Le rôle de l’État dans la réanimation de la vie politique

Comment résister à la corrup­tion de la citoyenneté par la fuite de plus en plus générale hors de la sphère publi­que vers le confort privé, sinon vers une contemplation qui se retire du monde commun ? Difficile question. Chaque réponse que nous serions tentés de lui apporter risque en effet de soulever de nouveaux problèmes, plus lourds, plus menaçants encore que les précédents. Sommes-nous d’ailleurs d’accord sur le problème ? Ce serait trop beau, et déjà l’avoir grandement résolu. Ne vaut-il pas mieux accepter ensemble de vivre tranquillement et durablement avec le difficile problème du politique, sans croire qu’il y ait nulle part une solution miracle qui permettrait de le dissoudre définitivement ? Ce problème ne tient-il pas justement au fait que les contemporains ne voient pas le problème au même endroit ? Et ne tient-il pas au fait, surprenant, que chaque génération doit en quelque sorte réinventer son pacte avec l’existence politique ?

Je me demande même si ce n’est pas le fond —le double-fond— du problème que ce piège mutuel par lequel les institutions politiques laissent croire qu’elles peuvent apporter des « solutions », et les opinions publiques se laissent bercer dans cet espoir et se mettent en grogne quand il est déçu. Et ce petit jeu est d’autant plus prégnant que l’État est plus présent, patient, et puissant de sa capacité à assurer une grande partie du bonheur général. Mais sortir de ce piège est difficile. Que l’État en effet se retire dans des fonctions de simple encadrement de la vie publique, et chacun sera tenté pour sa part de se retirer dans sa vie privée et dans son « droit », ou plutôt dans la sphère d’activité où il excelle, sans que rien ne vienne obliger ces différentes sphères à coexister de façon ouverte et équilibrée dans le même monde[1].

C’est pourtant là l’essentiel de la vie politique : consentir à vivre dans le même monde, soutenir la pluralité des points de vue sur le monde commun, et laisser place chacun son tour à la possibilité d’autres points de vue —et à la possibilité pour d’autres générations de réinterpréter autrement ce monde et les traces que leurs prédécesseurs qui auront laissées. Dans les lignes qui suivent je voudrais détailler un peu tout cela, et je m’excuse d’avance du caractère exploratoire des remarques qui suivent.

Le politique écrasé entre la force technique et la force psychique

Je repartirai de l’idée, déjà ancienne chez moi et que je soumets à la discussion, que l’espace politique raisonnable est écrasé entre deux figures de l’irrationalité politique[2], que l’évolution des guerres sous la double logique du progrès technologique (imposable aux adversaires, sauf à être éliminés) et de la galvanisation psychique (le plus faible peut toujours nuire terriblement au plus fort), fait bien voir. La première réduit le politique à la gestion technocratique et instrumentale : c’est la figure de l' »expert », pour lequel les choix portent sur le management des moyens et des résultats (le débat sur les finalités de l’agir est éliminé comme idéologique). La seconde réduit le politique à la manipulation démagogique et corporatiste du désir d’unanimité du « corps social », dans l’exclusion de tout ce qui lui fait peur ou qui le fait souffrir: c’est la figure du « chef » (qui élimine comme « intello » et abstrait tout débat sur la complexité des interactions).

Sur le premier versant de notre « apolitisme », nous voyons fleurir à tous sujets des experts, qui prétendent exposer l’aspect « scientifique » de la question —sous entendu, indiscutable, inaccessible au débat des interprétations. On méprise ainsi le fait que tout ce qui tient à l’existence humaine et au vivre-ensemble est justement soumis à la possibilité d’un conflit des interprétations —mais l’assurance dogmatique de ceux qui « savent » est très tolérante envers l’expression relativiste des opinions: c’est son faire valoir. Du côté de cette gestion apolitique, on confond la possibilité technique et la liberté politique. Mais lorsque les lois se trouvent de plus en plus moulées dans le béton et plastifiées sous les codes informatiques, il n’est plus très certain que l’on puisse désobéir; une loi « physique »n’est plus vraiment une loi politique. Au fond, ce qui me semble le point nodal de cette ingénierie, c’est qu’elle refuse d’accepter le fait que la parole, l’action, l’existence humaines soient vulnérables, éphémères, fugaces, fragiles, et que ce soit justement là leur grandeur. Il est étonnant de voir combien nous nous sommes habitués à l’idée que l’action politique sérieuse, à défaut de changer le monde définitivement, doive au moins être utile et efficace. C’est une idée très curieuse, qui place l’ensemble de la vie politique sous la problématique instrumentale des moyens et des buts —problématique forcément décevante, car elle autorise peu de désaccords entre les contemporains, et laisse peu de place à la possibilité pour les générations suivantes de revenir en arrière, de recommencer autrement. La seule grandeur qu’elle permet est prométhéenne —et la seule humilité, d’accepter qu’on ne puisse y participer sans casser des oeufs.

