La ville écartelée

Nos villes ne sont plus ce qu’elles étaient. Les plus fières comme New-York se révèlent les plus vulnérables. Et les plus cosmopolites se réveillent comme déçues de leur idéal, avec des quartiers fermés et gardés. Mais aussi les plus misérables se retrouvent parfois les plus vivantes, comme si un nouveau théâtre social, une nouvelle urbanité, était en train de s’y inventer, sans mesurer encore leur fragilité. On voit bien ce qu’il faudrait : que la ville soit un espace public d’apparition assez ouvert pour permettre à chacun, sous différents profils, de paraître pour tenter d’interpréter devant les autres qui il est, et un espace assez opaque pour autoriser chacun à se retirer, non seulement pour se préparer, mais pour habiter et laisser place à son tour aux autres. On voit bien ce qu’il faudrait : quelque chose comme un bonheur public ainsi placé dans le fait de différer ensemble, de différer d’autant plus que l’on est ensemble, et proches, et ressemblants —et de voir d’autant plus nos ressemblances que nous acceptons de différer. Mais cela suppose des êtres capables de se montrer et de s’effacer les uns devant les autres, des êtres civils, et c’est cette civilité qui est délicate.

Longtemps en effet nos villes ont été au carrefour de plusieurs pays, comme un espace où l’individu n’était plus obligé de s’identifier par rapport aux seules traditions: un principe supérieur tenait celles-ci à distance, qui faisait fonction d’universel. Chaque ville avait son universel dominant. L’universalité dont Paris était le vecteur n’était pas celle de Londres, Rome ou New-York. Mais toujours on allait à la ville comme on va vers la mer. La ville était certes alors un lieu de perdition mais aussi un lieu de pardon, un lieu où l’on peut recommencer sa vie, sans être incarcéré dans une identité, une appartenance, une race ou une tradition. Celui qui arrive en ville comme un étranger y était toujours aussi comme un enfant, selon la belle remarque de Georg Simmel. Il avait devant lui comme une page blanche, car les autres ne savaient pas ce qu’il pouvait devenir : peut-être quelqu’un de très important, ou simplement un grand ami. Il fallait lui faire crédit. Cela exigeait de chaque ville qu’elle tende vers l’universel, vers une lisibilité immédiate pour l’étranger, dans un espace transparent et ouvert. Mais cela supposait aussi cette forme proprement urbaine de la courtoisie, de remettre sans cesse une distance, une pellicule protectrice entre les passants, qui leur laisse la liberté de commencer quelque chose de neuf ensemble, ou de ne pas le faire.

Or les temps ont changé. Et si jadis la ville nous donnait le sentiment que nous pouvions laisser nos différences au vestiaire pour entrer dégagé dans l’espace public, il semble maintenant que la hantise de se dissoudre dans l’anonymat, d’être sans qualité et interchangeable, nous fait fuir l’anonymat et demander davantage d’identité. C’est à dire de sécurité, parce que le fait de savoir à qui l’on a affaire permet de donner sens aux conduites. On voudra alors personnaliser les liens, rétablir une proximité possible, demander que soit pris en compte les attachements et les rapports de familiarité, refaire une sorte de village affinitaire, basé sur des liens électifs et des attachements choisis, qui n’ont à vrai dire plus grand-chose à voir avec les liens obligés d’autrefois. C’est le temps des gated communities, y compris dans la France des municipalités. La forme urbaine de courtoisie qui convient à cet âge voudra un minimum de confiance, de sentiment de proximité; et les techniques de protection, d’identification et de marquage de soi et des autres, tant qu’elle augmentent le sentiment d’une communauté où les relations s’effectuent à l’intérieur du groupe comme si l’on connaissait tout le monde, sont bien considérées. Cela suppose une certaine opacité de la ville, une certaine fermeture, où chacun puisse trouver ses repères.

Ainsi l’urbanité a changé, et la civilité. Les façons de se montrer et de se retirer ne sont pas les mêmes ici ou là, mais les deux « codes » se mélangent, créant la déception de ne pas rencontrer les attitudes attendues, ou le sentiment qu’il n’y a plus de politesse. Peut-être faudrait-il recomposer ensemble, dans la civilité que nous cherchons, les deux dimensions de la liberté anonyme, de la distanciation, et de la confiance d’être chez soi, de la proximité. Car au fond je suis convaincu que toute ville en tous temps a dû composer avec cette double demande, et inventer une équation qui plus ou moins y réponde.

Mais ce qui redouble la difficulté c’est le fait que les urbanisations contemporaines portent en elles plusieurs villes concurrentes, plusieurs principes supérieurs: la cité industrielle, la capitale universitaire, la ville marchande, le centre politique et administratif, se trouvent superposés avec les universaux urbains mêlés de Francfort, de Vérone, de Chicago ou du Caire. Et cela conduit les individus solitaires à rechercher leur tribu en oubliant leurs villes et les universaux urbains véhiculés par leur propre culture. Les arabes ne cherchent pas la ville arabe, mais un village imaginaire. Dans toute grande ville aujourd’hui il y a pourtant une pluralité de villes invisibles dont chacune cherche à se réaliser. La ville réelle la plus dense en convivialité serait celle dont les configurations et les réseaux seraient susceptibles d’accueillir une pluralité d’interprétations, tant simultanées que successives, les générations ultérieures devant pouvoir réinterpréter autrement des espaces néanmoins plus durables que la vie éphémère de chacun. C’est ce palimpseste, cet espace le plus dense en ambiguïtés d’interprétation, par les yeux, les pieds, les gestes et les paroles, qui le mieux nous autorisera à différer ensemble, et à faire place aux autres comme on nous a fait place.

Olivier Abel

Paru dans La Croix le 22 novembre 2001