Quels sont les fondements de nos choix éthiques ?

Avertissement au lecteur :

Pourquoi « questions », et c’est quoi l' »éthique » à part un nom pompeux pour la morale ? Les cinq méditations qui suivent répondent au sentiment d’une crise morale, au sentiment que les fondements sont ébranlés. Or le débat éthique commence quand les réponses morales ne répondent plus. Mais d’abord il faut relativiser cette crise, car au moins il n’y a pas de crise du « sentiment éthique » ; est–ce l’influence de Rousseau sur la jeunesse française, est–ce son influence sur le « consensus » français, le « sentiment éthique » semble la chose au monde la mieux partagée. Tout le monde s’en réclame ! Le problème est plutôt que ce consensus apparent recouvre des réalités trés différentes.

En effet on peut s’entendre sur des énoncés brefs ou des phrases–symboles, mais qui répondent à des questions implicites et à des contextes personnels complètement différents (comment profile–t–on les titres des films, par exemple ?). Une telle entente détermine souvent une appartenance « morte », où les mêmes mots n’ont pas la même valeur d’expérience ; d’où le sentiment, dès qu’on en discute, que tout est nébuleux, que tout part à la dérive.

Pour que l’appartenance soit vive et l’entente active, il faudrait que ces mots, ces énoncés, ces phrases, soient pris dans des contextes communs c’est à dire des pratiques communes, et partagées. Et si le sens vivant d’un énoncé dépend de la question implicite qui lui est posée, il faudrait au moins partager les mêmes questions ! Ce sont ces questions partagées qui nous rendent contemporains les uns des autres, qui font que sans même employer les mêmes mots on se comprend (par le contexte commun). Ce sont elles qui nous rendent capables, parfois, de dire « nous », d’énoncer l’appartenance à une communauté levée par la même question.

Mettons cela en pratique ! Les cinq méditations qui suivent ont été présentées le 26.09.87, lors des journées de la post–Fédé à Grenoble. M’adressant à ce public issu d’un mouvement étudiant et protestant qui battait son plein dans les années 50 et 60, j’ai pensé que ce public avait deux présupposés communs, que j’explicite ainsi : 1) une théologie de la « Grâce », relativisant les oeuvres la morale et la loi, et plaçant tous les ordres de l’existence sous la seule Seigneurie et l’intervention libératrice de Christ ; 2) une éthique « sociale », globale, qui se voulait ou se croyait capable de « tenir » les développements de la société technique. Je schématise évidemment, mais en désignant ces « présupposés » (que je présupposais moi–même implicitement partagés, ou jadis partagés, par ce public), j’avoue avoir pu me tromper. J’avoue aussi qu’en m’adressant à une salle d’étudiants nietzschéens, ou de nationalistes tchadiens plus ou moins marxistes, ou de turcs disciples d’un « soufisme » (confrérie mystique), je me serais probablement exprimé de manière différente !

Mais nous faisons tous ainsi, du moment que nous voulons être compris par nos partenaires : nous cherchons à saisir leurs présupposés, à partager leurs questions. D’ailleurs je me sentais appartenir avec ce public aux mêmes présupposés. Et d’autant plus que j’ai partagé les vicissitudes historiques par lesquelles ces présupposés communs, ces énoncés, ces mots, se sont dispersés sous la force des pratiques particulières, sous le poids des contextes, sous la montée de nouvelles questions. Et nous nous retrouvons avec un langage commun, mais dépouillé d’appartenance et de signification vives. Précisement, ce sont ces questions montantes que j’ai tenté de formuler; non parce qu’elles constitueraient à elles seules des « réponses », mais parce qu’il n’y aura pas de réponse communicable, communicative, vivante, tant que nous ne partagerons pas les mêmes questions.

Quels sont les fondements de nos choix éthiques ?

La question qui nous rassemble ici, d’explorer les fondements de nos choix éthiques, pose un paquet de problèmes que j’éprouve quotidiennement quand je tente d’enseigner l’éthique, comme lorsque je tente en quelque sorte « devant le micro de l’actualité » de répondre à ses sollicitations parfois brûlantes, souvent bruyantes. Je l’éprouve même tellement que je renâcle devant un tel titre, hésitant devant quelque fondement, quelque référence, quelque légitimation que ce soit, et dont je serais dépositaire. Il faudrait d’ailleurs remplacer la métaphore architecturale du fondement par une métaphore plus architectonique et plus géologique, car ici les fondements ne sont pas même branlants : beaucoup plus simplement, dans l’histoire comme dans la géographie, ils bougent ! Mais il n’y a pas seulement le sentiment que nos morales ne sont que des décors de hasard, quoique après avoir vécu au Tchad et en Turquie je ressente parfois cela très fort ––une telle expérience procure d’ailleurs aussi une indéfinissable tendresse pour les vieilles morales du pays natal, une fidélité au deuxième degré. Non, l’expérience de cette difficulté à fonder l’éthique me vient plutôt de la méditation croisée des dialogues de Socrate et de ceux de Jésus ; en effet, la conscience de soi morale de ceux qui ont des fondements, des références et des légitimités, y est mise à genoux, et la presque non conscience de ceux qui traînent dans la boue de la vie y est relevée. Et pourtant, les réponses « morales » une fois suspendues, la question, les questions éthiques demeurent. C’est même là qu’elles commencent. C’est cela qu’il faut examiner.

Pour commencer, je voudrais souligner deux aspects du paysage éthique contemporain qui me semblent importants parce que nous les partageons avec tous nos semblables (et même avec nos dissemblables). Il s’agit de l’impuissance à approuver pleinement un but, submergés que nous sommes par des moyens possibles ; et de l’impuissance à agir à s’engager modestement dans l’espace, immergés que nous sommes dans la paresse de notre point de vue ou dans le rêve d’une solution globale. Ces interrogations, qui nous rendent contemporains les uns des autres quelles que soient nos réponses, ne sont pas des modes ; ce sont simplement la formulation dans nos langages des questions éthiques les plus constantes, et qui sont plus vastes que nos petits langages.

C’est pourquoi ensuite je voudrais rassembler la mémoire de nos réponses « en tant que chrétiens », c’est à dire en tant que nous appartenons à l’histoire d’une référence commune, la référence aux Ecritures. Dans nos sociétés en effet, et dans notre communauté protestante tout particulièrement, la référence aux Ecritures peut être considérée comme le paradigme ou le modèle de la légitimation, du fondement des choix éthiques. Or ce paradigme a changé, et l’on peut faire correspondre à trois grands âges de l’exégèse et de la référence biblique trois sortes de fondement éthique ; ces trois dimensions peuvent être schématisées autour des trois pôles de l’agir (je,tu,il), mais en retour leur excès me semblent bien caractériser les fausses légitimités qui guettent nos réponses éthiques.

Enfin et surtout je voudrais parler pour nous, aujourd’hui, et vous poser deux questions qui seront en même temps des suggestions. Ce sont des questions parce qu’elles problématisent nos réponses traditionnelles en proposant l’éthique comme « jeu » et comme « poème ». Ce sont des réponses, parce que la crise de l’éthique vient du fait que loin d’être vécue comme jeu elle est écrasée par la proximité du « juridique » ; et du fait que loin d’être parlée comme poème elle est écrasée par le modèle « scientifique ».

I. Question première : l’impuissance a dire oui

1. L’éthique n’est pas un savoir positif

Revenons à la question première, qui est : par quoi commencer, en éthique ? La difficulté à trouver le premier mot de la première leçon d’éthique vient probablement du fait que, sauf à être considérée comme le catalogue choisi et comparé des morales passées, l’éthique ne s’enseigne pas comme un savoir positif. C’est pourquoi, comme dit l’autre et quitte à décevoir parfois mon éventuel interlocuteur, quand on ne me demande pas ce que c’est que l’éthique je le sais très bien, mais dès qu’on me le demande je ne le sais plus du tout !!

2. Le premier mot éthique est un oui

Et pourtant je n’hésiterai pas une seconde à dire que le premier mot de l’éthique est un « oui ». C’est un oui à l’être, qu’on le prononce au travers d’un non au néant, ou au travers même d’un oui au néant. C’est un oui à soi et à l’autre, qui peut nier ce qui me nie au risque de nier l’autre même, ou qui peut nier ce qui nie l’autre au risque de nier soi même. C’est un sage oui au réel, et qui fait son deuil des possibles. C’est un oui au possible, et qui fait le sacrifice intrépide du réel. C’est le oui d’Ulysse qui consent à rentrer enfin à la maison, c’est le oui d’Abraham qui accepte de quitter son pays. C’est le oui qui répond à celui qui parle, c’est le oui qui interroge celui qui ne parle pas. Toutes les grandes méditations éthiques trouvent leurs mille sources dans ce « oui », dans cette affirmation plus originaire que tous les « non ».

