« Quatorze thèses sur l’humanité universelle et le respect des différences »

 

L’humanité entre l’universel et la différence:

Thèse 1: L’humanité, c’est à la fois ce qui nous fait voir combien nous sommes semblables, et ce qui nous permet d’être différent. Ce qui la menace aujourd’hui, c’est l’accélération planétaire des échanges qui nous oblige à être tous pareils, et ce sont les haines raciales ou religieuses qui nous incarcèrent dans nos différences. C’est pourquoi nous ne pouvons plus nous reconnaître dans l’alternative entre: 1) Les tenants de l’universel, qui pensent que l’humanité est une, mais qui reportent cette unité sur l’échelle évolutionniste d’un développement où toutes les sociétés tendent vers le même état. 2) Les tenants d’un relativisme culturel, qui estiment que les différentes cultures sont incommensurables, et qu’elles doivent être protégées les unes des autres, fût-ce en incarcérant les populations. Peut-on dépasser cette alternative, inventer un nouveau rapport à l’universel, et découvrir d’autres formes du respect des différences?

Thèse 2: Ce problème n’est pas précisément nouveau, et le texte biblique contient à la fois une tradition universaliste où le pacte électif de Dieu avec tous ceux qui veulent y souscrire s’établit dans la fidélité à une Loi, et une tradition plus communautariste où l’alliance inconditionnelle de Dieu avec les Pères donne à une descendance la bénédiction d’une promesse. Et les lettres de Paul portent cette tension à l’incandescence, en portant l’universel singulier à un point inouï (ni homme ni femme, ni juif ni grec). Mais en tous cas, si nous voulons rendre à Dieu ce qui n’appartient pas à César, ni à un quelconque clergé religieux, ni médiatique, ni scientifique, nous devons accepter que les humains soient à l’image et à l’effigie d’un Dieu dont nous ne pouvons nous fair d’image. Cette absence proteste inlassablement contre tout Humanisme qui saurait ce qu’est l' »humanité », contre toute anthropologie positive, naturelle ou culturelle, qui prétendrait avoir enfin qualifié le propre de l’humain, et qui pourrait dès lors se débarasser du reste.

Thèse 3: L’humanité est fondée sur un « droit de naissance à continuer d’exister », qui dissocie l’humain du citoyen et vise une humanité « sans qualité »: une humanité simplement universelle et vulnérable. Mais l’humanitarisme fondé sur ce « droit de naissance » apparaît comme exactement contemporain du totalitarisme, en tant qu’il est fondé sur une sorte de « crime de naissance ». Il faut penser l’ensemble du piège totalitaire dont nous ne sommes pas sûrement sortis, et qui joue sur une alternative terrifiante. D’une part nous avons une conception bouchère de la filiation, où le fait d’être né est déjà un crime, et que l’on trouve depuis le racisme et l’ethnicisme les plus féroces jusqu’aux nationalismes les plus admis dans leur gestion des peuplements et leur manière d’incarcérer les personnes dans une identité-prison. D’autre part nous avons un humain sans qualité, sans racine, sans identité propre, superflu à la société et donc remodelable à partir de zéro, et ce projet traverse conjointement l’histoire récente des stalinismes comme celle des capitalismes.

Le problème de l’humanité et le racisme

Thèse 4: La planète est en train de se hérisser de nationalismes, qui transgressent quelques frontières, mais en font surgir beaucoup d’autres, au moment même où l’on croyait les frontières dépassées. Peut–être que l’écroulement du monde communiste, en laissant le capitalisme mondial comme seul champion de l' »universalisme », a marqué un retour de balancier qui entraîne dans sa déroute toute forme d’universalisme. L’humanité, semble–t–il, ne rêve plus vers son unité future; elle songe à sa diversité passée, et prise d’effroi voudrait s’y replier. Peut-être que les guerres « balkaniques » que nous voyons resurgir sur les vieilles cicatrices de l’histoire sont moins dues à la permanence des vieux conflits qu’à l’actualité et l’accélération de l’érosion des vieilles identités et cultures par le marché et ses brassages, et que les guerres sont des machines anthropologiques à refaire de la différence, là où les humains n’en sentent plus assez. Ne serait-il possible de sentir autrement et de faire autrement ces différences?

