Postface au structuralisme anthropologique
de Levi Strauss

"Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi; mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin, il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés."
(Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Ch.8)

Sous le titre inchangé de "Race et Histoire", ce petit essai ici traduit a été publié deux fois. La première fois dans un numéro de la revue de l’Unesco qui portait sur "le racisme devant la science" (1952). La seconde fois dans l’ouvrage principal de Lévi-Strauss: "Anthropologie structurale"(l958). Cette double publication signale assez que "Race et Histoire" appartient à un double projet. Le premier projet est pratique: celui de fonder le respect actif de la multiplicité des cultures humaines, contre l’aplatissement de cette diversité dans l’opposition brutale entre l’homme "sauvage" (ou primitif) et l’homme civilisé (ou "moderne"). Il faut comprendre que les premiers ethnologues et anthropologues étaient payés pour exposer et justifier cette division de l’humanité en deux, division qui reproduisait la division du travail entre métropoles et colonies. Le problème pratique ne s’est pas effacé avec les colonies, au contraire il a gagné en profondeur et en gravité: il y a en effet un conflit irréductible entre une civilisation désormais planétaire, qui professe en développant la même rationalité technique, politique, économique, en mondialisant peu à peu le même genre de vie, et les cultures régionales enracinées dans différents systèmes de comportements, de langues et de valeurs. Jamais autant que dans notre monde on n’a accumulé les moyens (les conséquences des décisions), jamais on n’a autant évacué les fins (les raisons des décisions). Cette destruction des "fins" par l’accumulation des "moyens", ce nihilisme–là, est probablement pour l’humanité un danger supérieur au péril atomique; et rétablir les droits des multiples cultures, des différents modes de vie et d’évaluation, dans une sorte de respect actif à l’intérieur de notre civilisation technique, est une véritable urgence pratique. Nous reviendrons à cette intention première, mais elle peut alimenter deux démarches théoriques: au lieu de justifier la division de l’humanité en deux, les ethnologues avaient le choix entre affirmer qu’il y a beaucoup plus de deux humanités, ce qu’ils ont fait le plus souvent, ou bien affirmer qu’il n’y a qu’une seule humanité. Lévi-Strauss a choisi la seconde solution. C’est dans cette identité de l’humanité que Lévi–Strauss fonde le respect et le dialogue des cultures. Car selon lui la civilisation, loin de tenir dans le seul monologue du progrès (lequel?), réside dans ce dialogue. Or ce dialogue suppose un langage commun, une identité structurale. Mais comment?

Ici, "Race et Histoire" est à reverser à un projet scientifique, à un trajet théorique: celui de dégager, derrière la diversité des contenus, l’identité structurale des cultures. Ce projet théorique s’appelle "structuralisme", et c’est ce second projet que nous allons examiner en détail dans cette postface. Ainsi allons–nous rattacher "Race et Histoire" au projet d’une anthropologie structurale; le texte lui–même est en effet trop clair pour qu’il soit besoin de le présenter ni de le commenter. Il faut tout de suite comprendre que cette identité structurale des cultures n’est pas faite pour justifier la rationalité technique de la civilisation planétaire, mais pour la critiquer, pour la remettre à sa place. A l’unité artificielle imposée par la civilisation occidentale (unité dont les cultures occidentales ne sont pas moins victimes que les autres), Lévi–Strauss oppose l’identité naturelle, l’équivalence structurale des sociétés humaines. Il reprend ainsi exactement le projet de Rousseau et c’est ce que nous allons essayer de montrer dans une première partie qui expose la problématique, l’horizon du problème. Dans un second temps, nous suivrons dans le détail le développement de la méthode structurale, à partir de la linguistique jusqu’à l’ensemble du champ des sciences humaines et même au-delà. Donnons tout de suite l’argument de cette étude: il nous semble que la méthode structurale ne peut être une méthode positive, un instrument critique efficace, que si on parvient à lui assigner un champ et donc des limites de validité. Une théorie qui explique tout n’explique rien. C’est cette conscience des limites de son outil qui marque la conscience scientifique et que nous allons produire dans un troisième temps: ce sera le temps de l’interrogation et des réserves, celui où pour nous se sépare le structuralisme comme méthode du structuralisme comme idéologie. Une de nos conclusions sera que l’on ne peut ni accepter tout le structuralisme dans le scientifique, ni rejeter tout le structuralisme dans l’idéologie. On verra également, par les débats où Lévi-Strauss a été entraîné avec Sartre, Ricoeur et Derrida que le point où la critique devient irréductible est celui où il faut reverser les structures à la pratique, la pratique étant toujours une sorte de surdétermination ajoutée à la détermination structurale. Mais ce faisant nous ne sortirons pas du problème posé par "Race et Histoire": c’est le projet pratique de Lévi-Strauss qui nous permet de mesurer la valeur immense donc limitée de son trajet théorique. Le lecteur est ainsi fondé à se placer sans cesse et à venir au carrefour de ces deux perspectives.

1. L’horizon du problème

1.1 – nature et culture

Disons tout de suite que Lévi-Strauss apparaîtra bientôt comme un savant de même importance que Darwin, et que la révolution introduite par ce dernier dans les sciences de la nature, Lévi–Strauss l’a accomplie dans les sciences de la culture, (ce que l’on appelle plus généralement sciences humaines, économie comprise, car les modes de production relèvent de la culture). Mais leurs découvertes sont inverses, se complètent et limitent leurs domaines respectifs. L’opposition de départ entre nature et culture, opposition dont Rousseau fait un véritable horizon théorique, et une opposition entre l’invariant et le variable. La nature est l’essence et l’invariant: ce que les choses sont en propre. L’homme a donc une identité de nature. Mais les hommes ont une diversité de culture: les langues, les techniques et les moeurs changent, varient et s’altèrent. Les "Lumières" du 18ème siècle consistent dans un retour à la Nature comme Raison et sol de toute rationalité (scientifique, morale, politique). Mais on comprend qu’il y a un grave danger à cela, c’est de faire passer pour "nature humaine" des préjugés tout à fait culturels sur la "morale naturelle", sur les "besoins naturels", sur le "droit naturel", et de justifier par cette raison "scientifique" l’obligation faite aux hommes de se conformer à une telle norme.

