Le droit de se montrer et de se retirer

Une image éblouissante me revient du temps où j’enseignais la philosophie au Tchad, à Bongor : c’était la nuit, et pieds nus dans la poussière une foule accourait à l’appel des tams-tams pour s’arrêter autour d’un cercle de lumière, au plus fort du bruit. Et là, sous la seule lampe, comme à tour de rôle apparaissaient les danseurs pour faire leur numéro, montrer de quoi ils étaient capables, s’essayer, interpréter le rythme. Je voyais aussi bien l’Iliade, Diomède précédant le numéro de Hector, précédant le numéro d’Achille, l’un reculant quand l’autre avance, ou l’autre lui faisant place. Et je me disais : le monde que nous cherchons est un espace d’apparition où nous puissions comparaître pour différer ensemble, avant de disparaître et de céder la place les uns aux autres. Un monde où nous puissions tour à tour nous avancer vers le milieu du cercle, interpréter par nos paroles et par nos actes "qui" nous sommes, et dont nous puissions nous retirer.

Cela n’est pas évident, parce qu’il faut avoir de quoi paraître, de quoi se montrer et montrer de quoi on est capable ou incapable, de quoi se distinguer et s’essayer, avoir de quoi dévoiler qui l’on est par diverses interprétations de soi. C’est ici l’ordre universel de la réputation que nous ne puissions nous passer de nous demander les uns aux autres “qui dites-vous que je suis?” Cette incessante demande de reconnaissance fait l’insociable sociabilité dont parlait Kant, ce besoin de différer, de nous opposer, de nous distinguer, mais de différer ensemble, de manière reconnue et acceptée par les autres; comme s’il était vain ou impossible de différer séparément. Se montrer, s’exercer en relation avec les autres, essayer en diverses guises de dévoiler qui l’on est, jouer, augmenter le nombre de connexions, augmenter notre capacité à soutenir la complexité des réseaux, c’est aussi augmenter notre densité en compossibilités, nos capacités "stylistiques", nos capacités de sentir et d’agir à plusieurs. Au fondement de la cité comme espace commun d’apparition, nous placerons donc quelque chose comme un “droit de paraître”, qui exige la possibilité concrète de déployer une réputation d’autant plus singulière que multiple, et donc d’entretenir une intrigue durable sur qui nous sommes. La possibilité de comparaître pour différer ensemble demande ainsi à être politiquement instituée, dans un cadre d’apparition qui propose plusieurs formes de reconnaissance pour donner et redonner à chacun la chance d’exercer son droit de cité.

Mais il n’est pas davantage évident d’être autorisé à disparaître, à s’effacer devant d’autres, pour qu’ils paraissent à leur tour dans l’espace public ou pour qu’à leur tour avec la génération ils viennent au monde. C’est même le problème le plus délicat, s’il est vrai que les actions et les paroles humaines sont d’une fugacité telle qu’elles disparaissent aussitôt qu’apparues, et que la tentation principale est de chercher à les faire durer par leur inscription et leur “durcissement” technique. Mais cela peut-il suffire à les protéger de l’oubli anonyme où tout retourne? Pour que nous soyons autorisés à disparaître et à nous effacer, il nous faut une institution plus durable que nous-mêmes, qui nous autorise à lâcher prise, à plonger dans l’insouci de soi; il nous faut la possibilité de nous retirer. De nous attacher à un "habitat" ou à un paysage, à une musique, à quelques êtres qui nous sont chers; il nous faut avoir de quoi reconnaître nos attachements, nos fidélités indéclinables. Pour entrer dans l’échange, d’ailleurs, il faut avoir de l’indisponible à l’échange, et il me semble que l’"habitat" correspond à cela. Au fondement de la cité, nous devons alors placer quelque chose comme un “droit d’habiter”, qui nous donne de quoi nous retirer du monde, et cette exigence de discrétion, au sens fort, demande à être politiquement instituée par un "voile d’ignorance" derrière lequel nul n’a le droit d’aller me chercher de force, et qui n’est pas moins fondamental pour exercer mon droit de cité.

Telles sont les deux limites entre lesquelles une cité humaine est simplement possible, comme ce qui nous permet de différer ensemble et nous autorise à nous remplacer les uns les autres.

Texte inédit, paru dans
« L’amour des ennemis et autres méditations sur la guerre et la politique »,
Paris : Albin Michel, 2002

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)