Se montrer, s’effacer : réflexions sur une société non-humiliante

Il m’a paru important d’entrer dans le thème de la dignité par la question de l’humiliation, qui atteint et qui ronge la dignité, qui suscite l’indignation, mais aussi la honte, le ressentiment ou la culpabilité, et cette notion d’humiliation me semble assez vaste, polysémique, inquiétante, radicale, pour nommer la question. Ce sera l’une des thèses de départ de mon propos : on accorde trop d’importance à l’injustice, et pas assez à l’humiliation. Si tous nos efforts en direction d’une société plus juste piétinent et régressent, reprenons appui d’un autre pied, et voyons comment faire, donc, pour que nos institutions, exemplaires pour l’ensemble des liens, ne soient pas humiliantes ?

Car parfois on demande de la justice, de la juste rétribution et répartition des charges et des avantages, mais parfois on demande plus simplement, mais plus radicalement aussi, un minimum d’estime, de respect, de dignité. Parfois il faut s’attaquer aux faits d’injustice, à la force qui écrase le faible, mais parfois il faut plutôt s’attaquer à leurs justifications, qui fait taire la plainte et humilie le malheureux. Simone Weil écrit qu’on est barbare avec le faible, mais au centre de la barbarie il y a l’humiliation : parmi les causes de guerres et de conflits, on surestime la rationalité des intérêts, et on sous-estime ridiculement le rôle atroce de l’humiliation, qui engrosse les violences et les guerres de demain.

Je voudrais ici d’abord déplier cette idée d’une société non-humiliante, examiner différentes formes de l’humiliation et leur rapport à l’injustice. Puis je voudrais montrer que l’humiliation atteint à la fois la dignité comme estime et faculté de se montrer, et la dignité comme respect et faculté de se retirer. Et je chercherai enfin à déployer cette double faculté et ce qui peut l’autoriser, la favoriser. Il s’agit donc tout simplement de repenser une forme de lien social qui résiste à l’humiliation par les deux bouts : par le courage qui affiche son indignation, mais aussi par l’humilité qui inverse la figure de la dignité.

1. Une société non-humiliante

La société décente

Comment la société peut-elle être la moins humiliante possible pour ses membres — mais aussi pour tous ceux qui sans en être « membres » dépendent d’elle, et par exemple, comment faisons-nous avec les sans-papiers ? Avishai Margalit pose ce genre de questions dans son livre sur La société décente (Paris : Climats, 1999) : « Qu’est-ce qu’une société décente? ». Il propose d’y répondre par l’idée que dans une société décente les institutions n’humilient pas les gens, et établit une différence entre une société décente et une société civilisée, dont les membres ne s’humilient pas les uns les autres. Que seraient des institutions non humiliantes, pouvons nous en proposer un test ? Respecter l’autre c’est un peu vague, par contre ne pas humilier l’autre c’est une notion sur laquelle on peut se fonder pour établir des règles, des tests qui ont valeur d’avertissements. Prenons l’exemple des institutions judiciaires et pénales. Peut-on punir sans humilier ? Les châtiments sont la pierre de touche pour une société décente. Quand cela existe, on traite souvent les appelés du « service national » beaucoup plus durement que les détenus, et pourtant ils ne se sentent pas humiliés. Il y a donc autre chose en cause que la dureté physique du traitement. Qu’est-ce qui est le plus humiliant: être battu en public ou isolé pendant dix ans, soustrait aux regards. Nos formes de châtiment sont des concentrés anthropologiques auxquels nous devons être attentifs. Mais nous aurions pu prendre la police des frontières et les guichets des visas, ou bien nos écoles et nos hôpitaux. Nos institutions traitent-elles les gens avec dignité ?

Cette question est introduite par Avishai Margalit à partir de la tension entre une conception anarchique et une conception stoïcienne. Pour la première toute institution est forcément humiliante, et il faudrait supprimer toute institution comme abritant un lien pervers entre un pouvoir exercé sans contre pouvoir et le désir d’être ainsi traité. Mais une société qui exercerait un capitalisme absolument sauvage pourrait à la limite être une société sans institution : ne serait-elle pas une société humiliante ? La conception stoïcienne tient à l’inverse qu’aucune institution ne peut humilier, et qu’aucune forme de société ne saurait être humiliante pour qui a atteint un minimum de maîtrise de soi-même. L’esclavage n’atteint pas l’esclave : Epictète était esclave et fut pourtant le maître à penser d’empereurs, on venait de loin pour l’écouter.