Darwin a bouleversé cet ordre, en montrant que l’on ne peut pas penser la nature sans y chercher des variations. Lévi-Strauss le bouleverse dans l’autre sens, en montrant que l’on ne peut pas penser la culture sans y chercher des invariants: "Quand l’anthropologue cherche à construire des modèles, c’est toujours en vue, et avec l’arrière-pensée, de découvrir une forme commune aux diverses manifestations de la vie sociale" (Anthropologie Structurale, p.399).

La question est grave, parce que c’est le même mythe de la nature qui anime au siècle dernier l’idéalisme romantique, le naturalisme lié au développement des sciences de la nature, et les idéologies biologiques de notre siècle où les comparaisons de la société avec un organisme ou une espèce justifient n’importe quoi. C’est une rupture totale avec cette idéologie que Lévi-Strauss propose dans "Race et Histoire". Mais Rousseau était averti du danger: "il est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude et des genres de vie que les hommes adoptent dans la société" (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes). Et Lévi-Strauss commente: "Jamais Rousseau n’a commis l’erreur de Diderot qui consiste à idéaliser l’homme naturel. Il ne risque pas de mêler l’état de nature et l’état de société". Il faut donc refuser de voir dans les "sauvages" de Polynésie des hommes vivant à l’état de "nature": ils ne vivent pas moins que nous en état de "culture". Par principe, et on pourrait presque dire par nature, l’Homme est un animal qui vit en société culturelle. Rousseau n’a donc pas grand chose à voir avec le rousseauisme bucolique que la tradition scolaire nous inculque: il n’y a chez lui ni un état de nature qui existerait quelque part aux antipodes, ni un état de nature qu’il faudrait retrouver demain ou réaliser politiquement, ni même un état de nature qui aurait existé jadis, un paradis perdu par la faute de la société, des techniques et des princes. Et pourtant Rousseau répète qu’il faut penser l’état de nature, la coupure entre nature et culture: "ce n’est pas une légère entreprise que de démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme et de bien en connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être pas existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger notre état présent". Pourquoi donc? Pour juger l’état présent. La nature humaine c’est–à–dire ce qu’il y a d’invariant, de rationnel, d’essentiel, "dans" la culture permet de juger et de distinguer le variable, les variétés et les variations culturelles. L’idée de nature humaine a une fonction critique (comme l’idée de "contrat social" chez Rousseau d’ailleurs, la nature est un concept politique, contrairement au romantisme allemand. Elle permet également de critiquer les cultures qui prétendent à l’universalité, qui prétendent être unique; Lévi–Strauss écrit: "Derrière les abus et les crimes, on cherchera donc la base inébranlable de la société humaine (..), l’homme naturel n’est ni antérieur ni extérieur à la société. Il nous appartient de trouver sa forme, immanente à l’état social hors duquel la condition humaine est inconcevable".

1.2 – Lévi–Strauss et Rousseau

La référence à Rousseau est donc très systématique. Il sait que Rousseau n’aimait pas l’écriture, qui n’est pour lui qu’une représentation morte de la parole vivante, car le texte échappe au dialogue et la loi écrite sur le mur ne répond pas quand on l’interroge. Dès que la voix est représentée elle est aliénée. Lévi-Strauss partage avec Rousseau et avec Platon cette idée qu’il n’y a rien à apprendre dans les livres, ces fausses mémoires, sinon un faux savoir et que l’écriture est un instrument de la tyrannie puisqu’elle place le rapport politique au–dessus du débat. L’irruption de l’écriture dans les micro-sociétés où la parole est commune et immédiate, langage figuré du désir, correspond à l’irruption violente d’un ordre d’accumulation, d’exploitation et de domination sociale (la colonisation par exemple). En effet la dialectique du maître et de l’esclave apparaît avec la possibilité de différer l’immédiat, le sentiment, le don, l’amour, la vengeance. Outre cette critique de la représentation en général et de l’écriture en particulier comme aliénation, il y a chez Rousseau et Lévi-Strauss le même sentiment que la pitié est l’affection fondamentale qui unit naturellement l’homme à l’homme. Lévi-Strauss parle souvent dans "Tristes Tropiques", qui est un titre de pitié et de passion ethnographique, de l’immense gentillesse des Nambikwara, gentillesse qui est "l’expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine". La pitié n’est pas une obligation morale, ici, mais un axiome de l’ethnologue qui cherche, en portant son regard sur les hommes lointains, à comprendre la nature humaine. La pitié est le chemin de la connaissance réelle, qui est saisie du sentiment, de la volonté, de la nature sous la représentation. Ce que Rousseau a d’exemplaire, écrit Lévi-Strauss, c’est d’avoir découvert ce double principe: "celui de l’identification à autrui (..) et celui du refus de tout ce qui peut rendre le moi acceptable. Ces deux attitudes se complètent et la seconde fonde même la première: en vérité je ne suis pas "moi", mais le plus faible, le plus humble des "autrui". Telle est la découverte des "Confessions"… Et l’ethnologue écrit–il autre chose que des confessions?". Ainsi Lévi-Strauss place-t-il totalement son projet à l’ombre de Rousseau, écrivant: "Rousseau ne s’est pas borné à prévoir l’ethnologie, il l’a fondée. D’abord de façon pratique, en écrivant le "Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes", qui pose le problème des rapports entre la nature et la culture, et où l’on peut voir le premier traité d’ethnologie générale; et ensuite sur le plan théorique en distinguant avec une clarté et une concision admirable l’objet propre de l’ethnologue"; suit la citation que j’ai placée en exergue de cette postface. Cet hommage à Rousseau n’est pas excessif. On a oublié que pour Kant, Rousseau était le Newton du monde moral et politique, et que toute la dialectique hégélienne était une justification de la représentation et de l’aliénation, dès la dialectique du maître et de l’esclave: le concept "d’aliénation", tuteur de la pensée du jeune Marx, effectue en ce sens un retour à Rousseau. Ce n’est pas tout: ce retour de la représentation à la volonté constitue l’argument essentiel de la pensée de Schopenhauer, et Nietzsche se borne à déplacer l’accent en montrant que la pitié est un piège. C’est donc, ainsi que mes élèves de Galatasaray m’ont souvent entendu dire que chez Rousseau il faut aller chercher l’horizon et l’élément de toutes les problématiques contemporaines. Quand Lévi-Strauss écrit: "entre la critique marxiste et la critique bouddhiste il n’y a ni opposition ni contradiction", il signale simplement cette jonction en Rousseau du bouddhisme schopenhauerien (stratégie de la pitié) et de l’humanisme marxiste (critique de la représentation aliénée). Et nous n’avons pas parlé du rousseauisme de Freud.