L’autre versant, celui de ce que j’appelais la démagogie, joue sur le besoin d’ennemis. Cette seconde figure de la dépolitisation, représentée, comme l’observait déjà Rosa Luxembourg, par les partis, sectes ou associations qui campent en marge du monde commun dans la pure dénonciation, commence par l’amalgame de contestations contradictoires. On se contente de les ramasser électoralement ou médiatiquement sans avoir opéré le travail proprement politique de formulation des conflits qui traversent la société, ni a fortiori de formulation des compromis qui peuvent seuls la rassembler. La démagogie joue sur les sentiments, la peur, la grogne, ou l’enthousiasme. Car plus encore que râler, les gens s’aiment enthousiastes, c’est à dire unanimes, comme dans une universelle Nuit du 4 Août, une fraternité soudaine. On ne conçoit pas la grandeur ni la souveraineté autrement que dans cette volonté enfin unanime. Or cet enthousiasme ne pouvant durer éternellement, sauf à se durcir dans des « terrorisations », il fait bientôt place à une profonde dépression du politique. On n’en attend plus rien après en avoir tout attendu. Ainsi la société est-elle captive d’un rythme[3] où elle passe alternativement d’un gouvernement sans critique (et sans véritable appui) à une critique sans gouvernement (il n’y a plus d’autorité responsable), et ceci ni cela n’est très sain. Au début en effet chacun vaque à ses intérêts privés et fait valoir les réclamations pour lesquelles le gouvernement a été élu. La déception venant, la hargne s’en mêle: les diverses oppositions et factions ont d’ailleurs électoralement intérêt à porter la critique au-delà du raisonnable, et c’est un facteur important du sentiment que tout va mal. Ne reste, en guise d’humilité, que le cynisme.

Le plus dangereux dans la gestion technocratique est qu’elle déploie son ingénierie prométhéenne derrière une idéologie de la liberté des échanges, où le développement technique permet toujours davantage de choix, mais qu’elle fait le lit d’un dérapage collectif vers cette limite totalitaire que serait la malléabilité totale des humains, la possibilité de les « refaire » à merci, si possible en leur faisant croire qu’il s’agit d’augmenter leur choix —leur servitude volontaire, ou leur besoin inverse de n’avoir absolument pas le choix. Car le plus dangereux dans la manipulation démagogique des sentiments, c’est qu’elle fait le lit du dérapage vers cette autre limite totalitaire que serait l’incarcération nationaliste, communautariste ou raciste dans l’inéchangeable, dans le crime ou la bénédiction d’être né ceci ou cela. Les deux faces de cette barbarie se rejoignent, me semblent-il, dans une idéologie de la Vie comme processus continu: il n’y a plus de limite, de mort ni de naissance, mais une augmentation incessante des potentialités du vivant, une gestion industrieuse des populations, des espèces, et de la reproduction… Au nom de cette idéologie très douce (quoi de plus légitime et de plus naturel que la vie ?), nous préparons un monde entièrement apolitique.

Faire place à l’interrogation, au désaccord fondateur, à une autorité sans pouvoir

Face à cela, ce qui nous est demandé, me semble-t-il, c’est de faire place à nouveau à un espace proprement politique, mais sans savoir d’avance ce que nous appelons « politique ». Il n’est pas inutile de traverser à fond la double crise de la représentation politique comme délégation du pouvoir décider (avec la place prise par les « experts » abrités derrière la complexité du système) et comme symbolisation du vivre-ensemble (avec la place prise par les « démagogues » abrités sous le désir de simplification). Comment faire pour que la participation à la fondation commune du lien politique ne se réduise pas à sa gestion technique ? Comment faire pour que la protestation contre les abus de pouvoir et le droit de dissidence ne se drape pas dans une posture purement accusatoire ?

En guise de prélude, il est bon de rappeler, comme le disait Simone Weil, que l’on est toujours barbare envers les faibles. Le politique est affaire de pouvoir, et la dépolitisation est toujours contemporaine d’un sentiment d’impuissance. Comment donc repartager les pouvoirs, concrètement, comment exercer le pouvoir de façon à ne pas laisser les autres sans contre pouvoir ? Comment exercer le contre-pouvoir sans ruiner la possibilité même d’une institution du pouvoir —sans croire de façon puérile que l’on peut toujours taper sur le système, et qu’il est indéfiniment solide ?

