« Panorama de la philosophie française du droit »

La philosophie du droit a longtemps été occultée en France, où la forte polarisation entre le sujet (un individu souvent incivique) et l’Etat (une démocratie souvent préventive à l’excès) laissait peu de place aux débats sur le droit. Le terrain a surtout été occupé par la théorie du droit des juristes eux-mêmes, mais aussi des sociologues ou des anthropologues. Et le grand réveil qui se produit actuellement en philosophie du droit s’opère d’ailleurs à partir de la philosophie politique ou de la philosophie du langage[1].

Nous distinguerons trois tendances principales dans le champ contemporain. La première cherche l’enracinement du droit dans ce que les néo-aristotéliciens appeleraient le doit naturel et la visée d’un bien commun, ou bien dans les figures de traditionalité qui constituent les cultures juridiques. La seconde cherche l’universalité du droit par la procéduralisation de son langage, en insistant tantôt sur l’autonomie du sujet, tantôt sur l’espace pragmatique de l’argumentation. La troisième cherche la praticabilité du droit, le travail d’interprétation et de compromis par lequel les praticiens du droit produisent le juste, dans le respect de la complexité et de la singularité des situations. Cette différenciation n’est bien évidemment pas exclusivement francophone, même si elle trouve une expression très accomplie chez des auteurs comme P.Ricoeur (1990 et 1991), J.Lenoble (1994), ou P.Bouretz (1991).

Mais pour bien saisir ces trois orientations et pointer un certain nombre de malentendus possibles pour un lecteur qui ne serait pas familiarisé avec ce contexte (en France, par exemple, à la différence de l’Allemagne, le mouvement romantique fut politique et révolutionnaire, ou bien le retour actuel de la philosophie du droit répond davantage au « totalitarisme » qu’à l’utilitarisme), il n’est pas inutile de signaler auparavant quelques noeuds dans l’histoire de ces débats, et d’insister sur le double-mouvement de critique de la modernité et de réhabilitation de l’Etat de droit qui polarise le champ.

Trois débats historiques

Un premier noeud de débat tourne autour de la bifurcation, inauguratrice pour la modernité, entre le droit naturel ancien et le droit naturel moderne. Le premier est développé par exemple dans une tradition néo-thomiste et néo-aristotélicienne toujours active, et auquel le langage actuel du Vatican emprunte beaucoup, au moins dans son lexique. Le second est souvent plus « platonicien », fait moins crédit à l’orientation humaine vers le Bien, mais substitue à la nature la liberté et la responsabilité des sujets.

Or cette bifurcation peut être située chez Calvin (1509-1564), s’il est permis de considérer le Réformateur français comme un juriste: dans son Institution de la Religion Chrétienne, il insiste sur les variations et la relativité géographique et historique des « lois judiciales et cérémoniales », ou sur la responsabilité très nominaliste de chacun « devant Dieu ». Mais le calvinisme inaugure aussi l’histoire des révolutions, c’est à dire l’organisation d’un groupe d’individus ayant la même utopie ; et ce que les calvinistes ont dit du saint, vertueux, frugal, égalitaire et discipliné, d’autres plus tard l’ont dit du citoyen.

Certes C. de Seyssel (1450-1520), ou J.Bodin (1529-1596), l’un par la dynamique des formes de gouvernement, et l’autre par la simplicité et l’autonomie de la Souveraineté qui donne la loi, jettent à partir de François 1er les fondements de la monarchie absolue. Mais le calvinisme, par son influence sur des juristes français du 16ème siècle comme A. du Bourg, C.Dumoulin, J.Cujas, ou T.de Bèze (qui légitime le tyrannicide), ouvre une « crise de la justification » et bouleverse plus radicalement le paradigme de la légitimité ; s’y mêlent l’humanisme du droit romain et la libre-relecture du texte biblique. Cet ébranlement, sensible chez d’autres auteurs de l’époque comme Montaigne (1533-1592) et La Boétie (1530-1563) avec son Discours sur la servitude volontaire, qui évoque parfois les travaux actuels de P.Legendre (1976), fut longtemps réprimé dans la tradition française stabilisée dans une monarchie de droit divin (Bossuet 1627-1704) où le Roi est Père de la Nation. Mais les idées de tolérance et les « droits de la conscience » développés par P.Bayle (1647-1706) le prolongent et préparent les Lumières. Ou bien un auteur leibnizien et marginal comme le suisse E. de Vattel (1714-1767) s’attache (de manière plus concrète que Pufendorf) à ce qui permet le droit des gens.

