurait mis quelques grains de scepticisme et une pointe de comique dans son alliance : un Milton qui irait plus doucement vers le lien, de manière un peu plus inquiète. La chute avec lui est peut-être d’autant plus dure que cette heureuse société semblait si bien partie.

C’est d’ailleurs un point sur lequel Emerson, pourtant lecteur enthousiaste de Milton, semble tourné vers ailleurs. Il estime que l’on ne peut s’approprier la beauté, qu’on préfère la fuir quand elle nous parle de choses que nous n’aurons jamais :

« De là vient le propos: si je vous aime que vous importe ? Nous disons cela parce que nous sentons que ce que nous aimons n’est pas en notre pouvoir (…) c’est ce que vous ne connaissez pas en vous et que vous ne pourrez jamais connaître »[66].

Milton accorderait certainement qu’il y a des choses que l’on ne peut pas plus s’approprier que forcer ou feindre. Mais il ne comprendrait pas la lecture qu’en propose Nietzsche dans Le gai savoir (§141) : « si je t’aime est ce que cela te regarde ? Voilà une parole qui suffit à critiquer tout le christianisme ». Milton, en dépit de sa fréquentation assidue des auteurs antiques, est très éloigné de l’idéal du « se suffire à soi-même ». Il semble bien plus proche de cet idéal calviniste, de force à peu près équivalente, que serait le parfait insouci de soi.

Milton ne comprendrait pas Nietzsche, parce qu’il est évident que pour lui la joie n’est heureuse que d’être partagée, communiquée. Nous avons là un étonnant va et vient de la syntaxe de Milton, qui résume les deux parties antérieures de cette lecture. Dans le divorce, on l’a vu, la possibilité de rompre est prioritaire. Mais dans le mariage, c’est le désir de partager le bonheur qui était premier. En revenant sur cette intention fondatrice, on éprouve la proximité de ton avec Hannah Arendt :

« Il paraît évident que partager de la joie est absolument supérieur de ce point de vue, à partager de la souffrance. C’est la joie, et non la souffrance, qui est loquace, et le véritable dialogue humain diffère de la simple discussion, en ce qu’il est entièrement pénétré du plaisir que procure l’autre et ce qu’il dit -la joie, pour ainsi dire, en donne le ton. Ce qui rend cette joie impossible, c’est l’envie qui dans le monde du sentiment d’humanité, est le pire des vices »[67].

Elle se réfère ici à Kant, qui n’hésite pas à dire que la communicabilité universelle de ce plaisir esthétique est ce qui le rend possible (§9), et qu’un homme abandonné sur une île déserte ne chercherait pas la beauté, puisqu’il ne pourrait pas en partager le plaisir, et que le goût « n’accorde de valeur aux sensations que dans la mesure où elles peuvent être universellement communiquées » (§41). Or nous savons que pour lui le plaisir ne saurait être forcé, et suppose la participation de la liberté, une sorte de libre-réception. C’est exactement le sens du traité de Milton : l’amour ne saurait être forcé. Mais la liberté de rompre n’est pas le but, c’est la condition ; ce qui est visé demeure la joie mutuelle et partagée. Il faudrait donc penser chez lui à la fois le désir premier de partager une joie dans une société heureuse, et l’impossibilité radicale d’obliger l’autre ou d’être obligé, parce que cela ruine le sens même de l’heureuse alliance.

Rassemblant ainsi les deux versants de notre lecture de Milton, il faudrait même pouvoir affirmer simultanément les deux principes, qui coexisteraient sans que l’un puisse l’emporter définitivement sur l’autre, or c’est précisément notre problème.