3. De la « Grâce » à l’absurde : l’impuissance à approuver

Or c’est dans cette racine de l’affirmation que nous sommes atteints. J’énoncerai le problème sur deux claviers. Il fut un temps où l’on savait avec assurance ce qu’était le « bien », et où la question éthique s’énonçait en terme de culpabilité : « je suis impuissant à faire ce que j’approuve ». La prédication de la « Grâce » a magistralement répondu à cet aspect de la question, mais en a révélé un autre : « à quoi je sers et qu’est–ce que moi j’approuve »? De nos jours on fait généralement le bien, et la question s’énonce plutôt dans les termes de l’absurde : « je suis impuissant à approuver ce que je fais ». Incapables de dire vraiment oui, nous sommes à peu près incapables de dire non, et c’est pourquoi notre moral est si plat !

4. Une démocratie des moyens, mais sans débat sur les fins

Ce scepticisme moral, opposable d’ailleurs au dogmatisme moral de jadis, se retrouve aussi sur le clavier de l’éthique politique. Il arrive certes encore que l’on utilise des moyens injustifiables en vue de fins globalement justes, et c’est un problème en quelque sorte classique : il faut proportionner les moyens aux fins et donc les discuter. Cet effort de contrôle a gouverné l’histoire de la démocratie. Mais il arrive aussi, et c’est sans doute le problème le plus grâve aujourd’hui, que l’on utilise des moyens légitimes et à peu près contrôlés en vue de fins injustifiables et jamais discutées : la démocratie ici doit être reconquise contre la technocratie des experts. Profitant de la peur des dogmatismes, ces derniers vont jusqu’à faire passer l’absence de fins pour une fin justifiable, sinon pour la justification suprême de tous les moyens ; mais l’absence de fins est à mon avis à ranger dans la catégorie des fins injustifiables.

5. Le minimum : des règles de discussion

Pour qu’elles soient justifiables, il faudrait au moins qu’elles soient discutées, donc affirmées et confrontées à d’autres fins. Cette remarque minimale conduit quelques penseurs contemporains (Habermas, etc.) à chercher une éthique de base dans les règles très pragmatiques d’une éthique de la discussion. Le fait que les fins soient discutables, loin d’entraîner un scepticisme, exige que nous introduisions un consensus minimal, une approbation modeste mais tenace des règles élémentaires du dialogue. C’était déjà l’avis de P. Bayle, qu’en attendant le « jugement dernier » et afin de pouvoir néanmoins exclure les violences, il faut bien qu’il y ait des règles communes à toutes les parties et qui soient en dehors de nos opinions. La règle universelle à cet égard est précisément qu’il ne faut pas légitimer mon action par l’énoncé d’une justification que je refuserais à mon adversaire ou à qui que ce soit au monde. C’est ce que Kant appelle l' »impératif catégorique », qui lui vient tout droit de Bayle, et qui n’a rien à voir avec une morale prétendument aussi universelle que les lois de la gravitation, ni avec le rêve que tout le monde fasse comme moi !

6. Mais l’affirmation éthique n’est pas forcément consensus

Mais cette éthique de la discussion ne peut pas être fondamentale, parce qu’elle ne peut rien fonder : on ne peut en dériver aucun contenu éthique concret, aucun désir. Ce n’est que le cadre formel et presque juridique , la condition à laquelle un énoncé éthique est possible. Notons bien que c’est une condition incontournable, mais son consensus n’est encore qu’une négation de négation, quand l’affirmation éthique est autre chose : une appartenance première, un désir partagé ; une « passion ». Bayle d’ailleurs nous rappelle que l’éthique s’affirme le plus souvent dans le dissentiment, avec la véhémence d’un désaccord : c’est justement le rôle du droit ou d’une sorte de déontologie de l’éthique que d’établir les régulations minimales telles que ces affirmations différentes soient, le plus possible, possibles en même temps.

Mais l’éthique est un désir d’être, et un désir de « perséverer ensemble dans l’existence » ; elle est la poursuite d’une enfance commune, et plus originaire.

7. La crise éthique et l’exacerbation des possibles techniques

Les conditions minimales une fois respectées, comment donc affronter notre impuissance à dire « oui »? Il me semble que le problème ne doit pas être posé dans un champ trop étroitement intellectuel, car le nihilisme n’est pas le fait des seuls « penseurs » (à ce compte d’ailleurs le penseur le plus fautif serait probablement Luther)! A mon avis, le trait qui domine le contexte de la crise éthique est plutôt le développememt des techniques, parce qu’il provoque une sorte d’exacerbation des possibles. La multiplication des moyens de circulation, d’information et de communication, la surabondance des produits, l’éclatement des profils de consommation et la juxtaposition de toutes les modes, donnent le sentiment que « tout est possible ». Nous ne réalisons pas assez combien nos images de nous–mêmes et de la vie sont conditionnées par cette exacerbation des possibilités techniques, qui pèse sur tout notre environnement et subjugue jusqu’à notre éthique, jusqu’à nos manières d’être amoureux! Il n’y a que des possibles, avec la liberté de choisir et le risque de se tromper dans la grande Loterie (« game over » pour les « perdants », et il y du hasard dans le calcul du choix optimal) ; mais dans les jeux de la vie et du monde tout le monde peut gagner !! Pour réfuter cette « morale » nauséabonde, il faudra montrer que la réduction du jeu au seul « gain » (gagner sa vie !) est nihiliste ; mais l’union sacrée autour du critère technique de l’efficacité domine tout.

8. Plus rien de solide !

La contrepartie désolée de cette situation, c’est le sentiment qu’il n’y a plus rien de réel, plus rien de solide, plus de sol, plus de fondement ; on ne se comprend plus, on n’est plus dans le même monde. D’où la tentation de demander toujours plus de sécurité, de confort, et un système de valeurs sûres, qui fasse effet de réalité et que l’on renforce par tous les moyens. Mais c’est encore une solution technique au problème, et non une solution éthique. Car ce dont nous manquons ce n’est pas de sécurité mais de courage, c’est à dire de capacité à affirmer une forme de vie qui se tienne elle–même (au lieu de s’abandonner au « plus » possible, et à ce pseudo–réel qui n’est que le possible le plus fort).

9. Elever nos comportements à la hauteur de nos instruments

Pour dire d’un mot le problème éthologique ou biologique qui se pose à l’espèce humaine (car le moraliste doit aussi toujours discrètement vérifier que ses maximes ne conduisent pas à des catastrophes !), nos schèmes moraux innés ne correspondent plus du tout à la puissance et à la complexité de nos instruments. D’où le décalage, désigné par Rousseau, entre les progrès techniques de l’humanité et ses progrès moraux. D’où également la tentation de suppléer à la moralité publique défaillante par la police, de couler les lois dans le béton, de plastifier les identités dans les codes informatiques, etc. Bref c’est par de nouvelles solutions techniques qu’on tente de résoudre les problèmes éthiques engendrés par les progrès techniques. Mais quand on ne peut plus désobéir, a– t–on encore affaire à des lois politiques ? Et quand il y a d’une part ce qui est physiquement possible et d’autre part ce qui est physiquement impossible, peut–on encore parler d’exigence ou de règle éthique ? Il nous faut élever nos comportements à la hauteur de nos instruments. Ce qui nous manque, c’est donc bien le courage, la capacité à se tenir soi–même et à ne pas se vautrer dans tous les possibles.

10. La technique et le temps

Ma thèse est ici que ce qui différencie le calcul « technique » des possibles et la passion « éthique » pour le possible, c’est leur rapport au temps. En effet tout le développement des techniques se tient dans l’axe de la maîtrise progressive des rythmes, la dissociation ou l’accélération des processus, et finalement de la manipulation du facteur temps. Mais cette maîtrise est un esclavage. Nous passons la moitié de notre temps à gagner du temps, que nous accumulons sous forme d’argent ou d’objets dont la raison d’être est d’économiser du temps. Mais le temps gagné ainsi est un temps gelé, abstrait, et il ne peut être dépensé que sous la forme de temps mort, de temps tué. D’ou le caractère nihiliste, dévalué, décoloré, de tout ce qui n’est pas la « croissance » économique (les loisirs, les vacances, la politique, etc). En fait, nous sommes en face d’une inondation de temps mort, un raz de marrée dont l’une des formes les plus diluviennes est le chômage ; si pourtant, au lieu de construire des digues de plus en plus hautes pour nous protéger de l’autre partie du monde, nous savions de nos mains irriguer nos vies, cette inondation serait une bénédiction. Pour cela il faudrait que nous cessions de demander plus d’argent, et acceptions d’avoir simplement du temps.