1.3 – Anthropologie et science

L’anthropologie positive et naturaliste, comme on le voit chez d’Holbach ou chez Linné désacralise l’homme en l’intégrant à la nature. La connaissance naturelle de l’homme est possible à partir du moment où l’homme ressemble moins à Dieu qu’aux singes, et où c’est sur le genre des primates que l’espèce humaine sera décrite. Mais ce déplacement risque de sacraliser l’espèce, l’homme étant à l’image de l’espèce et soumis à ses variations et ses sélections. Cette anthropologie positive conduit à établir des sous-espèces, les "races" humaines, et une évolution raciale qui oppose le "primitif" au "civilisé", etc. C’est ce que Lévi-Strauss, dans "Race et Histoire", appelle le "faux évolutionnisme". La théorie biologique de l’évolution perd ses droits lorsqu’on entre dans le domaine des cultures et des sociétés humaines. Comme il l’écrit joliment, le blé engendre bien le blé, mais la hache de pierre n’engendre pas la hache de pierre: il n’y a pas de rapport généalogique entre deux outils. On est donc obligé d’établir une discontinuité entre les objets de la nature et ceux de l’art, comme Aristote l’avait montré. Le musée anthropologique permettra de comparer les objets de l’art, et loin de n’y voir que la commune primitivité, on y cherchera le système, à chaque fois différent, qui les relie les uns aux autres dans une culture particulière. L’anthropologie contemporaine consiste d’ailleurs moins à collectionner des objets qu’à comparer des langues, des croyances, des comportements (ainsi que l’a fait Marcel Mauss dans son grand "essai sur le don" ou dans ses modestes études sur "les techniques du corps").

Mais Lévi-Strauss ne se borne pas à soustraire l’anthropologie au temps biologique et à l’évolutionnisme simplificateur: il faut encore que l’anthropologie n’ait rien à voir avec l’histoire. En effet l’histoire établit des successions temporelles qui forment toujours des processus fléchés, cumulatifs et irréversibles. Or ce que cherche l’anthropologie structurale, ce sont les systèmes constants réversibles, les invariants culturels. Il me semble que c’est là l’essentiel de l’emprunt méthodologique fait par Lévi-Strauss à Rousseau: la recherche et la seule considération d’une structure invariante et "naturelle" de la culture. "Par-delà la diversité empirique des sociétés humaines, l’analyse ethnographique veut atteindre des invariants". Ce concept serait donc bien moins un concept positif, naturaliste ou historique, qu’un concept critique, comme chez Rousseau: la structure échappe à la temporalité de l’évolution et de l’histoire. Il est un point cependant où Lévi-Strauss déborde Rousseau, c’est lorsqu’il affirme que cette anthropologie structurale est une science; il écrit lui–même, après avoir montré comment Rousseau fonde le programme anthropologique dans son deuxième discours: "pourtant, ce ne serait pas assez d’avoir résorbé des humanités particulières dans une humanité générale; cette première entreprise en amorce d’autres, que Rousseau n’aurait pas aussi facilement admises et qui incombent aux sciences exactes et naturelles: réintégrer la culture dans la nature, et finalement la vie dans l’ensemble de ses conditions physico-chimiques". En effet l’anthropologie structurale réintègre la culture dans le système des sciences de la nature, ici de la nature humaine; et même si cette nature humaine est à chercher dans la culture et non dans les races et les évolutions, une science de la culture est possible: la distinction entre sciences de l’homme et sciences de la nature doit s’écrouler puisque cette distinction "ne se fonde pas sur l’indépendance des deux domaines, mais seulement sur l’incapacité provisoire où nous sommes de traiter scientifiquement les faits qui relèvent du premier. Si nous parvenions à les traiter scientifiquement, ils cesseraient de se distinguer des autres". L’anthropologie structurale a donc pour objet ce traitement scientifique du domaine humain de la culture. C’est la possibilité de ce traitement que nous allons examiner maintenant.

2. La méthode structurale

2.1 – le modèle linguistique

Le structuralisme procède de l’extension à l’anthropologie et aux sciences humaines en général d’un modèle linguistique, constitué d’abord par le linguiste Ferdinand de Saussure, puis par les phonologues Troubetskoy, Jakobson, Martinet, etc. Saussure précise dès le début de son cours que l’objet de sa linguistique n’est pas la parole, opération actuelle d’un sujet, mais la langue, le système de signes qui permet en général la communication pour ceux qui en partagent le code. En effet la parole est pour partie un phénomène psychologique et historique, elle est toujours située dans un contexte particulier, tandis que la langue peut être étudiée pour elle–même comme système. Et Saussure montre que deux signes se ressemblant toujours plus que n’importe lequel à ce qu’il exprime ou représente, on peut étudier les signes par les signes, en dehors du contexte référentiel et psychologique. Cela donne accès à trois règles principales de la linguistique structurale: 1) La langue n’est pas un acte mais un système, où ce qui est significatif n’est pas le signe, l’élément, mais le rapport entre les signes: les phonèmes (éléments sonores) ne sont considérés que dans un système d’opposition où "cocon" se distingue de "cochon"; les sèmes (éléments sémantiques) également s’inscrivent dans des systèmes binaires du type: haut-bas, lumière-obscurité, etc. Ce sont donc les écarts différentiels, sonores ou sémantiques, qui comptent: la langue est un système de différences. 2)La langue ne sera pas considérée dans l’évolution historique de ses éléments mais en dehors de toute "diachronie" comme un système de purs rapports, an–historiques, "synchroniques"; c’est ce que nous avons vu plus haut à propos de Rousseau. La diachronie, c’est–à–dire le point de vue de la succession historique, est seconde, puisqu’elle ne peut que comparer des systèmes synchroniques pour en marquer les différences. 3) Enfin, à la différence de la parole qui suppose un sujet conscient, la langue et les lois linguistiques désignent un niveau inconscient, qui n’est pas l’inconscient freudien de la pulsion, mais l’inconscient structural: quand je parle, je ne suis pas conscient des règles structurales de la langue que j’emploie, la langue est un système inconscient.