Dans ce noeud où apparaît la théorie de l’Etat moderne, quelle est la part qui revient à la continuité du centralisme monarchique français, et celle qui revient aux ruptures du temps des Réformes? Parmi les généalogies du droit, P.Legendre (1976) montre l’importance du droit romain et du droit canon dans ces montages institutionnels où l’énonciation de la loi est constitutive pour les sujets. J.Carbonnier (Essais sur les Lois) insisterait davantage sur la subjectivisation du droit, la prise d’autonomie subjective qui s’y opère. Le débat est d’autant plus complexe que la France, pays « latin », a souvent refoulé son propre catholicisme dominant.

Une deuxième bifurcation, qui pourrait être le lieu d’un deuxième malentendu, tient justement à ce que les Lumières en France sont plus anti-cléricales que l’Aufklärung allemande ou l’Enlightenment britannique. La chute du paradigme absolutiste, que manifeste la Révolution française, ne se comprend pas si l’on ne remet pas le travail de Montesquieu (1689-1755) et son Esprit des Lois (qui est un esprit des moeurs et des coutumes) sur cette toile de fond d’un droit comparé qui sape le principe absolutiste par la pluralité des droits possibles et existants. Certes, l’idée que par nature l’homme a des droits, et diverses catégories fondamentales des droits de l’homme et des démocraties modernes, ne sont que la sécularisation de concepts bien établis dans l’Ancien Régime, avant la Révolution et les Lumières, comme B.Kriegel l’a montré (1979). Et bien des débats actuels tournent autour de la signification de la Révolution, simple égarement passager ou rupture décisive (voir M.Gauchet, La révolution des droits de l’homme, 1989).

Mais la réflexion de Rousseau (1712-1778) sur les rapports entre la volonté et la représentation, qui structure si largement la pensée allemande de Kant à Fichte et Hegel, est le lieu d’une perplexité elle-même tout à fait inaugurale. Le Contrat Social peut-il être à la fois un postulat critique et fondateur: l’exercice de l’autonomie doit-il être considéré comme un pis-aller pour la société abandonnée de Dieu ou de la nature, ou comme l’aurore de l’humanité enfin soumise à ses propres principes? Si l’on excepte B.Constant (1767-1830), l’avocat anti-bonapartiste du libéralisme, la réaction à la Révolution n’aura aucun caractère romantique et se fera contre l’idée de volonté générale ou de contrat volontaire entre des individus, par la restauration « catholique » du corps social qui précède les parties comme le langage précède les paroles (Bonald 1754-1840), ou par la restauration d’un Evènement divin antérieur aux conventions humaines (de Maistre 1753-1821).

A l’inverse la perfectibilité de l’humanité par son éducation est justement le programme d’auteurs comme Condorcet (1743-1794) ou les idéologues (Destutt de Tracy 1754-1836, Volney 1757-1820), ces maîtres d’oeuvres positifs des réformes révolutionnaires. Portalis (1746-1807), le principal inspirateur du Code Civil napoléonien, n’en est pas très éloigné, qui cherche à assurer aux innovations le droit de devenir anciennes. Et la myriade d’auteurs liés aux insurrections du 19ème siècle (1838,1848,1870) garderont ce romantisme politique et optimiste, par exemple chez Proudhon (1809-1865) cette critique « scientifique » de l’arbitraire de la propriété et de l’Etat, ce « pluralisme organisateur », qui les fera traiter de socialistes utopiques.