Thèse 5: Dans quelle mesure la civilisation désormais planétaire qui développe sa rationalité technique et ses échanges est–elle une chance ou une menace pour une diversité des cultures qui était peut–être constitutive à l’égard de la civilisation elle-même? Toute culture vit d’échange, mais si jusqu’à un certain point l’échange permet de créer de nouvelles combinaisons culturelles, et augmente donc les différences, il y a un seuil au–delà duquel l’échange finit par se nourrir des différences, et par les supprimer. En ce sens la crise actuelle apparaît comme plus grave, plus radicale, et beaucoup plus révélatrice de la condition anthropologique que l’ancien conflit entre capitalisme et communisme. Il faut remarquer que pendant des millénaires l’échange, au–delà de son utilité économique, avait pour fonction de définir l’appartenance à une sphère d’identité. Aujourd’hui, la logique de l’échange qui prévaut fait que les humains ne peuvent plus s’identifier par leurs échanges. L’utilitarisme économique y trouve peut–être son compte, mais pas tout ce que l’économie des formes de travail et de vie, de répartition et de consommation, comporte et véhicule de symbolique. C’est pourquoi tout le poids du besoin identitaire se porte sur le national, sur l’ethnique, sur le religieux, bref sur tout ce qui ne s’échange pas.

Thèse 6: Dans un tel contexte, le combat contre le racisme, la xénophobie et les fanatismes rencontre d’énormes difficultés. Ce n’est plus seulement parce que la pression démographique rassemble sur des territoires trop proches des populations inégales (ou qui se considèrent telles) si les haines collectives se déchaînent. C’est parce que l’accélération des communications rétrécit l’espace et exacerbe ces sentiments d’inégalité, et notre impuissance c’est que toute intervention humanitaire accélère ce rétrécissement. De l’autre côté l’humanitarisme semble nous intéresser davantage aux malheurs des autres quand ils sont lointains que lorsqu’ils se passent devant chez nous. Et puis le problème de la télé-compassion est de devoir présenter corporellement le malheur au risque du sensationnel, alors que l’action durable doit chercher l’équité plus générale d’institutions aptes à créer un véritable espace public international. Enfin nous avons tendance à ne pouvoir considérer que des malheureux passifs, souffrants, et jamais des malheureux agissants, éventuellement un peu coupables mais capables aussi de se prendre en main. Comment articuler à la fois la nécessaire protection des plus vulnérables et le souhaitable équilibre des droits et des devoirs, chacun ne pouvant réclamer sa part de droits qu’en consentant à sa part des charges communes? Faut-il cesser de mesurer l’une par l’autre? Mais par quelle mesure commune le ferions-nous?

La confrontation des universaux interrogés

Thèse 7: On peut partir du constat qu’il n’y a pas un pôle d’universalité unique, mais une pluralité d’universaux en concurrence. Dans toute grande ville aujourd’hui, par exemple, il y a une pluralité de « villes invisibles » dont chacune cherche à se réaliser. La ville réelle la plus dense en convivialité des universaux serait celle dont les configurations et les réseaux seraient susceptibles d’accueillir une pluralité d’interprétations, tant simultanées (de la part des différents types et styles d’acteurs urbains) que successives (les générations ultérieures devant pouvoir réinterpréter autrement des espaces néanmoins durables). Or aujourd’hui les individus solitaires et désafiliés recherchent leur « tribu » en oubliant leurs villes respectives, en oubliant les universaux urbains véhiculés par leur propre culture. Ce qui empêche de voir cette pluralité des universaux, c’est la peur de les confronter, c’est la peur de la guerre civile, c’est la peur d’une cité entièrement divisée.

