Clôture et ouverture des religions

Lorsque Bergson publie en 1932 Les deux sources de la morale et de la religion, où il distingue la religion statique et fabulatrice de la religion dynamique et mystique, pour les associer à ce qu’il appelle société close et société ouverte[1], il poursuit un écart déjà très bien remarqué par Kant dans La religion dans les limites de la simple raison. Celui entre la tendance des États, mais aussi des religions et des langues à s’étendre pour atteindre à la monarchie universelle. Et leur tendance à la dislocation, à la dissolution:

« Le fusionnement prématuré et conséquemment funeste des États (s’il survient avant que les hommes soient moralement devenus meilleurs) se trouve entravé -s’il nous est permis d’admettre en ce cas un dessein de la Providence- notamment par deux causes exerçant une action puissante, à savoir les différences de langage et les différences de religion »[2].

Je parle ici de tendances spontanées, en quelque sorte, non réduites par l’instrumentalisation réciproque des États, des langues et des religions. Mais même avec cette réserve une telle lecture ne manque d’optimisme, et cette confiance dans l’avenir de la religion « ouverte » se heurte à plusieurs objections.

La première est qu’elle s’inscrit dans un point de vue quasi-évolutioniste, plutôt inquiétant selon lequel les religions inférieures seraient closes, et les supérieures ouvertes, selon une dialectique du progrès qui les fait passer de stade en stade vers leur accomplissement. Nous nous méfions à bon droit de ce schème d’un progrès sur une ligne unique. La seconde objection c’est que la religion ouverte risque de s’accomplir en se réduisant à cet essentiel, à cet invariant qu’est la bonne volonté, la bienveillance, la compassion réduite au présent sans qualité de ceux qui souffrent: on s’y méfiera de la fabuleuse imagination des « dogmes » comme du danger des grandes espérances, car les grandes promesses font les grands conflits. On négligera toutes ces variations qui ont fait la chair et la créativité des religions.

Pour souligner cette inquiétude, je la reprendrai dans la formulation qu’en donnait Claude Lévi-Strauss dans Race et histoire, en 1953. Vingt ans seulement séparent l’ouvrage de Bergson de celui de Lévi-Strauss, mais quels vingt ans! Il est certain, disait-il, que toute culture vit d’échange, et que « l’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul »[3]. Les petites cultures entièrement isolées s’étiolent. Mais il est non moins sûr, et c’est cela qui fait tout le paradoxe et tout le problème, que si jusqu’à un certain point l’échange permet de créer de nouvelles combinaisons culturelles, et augmente donc les différences, il y a un seuil au–delà duquel l’échange finit par se nourrir des différences, et par les supprimer: « ce jeu en commun dont résulte tout progrès doit entraîner comme conséquence, à échéance plus ou moins brève, une homogénéisation des ressources de chaque joueur ». Une civilisation planétaire définitivement unifiée serait définitivement seule, condamnée à disparaître. Dans Race et culture comme dans Tristes tropiques, on voit que le nouveau problème de l’humanité est plutôt de protéger la diversité des langues, des cultures et des religions: « toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation ». Une certaine clôture semble vitale, indispensable à la vivacité d’une tradition. Kant d’ailleurs ne se méfiait-il pas d’une fusion prématurée, d’une mondialisation hâtive?

Ainsi Lévi-Strauss définit-il un seuil optimal des échanges:

« les grandes périodes créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité ».

Son pessimisme nous permet de comprendre l’oscillation actuelle entre l’uniformisation planétaire liée à la mondialisation des techniques et la résistance balkanisée de tout ce qui refuse d’entrer dans l’universel relativisme des échanges (nationalisme, intégrismes, etc.). Mais ce point de vue nostalgique de la période heureuse où nous tenions à ce seuil (il est vrai qu’à de nombreux égards on a le sentiment d’être passé, à un moment donné, de l’autre côté du miroir, et que toutes les valeurs sont comme inversées) se heurte à son tour à des objections respectables. La religion n’est-elle que repli dans un passé? N’a-t-elle de fonction que de conserver le passé, comme dans une réserve ou un musée? Et pour maintenir les « quotas » écologiques de ces différentes cultures, faut-il incarcérer les populations dans leur identité, dans leur héritage, dans leur dette[4]?

