Éloge du polythéisme

Il est difficile de parler à la place de plusieurs autres, qui seraient plus compétents. Le seul apport auquel je puisse prétendre, c’est de présenter ou de représenter une topologie des arguments du « procès du monothéisme », une sorte de géographie des discours tels que j’ai pu les relever. On verra pour finir que l’éloge du polythéisme est indexé sur le monothéisme dont il s’agit de faire le procès, et que les figures du polythéisme qui ont intéressé les européens sont encore relatives à la forme du monothéisme auquel ils voulaient échapper. L’historicité de ce procès me semble donc particulièrement prégnante.

En gros je distinguerai deux lignes, que je figurerai par deux penseurs par ailleurs très différents. L’évaluation généalogique du monothéisme par Nietzsche, plus diachronique, et le comparatisme pluraliste et méthodique de l’anthropologie polythéiste de Marcel Détienne, plus synchronique. C’est un choix bien français, qui correspond à la constellation française de l’éloge du polythéisme tel que je l’ai rencontré. Mais ces deux lignes de discours sont intéressantes pour leurs effets, leurs incidences sur nos conceptions du christianisme.

Boutades

Je recommencerai par la boutade de Nietzsche dans son Ainsi parlait Zarathoustra, que « Les dieux sont morts. Oui, ils sont morts de rire en entendant l’un d’eux dire qu’il était le seul ». Cette boutade doit d’ailleurs être replacée dans la diversité des figures nietzschéennes des morts de Dieu. C’est ici la mort qui correspond à l’apparition d’un principe unique, qui déprécie la vie, la pluralité du vivant. Car il y a aussi la mort du Dieu tué à cause de sa pitié, de son impudique compassion,, par l’homme du ressentiment (l’homme de la mauvaise conscience qui le tue et qui s’assied sur le couvercle de sa tombe pour l’empêcher d’en ressortir!). Et il y a aussi la mort du Dieu bouddhiste ou du Dieu de Jésus, simplement las de vivre, désireux de dormir pour l’éternité[1].

C’est une boutade aussi tragique et aussi drôle que l’on trouve chez Pierre Bayle, dans son Commentaire sur les paroles de Jésus-Christ: contrains-les d’entrer, rédigé quelques mois après la Révocation de l’Édit de Nantes. Les convertisseurs bottés des dragonnades se justifient en affirmant qu’ils font cela pour la Vérité, pour la bonne cause, pour le bien de ceux qu’ils forcent, sans voir le ridicule de leur propos. Les protestants évidemment rient de cette prétention au monopole de la vérité, ils en rient même tellement qu’ils ne pourront après plus jamais dire la même chose. Ce rire les laissera troublés, ébranlés dans leurs dogmes. On voit ainsi que le problème de Bayle n’est pas seulement celui de la théodicée, le problème du mal[2], mais aussi l’autre grand scandale du monothéisme: l’idée qu’il faut passer comme dit Paul « par un seul ».

J’ajouterai au passage que Ricoeur, apprenant le sujet de la présente rencontre, estimait il y a quelques jours que le christianisme n’était pas un monothéisme, car le monothéisme est pour lui une reconstitution récente de l’histoire des religions, et que c’est un anachronisme. Par ailleurs, je le sais très attaché aux ressources du rapport à un Dieu trinitaire. Lorsque Platon, dans son oscillation entre l’Un et le Multiple, y montre l’emplacement du politique (voir le « mythe » du Politique) il y montre aussi celui du religieux, et l’on verra à propos du malheur Bossuet accuser les protestants d’être portés au manichéisme, quand Bayle reprochera au catholicisme de verser dans le panthéisme. Dans le Parménide, Platon essaye toutes les hypothèses, si l’Un est et que le Multiple n’est pas, puis l’inverse, et de même avec l’Être et le Non-être, le Même et l’Autre, etc.: en regardant l’histoire des religions, tant par rapport au problème de l’origine du mal que par rapport à celui de la vérité-une, on a le sentiment que toutes les hypothèses ont été essayées. L’intérêt de la trinité divine, c’est de mettre dans la même « boîte noire » les données du problème, sans les résoudre au préalable, mais pour faire comme si l’Unité et la Multiplicité divines étaient compossibles[3]. Mais assez traîné.

