« Destin et prédestination chez Calvin »

Le profil intransigeant, presque caricatural de Calvin, doit beaucoup au terrible mot de « prédestination », qui est devenu comme l’abrégé de sa théologie, et presque de son style. Loin d’arrondir les angles et d’atténuer les choses, je voudrais ici aiguiser de nouveau la question. A l’examiner de près, l’idée de prédestination est moins une doctrine stable que le paradoxe dynamique et la tension extrême d’une sorte de retournement. Qui donc peut supporter que son existence soit subordonnée à une doctrine aussi effrayante, et il faut même dire pour l’époque si scandaleuse, et en parler comme d’une doctrine « douce et savoureuse » ? C’est aussi la question de la cohérence de notre théologien. Non seulement de la cohérence biographique, que cette idée assure en quelque sorte trop vite d’un coup, mais de la cohérence subjective de la pensée théologique. Mon propos sera de prendre au sérieux le sentiment de Calvin quand il parle de la douceur de la prédestination, de tenter de comprendre ce qu’il veut dire. Dans le même temps, la prédestination s’est attirée très tôt, et d’abord dans le monde protestant (Arminius, 1560-1609), des objections fortes, que nous devons aussi prendre au sérieux pour comprendre la réception du thème, et ce qui semble avoir été un durcissement progressif de Calvin.

Cependant la prédestination n’est chez Calvin qu’un thème parmi d’autres, et les pages qui lui sont consacrées ont proportionnellement moins augmenté que le reste de son grand ouvrage, toujours sur le métier, L’institution de la religion chrétienne. Sa place dans le livre, d’abord accolée à la doctrine de la providence, a varié pour venir se placer à côté de celle de la justification. Pourquoi alors ce sentiment qu’avec le temps, au lieu de s’adoucir, Calvin se bute, accentue la dualité du parallélisme élu-réprouvé, dans ce qui semble un rapport d’inversion proportionnelle, mais qui est peut-être davantage une dissymétrie entre l’ignorance théorique et la certitude pratique ? C’est exactement ce qu’il nous faut examiner. Mon idée est qu’il a eu le sentiment que ses adversaires ne comprenaient pas ce qu’il voulait dire, ou plutôt ne voulaient pas comprendre, y mettaient de la mauvaise foi.

Mais je ne voudrais pas entamer cet examen sans rapporter deux anecdotes personnelles. J’ai eu il y a quelques années un débat à la télévision avec le sympathique généticien Axel Kahn, qui reprochait à Calvin son déterminisme. La prédestination jouait pour lui comme un destin surdéterminé, un prédéterminisme. Quelle liberté alors, quelle action possible, et comment fonder la responsabilité ? C’est la principale objection d’Arminius, et celle des Jésuites à la suite de Molina. Disons-le tout de suite : cela n’est pas une caricature, une exagération, mais un contresens complet, l’inversion de l’idée de Calvin. Cependant il faut bien dire que l’idée de « prédestination » se prête à l’inversion, au retournement. Et puis Calvin a été contemporain et acteur par sa propre pensée d’une rupture de paradigme qui va dans ce sens. On est alors en train de passer d’un monde entièrement vivant et finalisé vers la bénédiction divine à un monde mécanique, où les forces inertes jouent sans finalité, un monde désenchanté mais aussi désensorcelé, un agencement simplement merveilleux, un simple théâtre de la gloire de Dieu. Le thème de la prédestination, à ne pas confondre avec celui de la providence, a donc été reçu dans le temps troublé de ce bouleversement, mais il n’a pas rien à voir avec les mécanismes de ce monde, sinon peut-être dans une sorte de contrepoint négatif, comme une limite. Et opposer la fatalité à la liberté n’a ici pas de sens : le temps mécanique du monde et l’éternité des décrets divins ne se situent pas sur le même registre temporel, ils ne peuvent pas se rencontrer — Kant ira jusqu’au bout de cette idée. La prédestination, mettant une limite au savoir, fait place à une case vide. Calvin écrit en 1550 :

« je ne m’arrête pas beaucoup à remontrer le tort que nous font nos adversaires en nous imposant que nous sommes comme les philosophes stoïques du temps passé, qui assujetissaient la vie des hommes aux astres, ou bien imaginaient je ne sais quel labyrinthe de causes fatales, qu’ils appelaient. Nous laisserons telles rêveries aux païens, et la prédestination de Dieu n’a rien de commun avec cela. »[1]