11. L’éthique et le temps

Or ce temps tout différent est celui de l’éthique. Si une éthique est une « forme de vie » possible, ce n’est pas quelquechose que je possède comme la liberté de changer de chemise : pour la vivre il faut lui appartenir et il faut du temps. Un temps que je ne maîtrise pas. De même dans la vie relationnelle tout n’est pas possible en même temps, et il faut du temps pour vivre un amour, un temps auquel on appartienne totalement. Il y a dans l’existence éthique le sentiment d’être abandonné à un temps qui n’est pas le mien, qui dépasse le « moi ». En ce sens, le temps éthique est ruiné par un « vivre sans lendemain », et demande que nous vivions comme si nous étions éternels ; cette demande a longtemps pris la forme du postulat de l’immortalité de l’âme ; aujourd’hui elle pourrait dire plus simplement « mon enfant ». C’est humblement en ouvrant un monde possible à la génération prochaîne que nos actions appartiennent au temps éthique.

12. Le temps de dire oui

Tel est le « oui » éthique : une parole qui prend du temps. Ce n’est pas une parole en l’air, un discours possible parmi d’autres. C’est une parole qui me permet de « vivre » le chômage, la consommation, le tourisme, la procréatique, les média, bref le nouvel environnement technique. C’est une parole qui augmente ma capacité à habiter, à communiquer, à souffrir aussi, à agir, à comprendre les autres. C’est une parole qui augmente mon « schématisme » et elle demande donc tout un travail d’incorporation. Mais c’est ce travail d’incorporation qui pourra contre–balancer la prolifération des techniques. Celles–ci resteront des possibilités extérieures, juxtaposées comme des architectures délirantes dans un monde de bric et de broc, de simulacres, si elles ne sont pas « schématisées » par cette autre parole, capable de dire « oui », capable de dire non, capable de les intégrer aux moeurs. Cette autre parole est seule capable de « réaliser » ces possibles, dans des formes de vie simples . Et c’est en s’incorporant peu à peu, par un travail patient fait d’épreuves et d’inventions singulières (qui sont autant de manières de jouer et de poétiser les contraintes du monde), que les possibilités techniques pourront être moralement « contrôlées ». Or cette autre parole (cette parole devenue corps) est précisément une parole restée désir, ce « oui » qui nous manque aujourd’hui.

II. Question première : l’impuissance a agir

1. La communauté éthique n’est pas celle de la réponse

Recommençons par l’autre bout de la question : non plus l’impuissance à approuver pleinement un « sens », une finalité, submergés que nous sommes par des moyens possibles, mais l’impuissance à agir à s’engager modestement dans l’espace, immergés que nous sommes dans la paresse de notre point de vue ou dans le rêve d’une solution globale. Je le redis : ces questions sont incontournables. D’abord parce que nous sommes « contemporains », au sens fort du terme, dans la mesure où nous partageons les mêmes questions ; car nous pouvons très bien partager les mêmes réponses, comme celles des épitres de Paul, sans du tout être ses contemporains (de telles réponses deviennent alors symboliques, dans des contextes neufs ouvrant de neuves significations). Incontournables surtout parce que nos éthiques ne seront « fondées » et n’auront de sens communicable ou communicatif, que si elles répondent à ces questions communes. Bien avant que d’avoir une réponse commune, une communauté éthique est une communauté de la question.

2. L’éthique est un faire

Pourtant le premier geste de l’éthique ne consiste pas à se creuser la tête ni à chercher une opinion valable, mais simplement à agir. L’éthique est d’abord un « faire », et non pas un juger ni un justifier. D’ailleurs les Réformateurs nous ont appris qu’en dernière instance nous ne pouvons pas entièrement juger de nous–mêmes, qu’il n’y a pas d’auto–justification. Mais de même que cette problématique peut aiguiser la conscience de notre vanité jusqu’à l’absurde, elle peut nous faire oublier qu’il s’agit d’autre chose : de faire, d’agir. Or agir, c’est bien sûr juger, préférer ceci et négliger cela. Mais ce jugement souscrit au « ne jugez pas » du Sermon sur la montagne : car s’il est dit « du jugement dont vous jugez vous serez jugés », le « faire » accepte qu’autrui puisse me faire ce que je lui fais. Bref agir, c’est consentir à la réciprocité, à cette loi anthropologique fondamentale qui est la loi de l’échange. Faire est un juger qui ne se situe pas au–dessus des autres, un juger qui confesse sa singularité sa finitude sa perspective. Et c’est précisément au travers de cet agir que l’amour du prochain se taille un chemin vers ce paradis des moindres singularités, des « plus petites », qu’est le Royaume de Dieu.

3. La conscience extrême et l’impuissance à agir

Or c’est à la racine de l’agir que nous sommes atteints. Car, c’est une vieille et longue histoire, nous avons fait de la « conscience » l’organe de la morale. Cela pose deux problèmes pour l’agir. Peut–on d’une part agir en étant totalement conscient de ce que l’on fait ? Nous avons tellement lié l’action à la conscience que nous voici tout inhibés, les bras ballants, conscients de tout et incapables de rien. L’agir a pourtant autre chose à faire qu’à se regarder lui–même. D’autre part et surtout, pour agir il me faut accepter que je suis un corps et non pas seulement une conscience!! Si par exemple pour agir je mobilise toutes mes forces dans une vigilance de tous les instants, je finirai par ne plus être tellement éveillé ; et mon action deviendra un peu somnambule sur les bords ! L’action comprend aussi le repos ; c’est ce rythme que les activistes et bien des militants n’ont jamais su attrapper. Il faut savoir dormir.

4. Une chorégraphie éthique

En d’autres termes, nous avons considéré l’intention seule comme éthiquement significative, l’acte n’étant que la conséquence éventuelle. Je comprends que ce soit important, au niveau infra– éthique pour fonder la responsabilité pénale, au niveau supra– éthique pour accomplir l’exigence absolue de justice. Mais pour la morale concrète c’est désastreux, car en fait il faut changer de gestes pour changer d’intentions et de sentiment, et ce sont les gestes qui « sauvent »! La Rochefoucauld écrivait qu' »on déteste ceux à qui on a fait du mal », et si l’on fait les gestes du courage on est bien près d’être courageux. Le sentiment n’est souvent qu’une sorte d' »effet cinétique », l’énergie accumulée par un mouvement. Tout au moins doit–on observer que l’intention qui précède l’acte n’est pas la même que l’intention engendrée par cet acte ; avant l’acte et après, l’intention n’est pas la même. L’éthique doit passer par cette chorégraphie, si elle ne veut pas « démoraliser » en ramenant tout à l’intériorité impuissante.

5. Le sentiment de l’espace

Mettons que la conscience soit l’organe de notre rapport au temps, donc à l' »absent »(présence de l’autre ou absence du même). Alors le corps est l’organe de notre rapport à l’espace, au présent. Mais nous (occidentaux et particulièrement, protestants) avons fait de l’histoire et de la foi une lutte du temps salvateur contre l’espace tentateur, païen, grouillant de divinités fallacieuses ! Pour désacraliser l’espace, nous avons écrasé le présent entre une mémoire énorme et une attente absolue. Mais le présent n’est pas qu’un point fugitif entre le passé et l’avenir, sanctifié seulement parce qu’il tend au néant. Le présent est l’espace, proche et lointain : il est ce qui m’est donné à habiter. Si le temps est la forme de mon impuissance, l’espace est celle de ma puissance, ou du moins celle de ma responsabilité. C’est le sentiment que l’agir s’insère dans des ensembles d’espaces qui nous fait défaut ; et c’est le « sentiment géographique » de notre responsabilité qui doit réorienter nos actes au présent.

6. L’agir est régional

Agir c’est inscrire « régionalement » une intervention dans un système, dans un « état du monde » qui en sera modifié. Agir n’est pas simplement obéir aux choses, reproduire le système ; c’est produire une nouvelle configuration du système. Dans « région », il y a rex et règne. Mais il y a aussi une localisation du pouvoir– faire : on ne domine qu’un domaine. On dira qu’alors l’action éclate selon des éthiques régionales, se donnant chaque fois des règles spécifiques ; c’est en face de cette balkanisation, de cette tribalisation des morales, que l’on recourt aujourd’hui à l’exigence universelle des Droits de l’homme (cf.I.5). Pourtant Bayle nous a montré qu’il n’y a pas de morale concrète qui ne se singularise et différencie par des petites « bizarreries ». Et on peut aussi considérer comme une modestie (c’est à dire comme une intelligence) éthique et politique incontournable que d’accepter la territorialité de mon point de vue. D’ailleurs mon agir est différent dans ses intérêts, ses règles, etc., selon que j’agis en tant qu’habitant Paris, que citoyen français, que citoyen d’une Europe à venir, qu’appartenant à la spiritualité protestante ou à la culture méditerranéenne… Ce qui est universellement nécessaire, c’est d’accepter que les contradictions entre les différents points de vue (qui sont aussi les contradictions entre les différents angles d’attaque de l’action), ne sont pas résorbables dans un point de vue prétendument synthétique, et transcendant toute territorialité.