Une troisième bifurcation serait à rattacher aux développements du positivisme, par la nécessaire distinction entre le positivisme juridique, illustré par l’Ecole de l’Exégèse (« toute la loi, rien que la loi », Carré de Malberg), qui se tient dans l’étroite interprétation de l’oeuvre du Législateur (le code napoléonien), et le positivisme sociologique. A.Comte (1798-1857) joue ici un rôle déterminant: parce que le pouvoir spirituel, qui guide toujours le pouvoir temporel, est devenu celui des savants, parce que l’anthropologie morale forme le sommet de la sociologie et des autres sciences, son positivisme exprime la foi dans l’évolution et la dynamique du progrès qui anime son temps.

En France toutefois, ce positivisme est d’orientation moins libérale que sociale, et ne donnera pas lieu à l’utilitarisme, mais à des travaux de sociologie synthétique comme ceux de Durckheim (1855-1917): solidarité organique dans La Division du Travail Social, ou totémisme des Formes Elémentaires de la Vie Religieuse, l’existence de « faits sociaux » permet de penser le droit objectif au-delà des volontés subjectives. Chez L.Duguit (1859-1928), un proche de l’économiste Charles Gide, la propriété individuelle n’a de légitimité que par ses utilités sociales, et l’Etat n’est pas un simple méga-individu. Il faut penser le droit comme le constat social des règles de solidarités qui opèrent dans une société donnée. Par là Duguit, dans son Traité de Droit Constitutionnel, fonde l’institution républicaine sur la fonction de « service public »: ce qui développe l’interdépendance sociale. Sociologiquement ainsi, la loi précède l’Etat sous la forme du droit social.

Son contemporain, M.Hauriou (1856-1929) donne une plus grande épaisseur au droit par rapport au fait social, et cherche à définir l’institution, à partir de Thomas d’Aquin et d’A.Comte, comme une organisation sociale qui dure, par l’acceptation de ses membres ; cela suppose une mise en ordre à partir d’un principe de justice reconnu, mais interprété par la jurisprudence, à laquelle il accorde une place éminente. Les travaux d’un sociologue et historien du droit canon comme Le Bras (1891-1970), ou ceux sur l’institution de B.Husson, s’inscriraient plutôt dans la postérité de Hauriou ; et ceux de G.Gurvitch (1894-1965) dans celle de Duguit.

Mais Gurvitch apporta un véritable renouvellement dans les problématiques et les catégories: son idée du droit social (1932), qu’il faut rapprocher de son idée d’un « droit positif intuitif », et qui voudrait sortir de l’alternative positivisme-jusnaturalisme, s’inspire de l’idée du sociologue M.Mauss de « fait social total » (par exemple son important Essai sur le Don). Il y a ainsi des « faits normatifs » qui ne sont pas réductibles à la légalité, mais qui sont des foyers de juridicité, des faits sociaux orientés par des valeurs ou des valeurs inscrites dans le fait social. Gurvitch insiste pragmatiquement sur le pluralisme de ces foyers et sur leur capacité à s’équilibrer, à s’intégrer dans le lien social.

On peut ainsi parler d’un « positivisme » anti-utilitaire, et c’est cette tradition de sociologie du droit que l’on retrouve, inspirée par P.Bourdieu et parfois par M.Foucault dans des revues actuelles comme Droit et Société, ou Actes de la Recherche Juridique, et des auteurs comme A.J.Arnaud, J.Commaille, J.Dezalay, ou F.Ewald (1986), avec leur insistance sur les pratiques juridiques.