Mon problème est ainsi posé. Il s’agira de penser l’ouverture souhaitable des religions, mais en tenant compte de leur degré de fermeture nécessaire, nécessaire au maintien de leur pluralité. Quelle ouverture, quelle fermeture? Cela dépend d’abord de ce que l’on attend des religions, et l’on verra dans un première partie que selon l’attente ou la fonction première que l’on accorde à une religion, le type d’ouverture ou de fermeture varie. Mais sur quel critère fonder le degré optimal, l’équation optimale entre fermeture et ouverture? Mon hypothèse ici est qu’il faut viser ce qui permet la plus grande créativité, la plus grande vivacité des religions. Cette réflexion fera notre seconde partie.

I. Trois figures de l’ouverture religieuse

La première démarche consiste ici à opérer un travail de discernement dans l’amalgame « religieux ». Il s’agit d’élargir notre perception du religieux, aujourd’hui peut-être trop marquée par la sociologie de l’identité culturelle. Sans cet élargissement nous ne comprenons pas nos différends, nous ne pensons pas un instant que nous ne demandons pas la même chose, et nous ne savons pas reconnaître, que ce soit sous des formes ténues ou même sous des formes caricaturales ou abusives, la pluralité des fonctions positives et des questions irrédentes que les religions assument.

Si l’on distingue, pour la clarté de l’exposé, une demande d’identité, une demande de savoir, et une demande de morale, la thèse tient à cette idée que les religions ne sont pas ouvertes ni closes simultanément dans toutes ces dimensions. Cela permettra déjà de discerner, dans la marmite du supposé « fanatisme » ou « irrationnel », cette clôture de l’identité que l’on appelle l’intégrisme (qui estime que notre société ultramoderne est désafiliée, déracinée, déparentalisée), cette clôture du savoir que l’on appelle le dogmatisme (l’orthodoxie peut ici accompagner une orthopraxie thérapeutique, où la vérité est un Salut dans une société jugée désorientée par le matérialisme), et cette clôture morale que l’on appelle le fondamentalisme (qui cherche une Loi solide dans une société perçue comme débauchée).

Autrement dit, qui suis-je et qui sommes nous, dans un monde où les langues et les cultures se mêlent par les migrations et l’urbanisation? Comment rapporter nos savoirs cloisonnés et nos techniques parcellaires à un monde plus ample, à un savoir plus sage, à une vérité plus souveraine? Et que faire, à partir de nos vies en miettes, pour retrouver une morale plus cohérente, plus solidaire? Voilà trois questions dont je ne suppose pas que l’on puisse se moquer sans se contredire bientôt.

1. La religion comme langue

La langue est l’élément de l’identité, de la compréhension par lequel nous appartenons à la même communauté, au même monde de communication et tout simplement au même monde. Rapprocher le phénomène « religion » du phénomène « langue », toutefois, est devenu une idée incongrue dans une Europe ravagée par deux siècles de conflit entre la Science et la Religion pour la même place, pour savoir qui tiendrait le rôle du Pontife, de celui qui énonce le Légitime. C’est pourtant ce rapprochement que proposait Kant dans le fragment cité en entrée.

Oui, les religions ressemblent étrangement à des langues. Elles structurent l’intégralité de notre champ de sensation et d’action. Elles forment une sorte d’inconscient collectif indiscutable, un peu comme une langue d’enfance, une langue privée que tout ceux de mon monde partageraient, une langue Originaire et vraiment commune et intouchable. Mais c’est ce que sont les langues les plus ordinaires, bues avec le lait, tenant aux affects les plus primordiaux, et telles que si l’on met en cause ma manière de parler (fût-ce une langue étrangère) c’est mon identité qui est en cause. Et combien de guerres sont des guerres de langues, avant que d’être des guerres de religion ou d’autre chose? La langue fermée est ici ce que l’on appelle le monolinguisme, l’incapacité à éprouver la possibilité même de parler une autre langue, le mépris aujourd’hui général de la gravité de ce qui est en jeu dans la différence des langues.