Il y a bien plus longtemps, enfant encore, je me souviens d’un été ardéchois où mon grand père paternel, issu d’une famille strictement calviniste, mais qui était passé par l’école normale et avait une passion pour Victor Hugo, m’avait dit : « je ne peux concevoir que le salut ne soit pas universel ». Il avouait ainsi implicitement sa crainte et son refus d’un Dieu sévère, d’un Dieu juge, qui sépare les humains entre bons et méchants. Et même entre quelques élus et une grande masse indifférente et perdue. N’est elle pas toute calviniste, cette idée qu’il y a peu d’élus ? Et n’est-ce pas une des raisons du succès de cette doctrine, en temps de persécutions ? Mettons nous un instant dans la peau de tous ces européens, et d’abord de tous ces français persécutés pour leur foi, ayant perdu tout ce qu’ils avaient, et souvent des êtres proches, et qui trouvaient refuge sinon à Genève du moins dans cette forteresse imprenable qu’est la prédestination, cette idée que leurs tribulations attestaient qu’ils étaient bien le petit troupeau choisi. Cette réception cependant, ce retentissement immédiat, fait sans doute écran à l’idée de Calvin, qui est très éloigné d’un jugement dernier. Dans son commentaire du De Clementiae de Sénèque, il critique le Prince qui gouverne par la peur, en terrorisant. Ici encore on est au bord du contresens, de la confusion des genres. Calvin n’a cessé de séparer le politique et le religieux, et de se dresser contre cet usage politique de la théologie apocalyptique du Jugement Dernier, dont il se méfiait beaucoup. Et s’il l’on revient au cœur proprement théologique de la doctrine, là aussi il y a plutôt deux séries, deux registres qui ne se rencontrent pas, où plutôt dont la rencontre nous échappe : il y a d’un côté la justice d’un Dieu qui réprouve notre méchanceté, c’est l’universelle condition ; et de l’autre l’amour d’un Dieu qui propose inlassable une alliance de vie nouvelle, c’est son choix inconditionné. Ni vanité ni jalousie ne peuvent trouver place entre les deux, et aucune puissance ecclésiastique ni civile ne peut en tirer fierté ni dividendes.

J’achèverai ces préliminaires par le récit de mon entrée propre dans le thème de la prédestination. C’est Bayle qui m’y a introduit, dans son Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ «contrains-les d’entrer », aujourd’hui connu sous le nom de son traité De la tolérance. C’est justement l’idée qu’il y a en chacun de nous quelque chose que l’on ne peut forcer. Bayle montre l’absurdité de punir quelqu’un qui n’aurait pas les yeux bleus, ou qui n’aimerait pas le merlan. En matière de foi et de « conscience », à combien plus forte raison encore, il y a une part en chacun de nous qui n’appartient qu’à Dieu, et sur laquelle nul ne peut mettre la main. Quelque chose d’indéclinable. Voilà ce qu’est la prédestination : une libération théologique, psychique, et politique. C’est peut-être une promesse non entièrement tenue, dont il nous faut rouvrir quelques bifurcations.

Une libération théologique : relire Calvin

Sur ce premier registre, la prédestination est une sorte de destin supérieur au destin, une vocation divine assez capricieuse pour être capable de briser tous les destins. C’est en ce sens second qu’il faut entendre le « salut », comme une rupture des fatalités. Car il n’y a pas de bonnes œuvres, ni de bonne doctrine, ni de bonne église qui puisse nous garantir le salut. Les œuvres, les doctrines, les églises sont secondaires, et si on veut faire passer l’une ou l’autre au premier plan, on n’obtient qu’un fatras dont nous délivre l’évangile du Sola gratia.

Mais considérons les textes. Dans l’édition que je citerai le plus fréquemment de l’Institution, la première en français, celle de 1541, nous avons un chapitre VIII intitulé « de la prédestination et providence de Dieu » — dans la dernière édition la même section ira des chapitres XXI à XXIV. A ces textes principaux, on peut ajouter le texte de 1550 De praedestinatione et providentia Dei libellus, et l’Advertissement contre l’astrologie de 1549. C’est assez, cela fait déjà beaucoup. Et il faut d’emblée distinguer, comme le font ces titres et comme nous le remarquions plus haut, la providence du Dieu Créateur qui concerne ce monde et son agencement, l’agencement de son histoire aussi bien, et la prédestination du Dieu Rédempteur qui concerne uniquement le salut du sujet devant Dieu, et du sujet en tant seulement que sujet du Royaume de Dieu — ce n’est pas un autre monde dans la prolongation de celui-ci, mais un autre registre qui suspend le registre dominant ce monde.