7. Agir selon le « je » et le « tu »

Pour bien saisir ce perspectivisme, on va suivre le jeu des trois pronoms personnels par lesquels nous « embrayons » sur l’action. Agir c’est d’abord intervenir à la première personne ; tout acte dit « je » ou tout au moins exprime un désir un sentiment ; et personne ne peut marcher ni dormir à ma place ! Quand je souffre, je suis irrémédiablement seul, mon point de vue enfle et me cache le monde ; je peux devenir méchant (c’est pourquoi la souffrance est une des grandes « occasions » de la méchanceté, mais parfois c’est bien l’inverse). Pourtant le « je » n’apparaît qu’à la faveur d’un « toi »; l’identité de la personne est appelée par autrui ; le je et le tu sont réciproquables. Et mon comportement n’est véritablement une action que si « je tiens compte de toi », de ta manière d’agir. Cette prise en compte peut se faire : 1) instrumentalement en vue d’un échange de services ; 2) plus authentiquement pour se mettre à la place d’autrui ; 3) par principe, pour le respecter comme totale altérité . Elle structure ainsi toute une morale intersubjective. En effet à chaque niveau elle s’inscrit dans des règles, depuis les plus pragmatiques jusqu’au plus intangibles, mais qui sont toujours en dernière analyse celles d’une réciprocité possible. Si je tiens compte de toi, je suppose aussi que tu tiens compte de moi, je fais « comme si ». Tel est le fondement du consensus moral, cette confiance minimale sans laquelle l’action serait impossible. Si tel n’est pas le cas et si cette confiance est entamée, commence le différend, éventuellement la violence.. : je fais « en sorte que » tu tiennes compte de moi (la légitimité de la violence c’est qu’elle exige la confiance, et son illégitimité c’est qu’elle la refuse). Mais cette morale intersubjective, trop dominante à mon avis, néglige une troisième perspective de l’agir : la violence tient aussi à ce que le consensus intersubjectif a exclu l’autre autre, le « il ».

8. Agir selon le « il », qui n’est pas un cela

Car on tient la troisième personne pour une sorte de neutre éthique ; c’est celui qu’on ne rencontre jamais. Mais je n’agis que si « je tiens compte que tu tiens compte de lui ». Si au volant de ma voiture je vais au devant d’une voiture qui vient en sens inverse, et dont je tiens compte, et si je ne tiens pas compte que cette seconde voiture doit tenir compte d’un piéton ou d’un troisième véhicule, il y a quelque probabilité pour que l’histoire se termine mal. Si l’autre c’est toi, l’autre de l’autre n’est pas forcément moi (l’altérité ne serait–elle qu’un miroir ?). La perspective de la troisième personne introduit en éthique l’épaisseur « objective » des contraintes du contexte, où apparaît une autre question que celle de toi et moi. Elle introduit le monde « anonyme » du « on », du « eux », des structures économiques et politiques lourdes au travers desquelles j’atteins mes lointains prochains. Elle « démythologise » le Je et le Tu, qui sont n’importe qui.

9. Simplicité de l’agir

Il y a une impuissance « de » l’agir à laquelle nous ne devons pas renoncer : c’est le fait qu’il n’y a pas de pratique possible sur des « généralités »(le chômage, le système capitaliste, le tiers– monde, la bombe, le nihilisme). Inversement il n’y a pas de théorie possible sur l’individuel, sur des « singularités ». L’apparente impuissance de l’agir est qu’il ne peut porter que sur des singularités, qui résistent à sa main. Cela contraste d’autant plus avec l’éthique dont on rêve, qui est une « forme de vie » totale ; en effet l’éthique désire la totalité, et « que tout soit là ». D’où le succès des morales globales (yoga, astrologie, mais aussi le marxisme et la psychanalyse en tant que ce sont ensemble des explications de tout et une technique de la solution), et celui de tous les Thérapeutes. Mais précisément l’éthique demande la totalité et ne la possède pas. La puissance invisible de l’agir réside dans son intelligence, sa manière de se rapporter d’une part au monde complexe dans lequel l’action inscrit son intervention, d’autre part à la totalité qu’elle désire mais qu’elle ne connaît pas et à laquelle elle ne prétend pas. Autrement dit la puissance invisible de l’agir réside dans sa modestie, car seule la pratique porte sur des singularités.

III. NOS REPONSES, EN TROIS TEMPS

1. La référence aux Ecritures

C’est une condition anthropologique universelle, pour la survie de nos sociétés et peut–être de notre espèce, que le rééquilibrage des possibles techniques par le possible éthique, car il serait aussi suicidaire de faire de la technique l’ennemie de l’éthique que d’en faire la voie royale. C’est encore une condition anthropologique que la loi de la réciprocité et de l’échange, car celui qui voudrait vivre au–delà d’elle, dans le pur règne de la Grâce et du pardon, vivrait bientôt bien en deçà d’elle, dans celui du caprice et de l’arbitraire. Jusqu’ici nous avons cherché à établir les questions fondamentales qui sont comme des conditions anthropologiques générales, valables pour toute morale. En matière éthique, il n’y a peut–être de fondamental que des questions, et les morales « positives » seraient alors les réponses proposées à ces questions. Mais la « dignité » de la réponse est irréductible : les réponses ne sauraient être dérivées des questions. Ce sont ces sources propres de nos réponses que nous cherchons. Et pour cela nous devons lever la parenthèse méthodologique qui portait sur notre commune appartenance : c’est bien « en tant que chrétiens » que nous devons répondre aux troubles de l’affirmation et de l’agir.

2. Une affaire de lecture

Or nous appartenons d’abord à l’histoire d’une référence commune, la référence aux Ecritures. Et cette référence peut être considérée comme le paradigme ou le modèle de la légitimation, du fondement des choix éthiques. Mais ce modèle a changé : on ne lit pas les textes bibliques aujourd’hui comme on les lisait à l’âge des Pères de l’Eglise, ni même à l’âge des Réformateurs. Et l’on peut faire correspondre à ces trois âges de l’exégèse et de la référence biblique trois sortes de fondements des réponses éthiques. Mon problème n’est pas ici celui proprement exégétique de l’histoire des textes, mais celui plus éthique de l’histoire des lectures, des lecteurs. Pour approcher les différents « régimes éthiques » de lecture, je reprendrai comme fil conducteur les « embrayeurs » de position « je », « tu », « il ». Mais ce n’est à vrai dire qu’une métaphore exploratoire, pour mieux faire voir ce que je veux dire ; et les métaphores sont comme les plaisanteries : les plus courtes sont les meilleures (il ne faut jamais s’installer dans une métaphore comme si c’était une théorie)!

3. L’âge de l’exégèse antique

Le premier âge de la lecture, pour nous chrétiens, correspond à l’exégèse antique. Elle répond à la question de l’identité du christianisme primitif et réside dans le rapport du Nouveau Testament à l’Ancien. Le christianisme est interprète parce qu’il cherche l’esprit sous la lettre : Jésus révèle le sens véritable de l’ancienne alliance. Le Nouveau Testament est une relecture, une réécriture de l’Ancien, et lui donne sens en le replaçant dans une histoire plus vaste. C’est pourquoi il y eut une telle résistance à la Gnose, qui prétendait supprimer le rapport historique à l’Ancien Testament, comme si Jésus était un évènement pur, sans épaisseur historique, sans rapport à un passé ! L’évènement christique est une récapitulation de sens ; comme écrit Ricoeur il prend du sens en prenant du temps. Et cette vaste narration constitue une tradition. Elle permet l’identification d’une communauté, qui ne précède pas cet acte de référence mais qui s’y fonde totalement.

4. L’éthique à la première personne

Reprenons le pôle moral du « je ». Il exprime immédiatement un vouloir, ce qu’il désire et ce qu’il fuit, ce qu’il appelle le bien et ce qu’il appelle le mal. Mais ce langage du bien et du mal, il ne l’invente pas tout seul. C’est par « imitation » qu’il se glisse entre ce désirable et ce haïssable. La constitution du sujet éthique se fait donc par appartenance à une tradition, à une communauté, à un « nous ». La morale est alors au coeur d’une identification, d’une conscience historique et communautaire. Agir, affirmer une valeur, c’est attester cette appartenance ; il s’agit de « faire honneur à.. », et on est toujours l’ambassadeur de sa communauté (fût–ce dans l’engrenage de la vengeance). C’est la dimension idéologique de la morale. Les actes seront sans cesse racontés, pour être saisis dans l’intrigue d’identification et servir éventuellement de modèles. Les actes deviennent ainsi la conséquence d’une identité, d’une « nature ». Cette morale, au coeur d’un « qui suis–je ? », d’un « qui sommes–nous ? », est le noyau d’une tradition vivante et d’une « forme de vie ».