1. Le versant dionysiaque du procès du christianisme: nietzsche

Nous entrerons dans la thématique et le vocabulaire d’un certain « style » de Nietzsche[4] par les Rudiments païens de Jean-François Lyotard, qui m’ont semblés caractéristiques de l’époque[5]. D’entrée il annonce « la vieille toile platonico-chrétienne est en loques, toutes ses reprises, mêmes marxistes, lâchent » (p.7), et il oppose au « désir du vrai, qui alimente chez tous le terrorisme » le sens païen de la légèreté. Le chapitre sur lequel je me suis attardé concerne l’histoire de la révolution française (celle de 89 pas celle de 68), et s’intitule: « Futilité en révolution ». Placée sous le signe de la « boutade » de Nietzsche, il s’agira d’une histoire « libidinale », « païenne », qui « implique non seulement la multiplicité des dieux, mais l’indifférence hautaine envers la question d’une exclusivité dans l’acte de parole performative ». Et il remarque que les dieux romains exigent que leur soit rendu, en plus de l’hommage des cultes réguliers, celui apparemment incohérent des jeux scéniques, où n’importe quelle divinité, en dehors de sa fonction normale, peut rencontrer fortuitement ou gratuitement n’importe quelle autre divinité ou créature mortelle[6].

L’idée est que « la scénographie improvisée des jeux sans-culottes vient désorganiser le rituel bien réglé des assemblées jacobines et des festivités officielles », ce vrai paganisme de la puissance heurtant de plein fouet le discours de l’histoire et du pouvoir (p.169 et 170). L’intention de Lyotard est de distinguer un mouvement déchristianisateur anticlérical et nihiliste, d’un mouvement plus immédiatement païen: « Il n’y a pas un mouvement, mais des mouvements déchristianisateurs: celui qui se trouve accomplissement dans les cultes officiels de la nouvelle religion, et, à côté et au sein de celui-là, tous ceux qui se donnent cours dans les improvisations locales, dans les fêtes communales, dans les étranges démonstrations des sections sans-culottes de Paris » (p.175, 176, 177). C’est ainsi qu’il nous faut « pressentir ce qu’il y a de paganisme méditerranéen, dionysien dans les jeux antichrétiens de la fin 93 »[7].

Mais le paganisme qui l’intéresse n’est pas « celui des religions anciennes instituées, seraient-elles dionysiaques. Il réside dans l’infiltration à la surface du corps social d’aires laissées libres aux imaginations et aux initiatives concrètes qu’on appelle déréglées, inutiles, dangereuses, singulières » (p.180). Un peu comme Caillois oppose un sacré de transgression à un sacré d’ordre (qui serait ici non seulement l’ordre chrétien de l’ancien régime mais aussi celui du jacobinisme), Lyotard me semble ici emprunter à La naissance de la tragédie de Nietzsche l’opposition entre l’individualisation idéalisante d’Apollon et la grande métamorphose entraînée par Dionysos, où toutes les barrières s’effondrent. On pourrait suivre l’histoire de ce thème dans les recherches des hellénistes jusqu’au Dionysos de Jeanmaire, mais l’intérêt est plutôt de voir combien ce discours a eu d’incidence dans la théologie contemporaine: je pense par exemple à La fête des fous de Harvey Cox ou au Seigneur de la danse de Jürgen Moltman, qui font droit à ce que la théologie de la grâce apporte de dé-légitimation de l’ordre, de gratuité. Lyotard,, pour sa part, cherchera dans les singularités intraitables et les différences incomparables de quoi résister à l’ordre des grands Récits (histoire du salut, émancipation prolétarienne ou développement).

La généalogie nietzschéenne

Il nous sera utile d’attraper quelques-uns des concepts utilisés par Nietzsche dans son procès du monothéisme, dont nous verrons que c’est aussi bien un procès de l’idéal ascétique et du nihilisme. La critique consiste tout rapporter à des valeurs[8], c’est à dire à des styles de vie (des manières de se rapporter à la vie, de se comporter dans la vie), et la généalogie consiste à rapporter ces valeurs à leur origine, à leur volonté, à la faculté d’établir un différentiel (un haut et un bas, un noble et un vil, un dominant et un dominé)[9]. Elle demande qui? et pour cela qu’est-ce qu’il veut? Par exemple il y a une très grande ressemblance entre le Christ et Dionysos: c’est la même « passion », mais elle a généalogiquement un sens différent. Chez Dionysos la vie justifie la souffrance, et celle-ci participe au fond d’une affirmation de la vie, d’une appréciation de la vie; tandis que chez le Christ, d’après Nietzsche (et relu par Deleuze) la souffrance accuse la vie, et la justifie; elle se détache sur le fond d’une dépréciation de la vie terrestre.