Le zigzag du consentement

Milton situe donc le lien et la déliaison dans une sphère où la règle doit rester une libre-règle, pour des sujets éthiquement capables de s’y tenir, sans être forcés par la loi à déballer l’intimité des sentiments. Il exprime cela en se référant à Aristote :

« C’est ce qui a amené Aristote, dans le dixième chapitre de son Éthique à Nicomaque, à opérer une sorte de division de la loi, avec la loi privée ou persuasive et la loi publique ou coercitive. De là vient que la loi qui interdit le divorce n’aboutit jamais aux bonnes fins que l’on vise par cette interdiction, mais plutôt qu’elle multiplie le mal » (chap.XXI)

Il l’exprime aussi en se référant à Moïse :

« Qu’en conclure si ce n’est que la loi charitable doit remédier à ce que la nature ne peut supporter ? Que des hommes licencieux, des hommes durs de cœur se soient emparés de la loi pour cacher leur desseins pervers, il n’y a là rien de surprenant, de difficile à croire. Et ce sont ces gens-là, non pour qui Moïse a conçu la loi (Dieu l’en préserve), mais dont il a jugé préférable d’endurer par accident, là où elle n’était pas décelable, la dureté de cœur par laquelle ils avaient abusé de la loi, plutôt que des hommes bons perdissent le privilège juste et légitime d’un remède » (chap. VIII).

Il l’exprime enfin en se référant à l’Evangile :

« l’Évangile corrige maintenant par la seule admonition et le seul reproche, dans un âge mûr, un âge libre, ce qui était puni par les coups de fouet dans l’enfance et l’esclavage de la Loi » (chap. XXI).

Relue aujourd’hui, sa pensée résiste donc autant à une juridicisation excessive du divorce qu’à une interprétation purement contractuelle de sa grande idée de l’alliance.

On comprendra qu’il est difficile de conclure. Le consentement amoureux comme le consentement au divorce mêle si intimement la nature et la liberté que nous sommes pris dans une sorte de zigzag sans happy end. Un peu comme dans le Cantique des cantiques, où l’amant et l’amante ne se rencontrent jamais vraiment, où rien n’est jamais acquis ni appropriable, où rien ne coïncide jamais, et où cela même est considéré comme heureux.

Il y a zigzag entre celui qui prend le risque de l’aveu amoureux ou de l’énoncé de la déliaison, et celui qui reçoit l’une ou l’autre, et qui peut ou non y répondre. Il y a zigzag entre la gratitude que cela juste arrive parce que rien n’est automatique, et le travail de l’amour parce qu’il n’y a pas de miracle et qu’il faut agir en sorte que cela puisse arriver. Il y a zigzag entre le besoin vital de s’immuniser, de se connaître, de se chercher parfois tout seul, et le besoin non moins vital de communiquer, de partager, d’être avec. Il y a zigzag entre la croyance enthousiaste que l’on puisse tout partager ou repartager (mais l’élan qui retombe peut faire si mal) et la résignation sceptique à ne plus rien tenter de partager (mais alors quelle joie, quel plaisir, quel bonheur ?).

Le monde ouvert par le traité de Milton est un monde où rien n’est à l’abri du sort, et où l’un et l’autre doivent improviser, accepter l’échec de la croyance à tout partager, mais sans perdre l’amour, la faculté et le désir de partager les joies. Sans saccager la possibilité d’autres bonheurs, sans rajouter au malheur déjà survenu. C’est justement ce qui atteste que nous sommes dans les parages délicats du pardon et de l’impardonnable, bien loin de la problématique optimiste de la flexibilité et du licenciement. Tout ce que peuvent l’un et l’autre, c’est se redonner l’un à l’autre une chance. Se délier l’un l’autre de leurs promesses de bonheur, pour se redonner mutuellement la faculté de formuler des vœux.

Olivier Abel

Notes :

[1] Je voudrais dédier cette étude en hommage à Olivier Lutaud, qui le premier m’introduisit généreusement à la pensée de Milton, et à Stanley Cavell, par l’intermédiaire duquel longtemps nous avons cité Milton.

[2] Citée ici DDD, mais le plus souvent directement par l’indication des chapitres.

[3] History of political philosophy, s.l.d Leo Strauss (p.415 sq.de l’édition anglaise) Dans ce texte de Walter Berns, on voit le soin avec lequel Milton lit Platon et Aristote, et l’importance pour lui de ne pas aller chercher des modèles exotiques, de partir des traditions anglaises telles qu’elles sont, en dégageant l’esprit des institutions et en équilibrant le pouvoir des institutions. La république suppose des hommes adultes, responsables et vertueux (« men of good character » 422), qui se font l’amitié de chercher ensemble la connaissance, de ne pas se lasser au moins d’essayer (429).

