Une parentalité blessée

Une vulgate de la psychanalyse s’est installée pour longtemps dans nos moeurs. Il nous faudra bien apprendre à en tirer le meilleur, et à en moquer les excès. Plus compliqué parfois, il y a l’excès du meilleur. Parce que tout adulte a été enfant avant que d’être adulte, et porte en lui son indéfectible enfance, il est usuel désormais de penser que nos prédilections et nos travers viennent de notre enfance. Que les moindres mots et gestes de nos parents nous déterminent pour la vie.

De cette croyance générale, on tire un peu rapidement une culpabilité assez facile à manipuler. Les parents sont fautifs. On peut toujours les prendre en défaut ; pas assez d’amour ou pas assez de discipline, pas assez de confiance ou pas assez de soin, pas assez de proximité ou pas assez de respect. En plus il arrive souvent que le reproche soit justifié : mais le reproche toujours discutable n’a de sens que sur le mode du vis à vis éthique, et non sur le ton de postulat d’un savoir qui clôt toute discussion. Tout reproche cesserait si l’on écoutait justement un peu plus ce que la psychanalyse nous enseigne.

C’est que nous transmettons justement à nos enfants ce que nous ne désirions pas qu’il nous ait été transmis, et que nous ne désirions pas leur transmettre. Et que nous ne savons pas leur transmettre ce que nous voulons le plus leur transmettre. Bref : que les parents ont moins de pouvoir qu’ils ne le croient souvent. Je n’écris pas cela pour les excuser de se laver les mains après avoir jeté l’éponge! La défection des parents, leur lâcheté, sont inexcusables. Mais pour cela il faut leur apprendre à discerner tout ce qui dépend d’eux, et faire avec tout ce qui n’en dépend pas.

Mais pour les enfants aussi viendra un moment où ils devront cesser de modifier ce qui ne dépend pas d’eux, et de faire avec ce qu’ils ne peuvent ni jeter ni réparer. Un moment où ils auront la force de recevoir tout ce qui leur a été donné et d’en faire autre chose. Un moment où ils commenceront à donner autre chose que ce qu’on leur a donné. Un moment où ils commenceront à faire ce qui dépend d’eux pour agir et parler par eux-mêmes. C’est ainsi qu’ils rompront avec la malédiction tragique, interne à la différence des générations, que les victimes soient les coupables.

Une chose cependant me chagrine dans tout cela, comme un grain de sable, que j’hésite à formuler tant il rebrousse les sentiments. C’est le caractère unilatéral dans l’analyse de cette dissymétrie. Qu’on permette à un philosophe, un peu ignorant et étonné, d’enfoncer une porte probablement déjà ouverte. Les enfants ne viennent pas seulement après les parents. Pour partie ils sont contemporains et vivent ordinairement ensemble un nombre d’années assez conséquent. Après les enfants d’ailleurs la vie continue, assez modifiée. Et c’est même une image heureuse de la vie.

S’il arrive que certains parents, et peu ou prou un peu tous, traumatisent leurs enfants, n’y a-t-il pas en revanche une façon pour certains enfants, de traumatiser leurs parents, de les modifier d’une façon irrémédiable. La dissymétrie marche parfois à l’envers, et toutes les fragilités de l’adulte ne viennent pas de son enfance. Oui, qu’ils le veuillent ou non, bien souvent, par leurs gestes, par leurs paroles, les enfants font mal à leurs parents. Le plus souvent ils le font en toute innocence, en toute indifférence plus exactement ; il est difficile de le leur reprocher, mais ils le font. Et ce n’est pas sans laisser de trace. En retour d’ailleurs, trop souvent, les parents font mal à leurs enfants, ils le font avec la véhémence de l’amour blessé. Leur caractère peut en être profondément changé, et finir par prendre la forme du lien avec les enfants.

Toute naissance et tout nouvel enfant d’ailleurs ne sont-ils pas, pour le psychisme le plus profond des parents, un fait irréversible. Celui-ci fut-il une intense promesse de bonheur, les parents font-ils jamais ce qu’ils veulent, savent-il jamais ce qu’ils font ? Pour les parents autant que pour les enfants, il y a juste quelque chose qui arrive, et dont nul n’est conscient. Pour le pire, mais aussi pour le meilleur. Il serait bon de reprendre notre vulgate à l’envers, non pour supprimer la dissymétrie du rapport des grands et des petits, mais au contraire pour mieux la déplier dans les deux sens.

Paru dans La Croix 30/05/05

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)