On peut signaler au passage une variante chrétienne du stoïcisme. Dieu donne à tous sans mérite, sans égard au rang, il donne dignité. Saint Augustin disait : Dieu ne choisit pas les dignes mais en choisissant, il rend digne. Il rend capable. Nous avons un rapport à l’humiliation assez stoïcien dans ce genre d’affirmation : si l’on est humble on ne peut pas être humilié. Soyons donc tous humbles. Mais il est un peu facile d’être humble pour n’être jamais humilié, et il est sans doute important de faire parfois l’expérience de l’humiliation. Il y a aussi une variante « laïque » de la même idée que nous sommes tous à l’image de Dieu, quand Rousseau affirme qu’il y a une bonté humaine en tous, une faculté de ressemblance et de rapprochement, et en tout homme une faculté de reconnaître le bon (que l’on éprouve éventuellement à travers le remords, le repentir, qu’il ne faut surtout pas confondre avec le ressentiment). Quoi qu’il en soit il serait excessif et peu éclairant de dire que les institutions humilient toujours ou de dire qu’elles n’humilient jamais. Elles n’humilient pas forcément, mais elles peuvent le faire, quant elles manquent à leur fonction positive de théâtre d’apparition et de scènes favorables à l’estime de soi, mais aussi quand elles manquent à leur fonction négative de protection des faibles, d’écran qui oblige au respect. Ce sera la double ligne de mon propos ultérieur.

Les registres de l’humiliation

J’avançais que nous sommes trop focalisés sur l’injustice, et de plus nous réduisons l’injustice à une inégalité économique : tout dans notre société semble pointer la pauvreté comme le plus grand malheur — c’est ce qui, selon Pasolini, la corrompt profondément[1]. Certes c’est la culture profonde de l’Europe que de ne pas se résigner à la séparation entre les riches et les pauvres. Il ne faut pas cependant que ce combat légitime nous fasse passer à côté de quelque chose parfois beaucoup plus grave. Il manque d’abord une réflexion sur la violence, sur la force, la spécificité de la domination par le rapport de force, qui est aujourd’hui souvent pratiqué, manié, instrumenté, sans être pensé dans ses effets. Lorsque quelqu’un utilise son pouvoir sans laisser à l’autre la possibilité d’un contre-pouvoir, il y a violence, dit Paul Ricœur, et c’est une forme d’humiliation. Il faut toujours laisser à l’autre de quoi nous faire un peu mal, « un petit couteau ». Si nous imaginons une société dont on aurait entièrement éliminé l’exploitation économique, elle pourrait encore être soumise à une domination politique par les monopoles des moyens de coercition, et ce fut la naïveté du marxisme que d’avoir cru que supprimer toute exploitation amènerait ipso facto à la suppression de toute violence : ne répétons pas cette terrible naïveté. Les libertés, au sens fort des libertés politiques, des contre-pouvoirs, sont ici essentielles à la dignité.

Allons plus loin : on pourrait imaginer une société sans exploitation économique ni violence politique, il demeurerait sans doute alors encore la possibilité d’une aliénation intime de la culture, comme on le voit dans les sociétés managées par la consommation de masse. Il nous manque donc aussi de repenser sérieusement la dimension de l’aliénation, sur laquelle le marxisme avait beaucoup insisté. Cette notion venait de Rousseau : les gens peuvent être dépossédés de leur propre volonté, de leur voix, de leur désir, de leur propre estime et évaluation de ce qui est bon. C’est aussi l’idée d’Emerson, à propos de la confiance en soi. La dignité, au fond, ce serait la faculté d’avoir confiance en soi, en son propre jugement. Le conformisme consisterait à ôter aux gens cette confiance en soi — et c’est la pire des humiliations. Sans confiance en sa propre parole, sans crédit accordé à la parole d’autrui et au langage même, la société s’effondre sur elle-même. Lorsqu’on est réduit à n’exister que par sa manière de consommer, cette aliénation est aussi une dépossession de notre propre désir, de notre propre évaluation et image de la vie bonne, et jusqu’à cette humiliation intime de n’avoir plus aucune foi en rien.

On le voit sur ces différents registres, une société pourrait donc être juste et équitable, et demeurer très humiliante. Je résumerai ainsi les trois registres brièvement parcourus, et qui suivent la trilogie kantienne des passions du pouvoir, de l’avoir, et du valoir[2] : il y a l’humiliation politique non pas seulement d’être battu, mais d’être trop faible pour pouvoir même faire un peu de mal au fort[3] ; il y a l’humiliation économique non pas même d’être exploité et asservi, mais d’être inutile et superflu[4] ; il y a l’humiliation culturelle, au sens large, d’être non seulement submergé par l’imaginaire des publicités télévisées, mais discrédité sans parole ni estime de soi. Or les humiliés à leur tour risquent d’être humiliants[5]. Ce qui peut rompre cette logique de l’humiliation, c’est quelque chose que faute de mieux j’appellerai ici l’amour, et qu’ensuite je déclinerai sous la figure de l’estime qui regarde l’autre comme soi-même dans une sorte d’amitié, et sous la figure du respect qui fait place à l’altérité de l’autre — et de soi-même comme un autre.