[4] Voir de Milton son Tetrachordon, où il explique les quatre principaux passages des Ecritures qui concernent le divorce en les faisant concorder de manière inédite. Le désir de faire tenir ensemble la fable épique et les nouveaux critères de rationalité met l’anglais de cette époque (Shakespeare-Milton) dans un état d’intense excitation, comme le remarquait Georges Steiner. Et ce n’est pas un hasard si Milton place en exergue du traité sur le divorce une citation de Matthieu 13 52 qui propose de tirer ensemble le plus archaïque et le plus moderne.

[5] On le voit à la véhémence des réactions qu’il suscite. Claude Habib met ainsi joliment en correspondance le DDD et Cleveland  de l’Abbé Prévost, peut-être sans souligner assez que ce roman est une véritable machine de guerre contre Milton, puisque Cleveland est le fils naturel de Cromwell, qu’il naît vers 1642, et que la jeune Cécile pour laquelle il divorcerait après avoir été abandonné par sa femme s’avère être sa propre fille —que le divorce conduise à l’inceste, c’est très judicieux, mais quand même un peu polémique.

[6] Michael Walzer, La Révolution des Saints, Paris: Belin, 1987, p.7. voici le passage entier, qui commence son ouvrage : «Le saint calviniste ne m’apparaît plus désormais que comme le premier de ces agents autodisciplinés de reconstruction politique et sociale dont l’histoire moderne a connu tant d’exemples. Il détruit un ordre ancien dont il est vain d’avoir la nostalgie. Il construit un système répressif par lequel il est peut-être nécessaire d’être passé si l’on veut s’en échapper ou le dépasser. Il est surtout un politique extraordinairement hardi, inventif, sans scrupules, comme doit l’être l’homme qui a ‘de grandes oeuvres’ à accomplir, et il ne saurait sans doute en être autrement, car ‘les grandes oeuvres ont de grands ennemis’ ».

[7] Et si le puritanisme a tellement prêché le travail, la fabrication et l’activité, c’est qu’en son temps il passait pour justifier la paresse, les bras croisés et l’inutilité des œuvres (l’antinomianisme, sur ces deux bords, est donc le spectre du puritanisme).

[8] Le titre de ce film de 1940, observe S.Cavell (op.cit.p.160), est une allusion à Robinson, et c’est l’histoire d’un couple de rescapés dans la tempête, rescapés non dans une île verte mais dans un monde noir où la question du retour à l’autre ne trouve de réponse que dans la fragilité du sursis, du temporaire accepté.

[9] Je fais allusion ici à mon précédent texte sur ce thème, « Les déliaisons heureuses », Esprit 2001 n°3/4 (« L’un et l’autre sexe »), p.237-242.

[10] Ou plutôt on éprouve un profond décalage de soi à soi : on est trop grand on comprend tout, tout cela est si petit, si comique, et dans le même temps on est trop petit on ne comprend rien, tout cela est trop grand pour nous, on est emporté par des forces tragiques, impitoyables.

[11] Paris: Hachette, 1998.

[12] Chez Kierkegaard, le mariage correspond au stade éthique, c’est à dire non l’éphémère ni l’éternel, mais la durée.

[13]  « celui, disais-je, qui cherche à se séparer, tient en haute estime la vie maritale en se refusant ainsi à la souiller : et les motifs qui l’incitent au divorce sont de même force que les meilleurs motifs qu’il pouvait avoir dans le mariage ; car, comme il a été clairement démontré, la haine qui le détourne maintenant de son objet et la solitude qui le conduit à rechercher encore avidement une aide appropriée, ne contiennent pas une once de péché, s’il est digne de se comprendre lui-même. » fin du chap.IV. Et parlant un peu plus loin de l’excitation du désir sexuel, il ajoute que « Dieu n’a que faire de ces bêtises ». Il n’y a pas là de mépris du sexe, mais le refus bien calviniste d’en faire un tabou ou un fétiche — dans le Paradis perdu le sexe est poétiquement partout, jusque dans le cosmos animé par le rapport entre ces deux grands sexes que sont la lune et le soleil.