Critique de la modernité et réhabilitation de l’Etat de droit

Contre ce puissant courant de « positivisme » sociologique se sont dressés, au 20ème siècle, un certain nombre d’auteurs qui prônent le retour au Droit naturel des Anciens, et dont on peut faire la première figure d’une critique de la modernité. Le plus important est M.Villey (1914-1988), qui dirigea longtemps les Archives de Philosophie du Droit. Il critiqua l’individualisme du droit naturel moderne et l’inconsistance des droits de l’homme ; son apport le plus original consiste à donner la première place à l’analyse des finalités de l’art juridique (1975). Cette référence à l’autorité de la tradition (thomiste et aristotélicienne) se retrouve chez A.Sériaux, ou à un moindre degré chez H.Battifol, qui insiste sur le rôle de l’interprétation dans le jugement de droit, et chez F.Terré, l' »héritier » de M.Villey et actuel directeur des Archives de Philosophie du Droit, qui joint des analyses de sémantique à celles sur le droit naturel.

Une seconde figure de cette critique de la modernité se trouve chez J.Ellul (1912-1994), historien des institutions, qui critique l’extension de l’Etat instrumental et de l’individualisme humaniste, au nom de la libération même qui lui semble le projet même de la modernité à sa source, dans la Réforme. Une troisième figure, dont nous avons déjà parlé et qui joue actuellement un rôle important, serait celle de P.Legendre, psychanaliste et historien du droit canon, qui voit derrière la façade de l’Etat de droit le développement d’un management féroce par le marché et le pouvoir bio-médical: l’instance de légitimité et de normativité qui fonde la filiation et permet la vie des sujets est vacante ou inaccessible, et ne reste que le désir de soumission. La désinstitution généralisée est ainsi corrélative d’une désubjectivation massive.

Les travaux de M.Foucault (1926-1984) sur le système pénitentiaire (1975), la surveillance et la normalisation des comportements, que ce soit par les instances d’enfermement ou par l’impératif de communication (voir G.Deleuze Mille Plateaux, Pourparlers, et J.F.Lyotard La Condition Post-Moderne) ont également exercé une profonde influence. Celle-ci va des magistrats eux-mêmes jusqu’aux historiens, qui se sont intéressés à l’histoire du droit et en ont renouvellé les problématiques. Avec cette dernière figure de la critique de la modernité, on voit que celle-ci couvre un champ d’orientations politiques très diverses, des plus traditionalistes aux plus subversives.

On peut situer à l’opposé de cette critique ou de cette déconstruction de la modernité le grand mouvement actuel de réhabilitation de l’Etat de droit, de retour aux droits de l’homme, quoique ce soit la critique des totalitarismes qui en fut le motif principal: les deux tendances peuvent ainsi s’ignorer et parfois se mêler car elles ne répondent pas au même problème. Il s’agit ici d’une réhabilitation politique du droit, contre son mépris dans la vulgate marxiste longtemps dominante ; par exemple un auteur hégélien comme A.Kojève (1902-1968) a pu écrire en 1943 une Esquisse d’une Phénoménologie du Droit qui est une véritable dialectique du droit, insistant sur l’apparition du point de vue du « tiers » comme acte anthropogène majeur, l’oeuvre ne sera pas reçue et ne sera publiée qu’en 1981. Et des proches ou des lecteurs de L.Althusser comme M.Miaille, E.Balibar ou B.Edelman ont beau montrer l’autonomie relative du droit dans sa fonction même de dissimulation du pouvoir, le sujet reste marginal dans la pensée marxiste. On peut d’autant plus le regretter qu’il manque une philosophie du droit qui ne ferait pas du libéralisme un postulat incontournable de la démocratie.

C’est à la critique d’origine socialiste du marxisme par C.Lefort (1981) ou de P.Ricoeur, depuis la fin des années cinquante, que l’on doit la réhabilitation du droit non seulement pour résister de l’extérieur aux maux spécifiques de la domination, mais pour fonder de l’intérieur l’autonomie et la rationalité spécifique du politique (Ricoeur, « le paradoxe politique », Esprit Mai 1957). Beaucoup d’intellectuels français privilégient la figure de la résistance au pouvoir et voudraient mettre le droit en avant contre l’Etat (L. Cohen-Tanugi, par exemple). Mais c’est dans la perspective entière de la résistance et de la fondation du droit que s’inscrivent bien des travaux des revues Esprit (Bouretz 1991), Le Débat (M.Gauchet), Pouvoirs, la Revue de Philosophie Politique (B.Kriegel), Droits (que dirige, ainsi que la collection Léviathan aux Presses Universitaires de France, le philosophe du droit constitutionnel S.Rials), etc. Tout ce mouvement se développe en puisant dans la tradition du droit naturel moderne et de Kant.

