Pensées de l’aube, du matin, de midi, de l’après-midi, du soir

Tout dort encore que la philosophie déjà s’est éveillée. Mais est-ce bien la philosophie ? N’est-ce pas plutôt cet état de sagesse encore nocturne qui la précède, dans lequel on est déjà réveillé mais où l’on rêve encore, où l’on emporte de grands morceaux de songes qui nous disent quelque chose de plus vrai que tout ? On est à l’orée de la Caverne de Platon et l’aube approche. De la nuit on a rapporté le peuple de nos absents, et tout est là. On ne fait pas bien la différence entre le rêve et la réalité — et si la réalité n’était encore qu’un rêve ? Le soleil de la vérité n’est pas levé, le monde est bleu. Depuis la nuit des temps le monde est là, simplement présent. Il n’y a pas de temps, pas de retard. L’être est, et tout est dans l’être, dans la rumeur de l’être où tout revient au même. C’est le monde de Parménide ou d’Empédocle. La flèche de Zenon file éternelle et immobile vers sa cible. Les sophistes pépient dans le silence comme des oiseaux heureux de leurs propres paroles, qui s’élancent dans le ciel comme un couteau dans un fruit vert.

C’est pourtant aussi le moment des pensées radicales, aux portes du jour et de la nuit. Tout est là, tout est lavé. Et si l’on recommençait tout autrement ? Telle est la pensée du petit matin. Elle aime surprendre, et être surprise. Elle descend dans les villes inconnues, elle aime le bruit des poubelles qui retombent. Elle cherche un homme et surprend des visages étonnés d’être regardés. C’est la pensée de Socrate, cette pensée qui l’empêche de dormir quand tout le monde va se coucher, comme à la fin du Banquet et d’une nuit blanche de paroles, où il sort seul debout pour aller converser par les rues avec ceux qui se lèvent. C’est une pensée de la vigilance, une pensée de veilleurs.

C’est aussi une pensée qui met l’espérance au principe du monde. On a planté un camp de toile dans la nuit, et l’on attend, vigilants, prêts à « éveiller le jour », comme le chante le psaume. L’horizon de nos attentes est tellement plus vaste que celui de nos craintes ! Le plus beau de nos jours, nous ne l’avons pas encore vécu, le plus beau des enfants n’a pas encore grandi. La pensée du petit matin se tient dans ce temps d’attente. Le monde n’est pas fini. L’important c’est ce qui vient et que nous ne savons pas encore. Inutile de nous agiter, il suffit d’être prêts pour cette advenue. C’est en parlant que l’on se tourne vers l’absence, dans une aurore de parole.

La pensée de l’aube est une pensée du recevoir. Ce n’est pas encore une pensée active, agissante, intrépide ou prédatrice. Avant toute initiative, nous avons déjà reçu, nous nous découvrons nous-mêmes toujours déjà reçus, mis au monde : cette approbation, cette gratitude est première. L’intelligence d’ailleurs tient à la faculté de recevoir, d’augmenter notre réceptivité. C’est la faculté de partager le plaisir d’être des êtres qui s’éveillent autour de nous — c’est là le plus délicat, le plus délicieux des secrets. Dans le même temps, on n’est pas forcé de recevoir, et c’est le début de la liberté. Même la lumière, on peut ne pas la recevoir : que serait une joie à laquelle on serait forcé ? Et puis nous rencontrons parfois des promesses trop belles, trop vraies, trop justes, trop importantes, qui bloquent nos récepteurs : comme si une très petite dose suffisait. C’est trop éblouissant.

Il est des êtres si réceptifs que chaque circonstance pour eux donne à penser, à comprendre une immensité de choses. Il en est d’autres si incapables de recevoir, que nul lever du soleil ne leur apportera jamais rien de neuf, d’inattendu, d’inédit. La pensée de l’aube est une pensée de l’élargissement du monde, la tentative de revenir à un pur recevoir, à une sorte de passivité émerveillée, écarquillée — et c’est toute l’enquête de la « phénoménologie » que de montrer que ce pur recevoir est impossible : on ne reçoit que ce qu’on peut prendre, et donner. L’aurore est là, il est temps de se lever vraiment.