Comme les langues d’ailleurs, et à la différence des savoirs théoriques ou techniques, il n’y a pas de religion universelle. Une nouvelle technique, une nouvelle arme, est imposable à l’adversaire, qui doit l’adopter s’il veut devenir commensurable, ou bien disparaître. Il n’en est pas de même avec les langues ou avec les religions: elles ne parviennent jamais à s’universaliser, et sont soumises à une pluralité foncière dans l’espace et le temps, à une sorte de loi de discontinuité. Toute deux sont en effet prises dans l’oscillation entre la tradition et l’invention, entre la mémoire et l’imagination, comme Hans-Georg Gadamer et Paul Ricoeur, diversement, l’ont magnifiquement montré.

Et c’est ici que nous touchons peut-être à cette tension profonde, qui traverse autant les religions que les langues, entre une demande d’appartenance, d’identité, et une exigence de distance, de liberté critique. D’un côté on aura des figures de la « religion fermée » qui fixent Dieu dans une Langue, estimée incomparable et intraductible. De l’autre on aura des figures de la « religion ouverte », pour lesquelles Dieu est l’Absent de toute langue, et c’est pourquoi les langues seraient désacralisées et traductibles: l’étranger pourrait passer de langue en langue, pourvu qu’il cherche Dieu. Les premières figures tendent à l’endogamie religieuse et linguistique, et recherchent des cortèges purs et bien séparés. Les secondes, qui acceptent d’entrée de jeu une certaine perte d’identité, et que l’identité n’est pas ce qui importe, tendent à l’exogamie linguistique et religieuse, à la croisée des cortèges, sinon à leur effacement dans un estuaire plus vaste qu’eux. À vrai dire je ne décris ici qu’un rythme simple des grandes religions, et dans la réalité observable (plus encore que dans la réalité vécue, toujours simplificatrice) ce rythme se compose et se décline avec de nombreux autres.

2. La religion comme savoir

Le savoir est l’élément de la vérité, de ce sur quoi peut prendre appui mon discours ou mon action, tout en laissant place aux discours et aux actions des autres. Ce que nous savons est ainsi intimement lié à ce que nous pouvons, à ce que nous en savons, et l’idée d’un savoir qui n’accompagnerait aucun pouvoir, d’un savoir impuissant et contemplatif, est une idée limite dans notre conception des sciences efficaces et hautement spécialisées, cloisonnées. La religion fait de cette limite son centre. Elle propose ainsi de mettre au centre une vérité qui fasse de notre monde un tout, et non une addition de coupes à différentes échelles. Elle propose un savoir alternatif, synthétique, global, souvent consolant. Elle propose un savoir traditionnel, au sens propre, c’est à dire un savoir qui se raconte, qui se transmette par tradition orale, et qui soit une mise en ordre du monde.

Ce savoir traditionnel, nous le disions plus haut, a rencontré la compétition du savoir scientifique. Entre le pouvoir religieux, le pouvoir guerrier et le pouvoir économique, il fallait bien que la science, une fois descendue du ciel philosophique sur la terre des lois de la balistique, de la thermodynamique, et de l’informatique, trouve sa place. Après une longue période de répression, la science victorieuse a pris la place de la religion, et elle en a endossé la fonction légitimatrice. Elle s’est entourée d’une religion du progrès, plus ou moins scientiste, au risque de perdre sa fonction critique. Mais elle n’est pas vraiment parvenue a donner un sens aux affaires humaines, sinon le sens utilitaire de la raison instrumentale.

La religion corrélative à ce savoir s’est faite non moins utilitaire, magique, gadgétisée autour des pouvoirs spirituels ou thérapeutiques. Elle a pris les figures fermées de savoirs salvateurs, de savoirs initiés qui se prétendent la clé de tout, la réponse à tout, la synthèse (forcément hâtive, prématurée, et bancale) de tous les savoirs. La religion fermée, où le mythe ou le dogme répondent d’avance à toute question, offre un monde enfin réuni.