Au-delà de Hegel en effet, le kantisme, qui joua un grand rôle dans l’Université et la pédagogie de la 3ème République, est le lieu de vives controverses. A la lecture « humaniste » d’auteurs comme L.Ferry et A.Renaut (Philosophie Politique), où les principes kantiens font du droit l’espace pratique de l’autonomie universalisable du sujet, s’oppose celle de J.F.Lyotard qui insiste sur Le Différend, l’irréductible pluralité des régimes de jugement et l’obligation de juger sans règle préétablie ; ou celle de J.Derrida, qui insiste sur un Droit à la philosophie comme un droit populaire à juger, à faire des « remarques » dans le mutisme du Texte.

L’enracinement, les règles, et la pratique du droit

Si l’on peut enfin redistribuer les recherches actuelles dans l’orientation d’un champ, nous distinguerons trois tendances majeures. La première se situe en amont du droit, du côté de sa fondation, de son intention ou de son origine: on y recherche plutôt son enracinement ou son ancrage. C’est dans cette perspective que l’on peut d’abord placer le recours au droit naturel. Le retour à Aristote ou à Thomas d’Aquin dont nous avons déjà parlé, avec des auteurs comme M.Villey, qui insistent sur l’hétéronomie des sources du droit, peut aussi prendre la figure d’une généalogie subtile du droit moderne, comme dans les travaux de M.Bastit.

Ce qui domine ici, c’est la conception téléologique d’un droit animé par le désir du bien commun. Cet enracinement dans un désir du vivre-ensemble peut se retrouver parmi les arguments, souvent inspirés de H.Arendt, de ceux qui cherchent à réhabiliter le sens de l’institution politique. Un autre argument est le refus de réduire le droit à des conventions, d’éliminer du droit toute conviction, toute vision du bien issue d’une tradition historique, non entièrement explicitable ou transparente à l’argumentation (voir Ricoeur à propos de Rawls, 1991). Le retour au droit naturel est également marqué par la floraison des travaux sur le droit naturel moderne: S. Goyard-Fabre sur Hobbes, Pufendorf et Rousseau, R.Sève sur Leibniz, etc. Et ceux-ci insistent moins sur une anthropologie naturelle que sur une « anthropologie pragmatique » (au sens de Kant), c’est à dire culturelle.

C’est pourquoi cet ancrage du droit dans des langues et des cultures juridiques ayant leur mise en scène, leur symbolique, leurs systèmes de figuration et de représentation spécifiques, est enfin le fait d’une série de travaux d’anthropologie juridique ou de droit comparé, comme ceux de N.Rouland (1991), S.Démare-Lafont, E.Agostini, R.Verdier, etc. Les migrations des codes juridiques, par exemple, ou le problème actuel du droit à l’ingérence humanitaire, s’inscrivent dans ce débat qui tente de frayer des positions intermédiaires et plausibles entre la continuité planétaire de l’espace juridique et l’hétérogénéité des cultures.

La seconde orientation porterait davantage sur le langage du droit lui-même, la logique ou la pragmatique de ses règles et de ses argumentations. Cette autonomie ou cette auto-production du droit est doublement marquée. D’une part elle a une orientation plus kantienne qu’aristotélicienne, plus déontologique que téléologique: on y cherche davantage à éviter le pire qu’à y définir le bien. D’autre part elle s’inscrit dans une réflexion plus analytique sur le langage du droit, sa rhétorique, ses procédures. C’est donc probablement le versant sur lequel les échanges avec les philosophies du droit allemande et anglo-saxonne sont les plus intenses.