[14] C’est la locution qu’il emploie vers la fin du chapitre XXII. Et au chapitre XVI : « quand peut-on dire que Dieu unit des personnes ? Quand les parties et leurs amis approuvent l’union ? Certainement pas, car cette union peut être conclue à des fins les plus viles. Ou est-ce une fois que le rituel à l’Église est fini ? Non ; car l’efficace du rituel dépend de la convenance supposée des deux parties. Peut-être après la connaissance charnelle ? Encore moins ; car elle peut unir des personnes que ni la loi ni la nature n’osent unir ; il reste donc que là où les esprits sont convenablement portés l’un vers l’autre, là où ils sont à même de nourrir un échange joyeux, pour le réconfort et l’amour mutuels, selon l’intention de Dieu, selon sa promesse dans l’institution primitive du mariage (chap. XVI)

[15] C’est là que Milton n’est pas moderne : il y a chez lui un mépris presque angoissé de la solitude, même s’il faut la traverser pour trouver la vraie amitié.

[16] Je ne crois pas que l’on puisse dire que Milton a une conception bestiale du sexe, même s’il a parfois un ton presque schopenhauerien quand il parle de « tourner la meule d’une copulation servile » : comme les révolutionnaires puritains de son temps, il refuse que les rapports serviles soient réintroduits pas le biais des rapports sexuels, et de la subordination de son libre couple à l’ordre de la procréation — en tous cas on ne saurait contraindre à entrer en mariage des êtres appariés pour des relations seulement sexuelles, ce qui donne la « coquille vide d’un mariage tout extérieur », en vérité hypocrite et obscène : « comme si sa consultation n’avait produit d’autre bien pour l’homme que de l’unir à un compagnon accidentel à des fins de reproduction » (chap. IX). Je parlais plus haut de Pasolini non seulement à cause de la véhémence des réponses qu’il s’est attiré, mais parce qu’il insiste autant que Milton sur l’importance pour les enfants de sentir qu’ils sont vraiment désirés avec amour, et de manifester par tout leur être cette joie et cette fierté. Je ne crois pas non plus que Milton soit indifférent aux enfants. C’est peut-être au contraire en cessant d’en faire un but du mariage qu’on leur donne leur place la plus heureuse.

[17] La stratégie « poétique » de Milton est justement de ne pas prendre les notions bibliques d’adultère ou d’infidélité à la lettre, mais comme des figures spirituelles ou morales.

[18]  De nouveau ici nous touchons au nœud du débat sur la servitude volontaire, qui occupa tant Luther et La Boétie, mais également Hobbes et tant d’autres — pour Rousseau, voir Le contrat social, I.4 sur l’esclavage.

[19] Voir aussi le chapitre VII.

[20] François Tricaud reproche à Hobbes cependant de ne s’occuper guère de ceux qui n’ont en fait pas les moyens de faire peur, parce qu’il croit peut-être trop que tout le monde est d’avance doué de cette faculté. Sur les implications du mortalisme, voir les articles Pomponnace, Épicure, Sociniens, dans le Dictionnaire de Bayle.

[21] Sur toutes ces questions, voir le très beau recueil de textes de John Milton publié chez Belin en 1993, intitulé Ecrits politiques, traduit par Marie-Madeleine Martinet, avec une préface de Claude Mouchard et une réflexion sur la liberté à double tranchant par M.M.Martinet.

[22] André Bieler, La pensée économique et sociale de Calvin, Genève : Labor et Fides, 1959. Voir également Mario Miegge, Vocation et travail, essai sur l’éthique puritaine, Genève : Labor et Fides 1989, p.8 et 108.Voir aussi les travaux de Gilbert Vincent, Exigence éthique et interprétation dans l’oeuvre de Calvin, Genève Labor et Fides 1984, sur la pragmatique à l’œuvre dans les commentaires bibliques de Calvin.