5. L’excès d’intégrisme moral

Marquée par cette exégèse, on peut dire qu’en retour la requête morale d’identification a pu être un puissant moteur de l’exégèse et un grand modèle de lecture. Mais elle y introduit un vice spécifique : l’allégorie comme exclusif déchiffrage de soi–même sous la figure de l’autre (le texte veut dire « moi », mon identité). On oublie ici que la distinction entre la lettre et l’esprit désigne un rapport trés spécial à la tradition : car celle–ci n’est pas le lieu littéral d’une « répétition », mais le lieu spirituel d’une « communication ». La lecture traditionnelle du texte fondateur est donc le lieu de la plus haute légitimation et du plus grand péril, parce qu’elle est le lieu de l’identification d’un sujet sans lequel il n’y a pas de morale, et parce qu’elle est celui de l’exclusion de la morale des autres. Or il n’y a pas de référence aux Ecritures qui contienne à elle seule les Ecritures : il ne faut pas confondre l’étoile polaire avec le doigt qui la montre ! Une référence n’a de sens que si elle donne la parole à d’autres, possibles encore à partir d’ailleurs, dans le temps et dans l’espace. Passez le Bosphore, passez les Pyrénées : ce que vous croyez plaisant deviendra grâve, et ce que vous croyez grâve plaisant, et vous verrez ce que deviendra votre langage du bien et du mal. Babel ne s' »achève » qu’avec la Pentecôte, qui signifie ici savoir parler plusieurs morales.

6. L’âge de l’exégèse protestante

Le deuxième âge de l’exégèse correspond à l’interprétation existentielle de l’Evangile proposée par les Réformateurs. La passion et la résurrection du Christ s’interprètent aussi comme la mort du vieil homme et la naissance du nouvel homme, comme anéantissement et comme résurrection de mon existence totale. Ici l’interprétation du texte est elle–même une interprétation éthique, dans l’existence entière. Gilbert Vincent, dans un beau livre sur Calvin, a montré que c’était là le coeur, le principe de son herméneutique. La référence anime une forme de vie ; elle est un croire, au sens où existentiellement on croit à quelqu’un, où l’on a confiance en lui (et non pas au sens théorique où l’on croit à une hypothèse parmi d’autre possibles). Il y a quelque chose d’amoureux dans cette référence qui, par la foi seule, déchiffre dans les textes bibliques les signes d’un amour, les messages d’un Bien–Aimé. L’Ecriture est alors le champ de multiples interprétations éthiques ; il y en a exactement autant qu’il y a d’existences pratiques. L’exigence évangélique s’interprète : 1) sur la scène et dans les situations concrètes de nos vies, 2) où nous sommes devant Dieu, devant les autres, et comme nous adressant à eux.

7. L’éthique à la deuxième personne

Ce qui domine l’âge éthique de la Réforme, qui est celui de la modernité, c’est la référence à une altérité, à une transcendance. Non pas j’aime ni j’accepte, mais je suis aimé et je suis accepté. La vérité elle–même est éthique : c’est de parler « devant le Seigneur » ; de placer nos vies entières devant l’autre, devant ce « tu » infini. Augustin n’est plus le législateur d’une doctrine, mais celui qui place le « je » devant Dieu dans Les Confessions, et l’essentiel devient prière ; et celui qui place le « nous » devant Dieu dans La Cité de Dieu, et l’essentiel devient utopie. Chez Kant lui–même le sujet est un non–moi : l’éthique est formelle parce qu’elle est seulement en moi la place du point de vue de l’autre. Je dois éventuellement dépouiller mon langage, mon identité, mon appartenance, pour être totalement disponible à cet autre. Quitter mon pays.

8. L’excès d’existentialisme moral

Je ne reviendrai pas sur le sentiment d’absurde, sur l’impuissance à agir, sur la désorganisation de la loi de la réciprocité qui peuvent résulter d’une prédication de la Grâce mal digérée. Mais si les Ecritures ne s’interprètent que dans l’existence, si la lecture est l’acte immédiat par lequel je traduis le texte dans ma situation, il y a un risque d’individualisation excessive de la morale, un risque d’éclatement. Il n’y a plus de normes traditionnelles pour servir de langage commun. L’aspect positif c’est qu’on renonce ensemble au monopole de l’interprétation légitime : la Bible est au–dessus de nos opinions. Cela fait de l’individu le lieu d’une conscience qui ne s’acquiert que par une austère discipline de libre–examen, nonobstant la tradition et les préjugés. Pourtant cette ascèse ne devrait pas conduire à la conscience de soi devant les hommes ni surtout devant soi–même, mais seulement devant Dieu. Cette pointe oubliée, ne restent que l’individualisme et une féroce discipline narcissique de la solitude : se suffire à soi–même.

9. L’âge de l’exégèse scientifique

Le dernier âge de l’exégèse, dans lequel nous sommes plongés, est celui où la Bible est soumise à toutes les méthodes critiques et archéologiques qui resituent les textes dans les contextes historiques, etc. Ainsi cette exégèse refuse une excessive psychologisation, où seules compteraient les intentions de l’auteur ; elle interdit au lecteur de s’approprier trop vite le texte ; elle lui interdit aussi de croire que le texte le tutoie du haut de la montagne et lui parle à voix haute. Elle démontre que nos compréhensions premières des textes sont des mécompréhensions. Elle démythologise le texte, elle interdit d’y voir une allégorie du Moi, un langage privé. Elle introduit l’exigence de respecter le texte dans son épaisseur et ses conflits, dans le monde où il apparaît et où il agit. Ce troisième moment, il faut le noter, est conditionné par les deux autres : par la distinction entre la lettre et l’esprit, qui permet au Nouveau Testament de raconter autrement l’Ancien ; par le fait que les Ecritures sont pour nous un paquet de témoignages rendus à une personne qui seule est la Parole de Dieu. La démythologisation procède de la distinction entre Parole de Dieu et parole des hommes. L’interprétation critique, l’ensemble du mouvement scientifique lui–même, ne sont pas étrangers au Christianisme, ni un égarement: ils sont l’expression de son génie propre.

10. L’éthique de la troisième personne

L’effort vers l’objectivité se marque par la volonté de relativiser les morales selon les géographies et les histoires régionales. L’effet moral en est un bref constat, un peu neutre : à la morale de l’honneur fondée sur le sentiment d’une identité, à la morale de la sincérité fondée sur l’exigence de vivre sous le regard d’un autre, l’âge scientifique substitue une morale de l’honnêteté : je suis comme n’importe qui et n’importe qui pourrait être à ma place. Le sujet moral n’est plus le moi ni le toi de Buber ou Lévinas, mais le « il ». Avec l’accoutumance au monde impersonnel de la cité moderne, aux structures lourdes de l’économie, des institutions, des nouveaux réseaux d’échange, de circulation, de communication, on commence à apercevoir dans la pénombre de ce qu’on croyait être une totale dépersonnalisation toute une zône de l’agir et de la responsabilité éthique que l’on ne voyait pas jusque là. Ce fut le travail du Christianisme Social, qui doit à mon avis être poursuivi avec la plus grande vigueur, que de redonner à la notion de « prochain » un sens un peu moins privé, un peu plus large (capable de traverser la nouvelle barbarie ou le nouvel humanisme). Et de désigner l’épaisseur du contexte mondial. Car il faut replacer les questions morales dans le monde où elles se posent.