Thèse 8: Le résultat de cette peur, c’est qu’en fait les singularités des cultures ne sont pas le moins du monde menacées, mais que leurs universaux s’étiolent. Car d’un côté les différences inconvertibles survivront et se renforceront, précisément parce qu’elles sont intraduisibles. De l’autre côté tout ce qui peut être converti à l’universel marché, à Disneyworld, accèdera à cette universalité-là. Mais ce qu’il y a de visée universelle, ce qu’il y a de teneur vraiment universelle dans chaque culture, ses universaux, voilà ce qui disparaît. Pour honorer la confrontation des universaux, dont nous savons qu’elle est ce qu’il y a de plus difficile, pour faire de cette confrontation le fondement même de la cité, nous devons renoncer simultanément à nous approprier l’universalité, et accepter qu’il n’y ait que des universaux en contextes. Il nous faut remettre au centre l’interrogation sur l’universalité. Nous n’avons pas d’accés de plain-pied à l’universel, comme le croient trop aisément nos cosmopolites des droits de l’homme, de la démocratie ou du libéralisme. Nous n’y avons pas accès autrement que dans un long débat, à peine ébauché, entre ces « universaux en contexte ». C’est une erreur de croire que l’on puisse accéder à l’universel en reniant la différence des manières de formuler l’universel, de l’interpréter, d’en être traversé. La question alors n’est plus de laisser tomber ses particularités pour entrer dans l’universel échange, ni de savoir comment conserver ses particularités et les protéger de l’érosion, mais de savoir à quelles conditions chaque culture peut-elle être confrontée aux autres dans sa prétention universelle elle-même.

Thèse 9: Dans cette confrontation, les vieilles religions, et plus généralement les vieilles cultures, ont un avantage, c’est qu’elles savent, d’un savoir intime et non pas théorique, que leurs universaux restent métaphoriques, et qu’il n’y a d’accès à l’universalité qu’au travers des métaphores propres à une tradition, à une langue, à une culture, à une histoire, à un contexte. Les « cultes » sont la mise en scène du noyau de leurs « cultures », de leurs scénarios fondamentaux, qui sont généralement inaccessibles à notre bonne conscience et à notre bienséance culturelle. Et ces cultes, dans leur visée universelle même, témoignent que nos universaux sont toujours encore régionaux. Seule une longue conversation entre les cultures permettrait d’établir, prudemment, les écarts et les correspondances entre ces « universaux en contexte ». Il faudrait qu’elles aient incorporé le sentiment d’être un témoignage parmi d’autres et qui sait s’effacer devant d’autres témoignages, pour les entendre à leur tour. Or il faut avouer que la rencontre des cultures se fait difficilement par ce qu’elles ont chacune de plus universel, car la confrontation des universaux est toujours ce qu’il y a de plus dur, et nécessite de longues et complexes médiations. Honneur aux institutions internationales, et d’abord aux formes d’urbanité, qui oseront entrer dans ce travail.

La connivence des créations singulières

Thèse 10: On peut aussi partir d’un autre point de vue, affirmant qu’une certaine surdité réciproque des cultures est vitale à chacune si elles ne veulent pas se perdre dans le bruit de la communication généralisée. Car à la différence du temps cumulatif du progrès technique et rationnel, le temps des cultures est discontinu et non cumulatif, c’est celui de la re-création qui commence par être doublement sourde, parce qu’elle veut revenir à ses propres sources, à ce qu’il y a en elle d’enfance, et parce qu’en réouvrant intrépidement ses traditions, elle risque une rupture, une création qui brise l’image avantageuse qu’une culture voudrait garder d’elle-même. La créativité d’une culture, au-delà de sa capacité de résistance ou d’absorption des obligations liées aux échanges planétaires, tient donc à sa capacité non à répéter le passé, mais de « s’y enraciner pour inventer ». Comment se moderniser et retourner aux sources? Comment réveiller une vieille culture endormie, et entrer dans la civilisation universelle? C’est le défi lancé à toutes les cultures écrasées. Une des figures les plus prometteuses de ce défi réside dans les couples mixtes, bi-religieux, bi-lingues, bi-nationaux: mais à quelles conditions ce mariage des cultures ne produit-il pas des « mulets », des enfants culturellement stériles? A quelles conditions un enfant issu d’un tel métissage peut-il vraiment être religieusement et culturellement « bilingue »? A quelles conditions peut-il rouvrir autrement les traditions croisées dont il est issu?

