Le sida, une commune condition

La lutte contre le Sida, depuis 15 ans, a peu à peu changé de forme, grâce aux progrès scientifiques, mais aussi à l’évolution de l’image de la maladie dans l’opinion publique. On est passé d’une peur intense à une excessive banalisation, aussi dangereuses l’une que l’autre. La peur, on la comprend : voilà une maladie dont la caractéristique, s’attaquant au système immunitaire, est d’ouvrir le corps à l’invasion des autres maladies. En un temps de mondialisation, d’ouverture généralisée des frontières et d’effondrement des systèmes d’identité symboliques, le sida est l’emblème de cette invasion. On sait que longtemps, dans l’imaginaire public, le sida semblait porté par une population « dangereuse » pour nos sociétés, homosexuels et autres « coupables ». Le premier combat a donc été de lutter contre cette peur et ce rejet des « coupables », et il a fallu dire que cette maladie n’était pas la conséquence de fautes morales, ni une épidémie statistique qui n’arrive qu’aux autres, mais un malheur absurde et bête à pleurer, et contre lequel il faut lutter. C’est alors que le poids de la morale a basculé de l’accent mis sur la culpabilité à celui de la victimité.

Dans cette lutte, la priorité devait d’abord revenir à la recherche scientifique, médicaments capables d’enrayer la baisse immunitaire, recherche de vaccin, etc. La force morale de cet effort, c’était (et cela reste) de ne pas baisser la garde face à l’adversité, de chercher à saisir toutes les chances. Le risque maintenant s’est inversé, en laissant croire qu’il y a une solution technique à tous les problèmes, sans jamais faire place au sentiment qu’il y a des limites à nos moyens et qu’il faut parfois durablement s’installer avec la question. C’est pourtant cette expérience qu’ont vécue les personnes séropositives, qui sont passés d’une maladie mortelle qui plaçait tout sous le signe de l’urgence à une maladie chronique et durable, semblable au diabète ou à l’obésité.

Et puis des positions morales diamétralement opposées avaient longtemps focalisé le débat sur le préservatif, comme si le souci de la "préservation de soi" était un rempart suffisant contre la maladie ! Le préservatif est sûrement très utile, mais ne risque-t-on pas d’isoler dans leur malheur ceux qui sont déjà touchés? Le combat contre la maladie ne passe-t-il pas pourtant d’abord par eux, pour qu’ils ne perdent pas confiance dans les autres et dans la vie, et pour que les autres puissent leur faire confiance? Pour enrayer cette épidémie, plutôt que de développer la "préservation de soi" (préservatif, éventuel vaccin) des indemnes, qui donne aux personnes séropositives le sentiment d’être de toute façon exclus du temps commun, il fallait d’abord développer tout ce qui pouvait retenir et soutenir leur capacité à se réinstaller dans la durée, à ne pas s’identifier eux-mêmes comme condamnés : possibilité d’avoir des enfants, des projets, confidentialité. C’est en effet le rôle des institutions (école, prison, santé publique), notamment par rapport aux populations les plus vulnérables (enfants et adolescents, immigrés en situation précaire, sdf, prisonniers, etc.) que de faire écran protecteur, de briser les « contaminations de malheur » par lesquelles un malheur de santé touche aussi l’instruction, l’emploi, etc. C’est ainsi qu’il faut équilibrer le sens commun de la responsabilité, de la capacité d’agir, par le sentiment partagé de la fragilité, et qu’il faut parfois refaire la « loi » non à partir du cas général, mais à partir des situations marginales les plus vulnérables.

Ce malheur appelle donc la solidarité : désarmer les paniques stupides, tout faire pour ne pas contraindre les séropositifs à garder pour eux un secret trop lourd, s’intéresser à la recherche et soutenir le personnel soignant, mais ne plus croire que la science peut tout résoudre et intégrer le sens de ses limites à notre manière de vivre-ensemble, faire du dépistage confidentiel un geste de responsabilité courant, ce sont quelques exemples de cette solidarité vitale. Mais avant tout, nous devons affronter la dimension planétaire d’un fléau lié à la mondialisation des échanges, et ne pas nous résigner à cette banalisation qui se résigne au sida comme maladie exotique ou lointaine, sans voir que c’est de toute façon une bombe qui concerne tout le monde, et désigne pour longtemps notre commune condition.

Paru dans La Croix le 16/12/02

Olivier Abel
Membre du Conseil National du Sida de 1997à 2001
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)