Dans tout corps vivant, il y a des forces actives (que l’on appellera dominantes), et des forces réactives (dominées). Ces forces peuvent être inconscientes, comme la capacité active d’oublier dont Nietzsche fait la condition de la santé[10], l’affirmation est la capacité d’une force à devenir active, quand la négation correspond à leur devenir ré-actif. Par exemple la santé réside dans la faculté à cicatriser, à « agir les traces », comme dit Deleuze, à les interpréter de manière à ce qu’elles deviennent actives. Le ressentiment, qui est une mémoire malade, apparaît quand une réaction cesse d’être agie: « l’excitation tend à se confondre avec sa trace dans l’inconscient (…) la trace prend la place de l’excitation dans l’appareil réactif, la réaction elle-même prend la place de l’action, la réaction prend la place de l’action » (Deleuze, ibid. p.130).

On comprend mieux, avec ces données, le commentaire que propose Deleuze de « l’idéal ascétique et l’essence de la religion », en disant que pour Nietzsche il y a plusieurs types de religions. Il n’y a pas que les religions du ressentiment, du type judéo-chrétien et monothéistes: il y a des dieux actifs et affirmatifs, comme l’est Dionysos et tous les dieux païens:

« suivant une méthode qui lui est chère, Nietzsche reconnaît une pluralité de sens à la religion, d’après les forces diverses qui peuvent s’en emparer: aussi y a-t-il une religion des forts dont le sens est profondément sélectif, éducatif. Bien plus, si l’on considère le Christ comme type personnel en le distinguant du christianisme comme type collectif, il faut reconnaître à quel point le Christ manquait de ressentiment, de mauvaise conscience »[11].

Et pour la comprendre, il faut prendre une religion dans son degré supérieur, là où elle devient libre de son affinité avec la force qui s’empare d’elle, et non là où elle est dominée et instrumentalisée par d’autres forces. C’est quand la religion n’est plus dominée, qu’elle n’est plus sous le joug des forces actives et qu’elle triomphe, qu’on voit apparaître son sens véritable, ce qu’elle voulait. C’est alors qu’apparaît dans toute sa puissance l’idéal ascétique, qui exprime une volonté certes, une volonté nihiliste (le tableau de Deleuze p.166 montre bien ce triomphe des forces réactives et des différentes figures qu’elles prennent).

Que signifie l’idéal ascétique?

La troisième dissertation de la généalogie de la morale propose plusieurs figures et plusieurs significations de l’idéal ascétique, qui n’a pas le même sens chez les artistes, les philosophes, les femmes, les handicapés, les prêtres et les saints[12]! Mais au fond, il s’agit toujours de la volonté de vérité. À la fin de l’Avant-propos de la deuxième édition du Gai savoir, Nietzsche écrit qu’il ne veut plus

« dévoiler, découvrir, jeter en pleine lumière tout ce qui est caché pour de bonnes raisons. Non, ce mauvais goût, ce besoin de vérité, de la vérité à tout prix, cette folie de jeune homme nous dégoûte (…) Nous ne croyons plus que la vérité reste vérité sans ses voiles, nous avons trop vécu pour cela. Nous faisons maintenant une question de décence de ne pas vouloir tout voir nu, de ne pas assister à tout, de ne pas chercher à tout comprendre et tout savoir (…) Ah! Ces Grecs, comme ils savaient vivre! Cela demande la résolution d’en rester bravement à la surface, de s’en tenir à la draperie, à l’épiderme, d’adorer l’apparence… »

On voit ici d’où vient la priorité que donne Deleuze à la surface, à l’épiderme. Mais ce que l’on voit surtout, c’est que la volonté de vérité est profondément destructrice. Pour atteindre le vrai, elle détruit l’apparence, elle déchire les voiles, voile après voile, jusqu’au moment où elle s’aperçoit qu’elle a tout détruit et que la vérité n’était pas ailleurs que dans les voilements.