P.Amselek, par exemple, a travaillé à la lisière de la phénoménologie et de la lingistique avant de s’intéresser aux actes de discours. Dans une perspective plus normativiste et plus kelsenienne, M.Troper analyse l’idéologie du langage et des pratiques juridiques. C.Grzegorczyk, G.Timsit, ou J.M.Trigeaud, également, s’attachent à la sémantique juridique, et G.Kalinowski aux « normes d’action ». On peut également signaler le laboratoire d’épistémologie juridique D’Aix en Provence (C.Atias).

Mais le renouvellement des études de rhétorique est d’abord le fait de C.Perelman (1912-1984), dont les travaux modestes et féconds ont inspirés une école belge (F.Ost, M.van de Kerchove, J.Lenoble), aux carrefour des diverses influences, et extrêmement active. Il a cherché a libérer un espace d’argumentation jusque là écrasé entre la logique pure et le conflit d’opinion. Une pragmatique du conflit d’arguments, du jugement en débat, de l’interrogativité et de la responsabilité pourrait-on dire, s’y élabore.

C’est ici que la référence à Kant devient centrale. D’abord par la réhabilitation du sujet de droit et de son autonomie, contre les pensées anti-modernes, par exemple chez A.Renaut et L.Sosoe (1991). Leur lecture de Habermas et Rawls fonde la démocratie sur un principe d’universalisation critique. D’autres auteurs, peut-être plus attachés à la complexité de la justice qu’à la seule liberté, tiennent davantage compte de la pragmatique de la communication et de l’intersubjectivité qui s’y institue. Cela leur permet d’intégrer les réserves soulevées par la première orientation sur l’enracinement du droit dans des langages hétérogènes. Cela leur permet d’équilibrer les règles d’universalité qui conditionnnent la liberté de communiquer par « l’indécidabilité pragmatique » du droit. A des titres divers c’est le cas avec l’idée de « reconstruction » chez J.M.Ferry, ou avec la « procéduralisation » du droit que propose J.Lenoble (1994). Celle-ci suppose une redéfinition constante des concertations nécessaire, des mécanismes décisionnels, mais aussi du contr^le judiciaire chargé de trouver de nouceaux arrangements.

A cette radicalisation de Habermas et de Luhmann peut être jointe la radicalisation de Rawls par P.van Parijs (Qu’est-ce qu’une société juste? Paris Seuil 1991), qui propose de maximiser la liberté réelle en donnant aux acteurs sociaux les moyens de réaliser cette liberté, dans une perspective plus solidariste. Tout le problème réside alors dans les limites que la pratique impose à la complexification des procédures de la justice.

La troisième orientation se situe en aval, si l’on peut dire, et s’intéresse justement à l’effectuation du droit ; elle porte moins sur le sens du bien ou sur le respect des procédures que sur la justesse pratique. On y retrouve quelque chose comme la prudence aristotélicienne et le tact herméneutique de l’interprétation du droit, mais ici avec le souci prioritaire du praticable. C’est pourquoi il s’agit ici d’abord d’une philosophie de juristes, dont une génération fut marquée par le civiliste J.Carbonnier et son sens de la flexibilité et des limites du droit (1976).

Ce qui caractérise d’abord cette orientation c’est le sens de la pluralité des règles applicables, de la multiplicité des mondes de justification (Boltanski & Thévenot 1991): monde domestique, monde civique, monde industriel, monde marchand, monde de l’opinion, monde de l’inspiration. Plongés dans des « différends » (les adversaires argumentent selon des règles de justification ou de jugement hétérogènes), à quelles conditions peut-on construire des compromis praticables? Cette dynamique de la production du juste doit dans le même temps respecter les contraintes structurales des divers arrangements sociaux, langagiers et institutionnels, et se terminer dans la singularité d’un jugement qui convienne à la situation. Cette rationalité stylistique est probablement le souci de tous ceux qui s’attachent au travail du Juge, à la jurisprudence.