Calvin entre justement en matière par le thème de la réception : l’alliance de vie n’est pas également prêchée, mais même où elle est prêchée elle « n’est pas également reçue de tous ». Non pas seulement, ajouterai-je, que le terrain n’a pas été également travaillé. Il peut avoir été trop travaillé, éduqué, malaxé. Un défaut de préparation rend l’oreille insensible, mais un excès, pour la rendre trop sensible, l’immunise également — on reviendrait sinon à un automatisme des œuvres. En tous cas, c’est un fait, apparemment injuste, mais « il n’y a pas de doute que cette variété ne serve à son bon plaisir ». C’est justement pour que ce fait apparemment absurde ne soit pas l’occasion d’un égarement douloureux que nous devons expliquer l’élection et prédestination de Dieu, dit-il. Et faire en sorte que ce soit notre doux et docile plaisir (Calvin, je l’ai dit, parle d’une doctrine douce et savoureuse) que d’entrer ainsi en toute confiance dans les voies du plaisir de Dieu !

Dès les premiers paragraphes, on se sent pris dans l’ample mouvement d’une sorte de double retournement. Premièrement il ne faut pas chercher à savoir, à pénétrer le secret de Dieu (c’est le même mouvement que nous avions dans un texte antérieur du tout jeune Calvin à propos de la mort). Calvin parle souvent de la « folle curiosité » qui jette les humains dans un bourbier ou dans un labyrinthe. S’il y a un labyrinthe du jugement de Dieu, un labyrinthe kafkaïen non seulement du procès et de la loi, mais de la grâce elle-même, la seule manière de sortir du labyrinthe… c’est de ne pas y entrer ! La question de la prédestination, toute simple par elle-même,

« est par la curiosité des hommes rendue enveloppée et perplexe, et même périlleuse, parce que l’entendement humain ne se peut refréner ni restreindre, qu’il ne s’égare en grands détours et s’élève par trop haut (…) qu’il leur souvienne que quand ils enquièrent de la prédestination, ils entrent au sanctuaire de la sagesse divine ; auquel si quelqu’un se fourre et ingère (…) il entrera en un Labyrinthe, où il ne trouvera nulle issue. (…) Et que nous n’ayons point honte d’ignorer quelque chose en cette matière, où il y a quelque ignorance plus docte que le savoir »[2].

De l’autre côté cependant il nous faut ne pas tomber dans une telle modestie par rapport à cette question, que toute curiosité se retire au point que la « mémoire de la prédestination soit ensevelie », et que nous versions dans une sorte d’ingratitude indifférente. Calvin désigne ici, de façon extrêmement prémonitoire et judicieuse, un écueil pire encore que le premier. Il faudra donc

« que nous ne cherchions pas les choses que Dieu a voulu être cachées, et aussi que nous ne négligions pas celles qu’il a manifestées, de peur que d’une part il ne nous condamne de trop grande curiosité, ou de l’autre d’ingratitude. » (ibid. p.61).

Le concept de la Prédestination est ensuite distingué de la Préscience comme de la Providence[3] :

« nous appelons prédestination le conseil éternel de Dieu, par lequel il a déterminé ce qu’il voulait faire de chaque homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition, mais ordonne les uns à vie éternelle, les autres à pareille damnation. Ainsi selon la fin à laquelle est créé l’homme, nous disons qu’il est prédestiné à mort ou à vie » (ibid. p.62).

Ainsi définie, nous devons reconnaître que la Prédestination est en effet une théologie tranchante, et même effrayante. Certains estiment que la rédaction est maladroite, qu’elle effraye inutilement. Il n’est peut être cependant pas inutile, tout en critiquant avec vigueur l’usage politique de la frayeur, de ne pas tomber dans le sentiment édulcoré et trop facile, proche bientôt de l’indifférence, de la bienveillance générale du « Bon Dieu ». Bien sûr l’énigme est alors résolue. Quand on se fait tout plat, comme disait Kierkegaard, toutes les difficultés s’aplanissent !

