On connaît l’histoire de Cincinnatus, enlevé par ses concitoyens à sa charrue devant le danger des Eques et des Volsques, et quittant la magistrature une fois le péril écarté, pour retourner à son champ. Cette histoire est aussi frappante pour nous qu’elle l’était sans doute pour les anciens Romains. Une des grandes difficultés dans la vie des hommes et des femmes qui se sont engagées dans la politique au point d’avoir eu un mandat électoral, une responsabilité ou un office, c’est d’avoir un jour, ou de temps en temps, la sagesse de se retirer, de se désengager. Comment faire pour ne pas se laisser prendre au piège d’une carrière où l’on entre par conviction et compétence, parce que d’autres vous y appellent, et où l’on reste en cumulant les mandats, parce qu’on n’a plus d’autre « raison sociale » ? La dépendance financière mais aussi psychologique d’une carrière politique est un des plus graves facteurs de démoralisation quant au sens du politique, et d’immoralité cynique, épuisée ou résignée des politiciens eux-mêmes. Comment penser et organiser le « retrait », non certes de la vie politique, mais de ce qu’on appelait à Rome les honneurs, de telle sorte que ceux qui n’ont pas de fortune personnelle, ou qui se refusent à monnayer leur audience politique dans un poste administratif inamovible, puissent sortir de la course au pouvoir aussi librement qu’ils y sont entrés ?
Cette question est irréductible à un aménagement technique. Elle soulève l’ensemble de la définition que nous donnons à la vie politique, c’est-à-dire aussi à la citoyenneté et à la souveraineté. Tout citoyen doit pouvoir entrer dans l’exercice à plusieurs du pouvoir et en sortir, à tous les échelons de la vie politique. Et cet exercice favoriserait en retour pour les « politiques » la distance critique avec leur mandat, le déploiement pour eux d’autres horizons et rôles possibles, d’autres manières de s’identifier. Mais cela suppose une conception entièrement renouvelée de l’action politique, et de l’autorité. D’une part en effet nous sommes prisonniers d’une conception « fabricatrice » de l’action, et nous la durcissons dans une efficacité d’ingénieur qui doit changer le monde. D’autre part, nous sommes captifs d’une tentation « dénonciatrice » du pouvoir, qui est toujours l’autre, ce à quoi nous devons résister. Or il n’y a de puissance publique que pour autant que y nous participons, dans toute la pluralité de nos forces, et y compris par nos désaccords : ce serait même la définition de la puissance souveraine, et de la volonté générale, que la faculté de soutenir un désaccord optimal. Mais cela suppose dans le même temps d’accepter et d’honorer le caractère fugace de la parole et de l’action, et qu’en la matière, nous ne puissions faire quelque chose pour toujours. C’est cela qui nous est le plus difficile, et c’est pourtant le plus urgent.
La vie politique se tient dans l’espace interrogatif ouvert par la question : qui sommes-nous pour vivre d’autant plus ensemble que nous nous distinguons davantage les uns des autres? Et que nous nous distinguons d’autant plus que nous nous effaçons pour faire place à notre tour à d’autres, qui nous succèdent —comme si, à chaque génération, il fallait réinventer ensemble cet espace commun. Les institutions sont comme ce théâtre, cette scène plus durable que nos actions et nos paroles éphémères. C’est aussi celle où nous cherchons à dévoiler « qui » nous sommes, de quoi nous sommes capables ou incapables. Les conditions de la vie politique sont donc de donner à chacun de quoi paraître, un droit de cité, la possibilité d’interpréter devant les autres qui il est, et de lui redonner cette chance si elle est menacée. Mais elles sont aussi de donner à chacun de quoi se retirer —la précarité économique, l’absence d’un logement aimé, notamment, ruine définitivement la participation à l’espace public.
C’est ici que j’en reviens à mon sujet initial, avec l’étonnement qu’il existe parfois des paroles et des actions qui n’ont apparemment plus aucun pouvoir, qui se sont comme détournées du pouvoir, qui ne cherchent pas l’efficacité, qui ne campent pas non plus dans la dénonciation, mais qui ne sont pas sans autorité. J’appelle autorité le fait d’une parole qui « autorise », qui « approuve », sans jamais pouvoir obliger. Hannah Arendt insiste sur cette différence romaine entre la potestas (force, puissance) et l’autorité : l’augmentation que le Sénat devait ajouter aux décisions politiques, comme une approbation, ou une confirmation. Et elle s’attriste du fait qu’une fois perdue cette distinction, ni les révolutions ni les restaurations n’ont pu réinstituer l’autorité manquante —d’où le fait que nous ne sous sentions plus autorisés, approuvés. Or l’expérience et la possibilité de telles paroles me semble liée au fait que nous fassions place, dans la vie politique, à la possibilité de sortir de la course au pouvoir, pour exercer justement cette autorité. Loin de discréditer ceux qui ont « perdu » les élections, il faut valoriser la crédibilité particulière de ceux qui ont exercé le pouvoir et qui n’y sont plus.
Si l’on en croit Schopenhauer, la faculté de représenter, la faculté de faire voir et de faire entendre, de montrer ou de formuler ce que les autres veulent, suppose une sorte de détachement dans la lutte pour la survie ou pour le vouloir-vivre. Ce détachement n’est pas une indifférence, mais un retournement, une conversion du regard, une libération. Le détachement est la condition de la souveraineté, comme faculté de reconnaissance, de gratitude. Car l’autorité n’est pas la dissymétrie qui m’est imposée, mais ce qui me donne confiance dans ma propre parole. Elle est ce qui m’autorise. Ce qui me donne autorité, ce qui m’autorise à paraître à mon tour dans l’espace commun, ce qui me donne de quoi me distinguer, et ce qui m’autorise à m’effacer —c’est probablement le plus délicat. Qu’est ce qui peut m’autoriser à accepter la fragilité de mes actions, de mes paroles, de ma brève parution à la face de ce monde ? C’est parce que cette question est inéliminable, métaphysiquement, politiquement, psychiquement, qu’on ne peut pas éliminer la question de l’autorité, de la souveraineté détachée.
Texte inédit, paru dans
« L’amour des ennemis et autres méditations sur la guerre et la politique »,
Paris : Albin Michel, 2002
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)