Où sont passés les hommes ?

Il y a presque 150 ans, Jules Michelet écrivait un plaidoyer vibrant pour La Femme. Il s’y lamentait sur la séparation entre l’homme, jeté sur la voie positive du progrès, et la femme, demeurée librement captive de la religion. Il se lamentait sur la tentation de faire des enfants dans cette séparation, et sur la ruine morale qui en résultait. C’est peut-être la question inverse, aujourd’hui, qui pourrait devenir la grande question, à la fois sociale, morale et politique, de notre temps de célibataires. L’homme ! Quand on fréquente certains clubs politiques plus ou moins exclusivement masculins, campés dans la « dénonciation » d’un monde dont ils ne voient la complexité que sous la figure du complot, on s’inquiète. Quand on entend certaines professions où les femmes sont à l’aise et les hommes incertains d’eux-mêmes, demandant un statut plus sûr ou une autorité renforcée, on s’alarme. Quand on voit des familles où le père, évaporé et puéril, quitte femme et enfants pour aller voir ailleurs s’il y est, et où la mère, jouant indifféremment tous les rôles, ne cherche même plus à faire place au père, à le nommer ni à l’obliger, on est consterné. Quand on entend des femmes se plaindre d’une société où « trop de mecs sont machos, puérils ou homos », bref inabordables dans un lien de véritable consentement amoureux, on se dit que décidément il y a un problème. Où sont passés les hommes ?

Je comprends que les mâles accents de cette question puissent inquiéter. N’est-ce pas sur ce trouble de l’image masculine que jouent nos virils démagogues, mettant en avant la souffrance des machos au cœur tendre et incompris, la déréliction des pères chômeurs abandonnés par femmes et enfants ? N’est-ce pas le problème de nos banlieues, où les garçons savent que de toute façon ils ne prendront jamais, leur tour venu, la place du père – et fantasment un Père plus puissant que leur misère ? Au fond aujourd’hui presque tout le monde est d’accord : on manque de pères, et il faudrait que le droit réinstitue la filiation par le père, donne toute sa place à la paternité, à la pleine et indissociable étendue de ses droits et devoirs. Les autres liens peuvent rester une affaire de vie privée, de consentement adulte, majeur et vacciné, mais la filiation, c’est notre affaire d’État. C’est là qu’on aurait besoin des hommes, des pères. Il ne s’agit pas de revenir au vieux modèle patriarcal, trop souvent destiné à briser le moral des jeunes femmes pour les assigner à leur rôle reproductif : mais de cesser de briser le moral masculin, de leur donner une place familiale qui soit non seulement acceptable, mais durable et désirable.

Or je doute qu’on y parvienne en pensant l’homme seulement dans la filiation, passant de l’état puéril à l’état paternel par je ne sais quel coup de baguette magique. Certes un père l’est justement par la capacité qu’il donne à son enfant de le quitter et de devenir parent à son tour. Mais cela suppose l’irruption d’un autre ordre : celui de la conjugalité. Comment sera-t-il père, celui qui jamais n’a été époux ? Or c’est là que le rôle masculin s’est non seulement troublé mais effacé et effondré. Où sont passés les hommes courtois, les hommes qui savent durablement flirter, au sens médiéval du terme ? Où sont passés les hommes capables de faire place à la distance, à la pudeur, au différend, dans la proximité, le désir, l’accord même avec cet autre semblable qu’est la femme ? Les femmes elles-mêmes aiment-elles encore des hommes capables de conjugalité ? C’est cette figure de l’Époux qui nous manque, et non pas tellement celle du Père qui en France n’a jamais désemparé. Au fond, la théologie chrétienne a peut-être trop bien réussi, si l’on considère que ce qui nous arrive est la faute à Paul ou à Jésus, quand ils annoncent qu’à la résurrection nous ne serons ni hommes ni femmes. Comme si la différence des sexes était encore une différence trop générale face à la singularité infinie dans laquelle nous verrons Dieu face à face! Mais ils parlaient de résurrection. Quant à nous, en attendant la mort de chacun, nous sommes encore masculins et féminins, portant chacun les deux moitiés, quoique l’une en nous porte seulement le désir de l’autre. Et nous ne connaissons la résurrection que sous la figure des fiançailles.

Paru dans La Croix, le 4 mars 1999

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)