Trouble dans la différence ses sexes

Le personnage principal du film La vie est belle de Frank Capra (1946), George Bailey, rentrant un soir à la maison, apprend de sa femme qu’il attend un bébé: — une fille ? un garçon ? — oui, répond-elle. Aujourd’hui, elle aurait précisé le sexe et proposé un prénom. Par contre cette incertitude sur le sexe de l’enfant à naître semble s’être reportée sur le sexe des adultes et parfois même sur leur « orientation sexuelle » : être tellement amoureux de quelqu’un qu’on a oublié de regarder son sexe ! Mais l’essentiel est le trouble quant à sa propre identité. Cette incertitude n’est pas seulement le fait des adolescents, et elle surgit plus encore dans les ruptures conjugales. À chaque couple qui se brise correspond un trouble profond sur nos rôles masculins et féminins : qu’est ce que c’est qu’être une femme, un homme ? Où m’attend-on ? Cela n’est pas surprenant si la conjugalité est le lieu où l’on interprète la différence des sexes. Car cette différence n’est pas une donnée immuable de la nature, où la biologie donnerait la Loi ; mais elle n’est pas non plus une invention malléable des cultures, que l’on pourrait défaire et refaire à merci. Non. Elle existe, mais on ne sait pas complètement ce qu’elle est. Elle n’existe qu’à être à chaque fois interprétée. Or aujourd’hui cette double différence est très vulnérable, il n’y a plus guère qu’aux toilettes qu’on trouve encore instituée une différence dames-messieurs, et c’est cette double interprétation qu’il faut soutenir, alimenter, et je dirais même applaudir.

Peut-être que ce désordonné lui-même a parfois quelque chose de séduisant : la non-assurance d’un homme ou d’une femme incertains de leurs rôles donne peut-être plus de prix à leur confiance. Mais si je dis qu’il faudrait soutenir et applaudir l’interprétation de cette différence que chaque couple propose, c’est qu’il ne faut pas sous-estimer les tribulations douloureuses que ce trouble entraîne, et qui n’est pas sans effet sur le désir de retrouver la bonne vieille différence masculin-féminin. Et qu’enfin un mec soit un mec. On risque cependant alors de retrouver tout autre chose. Car jadis il n’y avait pas que la différence entre les hommes et les femmes, mais aussi celle entre les maîtres et les esclaves. Et naguère encore, pourquoi le travestissement, interdit au peuple, était-il autorisé aux femmes de l’aristocratie (pensez à la Fronde) ? Ne sommes-nous pas en train de revenir à cette figure d’une caste dominante, au-dessus du troupeau ? — il est fini, le temps de Certains l’aiment chaud, où le travestissement était comique, et populaire, possible pour tous car « personne n’est parfait ».

Le christianisme, à chaque période où il a eu la force d’inventer et non la faiblesse de donner sa bénédiction à l’ordre établi, n’a eu de cesse de se battre contre cette polarité entre le rôle actif du maître et le rôle passif de l’esclave dans la relation sexuelle. Or le christianisme, et les sociétés qui en sont issues, c’était peut-être une parenthèse un peu folle ? Ce que nous avons tenté d’inventer, une société sans esclave, est quelque chose de très fragile, sexuellement. D’où peut-être la prostitution et aujourd’hui le tourisme sexuel (dans une autre langue tous les humains sont des animaux). En effet, la suppression du rapport dominant-dominé suppose d’interpréter la différence des sexes comme une différence entre des égaux, qui diffèrent ensemble, si l’on peut dire, relativement l’un à l’autre. Selon une alliance libre où l’on ne sait « qui » est actif, dans une réciprocité indécise — le sceau de cette égalité dans l’alliance est la possibilité du divorce. Bref il y a toute une histoire de la différence des sexes : on est passé d’une petite différence hiérarchique (de plus et de moins) à une différence incommensurable mais non hiérarchique (le romantisme), ou bien de la génération androgyne de 68 à la revendication publique des homosexualités d’aujourd’hui.

Tout se passe comme s’il y avait bien une différence des sexes, mais qu’on ne sait pas bien laquelle, et qu’il était de notre responsabilité de l’interpréter. Mais nous le faisons entre ces deux limites que ni on ne peut la « faire » ou la refaire artificiellement, comme si elle n’existait pas, ni prétendre jamais en avoir trouvé l’invariant (l’anthropologie à cet égard semble avoir pris la place de la théologie de jadis, d’énoncer l’indiscutable). On pourrait par exemple se demander pourquoi deux et pas plus ? Mais si on ébranle trop la dualité ou la différence des sexes, on risque d’en venir plutôt à augmenter la solitude. On peut certes se résigner à se faire plaisir à soi-même, mais comment ce faisant ne pas devenir sceptique à l’égard d’autrui ? Et si l’on ne peut forcer quelqu’un à jouir, comme écrivait Kant, peut-on éprouver un plaisir sans désirer le partager?

Quant au trouble des « orientations sexuelles », il m’est plutôt sympathique. Mais c’est aussi qu’il ne faut pas rêver ni paniquer. Dans quelques décennies ou dans quelques siècles, les couples continueront en général à se former autour de la différence des sexes, et les enfants continueront à naître, tranquillement, de ce genre de rencontre. Je ne nous vois pas bien refaçonner une condition humaine où cette différence ne serait qu’un cas résiduel — une nouvelle race intergalactique enfin délivrée d’un monde foutu et pourri ? Ni produire en éprouvette des générations de petits clones. J’ai la faiblesse de croire que le trouble lié à l’apparition publique des homosexualités est provisoire, et bénéfique, puisqu’il nous faut réinventer une différence des sexes sans retomber dans la relation maître esclave. C’est là une question que nous pouvons partager —et c’est déjà un plaisir.

Paru dans La Croix le 21 juin 2001.

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)