C’est cette déduction que Nietzsche conduit à la fin du §27 de cette troisième dissertation de la Généalogie de la morale: « qu’est-ce qui a remporté la victoire sur le dieu chrétien? » C’est la moralité chrétienne elle-même, la véracité de plus en plus rigoureuse transformée en objectivité scientifique à tout prix. Et pour Nietzsche c’est une loi de la vie: toutes les grandes choses vont d’elles-mêmes à leur perdition par un acte d’autodestruction. Toutes les grandes choses engendrent cela qui un jour prendra leur place: « c’est ainsi que le christianisme en tant que dogme a été ruiné par sa propre morale ». Maintenant c’est la morale de la véracité qui va parvenir « enfin à sa conclusion la plus lourde de conséquences, sa conclusion contre elle-même; c’est ce qui se passera quand elle posera la question: que signifie toute volonté de vérité? Et ce sera la ruine de la morale.

Ainsi le polythéisme dans le chatoiement de sa surface[13], sous l’aiguillon de la volonté de vérité, laisse-t-il la place au monothéisme, qui engendre à son tour la morale de la véracité, qui engendre une science, laquelle ne veut rien d’autre que la vérité. Elle détruit tout pour savoir ce qu’il y a derrière, et se découvre animée du même et profond nihilisme. Mais l’homme préfère encore vouloir le rien plutôt que de ne pas vouloir du tout (fin du §28).

2. Le versant comparatiste du procès: détienne

Nous entrerons à contre-pied dans la problématique comparatiste et anthropologique par sa dénonciation chez le cardinal Ratzinger, dans Le Monde du 3 décembre 1999! Il commence par la parabole de l’éléphant qu’un roi présente à des aveugles, et dont chacun ne perçoit qu’un aspect qu’il prend pour le tout; et il dit que c’est la situation nouvelle du christianisme que d’accepter d’être un aveugle qui perçoit certainement quelque chose, mais doit accepter de se placer à côté des autres. Il se réfère à Troeltsch, pour qui les différences de langues et de cultures sont indépassables, le christianisme n’étant que le côté de Dieu tourné vers l’Europe. Et il évoque la défense du polythéisme par le sénateur Symaque en 384 devant l’empereur Valentinien II:

« C’est la même chose que tous vénèrent, c’est une unique chose que nous pensons, ce sont les mêmes étoiles que nous contemplons, le ciel au-dessus de nous est unique, c’est le même monde qui nous enveloppe; qu’importe les espèces variées de sagesse par lesquelles chacun cherche la vérité. On ne peut parvenir par une unique voie à un mystère aussi grand »

La raison pluraliste et tolérante ne dit rien d’autre aujourd’hui, et toutes les crises du christianisme viennent de là, d’avoir dû renoncer au monopole de la vérité, pour reprendre la boutade de Bayle donnée en préambule. Un tel christianisme est-il encore possible?

Dans cette histoire, ce que constate plutôt à regret Ratzinger est au fond l’accomplissement d’un vœu ancien de nos Facultés (je pense particulièrement à la Faculté du Bd. Arago qui joua un certain rôle dans cette bagarre) et bien sûr de la section des Sciences Religieuses de l’École Pratique des Hautes Études, fondée en 1886[14].

Comparer l’incomparable

Marcel Détienne vient de publier, aux éditions du Seuil en janvier 2000, un pamphlet contre l’histoire, contre une histoire née avec la Nation et par les nationaux de tous poils, et dont les gardiens vont répétant: « on ne peut comparer l’incomparable ». C’est cette maxime qui l’a mis en verve, et nous voici avec un texte relevant d’un paradigme de discours bien plus « récent » que celui de Nietzsche ou même du Lyotard que nous avons présenté. Comparer l’incomparable[15] ne nie pas qu’il faille construire prudemment les comparaisons, mais il refuse ce que cet argument de l’incomparable, de l’incommensurable, de l’intraduisible, comporte de profondément nationaliste, monocentrique, monothéiste (il ne dit pas cela, c’est moi qui l’ajoute). Cette recherche de ce qu’une histoire (nationale ou religieuse) a d’absolument unique, ce discours qui ne cherche que « le propre de », « ce qui distingue spécifiquement le », s’abrite sous un partage pointilleux des disciplines, avec leur pratiques de douaniers, et abrite un discours généalogique de la pureté, de la bonne (et de la mauvaise) filiation, sinon de l’autochtonie.