[23] « La renaissance stoïcienne parmi la noblesse catholique au moment où le protestantisme se répandait rapidement dans la France entière laisse entendre que le besoin d’un ciment idéologique nouveau se faisait largement sentir » (Walzer, ibid. p.78). On peut caractériser cette crise de légitimation comme une crise d’identité pour ceux dont l’identité ne pouvait se satisfaire de l’ancienne distribution des rôles ni des anciennes réponses à la question « qui suis-je? »(M.Miegge, ibid. p.99).

[24] C’est cette discipline qui permet ensuite le libéralisme de Locke (par la capacité à se gouverner soi-même), ou le capitalisme (par l’accumulation des signes d’élection de Dieu jointe à la sobriété: ne pas dépasser le « besoin »). M.Walzer, ibid. Conclusions, p.319, 326, 341.

[25] C’est ce que Louis XIV refusera peu après aux huguenots, et cette différence de modèle politico-religieux est cœur du débat entre Bossuet et Bayle (voir son Commentaire philosophique sur le contrains-les d’entrer, connu aujourd’hui comme son traité sur la tolérance).

[26] Calvin refuse l’argument qui consiste à dire que pour ne pas scandaliser les fidèles, il faut « les nourrir de lait »; en effet, « jusques à quand abreuveront-ils leurs enfants d’un même lait ? Car s’ils ne grandissent jamais jusqu’à porter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourri de bon lait » (Institution de la Religion Chrétienne, Paris Les Belles Lettres 1961, tome 4 p.145). Ce passage n’est pas sans rapport avec celui où Kant réfute l’idée qu’ « un certain peuple n’est pas mûr pour la liberté (…) Dans une hypothèse de ce genre la liberté ne se produira jamais ; car on ne peut pas mûrir pour la liberté, si l’on n’a pas été mis en liberté » (La religion dans les limites de la simple raison, Paris Vrin 1965, p.245 note 1).

[27] Emmanuel Kant, Qu’est ce que s’orienter dans la pensée (1786), Paris : Vrin, 1959, p.86. On retrouvera d’ailleurs chez Kant, dans ses « conjectures sur les débuts de l’histoire humaine » un certain nombre des thèmes du Paradis perdu, et notamment comment la Providence tire d’un mal un bien — le « malin » sait quand à lui tirer d’un bien un mal, par une inversion maligne de syntaxe qui pourrit la racine même du bien, et nous fait faire le bien pour une récompense (cf. Essai sur le mal radical). Mais tout ce qui est divin peut soudain être perçu comme diabolique, et tout ce qui est diabolique peut soudain être perçu comme divin —c’est la différence entre le point de vue tragique et le point de vue comique, qui sont ainsi comme deux limites entre lesquelles on oscille sans pouvoir jamais s’arrêter définitivement à l’une ou à l’autre. En ce sens la théodicée est impossible, car on ne sait pas où l’on en est, s’il faut même chercher à comprendre — le ton de Job envers Dieu pourrait être celui d’une scène conjugale, y compris dans le refus de l’aliénation : « tu n’es pas ce que je croyais : rends moi tout ce que je t’ai prêté. »

[28] Il y a d’ailleurs dans le divorce et la séparation une expérience de la tempête. A tâtons on se relève, on ne reconnaît plus rien, même les vieilles choses familières n’ont pas la même couleur, on ne se reconnaît plus, tout semble irréel. On ne sait pas si on est encore chez soi ou irrémédiablement dans un autre monde, si le passé était réel ou si le monde présent est solide.

[29]  C’est exactement le contraire de cette contrainte à entrer, et de cette interdiction de sortir du Royaume, qui est le nerf de la Révocation de l’Edit de Nantes, auquel Bayle s’est attaqué.

[30] « Qu’est-ce que l’autorité », in Crise de la culture, Paris : Gallimard-Folio. Elle insiste peut-être trop cependant sur le modèle romain de l’autorité de la fondation continuée, et sous-estime le modèle grec de l’autorité qui autorise sans cesse à recommencer ailleurs, autrement, à essayer.