Justice et amour

C’est que pour combattre l’humiliation, il faut quelque chose qui soit capable de nous faire sentir nos ressemblances avec nos prochains, nos proximités ; quelque chose qui nous rapproche, et nous fasse voir à la fois notre identité profonde et notre radicale altérité. Cette force de rapprochement, dans son caractère flou, justement, et même dans son caractère dangereux on y viendra, je ne sais pas comment l’appeler autrement que l’amour. La justice se bat contre l’injustice de la force et de l’oppression politique, contre l’injustice de la pauvreté et de l’exploitation économique, contre l’injustice de la séduction et de l’aliénation d’une culture de consommation. Mais l’amour se bat contre l’humiliation d’être soumis sans broncher, contre l’humiliation d’être inutile et inemployable, contre l’humiliation de n’avoir plus aucune confiance en rien.

Ce sont les deux grandes forces qui traversent la morale, la politique et l’esprit. L’une est tournée vers le proche, je veux dire le rapprochement enchanté, l’amour. L’autre est tournée vers le lointain, et veut mettre les distances respectables, la justice. L’une voudrait le don pur, l’agapè ; l’autre voudrait l’échange exact, la rétribution. L’une est immense et poétique, l’autre est mesuré et prosaïque. L’amour parfois rapproche trop les humains, mais la justice souvent les éloigne trop. C’est l’ambiguïté de l’amour qu’en rapprochant et sous le couvert de la sympathie, il peut abriter la domestication, la mise en servitude du proche, et donc l’humiliation. Mais justement c’est aussi l’amour qui peut sentir et briser les rapprochements mauvais. C’est de même l’ambiguïté de la justice qu’en éloignant et sous le couvert des distances respectables, elle peut abriter l’indifférence et la froide instrumentalisation. Comme l’a montré John Rawls, mais on trouve aussi cela dans le grand ouvrage de Luc Boltanski et Laurent Thévenot[6], la justice réelle suppose que certaines différences et inégalités soient acceptées comme préférables, sur fond d’une commune condition. Pour sa part, l’amour suppose des humiliations acceptées comme préférables : ce ne sont alors plus des humiliations, mais de l’humilité, cette docilité confiante sans laquelle on ne saurait soutenir les décalages de la vie.

On peut bien sûr penser la société en termes de justes distances, de séparation des pouvoirs et de distinction des institutions : mais il faut bien qu’il y ait quelque chose qui parfois, soudain, rapproche les êtres et leur fasse sentir leur ressemblance, à la limite leur identité. Quand on n’a plus d’amour, on peut multiplier les réclamations de la justice, il manque quelque chose d’essentiel, et l’on ne sait plus ce que c’est. Peut-être parce que jadis nous avons trop sacrifié à l’amour, en termes de guerres de religion et de détresse amoureuse, nous nous tenons le plus loin possible de ces volcans, de ces fleuves qui débordent, nous les évitons. Nous voudrions au moins en espacer les explosions : mais n’en sont-elles pas plus terribles ? Heureux l’amour qui sait se convertir doucement en justice et trouver ses distances, mais heureuse la justice qui n’oublie pas l’amour auprès duquel seul elle peut habiter. Aujourd’hui cependant nous avons trop peur de l’amour, comme nous avons trop peur des religions. On a quelque raison, parce que ce ne sont pas seulement des « bons sentiments ». Et pourtant, de tout temps les sociétés les plus intenses et les cultures les plus fécondes se sont installées au pied des volcans, des fleuves qui débordent. Que se passerait-il si on les supprimait ? On ne sait pas. Il nous manquerait sans doute une des deux grandes forces de la vie, celle qui rapproche les êtres.