A.Garapon, à l’Institut des Hautes Etudes sur la Justice, insiste sur cette situation d’intersection entre plusieurs espaces institutionnels. P.Raynaud, O.Cayla, F.Ost (1987) s’intéressent aussi aux fonctions du juge dans la société contemporaine. Et F.Ewald, poursuivant les travaux de M.Foucault, montre coment les pratiques juridiques se font à partir de « règles du jugement » (au double sens de l’interprétation des faits et de l’interprétation des normes) qui déterminent le style juridique d’une époque.

La notion de « responsabilité » est également en plein chantier, conjoontement à celle du « sujet de droit ». Entre la prévention des risques (mais tous ne sont pas imputables) et la réparation due aux victimes (mais cette réparation n’est pas que financière), le sujet n’y est pas seulement considéré comme capable,agissant et jugeant, mais aussi souffrant, et souffrant parfois d’abord de ne pouvoir formuler dans un langage reconnu et légitime le tort qu’il a subi. C’est la fragilité des personnes, des liens sociaux, et du monde naturel lui-même, qui devient le lieu principal de la responsabilité.

Et puis comment juger et agir après que les pratiques juridiques aient rencontré les sciences humaines? Comment dissocier la victimisation de la criminalisation, par exemple? De la criminologie à l’impossibilité d’éliminer les phénomènes de « bouc émissaire », l’horizon serait ici la tentative de restaurer la personne et la continuité du sujet de droit, dans ses obligations aussi, mais d’abord dans son aptitude à la parole, dans sa dignité, dans sa responsabilité de citoyen. Mais cette tentative pour former la responsabilité du sujet ne peut pas être dissociée de celle pour recréer la solidarité déchirée, le lien social, le sens de l’endettement et de l’obligation mutuels, bref la continuité de l’espace public dans la multiplicité même de ses foyers de juridicité.

C’est à l’intersection de ces trois anneaux, de l’enracinement du droit dans des figures du désirable en commun, des procédures de légitimation des règles du jugement, de la prudence pratique qui tisse la cohérence du sujet et du lien social en dépit de leur fragilité, que la philosophie du droit donne la pleine mesure de son ingéniosité.

Olivier Abel

[1] Bibliographie:

Boltanski, L. et Thévenot, L.: De la justification (Paris: Gallimard, 1991).

Bouretz, P., ed.: La Force du Droit (Paris: Esprit, 1991).

Carbonnier, J.: Flexible Droit (Paris: LGDJ 1976).

Ewald, F.: L’Etat Providence (Paris: Grasset, 1986).

Foucault, M.: Surveiller et Punir (Paris: Gallimard, 1975).

Garapon, A.: Le gardien des promesses (Paris, O.Jacob, 1996) et Bien juger, essai sur le rituel judciaire (Paris: O.Jacob, 1997).

Gurvitch, G.: L’Idée de Droit Social (Paris: Sirey, 1932).

Kriegel, B.: L’Etat et les Esclaves (Paris: Calman-Lévy, 1979).

Legendre, P.: Jouir du Pouvoir (Paris: Minuit, 1976).

Lenoble, J.: Droit et Communication (Paris: Cerf 1994).

Ost, F. et Van de Kerchove, M.: Jalons pour une Théorie Critique du Droit (Bruxelles: Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, 1987).

Perelman, C.: Logique Juridique, Nouvelle Rhétorique (Paris: Dalloz, 1976). Justice et Raison (Bruxelles: Editions de l’Université, 1973).

Renaut,  A. et Sosoe, L.: Philosophie du Droit (Paris: PUF 1991).

Ricoeur, P.: Soi-Même comme un Autre (Paris: Seuil, 1990). Lectures 1 (Paris: Seuil, 1991). Le Juste (Paris: Esprit, 1995).

Rouland, V.N.: Aux Confins du Droit (Paris: O.Jacob, 1991).

Villey, M.: Philosophie du Droit (Paris: Dalloz, 1975).

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« Panorama de la philosophie française du droit »
Publié dans Foi et Vie n° Avril 2000, p.77-89.