On a pu toutefois imaginer, et parfois observer, à l’inverse, que cette place prise par la science et l’idéologie technique pouvait libérer la religion de cette fonction de pouvoir, et lui permette d’être le lieu d’un savoir critique, qui problématise l’unité du monde. C’est ce que l’on ressent à la lecture d’auteurs, même irréligieux, comme Wittgenstein ou Whitehead. La réflexion sur la croyance donne le pas au savoir qu’on ne sait pas, à l’ignorance sue. Il y a une mystique de l’interrogation. Cette figure ouverte de la religion met l’ignorance au centre, l’interrogation, le droit de questionner. Tous sont à équidistance de la vérité, tous ont droit à interroger, à interpréter. Les Écritures portent cette pluralité intérieure du rapport à la vérité, cette pluralité des mondes, cette merveilleuse problématicité de notre monde ordinaire.

Ne peut-on dire qu’entre la figure d’un savoir clos, comme définitivement scellé, et celle d’un savoir ouvert, éventuellement dans une énigme, nous avons là encore un des rythmes profonds des grandes religions. Mais ce rythme, là encore, compose avec d’autres.

3. La religion comme morale

La morale est l’élément de la bonté, du sentiment en nous de gratitude d’exister, ou que la vie soit au fond si bonne qu’il est injuste que tous n’aient pas semblablement accès à cette bonté. C’est l’énergie qui nous porte à faire aux autres ce qu’on voudrait qu’ils nous fassent, à leur faire ce qu’on nous a fait de si bon, ou à leur faire ce qu’on aurait voulu qu’on nous fasse -même si après ça se complique beaucoup. La morale n’est donc pas sans règle, d’or ou de fer.

Il faut dire que les religions, plus ou moins chassées du pouvoir-savoir comme on l’a vu plus haut, ont eu tendance, depuis un siècle, à s’approprier la morale, le sens de la Loi, sinon même le droit, l’observance de règles qui assureraient au sujet et à la communauté sa cohérence, la possibilité de sentir et d’agir la bonté de la vie. Ou bien le sens de l’histoire. La question ici n’est pas de savoir si Dieu existe mais comment lui obéir, ou comment lui plaire, lui faire plaisir. Calvin par exemple interprète le texte pratiquement, pragmatiquement, comme ce qui nous fait faire quelque chose. L’interprète n’est pas un théoricien mais comme un musicien celui qui restitue l’agir et le parler, qui vit selon le texte, qui vit dans le texte, qui définit sa chorégraphie de tous les instants. Dans cette chorégraphie à plusieurs, les interprètes doivent apprendre à se distinguer, mais aussi à céder leur place. Ils doivent apprendre à se ressembler dans leurs différences. Ils doivent apprendre à augmenter la bonté des échanges tout en diminuant les échanges malheureux, le malheur que nous pouvons nous faire.

Tout cela n’est pas toujours très facile, et certains peuvent avoir le sentiment que « tout fout le camp », que nous sommes dans une société débauchée, où il n’y a plus de règles, où tout est permis, où l’on peut tout échanger -ce qui ruine le sens anthropologique profond des échanges, d’éprouver ce qui ne peut pas s’échanger, ce qui est à l’image de Dieu. On veut alors trouver une morale solide, indiscutable et rassurante. La fonction du fondamentalisme est de nous permettre de nous enfermer dans un texte, dans sa lettre, pour nous protéger d’un monde en perdition, ou d’un monde où nous sommes rejetés, persécutés, dressant notre camp dans ses marges.

Mais ici encore nous trouvons le contrepoint d’une figure « ouverte » de la religion. Il s’agit d’abord de faire de la religion, distincte à cet égard de la politique et du droit, une sorte de tête chercheuse, qui vise à singulariser la règle à la déformer indéfiniment par la sollicitude, jusqu’à ce qu’elle soit entièrement juste avec chacun. Il s’agit d’intervenir, d’agir, de prendre l’initiative, de ne jamais s’abandonner au sentiment que c’est trop tard et que le monde c’est fini: de montrer au contraire que le monde c’est pas fini. Il s’agit d’ailleurs de ne pas se soucier le moins du monde de soi, de son salut, d’en être libéré par la gratitude d’exister, en dépit du mal et plus encore ensemble. Il s’agit enfin d’éprouver l’impossibilité de faire entièrement le juste, et de faire place à l’attente, à la patience, à l’espérance.