11. L’excès d’objectivité morale

Il y a quelque chose de kafkaïen dans l’invasion de l’éthique par la sociologie des sondages, l’évolution des opinions tenant lieu de légitimation éthique. La relativisation des morales par la sociologie des moeurs et des opinions peut en effet donner lieu à la plus effrayante des manipulations morales. Il suffit de maîtriser 1) la connaissance des surfaces sociologiques de consensus et de dissentiment moraux, et 2) la télévision, si apte à mettre en scène des « figures » morales (suppléants commodes à la dépersonnalisation du monde). Car il est plus facile de mouvoir les masses par des représentations de fins que par des causes réelles. D’autant plus que cette manipulation, d’ailleurs sans but, est parée du prestige attribué à une Neutralité technique bienveillante, susurrant : « vous êtes une famille spirituelle, gardez bien l’ensemble des valeurs qui vous exprime, rassemblez votre passé votre culture, occupez bien votre créneau ». A l’éthique se substitue alors une vague sociologie de l’opinion, sérieuse comme un Pape, et qui distribue des brevets de valeur morale en fonction du marché des opinions. C’est cette morale–là que les gens (de tel ou tel milieu) achètent le plus : elle est donc valable (pour eux). Mais pour dire bref je crois que, loin de se borner à vendre des opinions qui ont déjà un public acquis (c’est peut–être une surface d’efficacité pour l’éthique, mais non une surface de légitimité), l’éthique est plus exigeante ; elle transcende le constat ou la manipulation du marché. Elle agit. Elle demande éventuellement à changer de monde.

12. Les lacunes de l’éthique chrétienne

Les trois âges de l’exégèse définiraient ainsi trois âges de l’éthique, dont le second caractériseraient plus particulièrement l’ère protestante. Mais l’ère protestante suppose celle qui précède et conduit à celle qui suit. Au fond, peut se dire protestant celui qui 1) reconnaît très humblement appartenir à une histoire régionale 2) revendique exercer une critique libre et universelle. Le protestantisme se tient à l’articulation entre l’appartenance et la critique, refusant de se dissoudre dans l’une comme dans l’autre. Or cette tension est révélatrice pour l’éthique chrétienne toute entière. Car si ces trois âges de la lecture furent possibles, et si, loin de s’exclure, ils s’appellent l’un l’autre, c’est que l’identité de l’éthique chrétienne est problématique dès l’origine. On peut insister sur le fait qu’il y a quand même un certain nombre de valeurs accumulées par la tradition monothéiste et apostolique, et qui constituent indéniablement notre identité morale. Mais si l’on compare les grands textes fondateurs du Christianisme à ceux du Judaïsme et de l’Islam, le caractère lacunaire de l’éthique chrétienne est frappant. Même le Sermon sur la Montagne apparaît comme un commentaire délirant ou sceptique de la Loi juive, qui la pousse jusqu’au paradoxe et jusqu’au silence. Nous sommes à cette extrémité, de devoir dans le même temps vivre la simple mais extraordinaire tension entre ces diverses requêtes de l’éthique chrétienne, et satisfaire aux conditions complexes mais ordinaires de toute éthique. A cette extrémité je propose deux issues, deux déplacements du regard.

IV. Question dernière : l’éthique parmi les « jeux moraux »

1. Une autre lecture : le style de Jésus

Longtemps nous avons cherché à isoler matériellement et spirituellement dans les textes ce que le fils d’un charpentier ou le Maître de Justice avait dit lui–même. Mais d’abord il n’y a pas plus de point de vue critique ultime qu’il n’y a de texte primitif absolu. Ensuite quelle langue parlait–il sinon celle de ses pères, et peut–on isoler le style unique d’un menuisier de la matière qu’il a travaillée, des formes qu’il avait à sa disposition ? Ma première suggestion est donc que le propre de Jésus n’est ni un discours fondateur, ni une nouveauté insurpassable, mais une manière unique de traiter la morale de son milieu, de lui imposer une déformation systématique et inouïe qui est celle de son style. Grossièrement dit, ce qui compte dans l’Ancien Testament c’est la règle ; et dans le Nouveau c’est le style. Autrement dit ce qui compte ce n’est pas les règles du jeu ; on peut toujours les bétonner ou les détruire. C’est la manière de jouer, et donc le joueur même. Jésus introduit un jeu dans le jeu, et qui en révèle le sens. Nous serions alors amenés par analogie à exercer sur les morales ambiantes (fussent–elles monothéistes !) la même déformation stylistique exercée par le nazaréen.

2. Les jeux moraux

L’hypothèse de recherche est donc que les morales sont des jeux. Cette manière de voir a déjà un intérêt : une des fonctions premières de la morale est de permettre l’échange de biens tout en limitant l’échange de violences. Or cette fonction procède par ritualisation des conflits : non pas prétendre supprimer tous les conflits, mais les honorer. Cela implique l’introduction de règles qui sont le germe de nos institutions juridiques et politiques. Transformer un conflit périlleux pour tous en un jeu dont tous ont accepté les règles, telle est la fonction de la morale au sens large. Les morales représentent ces jeux, ces systèmes de régulations qui sont aussi des systèmes de communication, des langages. Or il y a plusieurs manières de jouer l’échange primitif et de déjouer la violence primitive. Ce fut la grande découverte des voyageurs, le big bang à l’origine des Lumières, que de trouver des sociétés fondées sur d’autre jeux que le nôtre. On ne comprend pas la Révolution Française sans ce sentiment soudain partagé que la société est un jeu auquel on peut jouer autrement.

3. Le jeu entre l’appartenance et la distance

Évidemment on peut être pris dans un jeu au point d’oublier que c’en est un. Mais alors on ne joue plus : les règles du jeu deviennent la seule réalité, celle avec laquelle on mourra. Pourquoi pas ? Le danger pour les autres c’est que s’ils n’appartiennent pas à mon jeu ils n’existent pas plus que des fantômes : ils doivent disparaître de mon monde; ils oscillent à la limite de l’invisibilité et de l’irréalité, ces chômeurs de Paris, ces lointains ouvriers chiites, et toutes les bêtes de la Terre qui meurent tristement sous nos yeux ! Le danger pour moi c’est que je disparaîtrai avec ce jeu, avec ce monde ; c’est que je suis asservi à ces règles comme à des contraintes extérieures ; ce n’est plus éthique ; je ne suis plus capable de « jouer » le jeu, de jouer dans le jeu ; je suis dans l’illusion et j’ai oublié le sens du jeu. À l’inverse on peut sortir du jeu et être à tel point conscient que ce n’est qu’un jeu, qu’on n’a plus envie de jouer. Plus envie de communiquer, de partager, d’appartenir ; à rien, pas même à la Terre. En fait c’est encore un jeu que cet exil désabusé, mais un jeu vide, le jeu de sortir de tous les jeux (et peut–être le désir secret de les « dominer » tous). Ce n’est plus de la distance ni de la critique, c’est du nihilisme. Cependant, contre l’illusion et contre le nihilisme, le joueur véritable est en même temps conscient et inconscient qu’il joue, oscillant très vite entre l’appartenance et la distance. C’est précisément notre problème. Et c’est ce jeu dont je disais que Jésus l’avait introduit dans les règles du jeu judaïque.

4. Dogmatisme et scepticisme

En d’autres termes encore, la crise actuelle de l’éthique tient à ce que l’alternative est brutale et écrasante. Soit l’éthique est déjà écrite quelque part dans le Ciel ou sur des Tables de la Loi, mais sous formes de règles contraignantes, extérieures, transcendantes à mes caprices. On conçoit que cette fondation donne plus de réalité à la morale qu’un vague idéal, mais cet argument favorable (quoique bien cynique !) peut être retourné, car alors c’est mon langage que je prends pour le seul langage, la réalité même. Soit l’absence de toute règle extérieure ou transcendante fait que tout le faisable est permis ; chacun a son opinion, chacun se débrouille, tout est relatif ; il n’y a pas d’éthique, il n’y a que des hasards culturels. Telle est l’alternative entre dogmatisme et scepticisme ; entre la seule règle, qui ne permet aucun jeu, et la seule liberté, qui ne joue plus à rien. Mais le jeu, c’est l’association (extrême et différenciée) entre la règle et la liberté.

5. L’éthique et le juridique

La crise actuelle de l’éthique montre bien comment elle est écrasée par la proximité de la norme juridique (celle du Droit Canon ou celle de l’Etat moderne), qui est toujours la conjonction de la règle et de la contrainte. Un ami catholique écrivait : « la véritable liberté ne consiste pas en l’absence de règles, mais en la possibilité d’obéir ou non à ces règles ». C’est dans cette problématique toute catholique et bien française que tant de français anti–cléricaux en sont venus à considérer que toute loi vient de l’extérieur et que le sens de toute loi est d’être transgressée. Mais c’est une base instable pour la démocratie ! Le libre–examen conduit me semble–t–il à une conception plus autonome de la liberté comme faculté de se donner des règles. On peut vouloir suivre une règle même si elle ne tombe pas du ciel de Rome, et la démocratie suppose ce « fair–play ». Car la démocratie est un jeu fragile. Cela ne veut pas dire qu’il faut toujours renforcer le jeu et s’y conformer : parfois le nombre de « fantômes » et l’injustice sont tels qu’il faut « faire pouce », remettre les règles sur la table, recommencer ; le sentiment révolutionnaire est le complément vital du sentiment démocratique. Tous deux exigent qu’on sache tenir le jeu. On pourrait d’ailleurs étendre l’argument au gâchis économique : ce qui manque ce ne sont pas les biens, c’est la tempérance, savoir se tenir, se limiter soi–même.