2. La dignité comme estime et comme respect

Le double sens de l’humiliation

Qu’est-ce donc qu’humilier ? C’est d’abord traiter quelqu’un comme sa chose proche et maniable, ou un numéro anonyme, mais pas vraiment comme un autre humain. On ne le voit pas, on ne voit pas sa ressemblance avec nous. Ainsi les esclaves étaient dressés à ne pas regarder leurs maîtres et les maîtres pouvaient agir devant leurs esclaves ou leur domestiques comme si ceux-ci ne pouvaient pas les voir. Mais ce qui complique le problème c’est qu’on peut se sentir humilié sans raison valable, ou bien avoir toutes les raisons d’être humilié et ne pas se sentir humilié ! Qu’est-ce donc qu’une raison valable de se sentir humilié ? Je dirai d’abord que l’humiliation est une atteinte à l’estime de soi. On se moque de quelqu’un pour le renvoyer dans son coin. On lui fait honte de son désir et de son expression, ce qui est le fond de la honte. On fait honte aux gens de leur appartenance, de leur identité, de leur forme de vie. Des groupes ont été rendus vulnérables parce que leur forme d’expression a été rejetée, ou est devenue la cible d’évaluations perpétuellement négatives. Je dirai par ailleurs que l’humiliation est une atteinte au respect de soi, à la décence, à la vie privée. La société civilisée a érigé des espaces d’intimité à l’abri des médisances et des rumeurs, des ragots. D’où l’importance de la ville comme lieu où la médisance disparaît grâce à l’anonymat. Il y a là une libération de la pression humiliante de devoir sans cesse pouvoir être identifié et comparé, de devoir susciter l’estime, de devoir être considéré. Dans la société civilisée nous pouvons tous être des veuves ou des orphelins, des étrangers de passage, des êtres vulnérables, sans que cela se sache, à une distance respectueuse. Mais on peut toujours basculer dans une société totalitaire, où cette séparation entre vie publique et vie privée est délibérément abattue : justement, le totalitarisme cherche à rendre l’intimité impossible.

Bernard Williams, philosophe américain de la morale, affirme qu’il y a des émotions rouges, celles qui apparaissent sous le regard d’autrui, et des émotions blanches, qui se condensent sous le regard intérieur d’un autre soi-même en nous. Ainsi la honte est une émotion rouge, la culpabilité une émotion blanche. Mais l’humiliation serait comme une émotion rouge-blanche. L’humiliation touche à la fois à l’estime propre de quelqu’un à ses propres yeux et au respect que les autres ont de lui. C’est que le respect de soi-même, bien que fondé sur la valeur d’un homme à ses propres yeux, suppose implicitement le besoin d’autres êtres humains respectueux de lui. Il faut les deux pour réaliser la dignité. Mais aussi en touchant au respect que les autres ont de lui, on touche à sa propre estime de soi, et en touchant à son estime propre on affaiblit le respect que les autres peuvent avoir de lui. Il n’y a pas d’estime de soi sans respect d’autrui, et réciproquement. C’est ce zigzag entre soi et l’autre qui est atteint dans l’humiliation.

Pour prendre un autre point d’appui, je voudrais aussi évoquer Paul Ricœur chez qui on trouve une tension entre le sens de l’estime et celui du respect, entre la visée éthique et la loi morale. Il y a un lien d’implication mutuelle entre l’estime de soi et l’évaluation éthique qui tend à la vie bonne au sens d’Aristote, comme il y a un lien entre le respect de soi comme évaluation morale de ces mêmes actions soumises à l’épreuve de l’universalisation au sens de Kant. Estime de soi et respect de soi définissent la dimension éthique et morale de soi dans la mesure où ils caractérisent l’homme comme sujet d’imputation. L’éthique c’est la capacité du sujet à être responsable de lui-même. Et la morale, quant à elle, protège la face vulnérable et fragile de l’humain. Or nous avons tendance soit à ne voir que l’aspect vulnérable et la victimisation, soit à enfermer les humains dans une responsabilité tellement écrasante qu’on ne veut plus voir leur vulnérabilité. Il nous faut donc penser ensemble la responsabilité et la fragilité, et c’est pourquoi j’ai voulu penser la dignité comme cette tension entre l’estime de l’autre comme soi-même et le respect de soi-même comme un autre. La sagesse pratique consiste alors à zigzaguer entre ces deux visages, sans prétendre liquider les conflits et les tensions que cela peut comporter. La dignité n’est jamais acquise une fois pour toutes, elle est toujours à réinventer.

L’estime de soi

Dans la dignité, ce que l’humiliation atteint, c’est d’abord l’estime de soi, ou bien l’estime de l’autre considéré comme un autre soi, comme capable de dire je et de formuler le vœu de ce que serait pour lui une « vie bonne ». C’est un problème que l’on rencontre par exemple souvent dans l’éthique bio-médicale : à quel moment peut-on dire que la vie n’est plus digne d’être vécue ? La règle en éthique, c’est de faire crédit à chacun de la capacité de désigner ce qui est bon pour lui. Il faut imaginer chacun heureux. « Il faut imaginer Sisyphe heureux », disait Camus. On touche ici à la dignité sous l’idée de responsabilité, d’autonomie, de capacité physique, mentale, communicationnelle. Il s’agit de respecter chez l’autre cette capacité de s’imputer à soi-même des sensations, des sentiments, des expressions, des actions, et de dire « c’est moi », je suis responsable.