Pensée du matin

Qu’est-ce qu’une pensée matinale ? C’est une pensée qui se lève et se tient debout, une pensée droite. Chaque matin, écrit Marc-Aurèle, dis toi que c’est pour faire œuvre d’homme que tu te lèves. Dis toi encore que tu vas rencontrer un ingrat, un égoïste, un envieux, et qu’il est inutile de s’emporter : ils appartiennent au même monde que toi, et tu dois faire avec. La pensée matinale a confiance en ces êtres qui désirent être sans même savoir ce qu’ils veulent. Pour Nietzsche, la pensée du matin ne subit pas un ordre préexistant, mais l’établit elle-même au fur et à mesure qu’elle s’élève. Elle fait la différence entre le bas et le haut, l’ombre et la lumière, l’injuste et le juste. Emerson parle d’une pensée qui aurait vraiment confiance en soi, qui croirait que ce qui est vrai pour elle est vrai pour tous. Moïse ou Platon, dit-il, n’ont rien fait d’autre, et chaque fois qu’un esprit empreint de simplicité reçoit cette lumière, les choses anciennes s’écroulent ou sont absorbées : tout est aujourd’hui.

C’est aussi une pensée qui se montre. C’est la pensée de Basile de Césarée, Saint Basile, appelant tous ses condisciples ermites ou anachorètes retirés dans la nuit des forêts, des montagnes et des troglodytes de Cappadoce : soyez mutuellement témoins, montrez votre joie, redescendez ensemble vers le monde quotidien, vers le monde commun, vers le monde d’aujourd’hui. Au matin Dieu a dit du monde qu’il était bon. La vie n’est pas pour ailleurs, il ne faut rien remettre au lendemain. Advienne que pourra, agissons tout de suite de façon juste, laissons la vérité nous délivrer du mal, c’est à dire de la peur.

Cette pensée capable de sortir, d’exister, de rompre avec les paresses et les pesanteurs, est une pensée du courage. Par elle on entre dans l’éthique, au sens fort, comme orientation d’elle-même vers le bon, comme confiance au désir, comme audace de se faire voir sans fausse honte. La pensée matinale a le courage de l’initiative, qui consiste justement à faire voir la réalité sous un jour neuf. Elle ose tranquillement se placer au commencement de quelque chose. Il ne suffit pas d’être au monde, d’être né, d’être levé : il faut l’interpréter en paroles et en actes. A notre tour de commencer, de nous confronter, d’entrer dans les échanges qui font la vie, de prendre notre place.

La pensée du matin est une pensée qui prend. Cela choque peut-être, dans un temps où tous les privilèges éthiques et métaphysiques vont à la grandeur du don. Mais avant de donner, il faut avoir pris et reçu. Car nous ne savons pas recevoir sans prendre, sans « capter » : la lumière, les nourritures, les perceptions. Prendre c’est mettre la main sur, c’est affirmer. Les êtres commencent dans l’existence par une incroyable énergie de l’emprise. Tout prendre comme une providence, comme une chance, prendre ce qui nous est offert, mais parfois aussi prendre sans que cela nous soit offert — je ne veux pas qu’on me donne, je veux prendre ! Pendant des millénaires, les sociétés de cueillettes et de chasses ont fait des humains des butineurs, et souvent des prédateurs, des pirates.

Mais c’est justement ici le commencement oublié de notre humaine culture : il faut savoir ne pas prendre. Une pensée de la prise doit savoir tout ce qui échappe à la prise, et sur quoi jamais nous ne refermerons les mains. Il faut savoir prélever avec discernement, ne pas tout prendre, laisser pour les autres, ou pour une autre fois. Prendre c’est aussi apprendre et comprendre. Oui, l’éthique de la prise est une éthique du courage. Le courage matinal de manger, de prendre part au monde, de désirer. Le courage de prendre et recevoir, c’est à dire de contracter des dettes ou des héritages, de se déplacer pour aller prendre en charge ce que nos prédécesseurs ont laissé. Refuser cela ce serait n’être qu’une « petite nature », qu’un rien écrase, incapables de monter en puissance par peur d’arriver au midi de l’existence.