6. Brève métaphysique du jeu

On peut vouloir suivre une règle, même sans contrainte extérieure ; cela s’appelle jouer. La règle est alors interne, elle est un style. L’intelligence enfantine tient peut–être à cette considération du monde entier comme jeu, et le sentiment d’enfance est de s’abandonner à ce jeu. Mais s’il s’avère (parfois) que le monde n’est (malheureusement) pas un pur jeu, j’ai la conviction intime que la limite à laquelle tendent les comportements humains, c’est le jeu maximum juste en deçà des contraintes extérieures. La culture est peut-être ce jeu qui tente de faire oublier les contraintes. On connaît ces histoires de pénitenciers, où les prisonniers organisent leur vie avec des contraintes plus dures encore que celles auxquelles ils sont soumis. Le jeu est une chose grave, tragique parfois ; en définitive le jeu est toujours un combat avec le temps, avec la mort, avec l’absurde. Le jeu consiste à faire « comme si », à convertir les contraintes extérieures en règles intérieures et à exprimer les contraintes intérieures par des règles extérieures. On a déjà rencontré le danger d’un simple abandon aux contraintes extérieures : c’est le déterminisme brut et technique d’une société apolitique et amorale. On a déjà rencontré le danger d’une pure conscience des règles intérieures : ce sont les névroses et l’impuissance à agir. Le jeu déjoue ce double piège.

7. La responsabilité éthique

Mais nous pouvons serrer d’encore plus près ce qu’il y a de proprement protestant dans cette éthique du jeu. Le caractère lacunaire de l’éthique chrétienne n’empêche pas que nous osions des affirmations éthiques. Au contraire justement cela nous y oblige. Mais c’est nous qui jouons et réglons le jeu. Nos affirmations restent nos réponses, notre responsabilité ; nos interprétations dans l’existence et notre manière d’agir, de jouer le jeu. C’est la raison pour laquelle je crois important en éthique de ne pas rechercher nos « réponses protestantes » dans un consensus moral qui risque d’être un peu trop clair et plat, mais dans les dilemmes mêmes qui nous partagent : en éthique il n’y a pas de bonnes réponses, il n’y a que des (plus ou moins) bonnes problématiques. Comment Jésus répond–il aux questions morales ? Et nous ne saurions nous décharger sur personne de ce travail, qui n’a rien de savant, et qui est un simple agir : mais un agir responsable. Etre responsable de ses réponses (de ses actes, mais aussi de ses jugements, des situations ou des évolutions auxquelles on consent, etc.). Non pas être responsable devant soi, mais être responsable devant les autres, et devant Dieu. L’éthique ne consiste pas à avoir des réponses, comme des parapluies que l’on pourrait ouvrir sous les diverses circonstances, mais à être responsable, fût–ce quand on n’a pas de réponse. Il me semble que c’est à cela que Jésus nous conduit, par sa manière même de questionner ceux qui croient avoir les réponses.

8. Le joueur et la singularité

Reste à dire le reste, qui est l’essentiel. C’est la manière de jouer, c’est à dire le joueur. Son style. Le sens du jeu n’est pas le gain, toujours équilibré par des pertes ailleurs ; il est de révéler la singularité des joueurs, une singularité toujours en reste par rapport à la règle. Il n’y a pas de règle morale qui permette de juger complètement un individu. Ce qui est vraiment juste, c’est ce qui s’ajuste de manière unique : cette robe sur ce corps ! Cette parole qui met un baiser sur les lèvres, comme dit le livre des Proverbes, où la bouche qui énonce vient sur celle qu’elle nomme. Je ne plaisante pas tout à fait. C’est le propre de Jésus me semble–t–il que d’avoir radicalisé la prophétie, démontré l’incapacité d’une société à tolérer entièrement un individu, à exercer une justice qui soit à chaque fois singulière. Car cette justice s’appelle l’amour. Les êtres sont trop singuliers, et seul l’amour peut aller à la rencontre des situations singulières. C’est au travers du jeu de l’agir, et par une sorte de déformation stylistique infinie, que l’amour du prochain se taille un chemin vers ce paradis des moindres singularités, des « plus petites » qu’est le Royaume de Dieu. L’éthique n’est pas la faculté de former des règles morales, mais la faculté de les déformer.

V. Question dernière : l’éthique parmi les « poésies morales »

1. L’éthique et la science

L’alternative brutale entre dogmatisme et scepticisme moral, nous la retrouvons sur un autre bord, où l’éthique n’est plus écrasée par la proximité du juridique mais par celle du scientifique. En effet l’âge scientifique a généralisé une problématique aristotélicienne où les caractères de la vérité sont l’universalité et la nécessité. La logique binaire du vrai et du faux a été mise au service d’une vieille idée monothéiste, que la vérité est une et exclusive. En effet, alors que les grandes épopées fondatrices (Gilgamesh, l’Iliade et l’Odyssée) sont de grandes narrations mais sans véritable souci historique (sinon comme fable d’origine, mais dans une grande liberté de variations), la tradition monothéiste de la Genèse, de l’Exode, etc., a été lue comme un grand récit avec prétention à la vérité. Et cette vérité est théorique (le vrai est le réel, ce qui fut) et pratique (le vrai est le bien, ce qui doit être): elle exige la croyance (de croire qu’il en fut ainsi, et d’accepter de soumettre son existence à ce qu’il en soit ainsi). Avec la généralisation du modèle scientifique, la morale explose dans le conflit sans fin entre un pôle objectif, où les règles seraient aussi nécessaires et aussi universelles que la loi de la gravitation, et un pôle subjectif où les règles seraient de simples préférences, relatives à l’éducation. Ce vieux débat imbécile et incontournable, que Kant avait cru juguler, est tout ce qu’il y a de plus actuel (voir le débat entre le positivisme anglo–saxon et le relativisme de M. Foucault, par exemple; mais dans les moindres de nos conversations on trouve trace de ce débat). Or il présuppose une conception exclusive de la morale, calquée sur les caractères de la vérité scientifique, et aboutissant soit à l’intolérance soit au nihilisme. C’est cette alternative qu’une éthique poétique réfute.

2. Une autre lecture : la poétique de Jésus

Jésus aussi a rencontré les Ecritures, la tradition monothéiste et sa conséquence morale. Mais dans le Nouveau Testament l’atmosphère a changé. Tout se passe comme si Jésus avait rencontré les Ecritures non comme une doctrine, une théorie scientifique ou un canon juridique, mais comme un poème. La vérité de l’Ancien Testament devient métaphorique : vous avez lu telle lettre, mais l’esprit en est que..; il y a un sens propre et un sens figuré. Jésus décale le statut des Ecritures. Il introduit un « bougé » par rapport au Judaïsme. Cette relecture poétique se voit aussi à son langage familier ; ses images préférentielles ne sont ni descriptives (où est Rome?), ni allégoriques (à traduire dans un métalangage conceptuel ou initié); il n’y a pas de véritable problème de traduction pour des mots comme vin, pain, source, huile, montagne, rivière, jardin, épouse, moutons, etc. Mais en ce temps–là, une expression aussi « pastorale » devait être idyllique (genre Daphnis et Chloé, etc.). La poésie est noble et le peuple est prosaïque. Or Jésus préfère l’âne au cheval, la pécheresse et la samaritaine à la belle princesse juive, les publicains aux fiers zélateurs des tribus d’Israël. La poétique de Jésus brise aussi bien les prescriptions aristocratiques de la poésie idyllique que les prescriptions littérales de l’orthodoxie juive. Comme le montre Auerbach dans sa « Mimésis », il y a dans les Evangiles un mélange des genres ; et ce mélange permet de représenter ce qui n’était pas représentable, de briser la clôture du monde poétique pour atteindre un réel plus prosaïque. Les conversations de Jésus sont trop individualisées pour être légales, trop intériorisées pour être prophétiques ; elles sont trop simples et concrètes pour être Tragiques, trop graves pour être Comiques. Il répond aux questions morales par des paraboles, par la mise en scène figurative d’une intrigue éthique qui brise le cadre rhétorique de la transmission morale ; et qui ouvre une autre communication, où la source est en moi, en toi, en chacun et n’importe qui. Le reniement de Pierre, cette tragédie mais quotidienne (de n’importe quel d’entre nous), ne peut être racontée qu’après Jésus.