En déclinant ces trois rythmes ensemble, en les composant, je voudrais rappeler l’hypothèse initiale. C’est que les religions ne sont pas simultanément ouvertes ni closes dans ces trois dimensions de l’identité, de la vérité ou de la bonté, que visent diversement les religions comme langues, comme savoirs, comme morales. Il serait mensonger et imprudent de confondre l’intégrisme, le dogmatisme, le fondamentalisme. C’est d’ailleurs l’un des intérêts de la triade exposée par Troeltsch entre les trois types d’organisation ou de formes de vie qu’il croit pouvoir discerner dans l’histoire religieuse: 1) les « églises » plus institutionnelles, éventuellement sacramentaires, ouvertes aux masses et souvent davantage liée au pouvoir temporel; 2) le mysticisme plus individualiste, qui fait facilement cercle autour d’un vide central, d’une étude ou d’une méditation partagée, méfiant envers toute médiation instituée comme envers tout excès de moralisme; 3) les « sectes », qui se mettent elles-mêmes davantage en dehors du « monde » (un certain monachisme, et les formes puritaines ou anabaptistes de calvinisme, par exemple).

II. Les conditions d’une créativité des cultures

L’idée que nous déploierons ici, et déjà avancée en introduction, est qu’il ne saurait y avoir d’ouverture sans clôture. Une porte n’est ouverte qu’à la condition de pouvoir être fermée, et l’ouverture même est « cadrée ». Ma première démarche s’inscrivait plutôt dans la lignée néo-kantienne et bergsonienne de l’opposition du clos et de l’ouvert en matière religieuse. La seconde reprendra plutôt l’angle diversement esquissé par Lévi-Strauss et Ricoeur, du discernement d’un seuil optimal pour la rencontre et les échanges entre religions. Aujourd’hui on est loin d’une telle rencontre, idéalement créatrice et heureuse. On n’a pas même affaire au choc des cultures religieuses, mais bien au choc des incultures religieuses, et la Méditerranée, notre mer commune, est en train de devenir la grande Frontière. La frontière la plus active aujourd’hui -au sens où l’on dit d’une faille sismique qu’elle est active. Vérité en deçà de la Méditerranée, erreur au-delà. La seule chose qui puisse, un peu, nous consoler, c’est que cette frontière marque une réserve de différences qui pourra se transformer, à l’avenir, en potentiel de créativité.

Dans un texte superbe de 1961, Ricoeur, après avoir énuméré les avantages pour l’humanité des progrès de la civilisation technique, décrit le versant négatif de ce processus, et la menace d’une

« subtile destruction non seulement des cultures traditionnelles (…) mais du noyau créateur des grandes civilisations des grandes cultures, ce noyau à partir duquel nous interprétons la vie (…) voici le paradoxe: comment se moderniser et retourner aux sources? Comment réveiller une vieille culture endormie, et entrer dans la civilisation universelle? »[5]

C’est cette idée d’un « noyau éthico-mythique » des cultures, comme il dit, dont je dirais volontiers qu’elle est comme inscrite dans la « boîte noire » des cultes, des grands scénarios cultuels de chacune de ces cultures. C’est la vivacité de ce noyau qui fait qu’une culture est viable, vivace plutôt, vivante, durable, et non une sorte de folklore touristique. Il faut affirmer cela d’autant plus que nous rencontrons souvent un rapport « touristique » aux religions, comme si on pouvait y entrer ou en sortir comme dans un moulin. Dans le même texte, Ricoeur écrivait que

« Nous pouvons très bien nous représenter un temps qui est proche où n’importe quel humain moyennement fortuné pourra se dépayser indéfiniment et goûter sa propre mort sous les espèces d’un interminable voyage sans but »[6].

Or il faut réfléchir aux conditions qui permettent aux cultures d’être vivaces et durables dans le contexte mondial actuel.