On pourrait d’abord montrer que l’on n’a jamais fini de re-séparer les pouvoirs. Autre est en effet (dans le pouvoir « législatif ») la compétence de proposition et d’initiative, et la compétence de décision, d’adoption de telle ou telle proposition, et ces deux compétences n’ont pas le même type de représentativité. Autre (dans le pouvoir exécutif) est la compétence de conception (qui procède d’un débat sur les priorités), et la compétence de performance, de mise en oeuvre, qui en maîtrise les moyens. Autre encore, pourrait-on dire, est la compétence de justification des effets systémiques d’une décision et la compétence de protestation (rappelant ceux à qui cette décision fait tort, qui en sont exclus ou otages). On pourrait multiplier les exemples de cette nécessaire co-séparation des pouvoirs. Le modèle en est pour moi la séparation, fondatrice de l’espace politique moderne (avec Machiavel et Calvin[4]) du théologique et du politique : et la laïcité tient à cette tache, d’autant plus interminable que nous n’avons pas encore mesuré à quel point nous devons repenser le théologique-politique à l’âge de la mondialisation. Mais je ne veux pas entrer par cette trop grande porte de la philosophie politique et de la question de la souveraineté.

Trois « petites » expériences me semblent en effet davantage à même de déserrer un peu l’étreinte du piège qui étouffe le politique. La première tient au fait qu’on entre en politique, si l’on peut dire, par l’urgence d’une interrogation, par le sentiment de l’obligation de choisir entre les questions celles qui nous semblent principales, parce que certaines sont quand même plus importantes que d’autres, et qu’une communauté marque sa hauteur de vue par le choix des questions qui lui semblent prioritaires. Cela peut être celle des libertés proprement politiques, trop facilement dissociées de libertés économiques ; celle de l’exigence d’une égalité, d’une équité durable dans un monde où la croissance n’est plus au rendez-vous ; celle de la protection d’une planète qui est notre seul habitat et que nous savons vulnérable ; celle même de la sécurité des personnes et des biens dans un monde dangereux ; ou celle de la créativité des cultures, etc. Mais on entre dans l’espace politique comme ouvert par une ou deux questions que l’on reconnaît souveraines, et dont on accepte qu’il va falloir vivre durablement avec. Car on l’a vu, il y a un mythe, typique de notre temps, d’une solution à toute question, qui justifie la course en avant de moyens techniques de plus en plus puissants ; c’est là notre nouvelle sophistique et notre nouvelle tyrannie, entre lesquels l’espace politique est écrasé.

Ce qui me semble original, dans cette expérience de l’interrogation politique, c’est justement qu’elle ne se referme pas tout de suite dans l’assurance d’avoir la réponse. Elle n’est donc pas vécue tout de suite sous le régime de l’éthique de conviction, qui se rapporte parfois dogmatiquement à une vérité déjà connue ; mais elle n’est pas vécue tout de suite sous le régime de l’éthique de responsabilité, qui cherche aussi à répondre le moins mal possible aux problèmes qui se posent. Elle n’est cependant pas du tout « apolitique » ni impuissante. Au contraire c’est elle qui imprime symboliquement pour l’ensemble de la société l’espace et le mouvement dans lesquels elle se perçoit et s’oriente : celui qui a le pouvoir de poser la question est le maître de la problématique, et les réponses, les responsabilités, s’inscrivent dans cet espace. Et cette expérience est aussi celle de la faculté de déplacer les questions « souveraines ». Ce fut l’immense service rendu par l’interrogation portée par l’écologie politique[5] que de détrôner les questions identitaires qui donnaient la maîtrise de la problématique à l’extrême–droite, et obligeaient tous les partis à répondre (à être responsables) dans cette seule optique là. C’est pourquoi il me semble essentiel à la vie politique de protéger, de maintenir, d’honorer les expériences, les lieux, les formes de cette interrogation politique, particulièrement aptes à tenir tête aux discours démagogiques. Cela suppose de ne pas chercher à combler trop vite les interrogations, à ne pas remblayer par un discours trop hâtif l’horizon ouvert par ces questions : le propre d’une question est de tenir en suspens plusieurs réponses.