On est loin des juristes-historiens de la Renaissance, qui comme Bodin ou La Popelinière comparent les croyances et les mœurs, les récits et les choses qui leur arrivent de toutes parts du monde, qui font des projets d’études des humanités neuves en leurs différentes coutumes, et placent sur un pied d’égalité les anciens Grecs et les indiens Iroquois[16]. Dans la stratégie de constitution du discours historiographique, de part et d’autre du Rhin (puis après 1870 de la frontière lorraine), les œillères nationales empêchent de fonder la 5 section de l’EPHE sous un autre titre que portant sur les religions des peuples non-civilisés. C’est là que Marcel Mauss ou Maurice Leenhardt enseignèrent, et ce n’est qu’en 1951 que Lévi-Strauss obtient l’appellation de « peuples sans écritures » (peuples sans histoires?).

Dans ce jeu de quilles des nationalismes et des monothéismes incomparables, le polythéisme fait l’effet d’une boule de comparatisme. En effet, si l’on observe un tant soit peu, on voit que les dieux apparaissent toujours ensemble, et non isolément: le polythéisme est un système de relations complexes[17]. Comme Georges Dumézil l’a montré, à partir des cultures de la Mer Noire et du Caucase, délaissant l’histoire, la généalogie, ce système ne peut apparaître que si l’on en fait une analyse structurelle, en examinant systématiquement les relations (complémentarités, oppositions, hiérarchies)[18]. Cette structure des ensembles polythéistes trouve son exemple le plus brillant avec le panthéon indo-européen: dans le triangle des fonctions de Jupiter (le roi juge), Mars (le Guerrier), Quirinus (le Producteur)[19], nous avons une structure stable, et dont la forme se retrouve sous des noms différents dans l’ensemble de l’aire des cultures indo-européennes. Quand une nouvelle forme de pouvoir apparaît (par exemple celui de la religion monothéiste, ou celui de la science) elle doit trouver à se loger là-dedans, en épouser la forme[20].

C’est tout l’intérêt des travaux de Jean Lambert sur Le Dieu distribué que de proposer une approche comparatiste en théologie et en sciences religieuses, pour faire voir les ressemblances et les différences. Il remet ainsi le monothéisme en polarité avec les polythéismes non pour le motif « écologique » que le monothéisme ne peut se déployer (comme prédateur) sans un terrain polythéiste (comme proie!), mais à cause de leur in dissociabilité structurelle. Il suffit pour s’en apercevoir de respecter ce que l’on lit (les Écritures, les textes canoniques des différentes traditions) et ce que l’on voit (les arrangements spatiaux, les pratiques populaires, ce qui est vécu). Et si Françoise Smyth, mon ancienne collègue en Ancien Testament à Paris, travaille depuis si longtemps avec Marcel Détienne, c’est bien parce qu’en élargissant comparativement le rhizome des textes bibliques on trouve non pas une religion isolée, unique et incomparable, mais l’ensemble des cultures du Proche-Orient, de la Méditerranée et de l’Afrique, d’hier et d’aujourd’hui. L’enjeu est donc très important pour ce que nous appelons aujourd’hui l’inter-religieux.

L’expérimentation polythéiste

Le polythéisme ainsi abordé présente un intérêt majeur: celui de nous sortir de l’obsession évolutionniste. On observe des configurations (des ensembles déjà structurés, il suffit de ne pas les piétiner) équivoques, c’est à dire utilisables dans divers contextes, pour plusieurs fêtes par exemple. On comprend ainsi qu’un dieu n’est pas statique: pour le connaître, il faut faire le relevé de toutes les positions qu’il occupe dans l’ensemble du système, et ces positions ou ces relations sont aussi déposées dans le trésor des énoncés et des usages du langage ordinaire. Par exemple Apollon, dieu de la route, du chemin, est aussi celui qui fraye des voies, découpe des limites, les inscrit dans la pierre et dans les fondations. On peut ainsi distinguer le champ d’action, d’intervention d’un dieu, et son mode d’action, sa manière d’y intervenir et sa fonction[21].