[31] Irène Théry, Le démariage, Paris : O.Jacob, 1993, p.8.

[32] Celui qui « plaque » son conjoint visiblement n’est pas content de ce qu’il a. Mais peut-être le plaque-t-il parce que son conjoint n’était jamais content de ce qu’il avait. Nous ne devons jamais oublier qu’il faut être deux pour se séparer, et que la narration du divorce, plus encore que l’histoire d’amour, comprend un conflit entre des récits qui ne commencent pas au même moment et n’ont pas la même configuration.

[33] Paul Ricoeur, Lectures 1, Paris : Seuil, 91, p. 172. L’idée est ici que le bonheur réside dans la capacité d’agir en commun. Sans ce sentiment partagé d’un « vou­loir-vivre ensem­ble », d’une volonté commune qui dure au-delà de la diver­sité et de la fugacité des intérêts du moment, le lien social s’émiette en laissant simplement apparaître les rapports de force les plus archaï­ques (clien­télismes, mafias, nouvelles figures de l’esclavage).

[34] La filiation est seconde, car Dieu institue le mariage en vue de la conversation, et c’est plutôt pour sortir Adam « de l’affliction d’une vie solitaire, qu’il ne fait mention du but de la procréation que par la suite, comme une fin secondaire dans l’ordre de la dignité » (préface au livre I).

[35] C’est exactement le geste de Calvin dans l’Institution de la religion chrétienne.

[36] Un peu comme le sujet cartésien est à la limite un pur sujet pensant, activement pensant et voulant, sans trop rien de passif, pensé ni voulu en lui dans son acte. Ce que les grands aristotéliciens prêtaient à Dieu seul, voilà que c’est la chose au monde la plus commune.

[37] Même si souvent la lassitude d’autrui indique une irrémédiable lassitude de soi-même. J’ajouterai qu’il y a un paradoxe de l’habitude, qu’elle peut rendre la perception d’autrui lassante mais l’action avec autrui aisée. C’est peut-être ce qui explique qu’avec le temps on peut se faire de plus en plus de mal et de plus en plus de bien.

[38]  Comme c’est la liberté qui compte, une personne qui déploie de très nombreux liens est plus libre en chacun d’eux qu’une personne attachée à quelques liens, la dissymétrie s’installe dans le lien, et comme Tolstoï le fait dire à Anna K., « Plus il est tout pour moi, moins je suis tout pour lui » (Edition  livre de poche p. 921).

[39] Sans parler de la propagation du malheur : on est quitté par son conjoint, les enfants préfèrent rejoindre le moins malheureux de leurs parents, on ne fait pas attention à sa santé on se retrouve séropositif, on a été un peu dépressif on perd son job, on traverse la rue sans prendre garde au camion, etc.

[40] Même les reproches, on se les fait sans rien demander à l’autre !

[41] La Réforme ne visait rien moins que cet exercice de sincérité sensitive et anorexique qu’on appelle individualisme et qui gouverne jusqu’à notre prêt à porter. L’ascèse protestante ne conduit pas à la conscience de soi devant les hommes ni surtout devant soi-même, mais devant Dieu. Dans la pensée protestante la conscience désigne exactement ce en quoi nous sommes seulement devant Dieu. Cette pointe oubliée, ne restent que l’individualisme et une féroce discipline narcissique de la solitude: exister par soi-même, se suffire.

[42] C’est ce que remarquait déjà Sandra Laugier (dans son beau texte sur Emerson et le cinéma, paru dans Critique, juin juillet 1992), à propos du Conte d’hiver de Rohmer.

[43] Ralph Waldo Emerson, La confiance en soi, Paris : Rivages-poche, 2000, p.92. On peut cependant ne pas être trop intimidé par cet argument, car on pourrait écrire explication ou justice sur les linteaux des portes sans qu’il soit davantage question d’explication, mais simplement parce qu’il n’y a pas que le caprice et l’amour dans la vie.

