La politique, une bonne nouvelle

La bonne nouvelle politique aujourd’hui, c’est que le débat est ouvert. Comme aux temps de la Résistance, pour les gaullistes et les communistes, et comme aux temps de mai 68, pour d’autres, tous ayant hérité de cette expérience de liberté sans toujours très bien savoir quoi en faire, sans savoir même la communiquer. Car ils ont ensuite fait l’expérience qu’en politique, il faut accepter de ne pas faire quelque chose pour toujours, accepter le caractère fugace de la parole et de l’action. De ne pas chercher à les durcir dans une efficacité d’ingénieur ou de normalien de la politique ; et ils ont ainsi découvert qu’à chaque génération, il nous faut réinventer ensemble cet espace commun. Parce que justement cette expérience de la liberté ne se transmet pas mais doit être redécouverte, et qu’elle peut s’oublier tout de suite. Ils ont fait l’expérience de cet oubli, quand la résistance n’est plus que dénonciation aigrie, incapable d’approbation et donc de volonté, ou quand la révolution cesse de sauver même ceux qui la font.

Mais ils avaient auparavant fait l’expérience du fait que la République ou la cité n’est pas quelque chose de bétonné ou de si solide qu’on pouvait tout lui demander et le contraire, et ne tenait qu’à ce fragile tissu de paroles et d’actes sans lesquels elle retournait au néant. Ils avaient fait l’expérience qu’en dépit de leur impuissance ou de leur rage, les institutions étaient entre leurs mains, comme une petite chose vulnérable et précieuse. Et que la liberté est justement ce qui autorise chacun à parler et à agir, c’est-à-dire à partager les malheurs et les bonheurs publics, à ne pas céder sur le fait qu’ils doivent être partagés, communiqués, discutés, combattus ou commentés ensemble. C’est cette promesse qu’il nous faut rouvrir, comme une prophétie. Car cette conversation-là est ouverte, comme un banquet sous les platanes de l’été.

On dit toujours qu’on manque de vrais débats. C’est presque un lieu commun : on le trouve en politique comme dans les églises, ou les colonnes des journaux. Dans l’idéal, on aimerait se retrouver tous embarqués dans deux ou trois grands débats, bien démarqués, et qui représenteraient à peu près les tendances principales qui nous partagent. On résoudrait d’ailleurs du même coup ce que l’on peut appeler la crise plus générale de la représentation, qui est moins due au dysfonctionnement des procédures de délégation qu’à la désymbolisation, je veux dire au fait qu’on ne retrouve pas chez nos représentants (religieux, politiques, médiatiques, artistiques) de quoi voir et faire valoir nos ressemblances ni nos différences. Oui, je crois qu’un débat intelligent et ému (mais les deux sont indissociables) nous représenterait mieux que tout discours officiel. Et qu’une institution capable de supporter davantage de conflit serait une institution davantage représentative —c’est tout ce que j’espère pour l’Europe, mais aussi pour nos Églises.

Mais le malheur veut que trop souvent ces bons vieux débats, bien balisés et familiers, où nous savons d’avance ce que diront nos chers vieux adversaires, ne nous intéressent plus tellement. Je n’embouche pas ici les trompettes morveuses du poujadisme latent de notre société, cet anti-intellectualisme capable d’abattre toute parole, tout crédit, toute reconnaissance, tout plaisir de partager des idées ; toute gratitude de pouvoir se ressembler et se distinguer. Non, si les vieux débats nous tombent de la bouche ce n’est pas à cause de ce chagrin-là. C’est simplement que nous ne nous y reconnaissons pas, et que nos voix se cherchent ailleurs, comme si les vieux conflits en cachaient d’autres, plus réels, plus profonds et que nous ne savons pas encore nommer ensemble. Comme si la répétition des controverses qui ont déjà épuisé leurs variations et leurs arguments devenait tellement fastidieuse que l’on préfère se taire, au risque de devenir politiquement sceptique, cynique ou résigné. Au risque de se retirer du monde commun, à chaque retrait de plus en plus affaissé et rétréci.