Pensée de midi

Voici midi. La pensée de midi tient la balance. C’est le moment de la pensée juste. Le « juste milieu » d’Aristote cependant n’est jamais le médiocre, mais le sommet, l’excellence. L’optimum. Au-delà de cet optimum il n’y a plus progrès mais régression. Etre plus courageux serait devenir bêtement téméraire, être plus tempérant serait devenir inutilement inquiet ou avare. C’est une pensée qui nous ferait le plus grand bien, en un temps où nous avons dépassé les seuils optimums et voyons les courbes du progrès s’inverser : trop d’éducation nous rend bêtes, trop d’informations nous sature, trop de médecine fait plus de malades qu’elle n’en soigne, trop de véhicules plus de paralysie que de mouvements, trop d’échanges conduit les peuples à ériger des clôtures et des frontières plus dures que jamais, et nos villes trop étendues n’urbanisent plus.

On le voit bien dans l’histoire de Sisyphe, qui doit sans cesse remonter un rocher qui ne cesse de rouler en bas, l’équilibre recherché est un équilibre au sommet. Il s’obtient par un incessant effort de remontée à la lumière la plus parfaite, vers ce moment où les ombres sont les plus courtes et ne tiennent pas plus de place que chaque chose, dans l’unité d’une vérité solaire, comme chez Plotin. Le temps est presque arrêté. Mais dans le soleil tout peut devenir noir. Qu’il est difficile de fixer les idées, de soutenir leur regard ! Il vaut mieux chercher à les interpréter à partir des ombres qu’elles projettent, de leurs différents profils, esquisses ou silhouettes, ou de leurs reflets.

L’excellence vient alors avec le sens de la limite, chaque chose ne débordant pas de sa place. La pensée de Descartes en ce sens est une pensée de midi, une pensée qui éclaire toute chose d’un œil égal, une pensée qui ne se laisse pas impressionner par ce qu’elle éclaire. Karl Jaspers, l’existentialiste allemand, a opposé l’ordre du jour à la passion de la nuit, un peu comme Camus oppose la pensée solaire, qui sait le prix de la vie et les valeurs de la nature, au nihilisme des philosophies de l’histoire. En tous cas la pensée de midi c’est la pensée méditerranéenne du clair Apollon, par opposition à l’ivresse dionysiaque de la nuit. La pensée de midi aime les formules simples : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse. N’exerce pas sur autrui un pouvoir tel que tu le laisses sans contre-pouvoir contre toi. C’est une morale minimale, presqu’intemporelle, comme chez Kant.

La juste pensée voudrait l’équité, l’égale réciprocité entre ce que nous prenons et ce que nous perdons, entre ce que nous donnons et ce que nous recevons. Mais cette équité ne tient pas une balance instantanée : elle prend du temps, elle comprend le temps, elle tient compte de la journée entière. La justice est endurante et assure la durée. Elle sait que ces êtres que nous sommes, et qui sont à quatre pattes le matin, à deux pattes à midi et à trois pattes le soir, tantôt reçoivent plus qu’ils ne donnent, tantôt perdent davantage qu’ils ne prennent. Le temps de la pensée juste n’est pas celui de commencer mais de continuer, de persévérer dans les échanges de la vie. C’est le temps de maintenir.

Mais c’est parfois aussi une pensée du tournant, du virage de la vie. Le moment de l’éblouissant retournement, où l’impétueuse ambition de la jeunesse peut céder la place à l’oubli de soi de la maturité. Ce chemin de Damas, ou ce « partage de midi », peut surgir du désir de pénombre qui traverse toutes les pensées vraiment méditerranéennes. C’est le désir soudain d’un envers du Royaume et des noces. C’est aussi le sentiment que le soleil brille avec une justice énigmatique sur les bons et sur les méchants, avec une telle abondance qu’il vient un moment où nous devons dilapider cet excédent, et dépenser l’excès du soleil reçu, à l’ombre des platanes. Ce retour est d’ailleurs encore une pensée de la limite. La vie humaine bascule alors dans l’après-midi.