1. Conditions de la vivacité religieuses

Je les énumérerai ici seulement à titre programmatique, et on pourrait les développer et les discuter longuement. La première est qu’elles doivent être compatibles avec le développement des sciences techniques, auxquelles elle doivent dans le détail imposer leur sens de l’interrogativité et des responsabilités, c’est à dire leur sens des limites. La seconde est qu’elles doivent être capables de prendre en compte les grands défis planétaires, qui oblige solidairement l’humanité à modifier son mode de vie; une religion qui ne tiendrait aucun compte de ses effets démographiques, familiaux, écologiques ou politiques serait incompatible avec la survie humaine. La troisième est qu’elles doivent être compatibles avec la pluralité des cultures, où elles devront trouver, entre l’enthousiasme pluraliste et les formes de protection des différences, une sorte de modus vivendi durable.

C’est cette troisième condition qui m’intéresse ici pour penser ce qui permettra la vivacité, la créativité des traditions religieuses. Parce qu’elle implique justement que dans toute culture et dans toute religion il y a une part de clôture, d’indiscutable, d’impensé, d’inconscient ou d’immémorial, en tous cas d’inéchangeable. Car pour entrer dans l’échange il faut avoir quelque chose de non-échangeable, de non-disponible. Si l’on ne reconnaît pas cette part, elle se réfugiera dans les formes les plus brutales de l’inéchangeable, la couleur de la peau, le dialecte ou l’ethnie, etc. Et parce qu’elle implique que dans toute religion et dans toute culture il y a une part d’ouverture, d’accessible à la discussion publique, de pensable et de mise en jeu des interprétations possibles, un part communicable et échangeable. Or cette double condition est rarement respectée comme telle, dans son ensemble.

Le double danger qui guette les religions est au contraire d’une part d’incarcérer les populations dans un passé identitaire, de les y emprisonner, et de juxtaposer des communautés séparées, repliées et engoncées dans leurs différences. Et d’autre part de se fondre dans un consensus oecuménique vide[7], où toutes les différences seraient promises à s’effacer dans une sorte de religiosité générale où tout le monde aurait goûté à un peu tout. Or je ne crois pas que nous soyons condamnés à cette opposition.

À quoi remarque-t-on une culture vivante? Les uns, le regard fixé sur l’horizon de la mondialisation, estiment qu’une culture vive est capable d’entrer dans l’universel échange, et d’y maintenir sinon d’y imposer ses standards. Les autres, les yeux braqués sur la ligne bleue de leur exception cultivée, estiment que celle-ci doit être protégée dans son intraductible différence. Ceux qui préfèrent que tout s’échange librement, au risque que tout soit partout pareil, renforcent la position de ceux qui préfèrent dresser des frontières d’incompréhension, au risque d’emprisonner les humains dans leurs différences de langue, de race ou de religion. Et vice versa.

Mais cette bruyante opposition occulte le vrai problème, de chercher les conditions sous lesquelles nos cultures et nos sociétés, sans se laisser leurrer par la vision d’une expansion universelle ni du repli dans un passé assiégé, pourront demeurer créatrices. Je veux dire capables d’engendrer à leur tour d’autres cultures, d’autres manières d’entrer dans l’universalité humaine, et d’inventer de nouvelles différences. C’est le propre de la condition humaine que d’avoir toujours été interprétée dans des figures d' »humanités » différentes, et pourtant ressemblantes. A-t-on déjà vu une langue ou une religion devenir « universelle » sans bientôt éclater sous des différences internes? A-t-on jamais vu une culture s’enfermer dans une différence intransmissible sans bientôt mourir? Quel serait donc « le seuil » optimal des échanges, où ceux-ci favorisent la vivacité des cultures? Et comment faire pour ne pas confondre la créativité avec le productivisme et la prolifération morbide?

