La gratitude d’exister

Comment de la gratitude ouvrir l’éventail, ce « pli unanime », pour reprendre le mot de Mallarmé, par lequel tous les êtres rendent grâce d’exister ? Nous arpenterons à grands pas l’intervalle entre la verticalité de l’idée théologique de la grâce et l’horizontalité et l’amplitude éthique et politique de la gratitude et de la gratuité. Disons le d’emblée : la grâce de Dieu n’est pas ce qui répond au péché, mais ce qui répond au néant : elle ne vient pas couronner la nature, dans ce qu’elle aurait d’imparfait, elle est au commencement. Le fait que Dieu ait créé ce monde est une grâce. Toute apparition d’une existence, si fugace soit-elle, à la face du monde, est déjà un grâce. Et ce fut apparemment un plaisir pour Dieu que cela soit, puisqu’il dit que cela était bon. Notre réponse à ce plaisir de Dieu que cela soit, c’est d’abord et simplement notre plaisir d’exister. La gratitude suppose une docilité, une réceptivité, et tout simplement la faculté de recevoir, plus importante peut-être, plus délicate, que la faculté de donner.

Mais ce plaisir ne saurait pas plus être rendu tel quel à Dieu que nous ne « rendons » des cadeaux exactement identiques à ceux qui nous en ont fait. Nous rendons grâce en différant dans le temps l’expression de notre gratitude, et en donnant tout autre chose. Disons le avec les mots d’Hannah Arendt : au simple fait d’être né, à ce hasard absurde qui pourrait nous laisser le sentiment d’être superflus, désoeuvrés, inemployés, les humains répondent par l’initiative, la parole, l’action, la capacité à commencer à leur tour quelque chose de neuf. La gratitude d’exister se décline toujours déjà dans une extrême et infinie diversité. Le monde est ce « théâtre de la gloire de Dieu », où il est donné à chacun un droit de paraître, de montrer « qui » il est, de s’essayer, avant de s’effacer à son tour devant les suivants. Je peux saluer n’importe quelle créature, elle est mon semblable en tant déjà qu’elle rend grâce d’exister. C’est avec et parmi elles que j’existe. Et c’est ensemble que nous pouvons différer, « mutuellement témoins » de nos diverses façons de rendre grâce, comme le demandait Saint Basile de Césarée.

Tous les grands spirituels le disent, chacun à sa façon. Pour Calvin par exemple, la grâce, c’est l’insouci de soi, la dépréoccupation même de savoir si on a la grâce. C’est un re-commencement du monde. Tout est par grâce. Le monde n’est qu’un chant, qu’un rendre grâce. En quoi la nature rend-elle grâce ? Comprendre cela c’est comprendre la nature entière. Et comprendre ma propre gratitude, c’est me comprendre moi-même, de la tête aux pieds. Pour lui c’est à la gratitude que l’on mesure l’émancipation : comment sera-t-il émancipé, celui qui n’est pas capable de se retourner pour dire merci ? Qu’ils sont puérils encore, ces petits individus qui croient ne rien devoir à personne ! Oui, la gratitude a été le chemin des Lumières modernes, si celles ci nous appellent à « sortir de la minorité », comme le demandait Kant. Mais n’est-ce pas ce que le grand discours de l’émancipation a oublié en chemin ?

La gratitude est le moteur invisible de l’éthique entière, au sens où avec elle chacun est autorisé à interpréter ce qu’il a reçu, « responsable » de ce qu’il fait de sa vie et de ses rencontres. D’où les rescapés de la vie tirent-ils cette force, cette vitalité qui nous surprennent ? Je me souviens d’un minibus rouillé et défoncé à Kinshasa, surchargé de voyageurs, et sur lequel était peint : « si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » (Galates). D’où vient cette confiance, sinon de la faculté première de dire merci ? La gratitude est le moteur invisible de l’éthique entière, s’il s’agit enfin de cesser de se justifier d’exister. N’est-ce pas le pire aujourd’hui, de ne pouvoir exister qu’en étant qualifiés, en montrant qu’on est actif, utile, branché ? Celui qui se déplace pour dire merci, en quelque nom que ce soit, n’est-il pas celui qui exerce l’autorité, celui qui se sent autorisé à prendre le droit de dire merci ? N’est ce pas ce qui nous manque souvent aujourd’hui ?

Pourquoi tant d’ingratitude, et combien nous sommes rétrécis de faire comme si ce que nous avons et ce que nous sommes nous était dû. Comme si nous le méritions ! Il faudrait rappeler les hasards de la naissance, remettre un peu de tirage au sort dans les charges, offices et fonctions, de façon à ce que nul ne croit trop vite avoir ce qu’il mérite. Et élargir notre économie entière au sentiment que nous sommes au bénéfice d’un don originaire, et perpétué. Chaque matin le soleil se lève, chaque soir la nuit nous est donnée. A côté de la part due aux échanges et rétributions, aux équivalences plus ou moins symétriques, il faudrait rappeler la part du commun, du gratuit, du donné pour rien, du non marchand, du non appropriable. Le monde nous est offert à butiner, comme aux abeilles. Et si nous sommes tellement enclins à accumuler des biens privés, tristement, c’est peut-être simplement parce que nous avons perdu le paradigme mutuel du bien commun, cet éventail par lequel nous assemblons nos façons d’interpréter la gratitude d’exister, cet intervalle entre nous qui définit le monde commun, ce théâtre de la gloire de Dieu.

Olivier Abel

Paru dans Etudes, décembre 2010.

 

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)