« Nous confessons l’offense être universelle, mais nous disons que la miséricorde de Dieu subvient à d’aucuns. Qu’elle subvienne donc à tous ! disent ils. Mais nous répliquons que c’est bien raison qu’il se montre aussi juste en punissant. Quant ils ne veulent endurer cela, ne s’efforcent-ils point d’ôter à Dieu la faculté de faire miséricorde ? ou bien de lui permettre seulement à telle condition qu’il se démette de faire jugement ? » (ibid. p.83).

Je pense cependant que pour bien entendre l’idée théologique de la prédestination, il faut en venir à la pragmatique de sa réception. C’est toujours la question de fond chez Calvin : quel usage faisons nous d’un texte, d’une idée, etc ? Qu’est ce que cela nous fait, et nous fait faire ? Ici il a un effet « pastoral », un effet de communicativité évangélique : parce que nous ne savons pas qui est élu ou pas, nous devons être affectionnés à souhaiter, à supposer le salut de chacun, et nous devons faire comme si tous étaient élus[4]. La pointe théologique de la doctrine est pratique.

Une libération éthique et psychique

Je voudrais maintenant montrer en quoi cette idée purement théologique de prédestination a pu parfois être éprouvée comme une libération morale, une délivrance intime. Le tragique de l’époque de Calvin n’est pas un tragique de la mort, de la décomposition des corps, mais un tragique de la folie[5], de la désagrégation de l’âme. On a beau faire, on a beau croire savoir, consciemment, délibérément, on n’est plus sûr de ce qu’on veut vraiment, de ce qu’on veut dire, de ce qu’on voudrait faire, on ne sait pas « qui » on est — non seulement jusqu’à la mort, mais jusque devant Dieu. Le problème moral de la liberté prédestinée dans la tragédie oedipienne, avec l’ombre d’un dieu méchant, et cette réalité effrayante que les enfants payent les fautes de leurs parents, réapparaît ici mais écartelé et comme aiguisé sur la question du sujet singulier, de sa folle et terrible liberté, et de la fatigue de cette liberté qui s’émiette et se dissémine.

Expliquons. Il y a visiblement chez Calvin, en quoi il est représentatif d’une époque, une angoisse, un sentiment d’étouffer, d’être pris au piège, à la glu (les images de labyrinthe et de bourbier abondent) : il s’agit alors de sortir, de faire le vide, de se séparer, de se libérer. Mais du même mouvement il y a une angoisse de la séparation, du vide, de la chute dans le vide, de la désagrégation, de n’avoir rien à quoi se raccrocher, sur quoi se rassembler. La peur de la folie, c’est le sentiment d’une impossible simplicité d’âme, c’est l’horreur d’une sorte de purification impossible, pris que nous sommes dans le labyrinthe des bonnes œuvres et de la bonne foi, où l’on se sent cependant de plus en plus en plus esclave et malfaiteur, avec le sentiment horrible de n’aimer Dieu que sous la contrainte et le mensonge. Ou bien c’est la folie d’une liberté qui s’épuise à se donner toute seule sa Loi, à faire la loi à elle seule, de plus en plus seule, séparée, libre, anxieuse encore de n’être pas manipulée, impuissante à sortir de sa propre dépression. Les réflexions de Luther ou de La Boétie sur le serf-arbitre ou la servitude volontaire, le malin génie de Descartes, rejoignent ici une lecture non plus confiante mais affolée de la prédestination — et si j’étais inclus à mon insu dans le plan d’un autre ? Et si j’étais ce que je ne veux pas être ? Et si je n’étais que l’œuvre d’un autre ? Qui suis-je, moi, que serais-je si j’étais entièrement libre du regard et de la parole de l’autre ? Il y a bien là une sorte de folie, de désirer être sûr que c’est bien moi tout seul qui décide et choisit pour moi, de n’être jamais assez autonome. On entre ainsi dans le cercle infernal de l’angoisse d’être soi — et de l’épuisement de soi.