2. Confrontation et connivence des religions

Une telle vivacité, contre l’homogénéisation, loin de prendre peur face à ce qu’on ne comprend pas tout de suite, exige qu’il y ait des différences à partager, à confronter, comme on démêle une intrigue inédite. Cette confrontation suppose que toutes les traditions aient renoncé simultanément à mettre le pied sur la prétendue « universalité », y compris une certaine idéologie moderne qui tente de faire croire qu’elle est libre de toute tradition. Quelle terrifiante naïveté. Car nous n’avons d’accès à l’universel qu’à partir des habitudes culturelles, langagières et métaphoriques de chaque culture. Il y a un travail à plusieurs de confrontation des universaux, sans lequel le dialogue des religions échoue. Cette confrontation suppose aussi d’honorer les différends, les désaccords, le conflit des interprétations. La paix n’est à cet égard, comme le philosophe du 17ème siècle Pierre Bayle l’avait montré, qu’un désaccord installé, dans des Textes canoniques ou constitutionnels, dans des arrangements durables qui nous obligent à interpréter ensemble nos différences.

Une telle vivacité, contre l’isolement et loin de renoncer à communiquer toute joie, exige aussi le désir de chercher quand même à partager ses découvertes. Elle exige une culture qui ne se coupe pas de ses racines imaginaires en reniant ses propres traditions, et qui ne se retranche pas de l’univers gadgétisé des techniques en abandonnant l’esprit vraiment scientifique de l’émerveillement interrogatif.

Tout cela est bien délicat, car le temps des cultures est discontinu et non pas cumulatif comme celui des techniques mondialisables. C’est comme si chaque société devait réinventer pour elle-même les grandes expériences spirituelles, morales et politiques. Comme s’il fallait recommencer à chaque génération. C’est trop délicat pour ne pas réunir et instituer les conditions de cet exercice. Il ne faut pas s’effrayer par exemple qu’une culture vive commence par être sourde aux autres cultures pour revenir à ses propres sources, à ce qu’il y a en elle d’enfance, ni qu’en réouvrant intrépidement ses traditions, elle rompe et brise l’image avantageuse qu’une culture voudrait garder d’elle-même.

Car nous savons maintenant que c’est en rouvrant les couches les plus archaïques et radicales de nos traditions que nous inventons les figures les plus universellement parlantes. Et que c’est en créant, dans ce que nous inventons de plus vif et de plus singulier, que nous renouons avec nos racines. C’est dans la profondeur de la conviction religieuse ou de la création artistique, là où l’attestation est la plus vive et la plus créatrice de différence et de singularité, que l’on peut éprouver la plus étonnante proximité avec ce qu’il y a de vivant et de créatif dans les convictions ou la créativité des autres.

La question alors n’est plus de laisser tomber ses particularités pour entrer dans l’universel échange, ni de savoir comment conserver ses particularités et les protéger de l’uniformisation, mais d’expérimenter comment, de création à création, il existe une telle consonance, en l’absence de tout accord. Comment le jazz ou le flamenco, en creusant vers les sources de leur traditionalité la plus singulière, entrent-ils ainsi en résonance de manière universellement communicative? Il ne s’agit pas ici d’un talent rare, mais d’une capacité que nous devons présupposer chez tout le monde, la simple faculté d’admirer. Et plus on approche du noyau commun, de l’absolu, plus on doit s’effacer.

Olivier Abel

Paru dans Le fait religieux aujourd’hui ,
Tunis : éditions de l’Académie des Sciences Lettres et Arts, 2002

Notes :

[1] Il reprend peut-être la distinction opérée par mon lointain prédécesseur à la Faculté de théologie protestante de Paris, Auguste Sabatier, dans son Les religions d’autorité et la religion de l’esprit (1904), dans le contexte d’une philosophie républicaine et néo-kantienne.

[2] Kant La religion dans les limites de la simple raison, Paris: Vrin 1965, p.163 (dernière note III, 1ère section §VII). Voir aussi la deuxième note I §III.

[3] Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, chap.9.

[4] On sait que la meilleure manière d' »incarcérer » est de créer un malheur commun assez irréversible, assez inoubliable, assez incommunicable pour que ceux qui essayent de le partager sont comme enfermés dans cette mémoire.

[5] « Civilisation universelle et cultures nationales », in Esprit Oct. 1961, repris dans Histoire et Vérité, Paris: Seuil, 1964, p.280-281.

[6] Ibid., p.281-282.

[7] Je reconnais que les vrais mystiques peuvent encore y trouver leur bonheur. Mais peut-on en faire un « modèle » sans contradiction avec la vraie mystique?