[44]  Le paradis perdu, IX-281 (Paris : Belin, 1990, p.353).

[45] Chaque être sans doute a son point de docilité, de retour, et son point de rébellion, de départ, et je dirai que cela forme son intervalle, son rythme de fond, son style.

[46] Et quand on ne parvient plus à se « sentir » comment ne pas insister lourdement, comment ne pas chercher désespérément à se toucher, forcer le contact en quelque sorte, et le perdre alors irrémédiablement ? Comment suspendre le contact sans assurance de pouvoir le reprendre, comment le reprendre mais doucement, sans croire que l’on se touche, au travers d’un trouble ?

[47] Ou la polygamie. C’est le plus souvent la condition de la femme, vestale au foyer, ou otage de l’ordre généalogique, qui signale les méfaits de cette indissolubilité. Quant à la clandestinité de l’adultère, elle fait partie, avec le fait de ne pas avoir d’enfant, des conditions proprement ascétiques de son existence durable. Du côté du lien précaire, on remplace la polygamie synchronique par une polygamie diachronique, le fil temporel devient le tranchant de l’existence.

[48] Mais Brassens évoque aussi dans Marinette le sentiment que « j’avais l’air d’un con », avec mon vélo, mon revolver, mon bouquet de fleur !

[49] Ce n’est pas tellement la décomposition parentale qui m’inquiète, mais la décomposition conjugale, et la forte réaction qui de tous bords cherche à recomposer la parentalité de manière solide et volontariste.

[50] Il faut cependant remarquer que les familles recomposées, avec leurs complexes équilibres de proximité, donnent aux divers parents des contraintes géographiques assez lourdes ; une famille nucléaire « classique » est plus aisément déplaçable.

[51] Comme nous sommes dans une société où tout ce qui n’est pas interdit est autorisé, on manque cette distinction proprement éthique, que certaines manières de faire sont permises mais pas autorisées, qu’elles sont permises mais désapprouvées, permises mais ne devraient pas l’être.

[52]  Celui qui supplie l’autre « ne me quitte pas » est évidemment dans la faiblesse initiale du quasi-esclave, dont la vie est entre les mains de l’autre, mais on peut voir avec Milton le fort dans le rôle du geôlier qui garde sa prisonnière en dépit de sa volonté (pour Milton c’est plutôt la gêolière qui garde son prisonnier). Comment cependant supporter d’être soudain placé dans le rôle du geôlier, abandonné au milieu du jeu dans ce rôle sans pouvoir en sortir ?

[53] Nous savons de toute façon qu’il ne faut jamais se montrer trop faible, car on n’y peut rien, on écrase toujours les faibles. Mais faut-il alors ne plus jamais laisser paraître que l’on est faible ? Faut-il chercher la force invulnérable et toujours attaquer préventivement ? La faiblesse, est-ce la passivité ? Peut-on jamais être fort sur tous les tableaux ? Et celui qui affiche sa fragilité avec tranquillité, n’est-il pas très fort ?

[54] Le sexe aussi passe alors sur le registre un peu plat de l’amiable, du gentil, du facile, du mollement consentant —et on s’étonne d’avoir des fièvres pornos et des bouffées de violence.

[55] Comme écrit Milton au début de son DDD, dans le sens inverse ici de se lier irrémédiablement dans un mariage malheureux . Et dans le livre IV du Paradis perdu, il fait dire à Satan : « mal, sois mon bien ». La faculté de faire son propre malheur jour donc dans les deux sens : se lier dans un mariage malheureux, et se délier dans une liberté malheureuse, une liberté de détruire. Nous oscillons ainsi entre la lâche résignation à l’absence de toute conversation conjugale, qui préside à la constitution de l’enfer conjugal, et un non moins lâche usage de la liberté, quand on se ferme et se détourne de l’autre, mais intérieurement, silencieusement et sans rien en laisser paraître — la liberté n’est alors certes pas la glorieuse émancipation des chaînes que Milton illustre.

[56] Nous ne pouvons pas nous contenter de répondre que les « alliances » bibliques sont au fond des traités dissymétriques, des traités de vassalité, même si le vassal n’est justement pas sans pouvoir contre son suzerain, qui a besoin de lui.