La deuxième expérience politique, justement, plus caractéristique de ce qui me semble le cœur de la vie politique, que l’on soit au pouvoir comme on dit ou dans l’opposition, consiste à honorer le différend, à honorer les désaccords, à faire publiquement place au fait d’être partagé. Le politique n’est ni le monde objectif et scientifique décrit par des experts, ni l’unanimité nationale dans la prétendue élimination de ce qui fait souffrir. L’éthique du politique demande de ne pas croire tout de suite que l’on sait où est le désaccord, et de comprendre comment un conflit en cache souvent un autre, qui explosera de ne pas avoir pu se faire reconnaître. Elle demande de travailler les désaccords les plus représentatifs, de chercher non pas à les liquider mais à les installer dans la durée des institutions. L’idée qui anime cette expérience, partout où elle surgit, est qu’une institution capable de supporter davantage de conflit serait une institution davantage représentative. Seul un désaccord dont la formulation est acceptée par tous est vraiment représentatif, et nous pouvons plus aisément nous reconnaître dans un désaccord ainsi patiemment formulé, élaboré, que dans un discours plus ou moins consensuel.

Cette expérience suppose le respect de l’adversaire, le crédit réciproque, et la conviction que l’on ne s’en sortira qu’ensemble. Elle suppose de ne jamais abriter son arrogance derrière sa force actuelle, car celle-ci n’est pas à l’abri du sort, ni notre violence derrière notre impuissance actuelle, car on n’est pas à l’abri d’exercer un jour la responsabilité de pouvoir. On y expérimente le fait étonnant que l’ensemble des institutions politiques, du droit, comme des Écritures canoniques de jadis, sont comme des boîtes noires qui nous obligent à cohabiter dans le « conflit fondateur » lui-même. Et cela touche aussi à ce que nous appelons encore parfois notre volonté, au sens fort de la « volonté générale » qui timbre notre communauté, et qui ne se déploie véritablement que dans cette tension, dans ce différend reconnu. Je propose ainsi une conception tensive de la volonté et de la souveraineté, comme passion pour la capacité à construire des compromis plus dense en réalité que la victoire unilatérale d’un camp.

La troisième expérience qui me semble mériter d’être relevée, et honorée, est celle de l’existence de paroles et d’actions qui n’ont apparemment aucun pouvoir, mais qui ne sont pas sans autorité. C’est le propre des paroles chargées de signification éthique (et le politique est un mixte de force physique et de sens éthique), partout où elles se lèvent, que de se distinguer des règles juridiques en ce qu’elles ne peuvent être imposées et sont indissociables de leur réception. J’appelle autorité le fait d’une parole qui « autorise », qui « approuve », de manière résistible, et sans pouvoir obliger l’autre. Hannah Arendt insiste sur cette différence romaine entre la potestas (force, puissance) et l’autorité : l’augmentation que le Sénat devait ajouter aux décisions politiques, « plus qu’un conseil et moins qu’un ordre, un avis auquel on ne peut passer outre sans dommage » une approbation, une confirmation. Et elle s’attriste du fait qu’une fois perdue cette distinction, ni les révolutions ni les restaurations n’ont pu réinstituer l’autorité manquante, le fait que nous ne sous sentions plus autorisés, approuvés.

Or l’expérience et la possibilité de telles paroles me semble liée au fait que nous fassions place, dans la vie politique, à la possibilité de sortir de la course au pouvoir. Notre Sénat n’est pas vraiment le lieu de cette autorité, car il ne fait pas de place à la possibilité justement de se retirer, de se désengager, de ne pas se laisser prendre au piège d’une carrière politique où l’on entre par vocation et où l’on reste parce qu’on n’a plus d’autre « raison sociale ». La dépendance financière mais aussi psychologique d’une carrière politique est un des plus graves facteurs de démoralisation. Si l’on en croit Schopenhauer, la faculté de représenter (au sens artistique pour lui), la faculté de faire voir et de faire entendre, de montrer ou de formuler ce que les autres veulent, suppose une sorte de détachement dans la lutte pour la survie ou pour le vouloir-vivre. C’est dans le détachement que l’on éprouve la reconnaissance, la gratitude, la souveraineté, et tout cela est à peu près la même chose, à cet égard. Car l’autorité n’est pas la dissymétrie qui m’est imposée, mais ce qui me donne à mon tour confiance dans ma propre parole. Elle est ce qui m’autorise. Ce qui me donne autorité, ce qui m’autorise à paraître à mon tour dans l’espace commun, ce qui me donne de quoi me distinguer, et ce qui m’autorise à m’effacer —c’est probablement le plus délicat. Qu’est ce qui peut m’autoriser à accepter la fragilité de mes actions, de mes paroles, de ma brève parution à la face de ce monde? C’est parce que cette question est inéliminable, non seulement métaphysiquement mais politiquement et psychiquement, qu’on ne peut pas éliminer la question de l’autorité.