La prédestination est simplement pour Calvin une solution à ce problème, et il n’est pas surprenant, si l’on oublie la question, que la réponse redevienne un problème. C’est ce qu’il y a de plus ordinaire dans l’histoire des idées. Calvin raconte l’histoire[6] de l’élection, à partir de l’élection du peuple d’Israël, comme une double progression dans la singularité élective de l’alliance, et dans son universalité : le problème exposé n’est pas le dilemme extraordinaire d’un roi, d’un prophète ou d’un héros tragique. C’est le problème de tous. Ce à quoi il appelle, c’est à sortir de la peur, de la méfiance, par une sorte de conversion sans repentance. La repentance, c’est encore se préoccuper de soi, de sa propre ombre, une manière de voir si notre ombre nous suit, si elle est bien notre ombre. La prédestination rompt avec ces complications. On ne peut influer sur son salut, mais seulement se dépouiller de toute prétention à le faire ou à le mériter, ou même à le connaître et le recevoir presque à son insu avec gratitude en se confiant à la grâce de Dieu. Tout cela, il faut le remettre à Dieu, il faut « que l’âme soit vide de toute autre cogitation » que de l’amour de Dieu, et « détourner notre regard de nous mêmes »[7]. Je reprendrai sur le même ton : l faut se vider de tout souci de soi et de son propre salut, se décentrer de soi-même, faire moins de différence entre moi et autrui qu’entre moi et moi-même à un autre moment. Telle est l’idée de prédestination : il y a un point de moi, qui est peut-être le plus moi-même, et qui m’échappe, qui ne m’appartient pas, qui ne se déploie que s’il n’a pas d’importance pour moi. La prédestination prône l’insouci de soi. Comme si cette insouciance était la partie émergée et visible, mais inconsciente de soi d’un immense et intime sentiment d’élection : Calvin peut vendre son droit d’aînesse autant qu’il veut, il ne peut le perdre !

L’économie psychique a-t-elle besoin de signes de l’élection ? Les œuvres bonnes, comme de bons fruits, sont des signes tout extérieurs, mais dont on ne peut se vanter, et qu’il faut en quelque sorte oublier pour qu’ils soient. On pourrait alors dire que le sentiment de vocation est un signe intérieur, de même que l’effort de sanctification. Le signe de la foi serait alors cette inquiétude de la foi elle-même, qui n’est jamais assurée — c’est ce que dit Kierkegaard. A lire Calvin, cependant, on a le sentiment qu’il n’est nul besoin de cette perpétuelle anxiété, nul besoin de cette multiplication des œuvres pour se rassurer. Tout se passe comme si le véritable signe de la grâce était justement l’insouci de la grâce !

Seul l’insouci de la grâce autorise l’insouci de son salut, et de soi. Cet insouci de soi comporte à la fois la liberté de se séparer, de faire le vide, de se retirer « recoi » dans une part de soi qui échappe à toute prise ; et l’engagement qui rassemble l’existence en réponse à un appel plus fort que soi, plus fort que les forces de ce monde, et qui redonne au soi une autre cohérence. La prédestination, une part du chapitre VIII de l’Institution est consacrée à ce thème, ne déresponsabilise pas le sujet, mais relance une responsabilité de second degré, la responsabilité d’un sujet répondant à l’appel sans se retourner d’abord, et interprètant « qui » il estime être, devant Dieu, devant les autres, mais sans assurance, sans parapluie. Sans la garantie de réponses toutes faites. En rouvrant sans cesse la « case vide », la prédestination fait de nous des adultes, et nous oblige à une confiance en soi dégagée du souci de soi.