Ce dernier point est important, car il marque la différence entre la linguistique structurale et la logique hégélienne du positivisme logique anglo-saxon, qui sont des logiques de la signification. Ce que l’on cherche ici, par un travail de découpage et d’agencement différentiel, c’est l’intelligibilité du signifiant lui–même (ou plus strictement encore sans distinguer le signifiant sonore du signifié sémantique, l’intelligibilité des écarts différentiels). Le sujet, qu’il soit individuel ou collectif, est totalement neutralisé et tenu pour indifférent, comme dans un jeu où les joueurs sont interchangeables, la nature des joueurs étant déterminée par le jeu lui-même et ses règles. Dès lors il y a bien une sorte d’objectivité possible, puisque la structure est inconsciente, extérieure au sujet qui l’examine. Ce n’est pas un hasard si, nous allons le voir, la règle inconsciente de prohibition de l’inceste est centrale à la fois dans la psychanalyse et dans l’ethnologie structurale; de même en effet que la première s’affranchit de la psychologie en posant le psychisme comme inconscient, la seconde s’affranchit de la sociologie et de l’histoire en posant son objet comme l’inconscient structural des langues et de tous les faits culturels qui peuvent être assimilés à une langue. Cette méthode structuraliste, introduite par la phonologie dans la linguistique, présente donc pour Lévi-Strauss une portée plus globale: "elle n’a pas seulement renouvelé les perspectives linguistiques; une transformation de cette ampleur n’est pas limitée à une discipline particulière. La phonologie ne peut manquer de jouer, vis–à–vis des sciences sociales, le même rôle rénovateur que la physique nucléaire par exemple a joué pour l’ensemble des sciences exactes". En effet, en étudiant le système synchronique des relations et non les termes, et en déterminant l’infrastructure inconsciente des phénomènes linguistiques, "elle vise à la découverte de lois générales, soit trouvées par induction, soit déduites logiquement, ce qui leur donne un caractère absolu. Ainsi pour la première fois, une science sociale parvient à formuler des relations nécessaires".

2.2 – Les systèmes de parenté

La première extension de ce modèle linguistique, concerne les structures de la parenté, qui forment le noyau dur de l’anthropologie structurale. En effet, l’organisation des relations de parenté dans la société présente une analogie fondamentale avec les systèmes phonologiques que nous venons de caractériser: 1) ce sont des systèmes, où les éléments différentiels sont seuls significatifs (père–fils, frère-soeur, mari-femme, oncle-neveu, etc.), les termes considérés séparément n’étant rien. Ainsi le système ne fonctionne pas au niveau des termes, mais des couples relationnels. 2) ces systèmes peuvent être construits sans tenir compte de l’histoire, de la psychologie des éléments ni du contexte: non pas que la synchronie considère l’état d’un système de parenté à une date donnée, puisque le système fonctionne par des échanges, femmes données et rendues, qui ne se stabilisent qu’avec plusieurs générations, mais que l’on peut considérer le système de ces échanges comme une totalité régulière, fonctionnelle et finie, en–dehors des vicissitudes historiques du groupe social. 3) enfin, ce sont des systèmes inconscients, qui débordent la volonté individuelle, et dont les acteurs suivent les règles qui structurent leurs choix sans jamais avoir conscience des règles elles-mêmes. Ces trois caractères expliquent comment Lévi-Strauss a pu procéder à une étude structurale des systèmes de parenté, et pourquoi selon lui "le domaine de la parenté est celui qui revient en propre à l’ethnologue. Nous sommes donc ici au coeur de l’ethnologie structurale.

Ce qui permet cette extension de modèle phonologique aux relations de parenté, il faut bien le comprendre, c’est que ces dernières constituent un système de communication, et qu’à ce titre "le système de parenté est langage". Il y a plusieurs systèmes de communication, dont le plus "systématique" est bien entendu la langue; c’est ce caractère systématique qu’il faut examiner "avec une rigueur croissante au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la langue pour envisager d’autres systèmes, qui prétendent aussi à la signification, mais dont la valeur de signification reste partielle, fragmentaire, ou subjective; organisation sociale, art, etc.". Dans cet ordre de rigueur, les structures de la parenté viennent aussitôt après le langage, à condition que l’on veuille bien considérer la parenté moins comme relation biologique que comme échange social. En effet, les règles du mariage "représentent tout autant de façons d’assurer la circulation des femmes au sein du groupe social, c’est–à–dire de remplacer un système de relations consanguines, d’origine biologique, par un système sociologique d’alliance". Alors les structures de parenté sont bien une sorte de langage, qui assure une communication dans le groupe social: "Que le message soit ici constitué par les femmes du groupe qui circulent entre clans, lignées ou familles (et non comme dans le langage lui-même par les mots du groupe circulant entre les individus) n’altère en rien l’identité du phénomène considéré dans les deux cas". Cette démonstration, par laquelle Lévi-Strauss conclut que le système de parenté est un langage, appelle trois sortes de remarques.