Pour conclure ces brèves indications, je dirai volontiers que la vie politique aujourd’hui n’est plus dans l’Etat démago-technocratique, mais se tient dans l’espace interrogatif ouvert par la question: qui sommes-nous pour vivre d’autant plus ensemble que nous nous distinguons davantage les uns des autres? Et que nous nous distinguons d’autant plus que nous nous effaçons pour faire place à notre tour à d’autres, qui nous succèdent. Les institutions sont comme ce théâtre, cette scène plus durable que nos actions et nos paroles éphémères, cette scène politique où paraissent nos paroles et nos actions conjointes est aussi celle où nous cherchons à dévoiler « qui » nous sommes, de quoi nous sommes capables ou incapables. Les conditions d’une réanimation de la vie politique sont donc de donner à chacun de quoi paraître, un droit de cité, la possibilité d’interpréter devant les autres qui il est, et de lui redonner cette chance si elle est menacée. Mais elles sont aussi de donner à chacun de quoi se retirer, de quoi habiter simplement, car le monde commun et l’espace public ne sont tels que si l’on peut y entrer et en sortir —la précarité économique, l’absence de logement aimé, les ruine définitivement. Bref la réanimation de la vie politique exige d’accepter qu’en la matière, nous ne puissions faire quelque chose pour toujours. D’accepter le caractère fugace de la parole et de l’action. De ne pas chercher à les durcir dans une efficacité d’ingénieur ou de normalien de la politique ; et qu’à chaque génération, il nous faille réinventer ensemble cet espace commun.

Mais l’expérience de l’institution n’est pas que celle de ce théâtre durable[6]. C’est aussi celle du fait que la République ou la cité n’est pas quelque chose de bétonné ou de si solide qu’on puisse tout lui demander et le contraire : elle ne tient qu’à ce fragile tissu de paroles et d’actes sans lesquels elle retourne au néant. Les institutions sont entre nos mains, comme une petite chose vulnérable et précieuse. Elles sont cependant ce qui autorise chacun à parler et à agir, c’est-à-dire à partager les malheurs et les bonheurs publics, à ne pas céder sur le fait qu’ils doivent être partagés, communiqués, discutés, combattus ou commentés ensemble. C’est cette promesse qu’il nous faut rouvrir, comme une prophétie. Car cette conversation-là est ouverte, comme un banquet sous les platanes de l’été.

Olivier Abel

Texte paru dans Témoin n°26, p.23-36.

Notes :

[1] C’est le problème soulevé par Laurent Thévenot et Luc Boltanski dans les « économies de la grandeur » : si les cités marchande, civique, industrielle, domestique, de la renommée, etc., se limitent les unes les autres parce que tout ne s’achète pas, ne se commande pas, etc., quel est le cadre institutionnel qui permet à ces différentes cités de coexister plus ou moins équitablement et paisiblement dans la même société ?

[2] O.Abel, « Rationalité et irrationalité en politique », in Le Monde Diplomatique, Mars 1986.

[3] Longtemps le système électoral des démocraties représentatives est apparu le moins pire. Il responsabilisait et faisait participer les citoyens aux décisions politiques, tout en maintenant une distance critique nécessaire à la résistance aux abus du pouvoir. Mais si bref que soit la durée d’un mandat, il est toujours assez long pour permettre la corruption, et jamais assez long pour mettre en œuvre des actions durables, pourtant urgentes, mais qui supposeraient l’électeur capable de lever son nez de ses intérêts immédiats.

[4] Elle y est toute différente que dans les séparations propres à l’âge des Empires (qui étaient, à la suite de l’Empire romain, toujours plus ou moins multilingues). On peut dire qu’au 16° et 17°siècles, toute l’axiomatique du théologique-politique à l’age de la monarchie (valable aussi en gros pour sa forme sécularisée de l’État-Nation) a été essayée. Je ne parle pas ici de cette pseudo-laïcité qui gèle le paysage des religions comme si celles-ci appartenaient au musée ou au folklore national.

[5] « Interrogation écologique et responsabilité politique », in Libération le 10 Avril 1992.

[6] La complémentarité entre les associations et l’État a longtemps été celle entre des militants de longue haleine, bénévoles et cotisants, assurant la permanence symbolique de leurs institutions, « corps intermédiaires » qui furent longtemps assez nombreux et organisés pour demeurer sans  le soutien étatique, et la professionnalisation du secteur administratif gagnant sans cesse de nouveaux champs de compétence. Aujourd’hui elle a changé de forme, car à cette professionnalisation bureaucratique ne peut s’opposer de manière complémentaire que des réseaux d’attaques et de défenses ponctuelles, disparaissants. Du coup le pôle de l’institution durable n’est plus soutenu par personne. C’est pourquoi je plaiderais pour un soutien massif par l’État des associations-institutions soucieuses d’assurer cette durabilité.