Au fond, à répéter les mêmes débats éternels, on risque de manquer l’obligation de choisir entre les questions celles qui nous semblent principales, parce que certaines sont quand même les plus importantes, et qu’une communauté marque sa hauteur de vue par le choix des questions qui lui semblent prioritaires. C’est cela seul qui peut ouvrir le débat, autoriser un désaccord représentatif, sous une ou deux questions que l’on accepte comme souveraines, et dont on accepte qu’il va falloir vivre durablement avec. Car il y a un mythe, typique de notre temps, d’une solution à toute question, qui justifie développe la course en avant de moyens techniques de plus en plus puissants ; c’est là notre nouvelle sophistique et notre nouvelle tyrannie, entre lesquels l’espace politique est écrasé. Pire : l’impossibilité de se reconnaître dans un débat rejette souvent nos désaccords vers des petites querelles de personnes, d’autant plus amères ou haineuses qu’elles sont confuses, honteuses, inexprimables.

Peut-être faut-il alors aller chercher dans l’autre sens : au lieu de demander à chacun de refouler et de laisser tomber ses conflits personnels pour entrer dans la dignité des grands débats politiques, peut-être faut-il au contraire encourager les uns et les autres à sortir les "petits" différends de leur panier à papier, du rebut où on les tient, pour les remettre sur la table et travailler à leur formulation. On suivrait ainsi l’adage de l’écrivain Philip Roth, que c’est en ouvrant ses propres poubelles que chacun est le plus créatif, et la remarque du philosophe Emerson que dans toutes les grandes œuvres humaines "nous reconnaissons les pensées que nous avons écartées", son exhortation qu’il nous faut "croire en votre propre pensée, croire que ce qui est vrai pour vous au plus secret de votre cœur est vrai pour tous les hommes". Bien sûr cela demande beaucoup de confiance en soi, et donc de confiance dans les autres, du crédit qu’une question très singulière, bien exprimée ou bien écoutée, puisse être parlante pour tous. Mais comment faire honneur à ces émotions qui nous déchirent, sans pour autant nous prendre nous-mêmes trop au sérieux ? Nous devons apprendre ensemble à traiter gravement les petites choses, comme porteuses de significations universelles, et légèrement les grandes, comme portées par des petits individus humains toujours limités.

Et si désormais nous prenions donc au sérieux nos scrupules les plus ridicules, ceux dont nous n’osons parler, nos petits bonheurs incommunicables, nos petits arrangements avec la fraternité, avec la justice, ou avec la liberté ? Et si nous osions nommer ce qui nous ennuie, ce qui nous chagrine, ce qui nous intrigue ? Et si nous y puisions de neuves possibilités de parler, de sentir et d’agir ? Dans tous les cas ce ne sont pas des conflits à liquider, car en les noyant nous perdrions notre sel, la tension que comportent nos Écritures et nos confessions, ces boîtes noires qui nous obligent à cohabiter dans le "conflit fondateur" lui-même. Car seul un désaccord dont la formulation est acceptée par tous est vraiment représentatif. Et notre volonté, au sens fort de la "volonté générale" ou du "que ta volonté soit faite" qui timbre notre communauté, ne se déploie que dans cette tension, dans ce différend reconnu.

La confiance qui nous est demandée est peut-être justement d’approuver ce que nous disons, c’est-à-dire de le penser vraiment. De ne pas nous laisser intimider par les conformismes, qui détestent toute véritable confiance en soi (je ne parle pas de cette petite comédie arrogante de l’assurance par laquelle nos mœurs veulent qu’on s’écrase les uns les autres). Et d’accepter que cette confiance nous soit donnée par le crédit que nous faisons aux paroles les uns des autres, car notre République tient à ce que nous sommes mutuellement témoins et contemporains les uns des autres, découvrant à peu près en même temps les mêmes questions. Face aux vraies questions, nul n’est plus avancé que les autres. Les vraies controverses, celles des sujets qui fâchent, traversent toutes les familles, toutes les salles de rédactions, tous les partis, et chacun de nous divisé d’avec lui-même. Oui, jamais le débat n’avait été aussi ouvert. Et nous sommes dans le même cercle.

Olivier Abel

Paru dans Témoignage Chrétien, n° 2978 du 9 août 2001