D’abord la considération du mariage ou de la parenté comme échange social est un hommage direct à Marcel Mauss dont l’"Essai sur le don" peut être considéré comme le fondement de l’anthropologie contemporaine: "peu de personnes ont pu lire l’"Essai sur le don" sans ressentir toute la gamme des émotions si bien décrites par Malebranche évoquant sa première lecture de Descartes: "le coeur battant, la tête bouillonnante, et l’esprit envahi d’une certitude encore indéfinissable, mais impérieuse, d’assister à un événement décisif de l’évolution scientifique". En effet, pour la première fois, on dépasse les méthodes habituelles de classement des données de l’observation par comparaisons, pour établir l’infrastructure d’un petit groupe d’opérations identiques: la déduction permet donc de suppléer à l’observation déficiente. L’"Essai sur le don" montre qu’il n’y a pas de cadeau sans contrepartie: tout don s’inscrit dans un échange (violences, femmes, biens, messages etc.). Nous avons donc affaire à un phénomène social total", qui traverse l’institution religieuse, juridique, morale, politique, familiale, économique des sociétés en question. Derrière l’apparente gratuité du geste, il y a obligation de donner, obligation de recevoir, obligation de rendre: l’échange est une structure contraignante et qui déborde la volonté des acteurs. George Bataille a montré que si on introduit cette théorie du don et de l’échange dans l’analyse du capitalisme (l’accumulation économique retarde le fonctionnement normal de la règle de l’échange), on comprend mieux la formidable logique des guerres modernes. Les conséquences théoriques de l’oeuvre de Marcel Mauss sont donc plus importantes que celles de Durckheim, et il paraît urgent, à cet égard, de rééditer tout ce qui peut l’être pour alimenter les recherches turques (à l’ université et sur le terrain). La publication de la remarquable étude de l’ existentialiste Merleau-Ponty sur l’Anthropologie de Mauss à Lévi-Strauss, la publication de "L’introduction à l’oeuvre de Mauss" par Lévi-Strauss, celle enfin de l’"Essai sur le don", apparaissent comme les compléments indispensables à l’édition présente. La linguistique n’est pas la seule source dustructuralisme.

Ensuite, "les structures élémentaires de la parenté" reposent sur un principe qui est la clef de toute cette démonstration de Lévi-Strauss, et qui est la prohibition de l’inceste. En effet, cette interdiction adopte des modalités différentes selon les sociétés (ce ne sont pas toujours les mêmes relations qui sont interdites), mais le fait même qu’une alliance matrimoniale soit impossible à l’intérieur de la famille "biologique" (ni père-fille, ni mère-fils, ni frère-soeur) est un fait universel. Est-ce donc un fait naturel ou culturel? Lévi-Strauss note que tout ce qui est universel et spontané chez l’homme relève de la nature, et que tout ce qui est particulier, relatif à une norme, relève de la culture. "Nous nous trouvons alors confrontés avec un fait, ou plutôt un ensemble de faits, qui n’est pas loin, à la lumière des définitions précédentes, d’apparaître comme un scandale: (…) car la prohibition de l’inceste présente sans la moindre équivoque, et indissolublement réunis, les deux caractères où nous avons reconnu les attributs contradictoires de deux ordres exclusifs: elle constitue une règle, mais une règle qui, seule entre toutes règles sociales, possède en même temps un caractère d’universalité". La prohibition de l’inceste n’est pas biologique, mais elle est invariante; c’est parce qu’elle est l’origine de toute culture, c’est-à-dire que c’est par elle que se fait le clivage, la différence entre la nature et la culture et le passage de l’une à l’autre: il faut donner (échange social) ce que la nature nous a donné (relations biologiques). La culture, c’est-à-dire le système social de la communication et de l’échange, commence avec la prohibition de l’inceste, et c’est pourquoi les règles particulières de la parenté reposent toujours en dernière instance sur cette règle de l’inceste qui est la règle de l’échange: une structure invariante. Voilà pourquoi et comment on peut atteindre la nature humaine, l’invariant, dans la culture, le variable.

Enfin il faut remarquer qu’avec la linguistique et l’économie, l’ethnologie des structures de la parenté constitue la zone de validité optimale pour une théorie structuraliste de la communication. Lévi-Strauss le note: "Dès aujourd’hui, cette tentative est possible à trois niveaux: car les règles de la parenté et du mariage servent à assurer la communication des femmes entre les groupes, comme les règles économiques servent à assurer la communication des biens et des services, et les règles linguistiques, la communication des messages". Dans cette postface,nous n’avons considéré de la linguistique structurale (domaine immense) que le strict minimum nécessaire à l’intelligence de l’extension opérée par Lévi-Strauss. On aurait pu également montrer comment certains disciples d’Althusser (comme Maurice Godelier) ont su articuler l’anthropologie structurale à l’économie. Mais nous nous sommes bornés à présenter les systèmes de parenté, d’une part parce qu’avec cette analyse Lévi-Strauss donne la première théorie structurale restreinte, la plus rigoureuse, et d’autre part parce que c’est à partir d’elle qu’il va développer ensuite une théorie structurale généralisée, la plus hardie. Tel est l’axe de formation du structuralisme. Reste que nous avons ici une méthode positive par laquelle Lévi-Strauss ramène les différents aspects de la vie sociale à des systèmes, c’est-à-dire à un code universel capable d’exprimer les propriétés communes à ces différents systèmes: "l’emploi de ce code devra être légitime pour chaque système pris isolément, et pour tous quand il s’agira de les comparer. On se mettra ainsi en position de savoir si l’on a atteint leur nature la plus profonde et s’ils consistent ou non en réalité du même type". Une science de la "culture" est possible, puisqu’on peut établir des invariants culturels, des lois universelles.

3. Structure et pratique

3.1 – le structuralisme dans les sciences humaines

On peut parler de structuralisme à partir du moment où la méthode structurale quitte son domaine d’élaboration pour s’étendre à l’ensemble des sciences humaines. En refusant à une théorie la possibilité de tout expliquer, j’ai proposé en introduction de considérer cette généralisation excessive comme une déperdition de validité de la méthode structurale. Mais cet argument lui-même est trop général pour suffire à établir une critique fine du structuralisme. Il y a deux raisons de prendre au sérieux le structuralisme général. La première est que la structure n’est pas une "généralité" et que l’identité structurale n’est pas un invariant brut. Il ne s’agit pas de tenir comme structure le résidu de la variation, ce qui reste identique à travers toutes les variations. Même la prohibition de l’inceste n’est pas un invariant de ce type: l’invariant en effet est structural, réseau de différences significatives. L’invariant n’est pas un fait mais un système d’opérations. L’invariant n’est pas une partie "matérielle" mais un tout fonctionnel. L’invariant n’est pas la partie qui ne change pas quand tout varie, mais la totalité réglée des variations possibles; soit un nombre fini d’éléments (les phonèmes), soit un nombre fini d’opérations (sélection, combinaison), l’invariant structural est la totalité finie des variations possibles sur cette base. Ainsi la nature humaine n’est pas la soustraction des cultures, mais la structure commune de leur formation, et la prohibition de l’inceste n’est pas le résultat invariant des variations, mais le principe, le point de départ invariant pour régler la totalité des variations. Le structuralisme ne réduit pas les phénomènes, il se borne à les traduire dans un langage où ils peuvent communiquer.

