L’éthique sans panique

On entre dans la réflexion éthique, aujourd’hui, par un sentiment général de vulnérabilité, de fragilité, et par le sentiment que nous sommes responsables du fragile. Fragilité des sujets (jusque dans leurs choix responsables, et qui se découvrent des corps un peu démunis là où ils s’étaient crus des esprits infinis et capables de tout) ; fragilité des institutions (dont nous prenons conscience qu’elles ne sont pas un cadre acquis définitif, et qu’elles peuvent très bien s’écrouler) ; fragilité du monde naturel (on ne peut plus le soumettre à tous les traitements et croire qu’il retrouvera toujours son équilibre, d’où le sentiment du caractère précaire et irremplaçable de notre condition terrestre). La peur, et pas seulement la peur de (la demande de sécurité) mais la peur pour (qui est une véritable passion éthique) nous oriente donc aujourd’hui davantage que le désir du bon. L’éthique des anciens était sans doute davantage tournée vers le bien commun, sans prendre assez au sérieux la possibilité du malheur. Nous sommes peut-être un peu trop mus par la crainte du pire — et la peur des maux passés nous empêche souvent de voir venir les maux présents. Nous devons apprendre à sentir ce que nous faisons.

On ne peut poursuivre la réflexion éthique qu’en résistant aux dérapages imaginaires, et autant à l’imaginaire des frayeurs excessives et des tabous, qu’à celui de la convoitise, de l’optimisme excessif —les débats sur le clonage ont été exemplaires de ces double dérapages. Dans quelques siècles, les unes et les autres paraîtront sans doute risibles. En tous cas, nous ne pouvons ni croire à la « gnose » d’un développement techno-scientifique qui nous permettrait d’abandonner un monde « foutu » pour refaire à volonté une condition humaine à partir d’un corps instrumentalisé, ni croire à cette idolâtrie panthéiste de la Vie qui prétend gommer les discontinuités individuelles de la naissance et de la mort dans un processus continu et sacré où les humains n’auraient aucune initiative pour interpréter ni modifier leur condition. Des deux côtés nous avons affaire à une tentation religieuse face à laquelle la théologie chrétienne, pour sa part, s’est toujours montrée critique. L’éthique que nous cherchons exige une certaine sobriété, même si elle sait qu’elle doit toujours faire avec l’imaginaire humain, ses peurs et ses espoirs : elle cherche à remettre les questions dans leur contexte qui est aussi social, culturel, économique, juridique — et finalement mondial.

L’éthique doit aussi savoir d’arrêter, et il ne faut pas plus faire comme s’il y avait une solution éthique à tous les problèmes que comme s’il y avait une solution technique ou une solution juridique ou législatives à tous les problèmes ! Trop souvent l’éthique parle avant d’avoir entendu la question. Dans nos sociétés, le souci éthique s’est d’ailleurs un peu trop concentré sur le choix et le consentement individuel, qui ne saurait évidemment tout justifier, et qui place parfois les sujets dans l’embarras d’une insoutenable indécision. Mais dans le même temps on a bien besoin de la réflexion éthique pour résister à l’impérialisme technique : l’ouverture technique de la possibilité du choix laisse entière la question du préférable. Et l’éthique, dont la parole est résistible et non-imposable ni contraignante, résiste aussi à la « juridicisation » qui voudrait tout poser en termes de « droits ». La condition morale n’est pas l’addition sans reste des droits et des devoirs, il y a toujours des décalages, des dissymétries. L’éthique fait ainsi place à la parole, à la conversation. Or les grandes questions, celles de la naissance et de la mort, comme celles des bifurcations de la vie à l’occasion des accidents de santé, demandent la parole – une parole irréductible à une information médicale ou biologique brute, comme aux règles du droit. Cette conversation est essentielle pour penser ensemble la génération et la mort, pour penser notre espace mutuel d’apparition.

Olivier Abel

Paru en 2012