Or dans une vie, il y a des choses que je subis et des choses que j’agis. Une vie qui vaut la peine d’être vécue est celle où l’on est non seulement capable d’agir mais de sentir ce que l’on fait, et non seulement de subir et de sentir, mais d’agir à partir de ce que nous sentons, subissons et recevons. Une vie bonne, ainsi, ce n’est pas seulement un concept mais cela se raconte, dans un délicat enchevêtrement avec les histoires de vie des autres. Il y a une pluralité narrative des conceptions de la vie bonne et digne d’être vécue. Une personne s’estime elle-même par cette capacité à rassembler sa vie, à la raconter, à dire « je suis celui qui…, et qui et qui… », et à en faire voir, aux yeux des autres et à ses propres yeux, la cohérence parfois inédite ou inaperçue. Il y a donc aussi une unité narrative qui repose sur la capacité des sujets à s’interpréter eux-mêmes, en acceptant que cette interprétation soit embarquée dans les variations et les vicissitudes du temps.

C’est cela qu’attaque la torture : elle cherche d’abord à briser cette estime de soi, et les régimes totalitaires visent à faire des gens sans racines, sans souvenirs : malléables, incapables de raconter eux-mêmes leur propre histoire, incapables de déployer leur propre visée de vie bonne. A l’inverse, une société favorable à l’estime de soi serait une société qui refuserait le sentiment général d’être superflu, qui se révolterait à l’idée qu’il vaudrait mieux pour certains de n’être pas nés. Ce serait une société dont les institutions permettraient à chacun d’interpréter devant les autres qui ils sont, et de devenir ainsi acteurs et auteurs de leur propre vie. Ce serait une société dont les institutions seraient les plus ouvertes à un « droit de paraître », comme un théâtre où nous nous essayons tour à tour. Pour cela, une société d’estime devrait pluraliser les espaces d’apparitions, et inventer une multiplicité de lieux pour que chacun ait la chance de trouver sa plus propre expression.

Le respect de l’autre

Dans la dignité, ce que l’humiliation atteint, c’est ensuite le respect de l’autre, ou le respect de soi-même comme un autre. Le respect est fondé sur un concept beaucoup plus « kantien ». Il y a une dignité de chacun par principe, non par ce qu’il en fait, mais par principe. Traiter soi-même, et tout autre (et soi-même comme n’importe quel autre) comme une fin et non comme un moyen, c’est-à-dire comme étant sans prix, sans équivalent, sans comparaison, et sans chercher à entrer dans le calcul des causes ni des conséquences utiles ou nuisibles, tel est ce principe radical. Le concept d’autonomie chez Kant, on le voit, n’a pas grand-chose à voir avec cette idée un peu affadie et conformiste que nous avons de l’homme maître de lui, en pleine forme physique et mentale, etc. Je dirai même, quitte à prendre à rebrousse poil l’image du moralisme kantien, que dans son rapport au temps comme dans son caractère inconditionnel l’impératif catégorique n’est pas sans affinité avec l’agapè.

Avec le respect ainsi défini, il s’agit de concevoir la dignité justement là où elle n’est pas en forme, là où elle tremble, et c’est là qu’elle révèle sa structure intime. La vulnérabilité d’un corps est aussi indicatrice pour la dignité que la responsabilité d’une conscience maîtresse de ses moyens, et tout corps est sujet même là où nous ne savons pas. Dans la maladie, l’épreuve, ou le deuil, le respect de soi consiste aussi à accepter de se voir soi-même comme un autre, et la dignité tient alors à cet autre regard susceptible de m’aider à me voir moi-même autrement. La réflexion qui consiste à dire qu’il n’y a pas de seuil que l’on puisse évaluer et fixer une fois pour toute de la vie bonne, de la vie digne d’être vécue, est tout à fait essentielle ; et il convient que des règles morales et juridiques protègent l’individu devant la réaction sacrificielle de la société qui dit : « ceux-là n’ont plus de dignité, on peut les laisser tomber. »

On se souvient de ce passage des évangiles où des pharisiens interrogent Jésus à propos de l’impôt qu’il convient ou non de payer à César ; et la réponse de Jésus est : « Il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », c’est-à-dire à l’homme, qui est à l’image de Dieu. Cette réflexion sur l’image de Dieu est importante, parce qu’aujourd’hui les sciences, la biologie, les médias sont devenus une fabrique d’images de l’homme. Et là où une théologie un peu décente aurait dit : « nous ne savons pas ce qu’est l’image de l’homme, nous n’avons pas d’image de Dieu », les nouveaux bio-pouvoirs réduisent l’humain à un corps de machine ou de code génétique[7]. Or la recherche génétique arrive à faire croire que le voile d’ignorance est déchiré. Cependant, plus on a de connaissances, plus il faut instituer politiquement les procédures qui donnent à chacun toutes ses chances. L’anonymat est très important ainsi que le droit de ne pas savoir. Les institutions, l’école, la santé publique, les prisons mêmes doivent briser les logiques de contamination de misère et de malheur, obliger en quelque sorte au respect, des autres, mais aussi de soi par les autres et par soi.

