Pour une éthique de la frontière

Partant du rapprochement entre, d’une part, l’analyse par Michel Foucher de la frontière comme réseau « multi–scalaire » et comme définition d’unités géographiques, et d’autre part la manière dont se pense aujourd’hui l’éthique polarisée par une demande de différenciation et une demande de cohérence, cette étude vise une éthique de la frontière, exercice d’imagination vital pour l’Europe et pour le monde.

La frontière est un concept géographique apparemment peu sensible aux argumentations éthiques, qui développeraient pour leur part plutôt celui de « limites ». Entre un concept géopolitique strict et un concept flou comme celui de limites, se déploie pourtant tout un jeu d’usages fait d’emprunts, d’analogies et de remaniements qui permettent d’enrichir les concepts de départ. Tout sujet ou toute société qui organise son environnement accumule à cet effet une énergie destinée à la croissance de ses échanges et à sa propre croissance ; il y a pourtant un seuil au–delà duquel cette croissance et cette expansion deviennent impossibles, et à partir duquel toute accumulation d’énergie se termine en « perte », éventuellement en violence destructrice. Ainsi lorsqu’une volonté, qui tend vers son horizon, rencontre celle d’un autre sujet, elle doit d’une manière ou d’une autre entrer avec elle dans une sorte de configuration territoriale. On peut penser cela sur le registre éthique, mais cela dessine aussi des formes juridiques et finalement la « surface de légitimité » spécifique à telle ou telle société.

La frontière la plus géographique renvoie en ce sens déjà à une limite symbolique qui sépare l’ordre du chaos, par un acte qui confine au sacré. Une frontière est d’autant plus forte qu’elle est tracée par l' »autre » (les frontières « naturelles »). C’est peut-être une des raisons pour lesquelles l’insistance contemporaine à vouloir effacer les frontières est parfois vécue comme la transgression de cet ordre symbolique. Pourtant les frontières sont là, comme des traces laissées par l’histoire dans la « géographie », comme des réponses à des défis et des questions dont beaucoup sont oubliées, comme une « écriture » magistrale ; et voilà le citoyen contemporain dans l’obligation de les réinterpréter, de leur trouver un sens vivant et compatible avec la planétarisation et la complexification des échanges. C’est une tâche proprement monumentale qui l’attend.

Pourquoi se trouverait–il dans une telle obligation ? On pourrait imaginer des limites à la croissance de telle ou telle ambition sans réhabiliter pour autant les vieilles frontières (qui ne sont pas toujours si vieilles que ça). Mais il n’y a pas de raison de croire par exemple que les conflits puissent tous s’exprimer sur le mode unique de la compétition économique : les frontières sont les traces d’affrontements militaires et l’expérience récente montre que l’âge des guerres n’est pas révolu comme on le croyait. Un argument de deuxième type, plus économique précisément, serait que les échanges se font sur des frontières, là où il y a une discontinuité, une différence, quelque chose à échanger. Un troisième type d’argument, plus culturel ou plus anthropologique, tient à l’importance des seuils et des frontières pour différencier l’espace, le rendre habitable et traversable. Comme on le voit dans l’épopée russe en Sibérie ou américaine au far-West, on a besoin d’une frontière pour structurer par un « ailleurs » la domesticité de l' »ici ». En donnant à l’espace un rythme, la frontière donne de l’espace au temps : la discontinuité géographique introduit un décalage entre mon temps propre et le temps « autre ». Pluralisant les temps, les frontières permettent la pluralité des histoires.

Le débat sur les frontières s’est aujourd’hui construit dans l’alternative entre une conception linéaire de la frontière, comme coïncidence sur la même ligne de toutes les discontinuités territoriales (conception nationaliste, disons), et une volonté de liquider toutes les frontières, comme des résidus artificiels et arbitraires d’un âge féodal ou colonial (liquidation qui permet l’édification d’empires d’un autre type). Ce que l’on va tenter de montrer ici c’est que les deux branches de l’alternative sont complices, et qu’elles interdisent de penser un autre rapport à la frontière.

La première branche de l’alternative, où il s’agit de faire coïncider sur une seule ligne toutes les discontinuités (administratives, douanières, militaires, économiques, linguistiques, religieuses, etc.), se trouve à la conjonction de deux héritages : celui de la tradition romaine du droit de propriété (user et abuser, ce qui exclut la possibilité de plusieurs « usagers–propriétaires » sur le même territoire) et celui de la tradition nationale française. Vauban par exemple préconise cette coïncidence de la frontière douanière et de la frontière militaire, en construisant une ligne de défense et en abolissant les douanes intérieures au Royaume ; la Révolution surtout traite pour la première fois de la frontière comme modèle géo-idéologique moderne, et exporte ce modèle dans toutes les guerres révolutionnaires. Ce qui fait aujourd’hui la force de cette « technique », c’est sa simplicité à l’échelle des organisations internationales : un pays égale une voix. Elle permet d’ailleurs à des Etats existants de s’entendre pour légitimer des frontières, aux dépens éventuellement d’autres nations, ou d’autres forces, ou minorités, sans État. Dans la mesure où les forces qui tendent à séparer des ensembles « artificiellement » regroupés par la même frontière sont plus actives que celles qui tendent à réunifier des ensembles « artificiellement » divisés par une frontière, la logique de la frontière linéaire nationale tend vers une balkanisation de la planète, et masque la démultiplication d’autres types de conflits.