[57] La fidélité se marque par le courage, en dépit de la tempête, de réinterpréter l’existence après coup. Une relation est un perpétuel exercice de réinterprétation. Durer, persévérer dans le lien, suppose cette capacité à interpréter, à ressaisir autrement le passé, le présent, et le futur, et à supporter (mieux: à désirer) l’écart entre mon interprétation et celle de l’autre. Mais cela suppose une orientation vers le futur, et dans le divorce c’est ce qui est brisé.

[58] Voir le texte à la fois si juste et si sensible de Claude Habib, « un leg de l’inégalité », qui parle de ce deuil. La présente étude en général doit beaucoup à la conversation que Claude Habib a su introduire entre nos points de vue.

[59] « Plus on aime plus on est prêt à haïr » (La Rochefoucauld). Dans la chorégraphie relationnelle on ne peut continuer à se rapprocher parfois qu’en s’éloignant, et on s’éloigne finalement autant qu’on se rapproche.

[60] Edition du livre de poche p. 912. Et elle s’étonne plus loin de voir combien « L’inaccessible est devenu ordinaire et l’ordinaire est devenu inaccessible » (p. 914).

[61] Stanley Cavell, « La connaissance comme transgression », dans À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage, Paris: Les cahiers du cinéma, 1993, p.73 sq.

[62] Chap.IV. On rejoint ici la distinction entre ce que l’on croit pouvoir contraindre et ce qui ne peut pas se contraindre, ni s’approprier.

[63] Au chap.X, où Milton parle aussi du fait que « Dieu a toujours voulu rassembler les ressemblances et les harmonies de ses œuvres, à moins que, de deux éléments qui se rencontrent pour s’entredétruire, il ne façonne une troisième existence ». Mais Milton insiste davantage sur la ressemblance et la concordance, selon une logique presque chimique des compatibilités ou incompatibilités naturelles : si Dieu ne les a « pas unis, alors il n’y a aucun pouvoir supérieur à leur propre consentement qui puisse les empêcher de se désunir (…) on ne peut pas dire non plus que ces deux-là aient véritablement divorcé, mais qu’ils se sont seulement séparés l’un de l’autre, comme deux personnes qui n’allaient pas ensemble et qui ne pouvaient se marier entre elles (…) il ne fait aucun doute qu’un divorce pacifique est un moindre mal, qu’il est moins scandaleux que si l’on prolonge une union de haine, une union de cœurs insensibles, une union destructrice (chap XVI).

[64] Je reprends les termes de Pasolini dans les Lettres luthériennes déjà évoquées : il poursuit en montrant que la propagande militante pour rendre les gens conscients de leurs droits porte justement à son comble le conformisme consumériste qu’il exècre (Paris : Seuil,-Points, 2000, p.222-232).

[65] « les papistes, qui interdisent le plus rigoureusement des divorces, sont les plus libertins dès lors qu’il s’agit de tolérer l’impudicité la plus immonde. C’est comme s’ils visaient, en faisant du mariage un joug insupportable, à le violer davantage, sous couleur de préserver au mieux son inviolabilité » (DDD chap. XVIII).

[66] La confiance en soi, Paris : Rivage-poche, 2000, p.146-148. Emerson, se référant à Platon et Milton, insiste sur cet éblouissement de l’âme qui à la vue de beaux êtres se souvient de ce dont la beauté est le signe. Le corps est incapable de tenir les promesses de la beauté, mais « si les amants se contemplent mutuellement dans leurs propos et dans leurs actes, alors ils pénètrent dans le véritable palais de la beauté, où leur amour s’enflamme de plus en plus », s’élargit à l’amour de tous les êtres, et « ainsi dans sa beauté l’âme unique n’est que la porte par laquelle il entre dans le cercle de toutes les vraies âmes pures » (ibid.p.149).

[67] Hannah Arendt, « De l’humanité en de sombres temps » in Vies politiques, Paris: Gallimard/TEL, p.24.