Pensée de l’après midi

C’est l’après midi. Un faune rieur lève en nous une coupe vide vers le ciel de l’été. Les torpeurs et les extases de la digestion ne sont pas sans pensée, mais c’est une philosophie qui s’éparpille en maints rameux subtils. Dans le récit de Platon, le vieux Socrate et le jeune Phèdre ont trouvé au bord de la rivière l’ombre d’un platane propice à leur pure conversation. Et si les cigales elles-mêmes étaient des muses, trop enchantées par leur propre musique ? Et si le cœur de la philosophie était la courtoisie, ce brin de folie amoureuse sans lequel nous ne deviserions pas ? Et si nous n’avions besoin de rien d’autre que d’un jardin et de quelques amis ? Epicure serait alors, autant que Mallarmé, une pensée de l’après midi.

L’après-midi n’est cependant pas encore le temps du retrait. C’est le moment de donner. Donner c’est montrer que l’on a eu un estomac assez solide pour digérer tout ce qui nous a été donné. On a reçu. On a pris. On est saturé de connaissances, de désirs, d’expériences. On a butiné, on déborde. Une fois tout cela digéré, passé par ce travail du négatif , cette œuvre au noir qu’on appelle la digestion, il est temps de se dépenser. Donner c’est ainsi d’abord rendre, donner en retour, plus tard, autre chose que ce qui nous avait été donné. Donner c’est différer, c’est transformer tout ce que l’on a reçu. Mais donner c’est aussi prodiguer, et c’est au bout du compte oublier ce qu’on a donné, et à qui on l’a donné.

La pensée de l’après-midi est une pensée du déclin. Non au sens chagrin des déclinologues, mais en ce sens nietzschéen du soleil qui veut décliner, justement parce qu’il déborde de richesses. On peut donner plus qu’on a pris, sinon plus qu’on a reçu ! Plus on donne et plus on a. Le déclin est ici, comme tout don, une manifestation de la puissance — certes le déclin ne dure qu’un temps, mais impuissante serait la puissance qui n’accepterait jamais de décliner tranquillement, de se dilapider avec générosité. De toute façon, comme l’observait Georges Bataille, on reçoit trop pour réinvestir ce que l’on a accumulé dans une croissance qui finit toujours par être illusoire. La pensée de midi nous a enseigné la limite, le seuil. Il vaut mieux donner et se donner entièrement, au fur et à mesure, plutôt que de tout perdre.

Et puis, de même qu’il y avait un temps pour le courage de commencer et un temps pour la justice de continuer, de maintenir, il y a un temps pour la sagesse de finir, d’achever. Nous mourrons souvent de ne pas savoir mettre un terme, cesser, terminer. Les meilleurs choses ont une fin, et le malheur vient souvent de ne pas consentir à la fugacité du bon, de vouloir à tout prix le retenir avec nos doigts crispés : tout nous échappe alors, et il aurait mieux valu lâcher prise, avec gratitude pour ce qui fut.

Décliner c’est en ce sens aussi diminuer, redescendre de nos grands chevaux, accepter de modestes compromis. C’est diminuer nos paroles, cesser de proférer de grandes promesses ou de grandes menaces, accepter la relativité de nos points de vue. C’est accepter de diminuer nous-même, pour faire place en nous à d’autres bonheurs que ceux de la grandeur et de l’excellence ; pour faire place aussi simplement à d’autres que nous-mêmes. Tout dans notre monde favorise l’augmentation : il faudra bien retrouver ce qui autorise la diminution, l’effacement de soi. La sagesse touche ici au pardon, à la faculté de donner sans retour, de ne plus chercher la rétribution.

Sortir de la course à la confrontation, à la comparaison et aux échanges, c’est regarder à nos pieds. Les fleurs des champs ont l’air si tranquilles, qui sont elles-mêmes sans rien comparer ni prévoir, sans travailler ! C’est aussi regarder au loin : les hirondelles du ciel ont l’air si insouciantes d’elles-mêmes ! L’après midi se termine avec la sagesse : à chaque jour suffit sa peine. Le soir bientôt arrive, et l’heure du pastis dans la douceur qui vient.