La deuxième raison de prendre au sérieux le structuralisme général est qu’il s’agit d’une méthode à la mesure de son objet, qui est toujours, comme le disait Mauss, le "fait social total". Le fait social ne peut en effet pas être divisé en rubriques (économie, droit, parenté, religion etc.) qui domineraient chacune un territoire exclusif dans lequel les autres disciplines n’auraient pas droit de regard et hors duquel chacune n’aurait plus rien à dire. Malgré la division académique du savoir, cette séparation abstraite, qui est largement dépassée dans les sciences de la nature, est encore plus trompeuse dans les sciences humaines. Non pas qu’on ne puisse discuter séparément des phénomènes sociaux, mais il ne faut jamais les tenir pour séparés. C’est pourquoi toute théorie du champ humain est une législation totale, qui ne reçoit pas sa limitation par les contraintes externes du territoire étudié, mais qui se fixe à elle-même sa propre clôture selon des contraintes internes à la méthode. Ce fait social total ne peut être saisi que par une théorie totale. On objectera que dès lors le champ sera l’enjeu d’un conflit des interprétations (le freudisme explique tout, le marxisme explique tout, le structuralisme explique tout, etc.) sans arbitrage possible, et que la science n’est plus qu’une lutte de pouvoir. Il faudrait alors montrer la place idéologique du structuralisme, et déterminer par exemple les rapports exacts entre l’ethnologie et le colonialisme, ou bien la fonction idéologique du marxisme, et montrer comment les partis l’ont utilisé avant et après l’accès au pouvoir etc. Cette critique est juste dans la mesure où chaque théorie, législatrice totale du champ, prétend être la seule législatrice du champ. C’est là un point où la critique philosophique doit s’exercer: il peut et il doit y avoir des législations théoriques totales du champ qui acceptent de ne pas être les seules à opérer sur ce champ, et qui acceptent le "dialogue". C’est cette pluri-législation totale du même champ social que les diverses théories n’ont pas encore entrevue assez méthodiquement dans sa nécessité et dans sa puissance opératoire. Une théorie structuraliste généralisée est possible, dans la mesure où elle ne prétend pas être seule législatrice, et où elle fixe à elle-même ses propres limites; il y a un endroit où elle laisse la parole à d’autres dans un débat qui peut-être n’a pas de fin, et dont l’arrêt serait dogmatique.

3.2 – La pensée sauvage, ou le structuralisme problématique

Dans "La pensée sauvage", Lévi-Strauss applique l’analyse structurale au totémisme. L’intention est de montrer que si l’on repère la structure de la pensée totémique et non son contenu, alors la pensée sauvage apparaît comme une forme non domestiquée de la pensée humaine qui est "une". Il n’y a pas de mentalité primitive, il n’y a plus d’exotisme absolu: il y a une pensée sauvage, qui n’est même pas pré-logique, qui a "sa" logique. Ricoeur commente: ses nomenclatures fines sont la pensée classificatrice elle-même, mais opérant, comme dit Lévi-Strauss, à un autre niveau stratégique, celui du sensible. La pensée sauvage, c’est la pensée de l’ordre, mais c’est une pensée qui ne se pense pas. En cela elle répond bien aux conditions du structuralisme évoquées plus haut: ordre inconscient, ordre conçu comme système de différences, ordre susceptible d’être considéré objectivement, indépendamment de l’observateur". Cette logique du concret (qui apparaît dans les titres de livres comme "le cru et le cuit", "du miel aux cendres", etc.) affirme que la nature entière n’est qu’un code et demande à être décrite en termes d’information, et c’est pourquoi Lévi-Strauss va jusqu’à établir des analogies entre le totémisme et la cybernétique. Toute la théorie structuraliste des mythes est à lire dans ce sens "une hache de fer n’est pas supérieure à une hache de pierre parce que l’une serait "mieux faite" que l’autre. Toutes deux sont aussi bien faites, mais le fer n’est pas la même chose que la pierre. Peut-être découvrirons-nous un jour que la même logique est à l’oeuvre dans la pensée mythique que dans la pensée scientifique, et que l’homme a toujours pensé aussi bien. Le progrès si tant est que le terme puisse alors s’appliquer- n’aurait pas eu la conscience pour théâtre, mais le monde, où une humanité douée de facultés constantes se serait trouvée, au cours de sa longue histoire, continuellement aux prises avec de nouveaux objets". Cette revalorisation du mythe par rapport à la science se retrouve par rapport à l’histoire. La pensée mythique et la pensée historique ne sont en effet même pas des pensées autres, mais autrement: tandis que l’une est faite pour amortir et annuler l’événement, l’autre est faite pour amplifier et réaliser l’événement. Cette intelligence du mythe suppose que l’on néglige le sens des éléments isolés du mythe pour étudier la manière dont ses éléments sont combinés. Elle suppose également de tenir le mythe comme un langage, comme une forme spécifique du langage, un réarrangement des unités linguistiques en grosses unités plus complexes.

