Plaidoyer pour les déchets

Dans Les villes invisibles, Italo Calvino raconte un ville à tel point cernée par ses propres déchets qu’elle ne doit sa survie qu’à un perpétuel combat pour repousser l’engloutissement, et qui ne peut le faire qu’en rejetant chaque jour un peu plus son passé, augmentant justement le poids de la menace. Nous n’en sommes pas très loin, et nous découvrons que nos poubelles sont désormais plus durables que tous nos monuments. Qu’elles sont nos monuments. Ce sentiment est d’abord et simplement massif, proportionné à la quantité quotidienne de détritus rejetés par la cité humaine. Certes la vie est un gigantesque compost, un prodigieux et perpétuel recyclage. Certes la vie transforme tout, de façon utile, ou pour la parure. Mais toute transformation laisse un reste, comme un fait pur, inintentionnel, inesthétique, inutilisable. Et tout équilibre est maintenant rompu. Il y en a trop. Jamais la biosphère ne pourra à elle seule opérer le recyclage de tous nos résidus, à notre insu, si nous ne l’y aidons pas intentionnellement. Et cela correspond à un changement profond de nos formes de vie. Chaque habitant de la planète a le doit de salir combien de mètres cubes d’eau par an par ?

Tous se passe comme si nous ne connaissions d’œuvres, de musiques, de choses, de paroles ni de gestes que "emballés", présentés sous cellophane, sous la pellicule des formes marchandes ou médiatiques standard, reproductibles. Et comme si nous ne percevions plus rien qu’à l’instant où nous déchirons l’emballage, les emballages, les uns après les autres, sans que rien ne puisse combler notre attente. À l’instar de la "petite madeleine" de Proust, nous multiplions ce geste d’autant plus qu’il nous déçoit davantage. Et notre monde n’est plus que l’endroit où nous nous déchargeons de tout ces débris.

Nous ne savons plus rien réparer, réemployer, réinterpréter, et nous jetons pour recommencer avec quelque chose qui n’est jamais assez neuf. Et nous jetons peut-être d’autant plus que nous ne savons plus perdre, que nous voulons que toute dépense soit un investissement, que nous croyons au fond que rien n’est jamais perdu ni irremplaçable. Si nous éprouvions davantage la perte, la dépense, la singularité, l’irremplaçable, nous aurions peut-être moins besoin de déchirer des emballages, et de jeter des choses à peine utilisées. Nous aurions de la tendresse pour nos rebuts, de même que Platon vieillissant reprochait au jeune Socrate de ne pas croire qu’il y avait aussi une idée du poil, de la crasse, de la boue, et pas seulement du triangle ou de la justice; et qu’il était encore un peu jeune. Sommes nous si jeunes ?

Aristote estimait qu’il n’y a de connaissance que des généralités, et il est vrai que longtemps les jeunes sciences se sont arrêtées à la régularité du monde, des astres et des cristaux. Elles s’arrêtaient au seuil des singularités trop irrégulières. Comme les lits du bandit Procuste, les théories coupaient de la réalité tout ce qui dépassait le modèle, et le laissait aux balayures du matériel inemployé par la forme. Depuis Leibniz, qui cherchait l’équation de chaque visage, la science ne se sépare plus de la connaissance des singularités, des irrégularités.

Et depuis le repas pour la multitude tiré au bord du lac de Tibériade à partir de deux ou trois croûtons de pain ou vieux poissons, de quelques résidus, la passion des arts littéraires ou plastiques a montré que le "reste" était toujours le plus important. Que chaque œuvre vraiment nouvelle faisait de quelques raclures des œuvres antérieures son éminent sujet. Shakespeare ou Proust n’ont-ils pas pratiqué cet adage de Philip Roth, que c’est en ouvrant ses propres poubelles que chacun est le plus créatif ? Ne pourrait-on désormais en faire le propos, et si je puis dire le propre, de notre civilisation ? Allons-nous augmenter nos déchets jusqu’à l’overdose et l’engloutissement ? Ou allons-nous faire du style l’art de faire de l’inintentionnel, du résidu, l’occasion de la singularité la plus vive ? L’occasion de rencontrer simplement l’irremplaçable ? De toutes façons le XXIème siècle sera l’age des déchets enfin honorés. Ou ne sera pas.

Nous ne savons plus rien réparer, réemployer, réinterpréter, et nous jetons pour recommencer avec quelque chose qui n’est jamais assez neuf.

Olivier Abel

Paru dans La Croix le 10 février 2000