Pensée du soir

Le soir est là. Tant qu’il fait jour on rentre le linge, les petits enfants, tout ce qui craint la nuit. On pense à ceux qui ont déjà basculé de l’autre côté du monde. On se découvre seuls avec le chant des peupliers, comme le chante Jacques Bertin, et comme s’il n’y avait plus personne sur cette terre. Le vent s’endort et tout s’apaise. C’est le moment où la chouette de Minerve prend son envol, comme disait Hegel. Cette philosophie dernière qui arrive enfin ne vient qu’après coup, trop tard, comme la sagesse après le tragique. La pensée revient sur elle-même, elle se recueille. Elle récapitule. Il faut revenir et répéter ce qui s’est passé, soit pour le réaffirmer, soit pour examiner comment on aurait pu bifurquer autrement. Les meilleures pensées viennent à la fin, et c’est à la fin que l’on sait quel aurait été le chemin, la méthode.

La pensée du soir est aussi une pensée de l’alternance. Elle sait désormais qu’il y a un temps pour le jour et un temps pour la nuit, un temps pour le concept géométrique et un temps pour l’image poétique, selon la suggestion de Bachelard qui proposait de mieux rythmer nos existences. Il y a un temps pour la pensée qui distingue et sépare, et un temps pour la rêverie qui laisse être la confusion. Un temps pour se montrer, se confronter, et un temps pour se retirer, s’effacer. Le soir, tout est fini. On se trouve « après » la fin de la journée, après la fin de l’histoire, dans une sorte de détachement qui permet de tout comprendre autrement, de se retirer pour laisser place à autre chose. C’est le moment mystique où le ciel étoilé se dévoile peu à peu, et où chacun dépose ses soucis devant un univers plus vaste que toutes nos petites affaires.

On ne peut pardonner au passé qu’en renonçant au pouvoir magique et souvent illusoire de le changer. Mais le pire du regret n’est pas le malheur qui ne passe pas, ce sont les promesses de bonheur non accomplies qui retombent, et il faudrait pouvoir se délivrer des bonheurs perdus eux-mêmes. C’est ici le fond de la pensée du soir : c’est bien beau de donner, mais parfois il faut seulement accepter de perdre. D’avoir perdu. Du temps, des efforts, des désirs, des pensées. De renoncer à tout sauvegarder, d’approuver la perte. La pensée du soir est une pensée qui se dénude, se dépouille, et se disperse jusqu’à dormir. Le sommeil est alors le comble de la pensée, quand on n’est plus rien et qu’on pense à tout.

On songe à la rumeur du monde : les temps sont trop obscurs pour qu’on puisse encore quoi que ce soit. Dans la nuit qui tombe, nous sommes tous des égarés, des consciences errantes. La pensée du soir médite un retrait du monde, dans une bonté silencieuse et solitaire. Ou bien elle rêve de se rapprocher les uns des autres dans le sentiment d’une commune vulnérabilité, au point qu’il n’y ait plus aucun espace ni écart entre nous, rien que la compassion obscure pour la commune humanité. Hannah Arendt a cependant raison : il n’est d’urgence plus grande que d’accoutumer notre regard à mieux voir par temps sombre, à mieux distinguer dans le clair-obscur ce qui reste entre nous de cette pluralité et de ces intervalles qui font que nous sommes bien, là encore, dans un monde commun. Partout sur la terre, répondant aux étoiles, les lumières s’allument.

La pensée du soir met la responsabilité au principe du monde. Elle sait que tous les actes du jour sont désormais mêlés au cours du monde, échappant aux intentions bonnes ou mauvaises de leurs auteurs. La vigilance du soir n’est pas celle du matin. Elle n’espère qu’au sens où elle sait combien le monde est petit, fragile, imparfait, livré à l’irréversible. La pensée du soir n’évoque les ancêtres qu’en pensant aux enfants, aux petits, à tout ce qui plus tard voudrait grandir. Elle ne prie pas seulement pour tous ceux qui ont été, mais pour tous ceux qui pourraient être et seront. Dans la nuit elle espère qu’un jour viendra pour chacun d’eux. Et cela lui suffit.

Olivier Abel

Paru dans La Croix, série du 11/07/08 au 22/08/08