3. Les poétiques morales

L’hypothèse générale de recherche est donc ici que les morales sont comme des poésies, ou plutôt comme des réseaux d’images poétiques préférentielles qui font monde et qui déterminent une forme de vie. Cette manière de voir exclut de considérer les valeurs ou les vérités morales comme prétendant à l’exclusivité et tournées à l’anéantissement réciproque. Qui donc, lisant une poésie, prétendrait qu’elle exclut les autres ?! Les poèmes ne s’excluent pas ; ils s’augmentent même réciproquement. Celui qui lit des poèmes est capable d’en lire davantage. Il faudrait considérer les morales comme des poèmes, s’encourageant, s’augmentant les uns les autres. Et avoir devant une morale, une forme de vie étrangère, le même sentiment que devant une poésie : c’est mystérieux, mais je dois pouvoir le comprendre. Ni universelle a priori, ni condamnée à rester privée, une morale est communicable. En ce sens les morales augmentent ma capacité à comprendre l’autre. Elles augmentent la communication, la tolérance réciproque des existences.

4. Le corps poétique

Loin d’être un sujet volontaire préalable, la subjectivité éthique est toute entière faite par la lecture et l’interprétation poétique des morales, qui ouvre en moi des possibilités d’être. Ricœur nous a appris ainsi que le sujet est de part en part poétique. Une morale poétique n’est donc pas objective, elle ne confirme pas les règles du monde préalable. Mais elle n’est pas subjective, car elle ouvre un monde, elle donne un nouveau monde, une nouvelle terre et un nouveau ciel à habiter. De même qu’une poésie augmente ma perception, ma capacité à voir à sentir à toucher le monde les êtres les choses, la morale poétique n’est pas une fonction de la seule conscience, mais du corps entier. Car elle augmente ma capacité à agir, à souffrir même, à habiter, à communiquer, à échanger selon des règles diverses, à pardonner, à exister avec le monde et parmi les autres. Cette augmentation de mes capacités prend du temps: de même qu’il faut descendre dans le temps du poème, il faut se laisser habiter par une morale pour la comprendre, il faut la porter en soi, il faut l’incorporer à nos possibles les plus propres. L’éthique poétique est la seule réponse à l’inflation des possibles techniques, parce qu’elle est une passion existentielle pour le possible, pour que le possible devienne réel, pour que la parole devienne corps.

5. Le monde poétique

Une éthique poétique, mais n’est ce pas une fuite, direz–vous, et où est le monde là–dedans ? On a trop longtemps cru que la poésie suspendait la référence au monde pour inviter aux rêveries subjectives. Mais il y a un monde poétique. On ne peut pas l’expliquer en cherchant derrière le texte à rétablir le contexte de l’époque ; mais on ne doit pas davantage chercher derrière le texte à comprendre les intentions de l’auteur. Cette vieille querelle entre les Lumières et le Romantisme est bousculée, car la référence ordinaire au monde n’est suspendue que pour ouvrir une autre référence, une référence proprement poétique. Le monde du poème n’est pas « caché derrière » lui, mais ouvert par lui et devant lui. Il en est de même pour l’éthique poétique que nous cherchons. Certes, elle suspend les règles du monde ordinaire, mais c’est pour ouvrir un autre monde, pour faire que ce monde–ci ne soit pas définitif.

Pour faire qu’il soit habitable par les enfants qui grandissent. Si d’ailleurs l’éthique vivante ne peut se référer à toutes les règles du monde préalable ni tenir compte de tout ce qui a été dit, c’est que les vraies questions sont toujours neuves, toujours simples : en effet, il y a des enfants qui grandissent, et c’est ce recommencement tranquille que permet une éthique poétique. Poétique, l’éthique produit un monde ; elle le fait. Dire ici, c’est faire. Non par une magie propre au verbe, ni par le statut hiérarchique de celui qui parle. Jésus ne parlait pas avec l’autorité d’une parole irrésistible, mais avec cette parole très résistible qui est celle de l’amour.

6. L’agir poétique

L’agir même a une structure poétique, métaphorique. Ce que je fais est en même temps ce que je fais et autre chose que ce que je fais. Cela apparaît dès le premier écart entre l’action comme moyen et l’action considérée dans sa finalité. Agir, c’est inscrire dans le monde un comportement, mais c’est viser un autre état du monde, un autre monde. C’est dans cette tension même que se constitue l’agir, et sans elle il s’évanouit. Cette structure métaphorique de l’agir, Jésus l’a fait apparaître: « Chaque fois que vous avez fait cela à un de ces plus petits, c’est à moi que vous l’avez fait ». Ce que je fais est ce que je fais et autre chose que ce que je fais. Ne pas juger, c’est aussi ne pas être jugé. Nourrir c’est être nourri. Pardonner c’est être pardonné. Cette structure métaphorique de l’éthique chrétienne me semble particulièrement éclairante par rapport au grand débat entre la tradition luthérienne, où il n’y a pas d’éthique chrétienne car nos oeuvres appartiennent à ce monde et ne justifient rien, et la tradition calviniste, où il y a une éthique chrétienne car la Seigneurie du Christ s’étend au monde entier et nos oeuvres lui rendent gloire. Telle est la structure poétique de l’éthique que nous cherchons.

7. L’enfantement du monde

Cette éthique poétique de Jésus, nous la trouvons par exemple dans les paraboles qui ouvrent un monde: « le Royaume est semblable à un homme qui … ». Ce monde est absent, ce Royaume n’est pas de ce monde, cet homme est surprenant. Mais dans le même temps ce monde est présent, ce Royaume est proche, cet homme est n’importe lequel d’entre nous. Comme si le « réel » était ce qu’il y a de plus difficile à voir, battant de l’aile au bord de l’invisible. C’est cette tension entre l’absence et la présence, entre un « n’est pas » et un « est » (comme dit Ricœur), qui fait la vérité métaphorique de la parabole. C’est dans cette tension que la parabole produit un monde ; dans cette tension qu’elle montre un monde dans le travail de l’enfantement. A la question morale posée par ses interlocuteurs (qui croient avoir la réponse, qui vivent dans le monde de cette réponse implicite), Jésus répond par une question: une question grosse d’un autre monde, ouvrant un autre monde. Un monde plus réel que celui–ci, car celui–ci est de part en part gouverné par nos langues trop humaines. Et aujourd’hui, devant la question de l’absurde, devant l’anéantissement d’un « Sens » qu’on croyait avoir et savoir, une sorte de poésie est encore la seule réponse. C’est qu’il y a un sens à l’agir, un monde dans le travail de l’enfantement, un sens au travail dans le non–sens; mais que nous ne savons pas lequel. L’éthique est poétique au sens où elle est une affirmation qui porte en elle toute négation, un « oui » capable de comprendre tous les « non ».

Post–Scriptum :

Les cinq méditations qui précèdent suscitent probablement des résistances légitimes, et posent certainement des problèmes dont j’espère simplement qu’ils seront féconds. Toutefois on peut réagir avec force à l’idée que l’éthique ne serait qu’un « jeu » ou une « poésie », et à bon droit !! En I–7, je dis clairement ce que je pense d’une morale qui considère tout comme un jeu ou une loterie, et en IV–3 j’essaye d’expliquer par quel subtil balancier on en vient là.

Dans les deux dernières méditations mon hypothèse est ailleurs : je pars de la double constatation que les morales concrètes (qui doivent au minimum satisfaire aux conditions anthropologiques générales, maîtrise des techniques et structures de l’échange..etc., qui sont celles de l’éthique universelle) sont mieux comprises par rapprochement avec des « jeux » que si on les laisse dans l’orbe contraignante de la règle juridique ; et mieux comprises par rapprochement avec des « poèmes » ou des mondes de langage, que si on les laisse dans l’orbe exclusiviste de la vérité scientifique.

Ces deux déplacements effectués, reste à esquisser ce que vient faire l’éthique proprement chrétienne la–dedans. Et il semble que ce soit une manière de « déformer » le jeu pour ajuster interminablement la règle à la singularité des êtres, et nous appelons cela l’amour (l’éthique n’est donc pas platement un jeu, mais une manière très spéciale de jouer qui, loin de chercher à gagner, peut aller « jusqu’à mourir »)(IV–1 et IV–8). Et il semble que ce soit un certain usage des genres de langage, qui brise les mondes clos, l’autarcie langagière des classes et des nations (l’éthique n’est donc pas bonnement un poème, mais une sorte très spéciale de poésie qui « fait », qui ne suspend un monde que parce qu’elle ouvre un monde)(V–2 et V–7). Mais je laisse ici la parole ; dans cette matière comme en d’autres, nous sommes vraiment tous à équidistance du dernier mot.

Olivier Abel

publication commune d’Autres Temps et du Bulletin du CPED
(texte-programme après le Congrès de la post-Fédé), Déc.1987.