Désir d’immortalité et refus de vieillir

Une équipe de biologistes de l’Inserm de Montpellier a rendu leur jeunesse à des cellules humaines prélevées chez des personnes âgées et atteintes de sénescence : le vieillissement cellulaire serait donc réversible. D’autres équipes travaillent sur les mécanismes d’oxydation qui altèrent les cellules. D’autres encore scrutent les phénomènes de transdifférenciation qui permettent à certaines formes du vivant d’alterner indéfiniment vieillissement et rajeunissement, comme ces étonnantes méduses Turritopsis nutricula. La recherche biologique tourne autour des processus les plus intimes du vivant, mais l’opinion s’émeut d’immortalité, et rêve d’un monde où chacun pourrait rester enfin éternellement jeune. C’est que la biologie touche désormais à l’image de soi, à l’image de l’autre, elle est devenue, bien plus que la théologie dont c’était jadis la fonction éminente, une fabrique d’images de l’humain. C’est ici me semble-t-il que le philosophe, ou plus simplement tout citoyen réfléchi, peut rester perplexe.

Ma première perplexité concerne le vieillissement. Nous sommes dans une société où la longévité s’est considérablement accrue, et nous n’avons pas encore digéré ce choc économique et culturel. Comment faire une société capable de transmettre et d’inventer avec une moyenne d’âge doublée ? Ne reportons nous pas à plus tard la proportion de personnes dépendantes qu’il faudra soigner ? Que dira t’on aux personnes? Que l’on va leur donner des anti-vieillissants le plus tôt possible ? Qu’ils peuvent l’acheter ? Qu’ils ont la chance d’être dans une société qui leur offre tous les jours la dose nécessaire dans l’eau du robinet? La généralisation de la solitude dans les trajectoires de fin de vie, quand les proches sont partis et qu’on n’a plus que la télé, et l’extrême et inédite ségrégation des âges, devraient nous faire hésiter. Quelle est la valeur d’une survie, quand le pouvoir médical vous redonne du temps, mais un temps vide et inemployable ? On dira que chacun aura le choix. Pas sûr, s’il faut commencer très tôt. Et surtout on ne sait pas comment notre société va pouvoir s’installer durablement dans cette condition, où la mort comme la naissance et tout le reste sont et seront de plus en plus le résultat d’un choix. On ne fait ici qu’augmenter le tragique. Pourquoi d’ailleurs ce gigantesque effort pour allonger la longévité ? Peut-être est-ce encore notre religion de la croissance c’est à dire la peur panique qui est la nôtre face à l’entropie universelle et au silence infini des étoiles.

Ma seconde perplexité concerne notre rapport à la mort. Je crois que nous avons un problème collectif avec l’interprétation de la mort : qu’en faisons-nous ? Qu’allons nous en faire ? Refuser qu’elle arrive, n’est-ce pas d’avance programmer que nous allons devoir la faire arriver, en masse ? Voudrions nous régresser de la mort singulière de chacun à l’extinction en masse de populations prise dans leur ensemble ? Refuser la limite, la finitude, n’est ce pas un luxe au-dessus de nos moyens individuels, collectifs, et planétaires ? N’est ce pas vouloir une prolifération elle-même cancéreuse ? Est-ce simplement le refus de la génération ? On retrouve ici les vieilles religions gnostiques qui voulaient nous sauver de la mort par un savoir initiatique. Il nous faudrait au contraire inventer une manière d’interpréter la mort sobre et modeste, un peu comme cette remarque d’un enfant de dix ans : « ça y est, je sais à quoi ça sert la mort ! ça sert à faire de la place ». Certes rien ne nous prépare à cette attitude où nous nous effacerions à notre tour, avec allégresse et gratitude, pour laisser la place à d’autres. Tout nous pousse à augmenter, à grandir encore, et rien ne nous autorise à diminuer, à nous faire petit. Et pourtant à l’échelle du vivant la mort individuelle est une invention finalement rare des êtres supérieurs, et l’on a pu dire que c’est la mort qui a sculpté la vie. Oui, la mort entendue non comme le meurtre, ni comme l’extinction de l’espèce, mais comme ce qui arrive à chacun de nous, au moment où il reporte son souci de vivre sur d’autres que soi, est encore une invention de la vie, une invention très rare, et fragile, et précieuse.

Olivier Abel

Paru dansPanorama nov 2011.