Thèse 11: La fidélité à ses racines consiste à rouvrir les « vieux livres » des noyaux créateurs des cultures, noyaux à partir duquel diversement nous interprétons la vie. C’est dans la structure de ces noyaux éthiques et mythiques que réside l’énigme de la diversité humaine, puisque la condition humaine nous apparaît telle que l’humanité a pris dans ces figures historiques particulières que sont les cultures. Or il existe une véritable connivence entre ce qu’il y a de plus vivant dans les cultures des uns et des autres. On vérifie cette connivence jusque dans les religions, car l’élargissement surgira par exemple pour nous en creusant le fait que les textes bibliques participent de l’intérieur à toutes les cultures encore actuelles du Proche-Orient et de la Méditerranée. C’est dans la profondeur de la foi ou de la création artistique, ici très proches, c’est là où l’attestation est la plus vive et la plus créatrice de différence et de singularité, que l’on peut éprouver la plus étonnante proximité avec ce qu’il y a de vivant et de créatif dans la foi ou dans la créativité des autres. La question alors n’est plus de laisser tomber ses particularités pour entrer dans l’universel échange, ni de savoir comment conserver ses particularités et les protéger de l’érosion, mais de savoir à quelles conditions les cultures peuvent-elles être créatrices.

Thèse 12: Car il existe une connivence de création singulière à création singulière. Les cultures en effet ne sont pas condamnées à répéter indéfiniment leur tradition ou à s’anuller dans l’échange, elles ne vivent qu’en les recréant, qu’en créant à leur tour. De création à création, il existe une sorte de consonnance, en l’absence de tout accord. C’est très net avec les créations poétiques, musicales, ou plastiques. Comment le jazz ou le flamenco, en creusant vers les sources de leur traditionalité la plus singulière, entrent-ils ainsi en résonnance de manière universelle ou en tout cas de manière universellement communicative? Nous devons supposer en tout humain l’aptitude à recréer en soi les singularités humaines rencontrées. Et même si nous ne pouvons pas tout recréer, s’il y a des créations perdues pour nous, et même s’il est nécessaire qu’il en soit ainsi si nous voulons nous-mêmes pouvoir continuer à créer, loin de cracher sur ces belles vies possibles, nous pouvons saluer de loin leur simple existence, leur désirer d’exister.

Une éthique de l’humanité comme proximité et comme universalité

Thèse 13: La première orientation éthique que nous pouvons tirer des thèses précédentes est que nous ne rencontrons la singularité des autres qu’à travers notre capacité métaphorique à en recréer et à en éprouver les joies et les douleurs. Car cette capacité métaphorique à nous rapprocher nous donne le courage de sentir ce que nous ne sentons pas du premier coup: que d’autres souffrent. Ce n’est pas une fiction: il existe d’autres êtres humains, peut-être très loins de nous, et nous pouvons sentir leur proximité en dépit de l’irrémédiable distance qui nous en sépare. Si le langage, dans cet état d’émergence où il entre en métaphore avec celui des autres, ne nous donnait pas à sentir ce que d’autres humains peuvent sentir, nous ne sentirions jamais qu’à notre tour, de près ou même de loin, nous pouvons leur faire mal, ou leur communiquer nos bonheurs. Sans cette connivence, cette correspondance humaine, nous nous anesthésirions, nous mutilerions nos sensations, et nous imposerions aux autres cette mutilation, cette impuissance à l’humanité.

Thèse 14: La seconde orientation est que si nous n’avons d’accès à l’universalité et à l’humanité que par le biais d’une confrontation d’universaux dont nous savons qu’ils sont encore métaphoriques, ces métaphores de l’universel permetttent de voir et de faire voir le semblable là où l’on ne voyait plus que des différences ou une identité abstraite. Dans la pénombre de l’inhumanité de notre monde, nous pouvons renoncer à y discerner quoi que ce soit d’humain; mais en nous habituant à cette obscurité, qui est bien celle de la condition humaine, nous pouvons voir l’identique dans l’altérité, dans les différences où l’humanité semble se disperser. Or cette ressemblance, nous ne la voyons que parce que nous renonçons à mettre la main sur l’humanité même. Comme s’il y avait un reste, l’absence d’une humanité plus vaste et plus intime, plus universelle et plus singulière, et qui reste en nous comme un désir.

 

Olivier Abel

Publié dans Esprit 1999/6 p.101-107.

Ce texte est pour partie la continuation par d’autres moyens de deux textes déjà publiés: « Communication planétaire et diversité des cultures », en Préface à « Race et Histoire » de Lévi-Strauss, (Istanbul: Métis, 1995), repris dans  Autres Temps n°52, automne 1996; et « Comment peut-on être humain? De l’humanité métaphorique à l’action humanitaire », in Humanité, humanitaires, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles: 1998.