Paul Ricoeur, dans l’étude que nous avons déjà utilisée ("Structure et herméneutique"),remarque que si l’analyse structural privilégie l’arrangement, la combinaison, la structure, cela est justifié et valable lorsque l’arrangement est plus important que le contenu, comme dans la pensée totémique qui est essentiellement un "arrangement"; mais le totémisme est peut-être un exemple trop favorable au structuralisme, et la plupart des "pensées sauvages" du fonds sémitique (égyptien, sumérien, babylonien, phénicien, hébreu, arabe…), ou du fonds indo-européen (hittite, crétois, celte, grec, latin, germanique…) ne sont pas tellement éclairées par une telle analyse, qui les appauvrit de leur contenu sémantique sans leur trouver une structure combinatoire très significative. La deuxième objection de Ricoeur est qu’avec le mythe ou la pensée, le structuralisme cherche un langage (un système signifiant) dans le langage (au sens linguistique normal): dès lors on risque de trouver dans la pensée la structure que le langage y a cachée (il y a pétition de principe); d’ailleurs la pensée n’est pas seulement structure formelle, mais intention significative: il n’y a pas de pensée sans contenu et matière particulière. Ces deux objections suffisent à désigner quelques aspects sous lesquels l’analyse structurale doit accepter le dialogue avec d’autres disciplines et d’autres méthodes. Et puis l’anti-romantisme ne suffit pas à éloigner l’idéologie du "bon sauvage", qui risque de justifier l’aquarium dans lequel on va le regarder tristement mourir. A lire Lévi-Strauss, on a parfois l’impression que le sauvage est le sauvé par nature!

3.3 – La question du sujet

Si la structure est involontaire et inconsciente, il apparaîtra évidemment que au point de vue structural il n’y a pas de sujet: plus exactement il se trouve pris dans une syntaxe qu’il ne contrôle pas et qui lui assigne sa fonction. Loin d’être cause, et donc responsable, le sujet n’est qu’un effet de surface de l’ordre structural. Cela est rendu possible par un nouveau type de causalité où l’on ne soit plus chercher "la" cause (qui se multiplie à l’infini) mais la structure causale. Inutile de chercher à désigner la cause (qui serait encore une sorte de sujet), car la cause est absente, selon le mot de Althusser, et cette cause absente est la causalité de la structure elle-même: c’est le système des relations qui détermine, dans la causalité structurale, la fonction des éléments. Mais cela pose un problème que relève Derrida: si en effet on ramène le sujet à la structure objective, on perd tous les moyens de critiquer les excès subjectifs de l’observateur lui-même, de distinguer dans la méthode ce qui relève du jugement objectif et ce qui relève du jugement subjectif. Ce n’est pas parce que je vois jaune que le monde est jaune. Or Lévi-Strauss observe la bonté et l’innocence des Nambikwara sans distinguer si c’est là un sentiment qu’il éprouve ou une détermination objective de la société Nambikwara. Derrida conclut que malgré les reproches très durs faits par Lévi-Strauss aux philosophes de la conscience (Descartes, Husserl, Sartre, Ricoeur) "jamais en tout cas un philosophe rigoureux de la conscience n’aurait si vite conclu à la bonté et à l’innocence des Nambikwara sur la foi d’une narration empirique".

Ce débat sur l’absence du sujet s’est d’abord développé dans une grande controverse entre Lévi-Strauss et Sartre. Lévi-Strauss reproche à Sartre de privilégier le temps (histoire) par rapport à l’espace (ethnographie), "comme si la diachronie fondait un type d’intelligibilité non seulement supérieur à celui qu’apporte la synchronie, mais surtout d’ordre plus spécifiquement ‘humain’". Lévi-Strauss refuse de voir dans le temps la dimension pratique qui établirait la continuité entre les structures spatiales abstraites. Selon lui l’histoire est toujours discontinue, et partiale, et le point de vue subjectif n’est qu’un segment de la totalité structurale. Sartre répond que les structures se succédant, il faut bien une loi interne qui produise leur unité, c’est-à-dire leur totalisation: "nous constatons que les structures, si on les pose en soi comme font certains structuralistes, sont de fausses synthèses: en fait rien ne peut leur donner l’unité structurale sinon la praxis unitaire qui les maintient". L’unité des structures est donc maintenue dans et par leur transformation par le sujet humain. La structure n’est que le pratico-inerte, c’est-à-dire le moment objectif de l’activité humaine en tant que celle-ci s’inscrit dans des structures matérielles: "la structure n’est pour moi qu’un moment du practico-inerte. Elle est le résultat d’une praxis qui déborde ses agents (…) Je ne comprends pas qu’on s’arrête aux structures; c’est pour moi un scandale logique".

C’est la même controverse que l’on trouve quelques années plus tard entre Lévi-Strauss et Ricoeur. Il faut bien comprendre que le structuralisme constitue en France, dans les années 60, une sorte de retour de balancier après l’existentialisme effréné de la décennie précédente (Althusser dans le matérialisme dialectique, Lacan dans la psychanalyse, introduisent ainsi une rigueur nouvelle et salutaire). Mais Ricoeur affirmait: "c’est par un coup de force injustifié que, après avoir poussé le balancier du côté du primat de la praxis sur les médiations structurales, on l’arrête à l’autre pôle" et Ricoeur cite Lévi-Strauss, selon lequel "le but dernier des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme mais de le dissoudre". En effet, pour établir l’anthropologie comme science, il faut réintégrer la culture dans la nature comme système objectif, et il faut évacuer le sujet. Ricoeur objecte que l’anthropologie structurale ne peut devenir une science véritable qu’à la condition de déterminer méthodologiquement ses limites de validité, ce qui permettrait d’articuler la méthode structurale (débarrassée de ses généralisations idéologiques) comme un segment de l’intelligence anthropologique totale:"si le sens (des mythes) n’est pas un segment de la compréhension de soi, je ne sais pas ce que c’est." En d’autres termes le sujet, qui n’est plus ici un sujet théorique maître du savoir et du sens, reprend ses droits dans la sphère pratique, car il n’y a pas de pratique sans intentionalié subjective. Le point de vue structural (qui cherche la science) n’est qu’un segment de la totalité pratique: toute théorie appartient finalement à la pratique. C’est ce qu’il nous faut maintenant démontrer, et cette distinction entre les deux types de rationalité (théorique et pratique) marque le dernier niveau du débat.