Sur l’autre branche de l’alternative, la liquidation des frontières, plusieurs forces éventuellement contradictoires s’additionnent. Il y a l’érosion des frontières par le sentiment d’appartenance à une même communauté plus vaste (l’Islam, l’Europe, etc.). Il y a la disqualification des frontières par une stratégie impériale (avec l’exemple paradoxal de l’Union soviétique, où une révolution internationaliste se termine dans le plus grand système de frontières externes et internes du XXème siècle). Il y a la chute des frontières comme barrières qui entravent la liberté du marché. Mais là où tout le monde ne parle que du dépérissement des frontières, il ne se produit que le dépérissement de certaines frontières, tandis que d’autres sont réactivées, renforcées ou même parfois produites (avec de nouveaux « murs » identitaires, stratégiques, économiques, etc.). C’est pourquoi le mythe libéral du dépérissement des frontières risque de n’être que le prétexte qui justifie (ou l’aveuglement qui empêche de s’opposer à) ce fait: de nouvelles frontières se durcissent, plus terribles ou plus insidieuses que jadis.

C’est dans le contexte de cette alternative ruineuse entre une frontière « bétonnée » et une frontière « liquidée » qu’un auteur comme Michel Foucher propose une approche multidimensionnelle et multi-scalaire de la frontière. Il l’introduit par l’analyse d’exemples historiques, de « faisceaux » de frontières, ou de frontières différentielles (par exemple la différence entre les frontières de l’impôt et les frontières stratégiques dans l’Empire byzantin), de frontières qui ne sont pas des lignes mais des zones, etc. L’intérêt de cette approche est de montrer la variation des fonctions d’une frontière selon l’échelle prise en considération. Cet intérêt trouve toute son amplitude si l’on pluralise non seulement l’échelle géographique, mais le type de « carte » que l’on considère (cartes politiques, stratégiques, linguistiques, démographiques, économiques, etc.).

Ni le renforcement d’une frontière valable dans tous les domaines et à toutes les échelles, ni la dissolution de toute frontière dans un échange universel et sans entrave, ce qui est proposé ici c’est d’abord le sentiment que les cartes de nos appartenances à des systèmes politiques, économiques et symboliques ne coïncident pas, et que pour chacune d’entre elles la définition des échelles modalise la définition des limites. A l’extrême, si l’on épousait la réalité des échanges et des conflits, la carte du monde ne serait plus une juxtaposition de taches colorées, mais une aquarelle de surimpressions, un espace feuilleté parcouru en surface et en profondeur par un réseau de limites, et où chaque point de la frontière puisse se trouver être un centre à un autre égard. Bref, en ce sens–là, la frontière qui fascine Julien Gracq ou Michel Foucher est toujours à imaginer.

Dans l’exemple européen, on peut désigner trois types de frontières : économiques, politiques, de civilisation. Dans une telle optique, cette réhabilitation et cette pluralisation des frontières dessine sur l’Europe une sorte de réseau triangulaire : 1) A partir de la façade Ouest, où la concurrence est la plus forte, une pluralisation de l’espace économique, de ses discontinuités internes ; 2) A partir de la façade Est, une réorganisation de la défense en profondeur, mais qui permette une pluralisation des espaces de conflits possibles ; 3) A partir de la façade méditerranéenne, un multiplication des surfaces de contact, pour que le choc identitaire entre l’Europe et l’Islam soit échelonné et différencié.

Mais sur l’exemple européen, c’est bien un problème mondial qu’il s’agit de poser. Si nous nous contentons d’imaginer des camps ou des zones tampons sur les « frontières » kurdes ou palestiniennes, sortes de frontières-bourrelets, prolongées par les bulles sans territoire des aéroports internationaux, n’est-ce pas parce que nous restons prisonniers d’une conception linéaire ou instrumentale de la frontière, incapables d’inventer une technique qui épouse davantage la complexité réelle, et incapables d’inventer une technique d’affrontement qui lui corresponde ? Comment donc percevoir la pluralité et respecter l’importance des frontières ? C’est l’apport d’une éthique de la frontière que de penser ensemble la pluralité des règles suivant le « terrain » et le sens de la responsabilité des citoyens, la capacité pour eux à suivre une règle, même si cette règle n’est pas physiquement contraignante, même si elle n’est pas la seule légitime.

Texte abrégé d’un article paru dans Autres Temps n°33-34, Eté 1992

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)