Le polythéisme doit sans cesse résoudre un problème: comment passer du domaine de compétence d’une configuration (par exemple un voyage maritime) à la compétence d’une autre (par exemple l’arrivée dans une ville). On n’y a pas affaire à un dieu individué et isolé: il y a forcément un jeu, un passage, une ambivalence, et le dieu est cela même. Athéna n’est pas identique dans son rapport à Poséidon et dans son rapport à Héphaïstos. Le cheval n’est pas le même en tant qu’animal jupitérien, que l’on ne peut ni sacrifier ni monter, qu’animal martial, destiné à la guerre ou au sacrifice, ou qu’animal de force productrice et de labour. À Delphes, on trouvera Apollon en rapport avec Poséidon, Hestia, Gaïa ou Thémis, et Dionysos, et dans ces diverses relations chacun d’eux sera différent, chaque dieu est pluriel. Toutes ces relations sont, remarque Détienne, comme des petits systèmes de pensée logés dans des assemblages complexes. Et tout le travail de l’helléniste, reprenant le geste des usagers des polythéismes, consistera à expérimenter, à manipuler, à « faire réagir », en sachant que les expériences ne sont jamais entièrement réitérables, mais que l’exploration des combinaisons possibles n’est pas illimitée.

Mais ce qui retient encore l’attention du comparatisme méthodique de Détienne, ce sont les pratiques d’assemblée, où l’on retrouve, chez les éthiopiens du sud (Ochollo), les communes de l’Italie médiévale, les cosaques de Zaporojié, les grecs anciens, ou les révolutions anglaise et française, les mêmes formes du politique, les multiples commencements du même geste de faire cercle[22]. Sous des formes diverses, ce sera le même geste de délibération des guerriers, et le skeptron qui désigne celui qui a le droit de s’avancer pour parler au milieu, dans les récits homériques, et les réunions incessantes convoquées à volonté par n’importe qui; ce seront les même lieux circulaires ou en ellipse, ou en hémicycle, où l’orateur se tient face au cercle; ce seront les même rituels d’ouverture de l’assemblée, les mêmes « minutes » qui permettront de donner aux arrêts et décisions la publicité de l’écriture. Ainsi mis en perspective comparatiste, ce geste et son intelligibilité politique n’ont rien d’évident:

« Pour l’heure, d’après ce que nous savons, les tentatives de par le monde visant à établir des lieux d’égalité semblent avoir été plutôt clairsemées. Quelques clairières dans la grande forêt des inégalités féroces et des hiérarchies naturelles » (p.123).

En même temps, quand on lit cela, on se sent tellement chez soi, on reconnaît si bien les geste de Bayle cherchant à penser la tolérance civile et les droits de la conscience « errante » (car la conscience qui se trompe a des droits que la conscience qui est dans le vrai ne peut lui ôter), qu’on se dit soudain que c’est bien encore notre lieu commun, une figure du polythéisme comme nous aimerions que soit notre monothéisme, notre inconscient politique[23].

Sorties

Il est temps de proposer quelques sorties à notre dispositif, à notre double-discours. Deux figures du polythéisme, deux mises en perspectives critiques du monothéisme, ont été proposées. L’éloge du paganisme sans l’évaluation généalogique du christianisme comme nihilisme chez Nietzsche. Le comparatisme polythéiste de Détienne qui montre comment les dieux sont toujours pluriels, comme s’ils différaient ensemble.

On l’a noté au passage: chaque monothéisme voit le paganisme qui est dans l’œil de son adversaire. Pour rester « entre nous », les protestants voient le paganisme catholique romain des cortèges, du culte marial et des images des saints (les catholiques ne vont pas assez vite jusqu’au bout de la déduction nihiliste). Et les catholiques voient le polythéisme protestant dans ce cercle pluraliste, où le droit à la parole serait égal, sans légitimité unifiée. L’anthropologie catholique de la filiation, de la généalogie, de la succession apostolique, privilégiera peut être les figures de l’appartenance, du rattachement à un lieu. L’anthropologie protestante du pacte, du contrat, de l’alliance passée, rompue ou renouée, privilégiera alors plutôt les figures peut-être plus archaïques encore de l’itinéraire.