3. Se montrer, se retirer

Un espace commun d’apparition

Une image éblouissante me revient du temps où j’enseignais la philosophie au Tchad, à Bongor : c’était la nuit, et pieds nus dans la poussière une foule accourait à l’appel des tams-tams pour s’arrêter autour d’un cercle de lumière, au plus fort du bruit. Et là, sous la seule lampe, comme à tour de rôle apparaissaient les danseurs pour faire leur numéro, montrer de quoi ils étaient capables, s’essayer, interpréter le rythme. Je sentais battre le cœur du jazz, mais aussi bien l’Iliade, Diomède précédant le numéro de Hector, précédant le numéro d’Achille, l’un reculant quand l’autre avance, ou l’autre lui faisant place. Et je me disais, dans un langage proche de celui de Hannah Arendt : le monde que nous cherchons est un espace d’apparition où nous pourrions comparaître pour différer ensemble, avant de céder la place les uns aux autres et de disparaître. C’est un monde où nous pourrions tour à tour nous avancer vers le milieu du cercle, interpréter par nos paroles et par nos actes « qui » nous sommes, et dont nous pourrions parfois nous retirer.

Mais ce n’est pas notre monde. Une assez faible partie de la société et de l’humanité semble mise en situation de faire voir de quoi ils sont capables, car les places sur l’estrade de la réussite économique sont rares et chères, et la compétition de plus en plus rude. Dans notre société, la différence entre les « grands » et les « petits » passe justement entre autres par cette différence : le grand peut montrer qui il est, il est créatif, il lance sans cesse de nouveaux projets avec des connexions lointaines, et il est capable de conduire simultanément une multiplicité de connexions. Le petit à l’inverse est dans l’incapacité de montrer jamais qui il est : il est retiré, invisible, il a peu de liens mais dans sa peur d’être jeté, délaissé, il s’y accroche farouchement et cela le bloque.

Ce clivage est plus complexe encore : car nombreux sont ceux qui sont obligés de se montrer, obligés de courir pour rester dans la course, obligés de faire voir et de prouver sans cesse qu’ils sont encore capables de ceci et de cela. Et rares sont ceux qui ont le luxe et le privilège de pouvoir se retirer du monde : ce sont ceux qui ont été plus vite que les autres et qui se sont donnés un peu d’avance, les moyens de se retirer. Autre chose la faculté de se montrer, autre chose le fait humiliant d’être montré malgré soi, condamné à endosser avec le sourire un rôle dans lequel on ne se reconnaît pas. Autre chose la faculté de se retirer, autre chose le fait humiliant d’être malgré soi exclu du jeu, inemployable, pour toujours invisible. Il n’y a de communauté humaine que si ce sont le mêmes qui peuvent entrer et sortir de l’échange, avec des libertés et des obligations comparables, les mêmes qui peuvent se connecter ou se déconnecter, se montrer ou se retirer, chacun selon son rythme.

Le courage de se montrer

Si la dignité réside dans l’estime de soi et la capacité à se montrer, cela n’est pas évident ni assuré, parce qu’il faut d’abord avoir de quoi paraître, de quoi se distinguer et s’essayer par diverses interprétations de soi. Nul ne peut se distinguer s’il n’a pas auparavant été nommé, reconnu, raconté et identifié par d’autres. Pour se montrer et montrer de quoi on est capable, mais aussi de quoi l’on est incapable, il faut un minimum de formation, une dotation initiale. On peut certes dire que s’exercer en relation avec les autres, essayer en diverses guises de dévoiler qui l’on est, jouer, augmenter le nombre de connexions, c’est aussi augmenter nos capacités de sentir et d’agir à plusieurs, et notre capacité à soutenir la complexité des ultramodernes réseaux. Mais concrètement, comment placer quelque chose comme un « droit de paraître » au fondement de la cité comme espace commun d’apparition ? Comment faire pour qu’il soit donné à chacun la chance de se montrer, un droit d’accès à l’espace public ? Et comment pluraliser les espaces d’apparitions ?