3.4 – Pratique et surdétermination

Dès que l’on considère non plus les généralités phonétiques ou celles de la parenté mais tel cas concret et singulier où la structure s’applique, telle parole ou tel mariage, il y a toujours et par principe écart et différence par rapport au système structural.La structure n’explique jamais totalement le singulier, l’événement, dont la définition demanderait une quantité infinie d’information. A la détermination structurale, qui est théorique et qui est donc une détermination générale, s’ajoute toujours, comme un interminable supplément, une "surdétermination", théoriquement négligeable peut-être mais qui caractérise la singularité comme telle. C’est ce supplément que Jacques Derrida appelle "écriture". Malgré Rousseau, malgré les philosophes du sentiment et de la conscience, il ne faut en effet plus penser l’origine des langues comme présence de la conscience ou de la chose dans le signe, mais au contraire comme "différence", écriture, tracé qui rejette la présence du sujet ou de l’objet dans l’absence. Mais contre le structuralisme, il ne suffit pas de penser la différence comme rapport inconscient, système formel de rapports entre les éléments signifiants, car la différence précède la structure formelle qui en est le résultat provisoire, et elle l’excède: elle est une surdétermination qui reconduit la structure à sa production matérielle et à sa transformation permanente. La "grammatologie" de Derrida conduit à considérer les systèmes signifiants comme des pratiques historiques signifiantes. Mais Derrida a-t-il vraiment le droit de parler de grammatologie, c’est-à-dire d’une science de l’écriture, d’une théorie de l’écriture. La "grammatologie" serait en effet une théorie de la différence, du supplément interminable. Elle serait une théorie de la surdétermination qui s’ajoute à la détermination structurale pour caractériser la singularité. Bref, elle serait une théorie de l’individualisation d’une structure par une pratique signifiante. Or cela pose un dernier problème.

Appelons "forme" la structure, et "matière" son contenu singulier: c’est seulement dans la pratique (et de manière exemplaire dans la pratique productive, le travail) que l’on peut trouver le double-aspect de structuration d’une matière par une forme et de singularisation d’une forme par une matière. Dans son "Essai d’une philosophie du style" (où il propose le "style" comme rationalité spécifique de ce procès pratique), Gilles Gaston Granger écrit que "ces deux aspects constituent deux mouvements complémentaires de détermination pratique de l’individuel. Détermination pratique est du reste un pléonasme; l’individuel ne peut être saisi autrement que dans une activité pratique, et la croyance en la possibilité de sa connaissance théorique pourrait être désignée comme la figure moderne de l’illusion transcendantale". Il n’y a pas de théorie de l’individuel, et la grammatologie est un projet scientifique impossible: la grammatologie reste une philosophie. Il en est de même pour toute anthropologie qui prétendrait déterminer l’individuel et la pratique. Cette démonstration, qui explique pourquoi l’événementiel et le singulier sont irréductibles à la détermination structurale et pourquoi il y a toujours une surdétermination pratique, est la critique ultime que puisse rencontrer le structuralisme – et que rencontreront toujours les "explications totales" des sciences humaines, dès lors qu’elles refuseront de se considérer comme segments d’une totalité pratique. Nous sommes donc ici renvoyés à une "rationalité pratique", qui reste rationalité, mais qui n’est plus théorique, et dont la constitution est urgente.

Il me semble que c’est cette nécessité d’une détermination pratique de l’individuel, du concret, que Lévi-Strauss reconnaît implicitement lorsqu’il écrit: "l’anthropologue a besoin de l’expérience du terrain. Pour lui, elle n’est ni un but de sa profession, ni un achèvement de sa culture, ni un apprentissage technique. Elle représente un moment crucial de son éducation, avant lequel il pourra posséder des connaissances discontinues, qui ne formeront jamais un tout, et après lequel seulement ces connaissances se prendront en un ensemble organique, et acquerront soudain un sens, qui leur manquait antérieurement (…). Seul le jugement des membres expérimentés de sa profession, dont l’oeuvre atteste qu’eux-mêmes ont franchi le cap avec succès, peut décider si, et quand, le candidat à la profession anthropologique aura réalisé sur le terrain cette révolution intérieure qui fera de lui, véritablement, un homme nouveau". Mais l’homme nouveau n’est pas le psychanalyste déjà psychanalysé, capable par cette expérience personnelle d’analyser les autres (encore une connaissance de l’individuel?!): l’homme nouveau, conformément aux exigences anthropologiques, est celui qui a fait l’expérience de la tendresse humaine, c’est à dire de la pitié selon Rousseau: c’est celui qui refuse de trouver l’humaine nature dans son "moi" pour aller la chercher dans le plus lointain et le dernier des autrui.

Nous rejoignons ainsi notre point de départ, qui était de mesurer le projet théorique de Lévi-Strauss à son projet pratique. Et nous constatons que dans la mesure où il s’agit d’élaborer les règles théoriques d’un "langage" commun aux différentes cultures, Lévi-Strauss réalise positivement l’idée de Rousseau d’établir une structure invariante et qui s’appelle la nature humaine. Mais nous constatons aussi que dans la mesure où il s’agit de juger des singularités et non plus seulement d’élaborer ces règles générales, Rousseau avait raison de borner la détermination de cette structure invariante à une fonction critique: il n’y a pas de science positive de la nature humaine, et la nature humaine, cet invariant culturel, n’est qu’un critère de jugement pratique. Ce critère n’est pas un concept, car il ne contient pas de connaissance positive; en matière de sciences humaines les définitions ne se "ferment" pas et l’inachèvement n’est pas un échec; les choses humaines sont ainsi. La théorie ne rattrapera jamais la pratique. Le désordre pratique ne sera jamais totalement ramené à un ordre théorique. Pratiquement il n’y a pas de langage universel parce que les langues sont brouillées, et que ça continue. Ainsi il faut "penser" l’unité théorique des cultures humaines dans un langage universel, nature ou structure invariante; mais cette unité ne peut se "réaliser" que dans la multiplicité pratique des cultures, qui est un interminable dialogue, et donc une transformation réciproque. Sur un tel dialogue la mort ne peut rien. Comme l’écrit si bien Lévi-Strauss dans "Race et histoire": "L’exclusive fatalité, l’unique tare qui puisse affliger un groupe humain, et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul".

 

Olivier Abel