Mais nous pouvons inverser notre observation: chaque appel au polythéisme voit le monothéisme qui est dans l’œil de son adversaire sans voir celui qui est dans le sien. De la même manière que les athées du catholicisme et du protestantisme ne partagent pas le même athéisme, les polythéistes du catholicisme et du protestantisme ne partagent pas le même polythéisme. Comme si les figures du polythéisme que nous connaissons étaient encore trop relatives à la forme de nos monothéismes[24], et à la forme du problème politique que nous nous posons[25]. Reste le problème ici évoqué, de traduire l’intraduisible, de comparer l’incomparable. De faire cohabiter l’exclusif. Jérusalem à cet égard, est un bon laboratoire polythéiste des monothéismes aujourd’hui. Mais je préfère ne pas y aller, et vous laisser réagir.

 

Olivier Abel

Paru sld G.Emery et P.Gisel, Le christianisme est-il un monothéisme ?
Genève : Labor et Fides, 2001, p.60-71.

Notes :

[1]  Gilles Deleuze, dans son Nietzsche et la philosophie (Paris: PUF), distingue ainsi un nihilisme négatif, un nihilisme réactif, un nihilisme passif: « C’est toujours la même vie, cette vie qui bénéficiait en premier lieu de la dépréciation de l’ensemble de la vie, cette vie qui profitait de la volonté de néant pour obtenir sa victoire, cette vie qui triomphait dans les temples de Dieu, à l’ombre des valeurs supérieures; puis, en second lieu, cette vie qui se met à la place de Dieu, qui se retourne contre le principe de son propre triomphe et ne reconnaît plus d’autres valeurs que les siennes; enfin cette vie exténuée qui préfèrera ne pas vouloir, s’éteindre passivement, plutôt que d’être animée d’une volonté qui la dépasse » (p.174).

[2]  Qu’il introduit dans les articles Pauliciens et Manichéens de son Dictionnaire historique et critique (où il met en page et compare le plus grand nombre possible d’hétérodoxies dont chacune peut légitimement se considérer « orthodoxe »), développera dans sa controverse avec Leibniz, qui prépare d’une certaine manière Voltaire et toutes les Lumières.

[3]  C’est aussi dans le même temps ce qu’essaye de faire Constantin, en inscrivant la trilogie des fonctions romaines du pouvoir dans un espace monothéiste: d’où l’articulation étroite, au cœur de Byzance, entre Sainte-Sophie et son autorité pontificale, le Palais impérial et ses gardes palatines, et l’Hippodrome du peuple reproducteur. Mais ici encore, il reste du polythéisme cette polyfonctionalité, qui fait que chacune des fonction adopte des visages différents selon l’autre fonction vers laquelle elle est tournée (patriarche-basileus n’est pas identique à patriarche-peuple, etc.)

[4]  Nietzsche joue souvent de l’intimidation stylistique, quand il dit par exemple dans Le Gai savoir que ce n’est pas ses arguments mais son bon goût qui peut réfuter le christianisme!

[5]  Ces textes, bien post-soixante-huitards, rédigés dans les années 75, ont été publiés en 1977 en collection 10/18. Il m’en a dit un jour: « vous comprenez, à cette époque-là j’étais tellement triste! ».

[6]  Lyotard frôle ici ce que Détienne nous montrera plus loin, le caractère expérimental et relatif des fonctions divines, qui ne peuvent être assignées à résidence et n’ont de sens qu’à être essayées ensemble dans des configurations différentes. Mais il rapporte sa remarque à celle de Pierre Klossowski, que « les jeux scéniques réservèrent aux divinités la sphère où elles se manifestaient non pas dans leurs actions salutaires à la société civile, mais dans la jouissance souveraine et purement gratuite de ces dieux » (op.cit.p.166-167).