Je ne prendrai qu’un exemple, sur l’un des registres désignés plus haut. En France, on a beaucoup entendu parler d’un régime de protection sociale bizarre, celui de ce qu’on appele les intermittents du spectacle. L’idée est de donner une petite assurance de revenus pendant les périodes où une certaine catégorie d’artistes ou d’employés du spectacle ne travaillent pas. La justification de ce dispositif, qui amortit le choc d’une mobilité imposée, tient à la reconnaissance que ces périodes « chômées » sont des périodes de création ou de préparation. Il y est donc admis que ces personnes aient besoin de périodes en-dehors du temps proprement productif et rentable pour être ce qu’elles sont, pour faire ce qu’elles font. Cette reconnaissance, par laquelle on ne rémunère pas la seule prestation, au prix du marché, mais la période préparatoire elle-même, opère une régulation de l’exploitation et donne à chacun sa chance. Ce statut est à reprendre sur des bases plus larges, car nous nous trouvons à l’époque du « management créatif » et surtout des petits boulots précaires, alors que notre régime social est encore celui de la taylorisation industrielle. Certes il faudrait mieux répartir la charge de ces périodes de formation, de ce crédit, de cette dotation qui permettraient à chacun de préparer, éventuellement en partenariat avec d’autres, son « projet » ? Quand donc comprendrons-nous que nous sommes tous des intermittents du spectacle ?

Mais cela suppose aussi du courage, le courage de prendre place, de s’avancer, de s’exposer, de s’exprimer, de ne pas se retirer trop vite, de jouer le jeu. La conversation, qui est en quelque sorte l’élément de cet espace commun d’apparition, demande déjà de ne pas craindre notre expressivité, même si l’autre nous la renvoie mal comprise. Il faut accepter la possibilité de la méprise pour courageusement la reprendre, sans relâche, et justement ne pas se résigner au mépris. La conversation humaine demande, sans crainte de paraître banal, le courage de sortir ce qu’au premier abord on aurait mis à la poubelle, dont on aurait eu honte de parler. Le premier qui a ce courage, sans crainte d’être jugé, sans se sentir obligé de se justifier, de s’expliquer, libère la parole et ouvre le cercle de la conversation. Car celle-ci s’éteint vite dans la flatterie mutuelle, dans l’excès de précautions et de platitudes. Il faut aussi du courage parce que nos actes et nos paroles nous engagent, et que parlant pour moi j’accepte de parler pour d’autres, de prendre la responsabilité d’une parole qui me dépasse. Je dois donc accepter d’être crédible et cohérent avec ce que je dis — c’est tellement plus facile de ne pas prendre sa propre parole au sérieux ! Et combien dont les talents sont enterrés, non pas seulement parce qu’ils n’ont pas eu l’occasion de les déplier, mais parce qu’ils n’ont jamais eu le courage de sauter sur les petites chances qui se présentaient, attendant chaque fois une occasion qui aurait été parfaite, et qui jamais ne viendra. Il y a enfin un courage de se battre qui est aussi un courage de se battre pour les autres, de s’indigner de ce qui les humilie, de les encourager à ne pas se résigner.

L’humilité de se retirer

A l’inverse, qu’est-ce qui nous autorise à nous retirer? C’est d’abord certainement d’avoir eu la possibilité de nous montrer, de faire voir qui nous étions. Les deux possibilités sont liées : aurions-nous le courage de nous montrer, de nous exposer, si nous n’avions pas au rebours l’assurance de pouvoir nous retirer, nous effacer ? Mais la question de savoir ce qui nous autorise à nous retirer est plus délicate encore que celle de savoir ce qui nous autorise à nous montrer. Il n’y a pas grand chose dans notre société qui valorise et autorise le retrait, le bonheur de s’effacer à notre tour devant les autres pour leur faire place. C’est la question de savoir ce qui nous permet d’accepter la fugacité de nos gestes et de nos mots, leur fragilité éphémère. Mais ceux qui sont allés assez loin dans la connaissance de soi sous divers profils, ont plus de chance de toucher ce point où l’on bascule dans l’insouci de soi, où l’on ne désire plus qu’être, simplement, que s’effacer dans l’être[8]. Car il est un point d’humilité, de docilité, où l’on ne cherche plus à sa qualifier, à montrer ses qualités, mais où l’on s’accepte sans qualité. L’humilité ici inverse la figure de ce qui est digne, et retourne le paradoxe de la « dignité » : plus on a affaire à des individus importants, compétents, ayant conscience de leur valeur, et plus les aléas de la vie risquent de les humilier, de les faire tomber de haut. Etre modeste, c’est être sage, ne pas vouloir tout le temps se mettre en avant, jouer le jeu de diminuer pour que d’autres puissent grandir.

Mais la question demeure : qu’est ce qui autorise l’humilité véritable, une humilité qui ne serait pas la conséquence de l’humiliation ou son anticipation, mais ce qui y résiste ? Qu’est-ce qui nous permet de ne pas être montré et exposé malgré nous. Je m’attarderai ici sur un point qui me paraît essentiel pour fonder un véritable droit de retrait de l’espace public : une dotation d’habitat, qui serait la condition pour entrer et sortir des échanges. Ce droit d’habiter, plus politique et plus radical que tout droit social au logement, serait quelque chose comme le droit d’avoir de l’indisponible. Ce serait une réserve inaliénable, un lieu d’opacité. C’est cette réserve, cet indisponible, que j’estime absolument nécessaire au maintien de la personne: n’est-ce pas le malheur du SDF que d’être obligé de s’exposer, d’être perpétuellement en scène, sans possibilité de retrait; et sans la possibilité d’avoir du « propre ». Si même l’on accepte les postulats de l’économie de marché, le jeu suppose que l’on puisse entrer dans l’activité et l’échange du travail et des oeuvres humaines, et en sortir, parce qu’on a de quoi rester sur la touche sans être jeté de la vie. C’est la condition discrète de la cohabitation par laquelle j’apprends à me montrer sans sortir de chez moi, mais où j’apprends aussi à faire place aux autres.

Je ne voudrais pas terminer cependant sans faire scintiller une dernière facette de la faculté de se retirer. Il est des moments où l’on voudrait se retirer du monde, faire dissidence. Le respect de soi est à ce prix. On revient ici sur un registre essentiel à la liberté politique, mais exemplaire pour d’autres registres. Mon hypothèse ici serait que l’institution du respect de soi se fonde dans la faculté de résilier. On a une garantie contre toute humiliation quand vraiment les citoyens sur tous les registres de leur existence ont la faculté de résilier, de dire « je sors, je ne joue pas le jeu… » C’est une conception un peu américaine, au sens où le réclamait Emerson ou Thoreau se retirant dans une cabane en rondins pour protester contre l’esclavage. Il ne faut pas sous estimer cette faculté de résiliation, aujourd’hui quasi-nulle dans un monde sans réelle échappatoire. Mais ici la modestie du retrait s’inverse vers le courage de désirer autre chose, sans honte. Emerson d’ailleurs établit un lien étrange entre la dissidence et la docilité. On le voit ici encore : la dignité est une valeur bien fluctuante, puisqu’elle ne semble exister qu’en oscillant sans cesse entre ces deux limites que sous différents noms et différentes figures nous n’avons cessé de frôler.

Olivier Abel

Publié dans La dignité aujourd’hui,
Bruxelles : Editions des Facultés Universitaires Saint-Louis, 2007.

Notes :

[1] Pourquoi, se demande-t-il, la jeunesse est-elle aussi malheureuse? Quelle est cette faute commune aux fascistes et aux révolutionnaires, aux prolétaires et aux bourgeois? C’est « l’idée que la pauvreté est le plus grand malheur du monde, et que donc à la culture des classes pauvres doit se substituer la culture de la classe dominante » (P.P.Pasolini, Lettres luthériennes, Petit traité pédagogique, Paris : Seuil-Points, 2000, p.17 (ce texte date de 1975).

[2]  Ricœur a repris cette trilogie dans son texte-programme « L’image de Dieu et l’épopée humaine »,  Histoire et vérité, Paris : Seuil, 1964.

[3] On devrait ne pas cesser de former des citoyens aptes à supporter une défaite sans se sentir humiliés, des citoyens fair-play (c’est une des forces de la culture et de la pédagogie anglaise). Mais on doit reconnaître avec François Tricaud commentant Hobbes, qu’il est optimiste de penser que les plus faibles ont toujours de quoi riposter aux forts, de telle sorte que les forts auraient intérêt à composer avec les faibles. Parfois les faibles sont entièrement désarmés, désespérés mais impuissants.

[4] C’est un des décalages profonds entre la condition masculine et la condition féminine dans bien des pays du monde, que les femmes ont un besoin vital d’émancipation, car elles subissent encore les servitudes, alors que les hommes subissent l’exclusion due à l’inutilité (un homme qui ne travaille pas n’est plus rien), et n’en peuvent plus d’être superflus.

[5] Si la police se montre trop souvent humiliante, c’est sans doute parce qu’elle s’est sentie parfois humiliée. Mais c’est toujours aux institutions de donner l’exemple.

[6] De la justification, Les économies de la grandeur, Paris: Gallimard, 1991.

[7] Cela irait dans une société où les choses et les animaux seraient traités avec respect, mais ce n’est pas le cas de la nôtre, et nous savons ce que sont les abattoirs aujourd’hui.

[8] Pasolini a eu cette formule très forte:  « Les personnes les plus adorables sont celles qui ne savent pas qu’elles ont des droits. Sont adorables également les personnes qui, tout en sachant qu’elles ont des droits, ne les revendiquent pas ou y renoncent tout simplement » (op.cit. p.222).