[7]  (p.178) Il relève des indices de ce dionysiaque dans le rôle du bonnet phrygien, des avatars des figures féminines de Marianne ou de la grande Mère, des cortèges de la liberté (« chars tirés par des lions ou des léopards, entourés de jeunes gens et d’amours, ornés de myrtes, accompagnés de tambours et d’instruments à vent (…) apparentés aux jeux chtoniens de l’antiquité » (p.178-179), et plus loin le rôle transgresseur des femmes sans-culottes comparées aux ménades (p.208).

[8]  Au §58 du Gai savoir, Nietzsche indique que les choses sont faites de la valeur qu’on leur prête, et qui à la longue finissent par faire leur réalité, et que pour critiquer il faut créer de nouvelles valeurs, que ce n’est qu’en créant que l’on critique vraiment.

[9]  La volonté de puissance correspond à cette faculté d’évaluer, d’interpréter, de choisir. La généalogie, un peu à la manière d’Hésiode et de son mythe des races (or, argent, bronze, fer..) peut être pensée comme une décadence, une dégradation, ou comme un progrès, une évolution vers le Surhomme.

[10]  Dans le premier § de la deuxième dissertation de La généalogie de la morale: « la capacité d’oubli n’est pas une simple vis inertiae, comme le croient les esprits superficiels, elle est plutôt une capacité d’inhibition active, positive (…) il ne saurait exister aucun bonheur, aucune sérénité, aucun espoir, aucune fierté, aucun présent, sans la capacité d’oubli ». Comment alors élever un animal qui puisse promettre?

[11]  Deleuze op.cit. p.164.

[12]  Chez les philosophes, par exemple, l’ascétisme sera un masque, une protection, une niche écologique qui lui permettra de ne pas trop effrayer les autres. Chez les saints, cet idéal correspond au repos absolu.

[13]  Apparence, apparitions disparaissantes, où il ne faut pas chercher derrière, toile et tissu, réseau multipolaire pour bien montrer la prégnance actuelle de cette image.

[14] L’école elle-même, sauf erreur, fut fondée par Victor Duruy, le même ministre de l’Instruction publique, d’orientation plutôt républicaine et néo-kantienne, qui lança une génération de néo-kantiens (Lachelier, Lagneau, etc., et pour la Faculté protestante Sabatier).

[15] Pour tout ce qui est de la présentation du polythéisme, Comparer l’incomparable reprend et développe l’excellent article déjà donné en bibliographie, « Métamorphose des dieux grecs », in Le monde de la Bible n°118, p.15-18.

[16] Voir p.20 sq. C’est d’ailleurs encore le ton de Calvin, au chapitre 16 de L’Institution, lorsqu’il compare les différentes lois judiciales et cérémoniales (politiques et religieuses) comme autant d’interprétations du commandement d’aimer son prochain et son Dieu. On est même loin de Rousseau qui distingue dans Le contrat social la pluralité des religions civiles et la pure religion de l’humanité (dont l’évangile donne une expression), regrettant la religion des prêtres comme un système bâtard.

[17] Le père Ramlot, dominicain à Montpellier, m’avait un jour confié que pour lui c’était la grande force du Dieu trinitaire que d’être un dieu relationnel.

[18]  Voir p.83 sq.

[19] Nous avons déjà fait allusion à cette triade en parlant du plan de Byzance. À cet égard Platon avait déjà « vendu la mèche » avec ses trois classes dans La République, et il est bien dans ses perpétuelles « inventions » mythologiques un étonnant expérimentateur et manipulateur de polythéismes (soit dit en passant contre sa réputation de repoussoir, pour les uns comme dualiste, pour d’autres comme crypto-monothéiste, pour les autres enfin comme polythéiste).

[20]  Lorsque Troeltsch propose de distinguer entre les formes institution, secte, et mystique de la religion, ne donne-t-il pas une indication qui va dans ce sens?

[21]  Lire p.88-104.

[22]  Lire p.108-114.

[23]  Après tout, les polythéismes très hiérarchiques, et le comparatisme de toutes les figures possibles de l’inégalité, sont un immense champ encore peu exploré, et qui pourrait aussi nous apprendre beaucoup sur le politique.

[24]  Jean-Luc Nancy a longtemps été un véritable intellectuel catholique, et Nietzsche était fils de pasteur!

[25]  On l’a bien vu pour Lyotard avec Mai 68, et Détienne donne un motif éthique au sens fort et politique à son activité comparative (p.59).