Une libération politique

Sur ce registre plus encore, la prédestination montre la dureté qu’il a fallu pour rompre la grande chaîne cosmique et politique des êtres, et faire place à une société plus libérale, plus individualiste. La force de libération morale, politique et sociale d’une doctrine est parfois à ce prix. C’est en tous cas le sentiment que l’on éprouve à lire Bayle, quand il montre que les droits de la conscience errante, de la conscience qui est dans l’erreur, sont eux aussi les droits de Dieu lui-même. On trouve cela dans son Commentaire philosophique sur le « Contrains-les d’entrer », paru en 1686 après la mort de son frère Jacob dans les prisons de Louis XIV, à la suite de la révocation de l’Edit de Nantes qui prétendait interdire aux huguenots de quitter le Royaume, et les obliger à se convertir au catholicisme. On y lit que toute vérité est une vérité putative, une vérité de croyance : « Un homme peut bien croire qu’il ne se trompe pas, il ne peut pas le savoir de science certaine » ; et encore « tout ce que la conscience bien éclairée nous permet de faire pour l’avancement de la vérité, la conscience erronée nous le permet pour ce que nous croyons être la vérité » (CP[8] p.522-a et 422-b). Et c’est pourquoi l’obligation de croire est absurde, car commander à la main de signer n’est pas commander à la conscience d’affirmer : les sujets « sueraient plutôt au milieu des neiges, ils tireraient plutôt de leur chair et de leurs os du vin et de l’huile que de leur âme telle ou telle affirmation » (CP p.385-b). Car il ne dépend pas de nous que telle ou telle affirmation nous paraisse vraie. L’obligation d’acquiescer à une croyance est plus absurde encore que punir les sujets qui n’auraient pas les yeux bleus ou n’aimeraient pas telle sauce (CP p.375-a); elle est plus ridicule encore, écrit-il, que si le pape Adrien VI avait prétendu obliger ses Etats à avoir du goût pour le merlan (CP p.384-a).

Or cette liberté de la conscience provient tout droit de la doctrine de la prédestination, que quelle que soit notre « condition » au jugement dernier (élus ou réprouvés) nous n’en savons rien, et que nul ne peut prétendre lever ce « voile d’ignorance » sans aller « se jeter follement dans le labyrinthe mortel du jugement dernier » comme écrit Calvin. Ainsi la fondation divine de l’ordre social, politique, ou ecclésial, est-elle perdue, cachée ou oubliée, et cette délégitimation est un acte politique de la plus grande importance historique. La prédestination laisse en chacun une « réserve » sur laquelle personne ne peut mettre la main. C’est pourquoi la liberté de conscience ne dépend ni des clergés ni des princes, ni même des sujets eux-mêmes, et consiste en ce qu’elle dépend de Dieu seul : « les droits de la conscience sont directement ceux de Dieu même » (CP p. 423-a). La conscience a ici un tout autre sens que dans la psychanalyse, ou que dans les conceptions militantes de la prise de conscience : c’est simplement ce qui en moi ne dépend pas de moi, ne m’appartient pas.

Sur le registre politique encore une fois on voit donc que l’idée de prédestination est une idée vide, une idée dont il ne sert à rien de fouiller le contenu comme s’il comportait quelque mystère compliqué : c’est une idée dynamique, une idée pragmatique, une idée qui implique de prendre en compte sa réception. « Parce que nous sommes tous prédestinés et que nous ne savons pas, alors… ». Plus encore que la propriété privée et les libertés dites bourgeoises, je pense que la lente formation d’un domaine intime où ni les puissances ecclésiastiques ni les puissances juridiques et politiques n’avaient le droit de pénétrer, a joué un très grand rôle dans la formation de ce que nous appelons aujourd’hui « la société civile ». Et il me semble utile de rappeler que l’espace des lumières et de la transparence de la discussion publique n’est possible que bordé par l’obscurité et l’opacité jetées par ce voile d’ignorance décisif.

En philosophie politique, quand on parle de « voile d’ignorance », on pense à John Rawls, à cette idée que les règles les plus justes seraient établies par des sujets placés par hypothèse derrière un voile d’ignorance quant à leur statut — riches ou pauvres, homme ou femme, autochtone ou étranger, etc. Ils préféreraient alors choisir la règle la moins défavorable pour les plus défavorisés ! Mais cette fiction d’une fondation oubliée, on la trouve aussi chez Rousseau ou chez Hobbes, elle est typique de la modernité politique. Une de mes hypothèses ici est que Calvin joue un très grand rôle dans l’apparition de ce paradigme politique. Je ne veux pas dire que Calvin a tout inventé, il y a d’ailleurs dans la République de Platon, que Calvin a beaucoup lu, un « mythe » semblable de la distribution parmi les âmes, derrière le rideau en quelque sorte, des places dans le monde. Mais il a en quelque sorte tout recommencé sur cette rupture, rouvrant lui-même les promesses inaccomplies du Deutéronome parlant du Jubilé, de cette redistribution tous les sept fois sept ans de toutes les places, de toutes les chances données à chacun, à équidistance.

Telle est bien la pragmatique de l’idée de prédestination : briser tous les destins par une destination supérieure et que nul ne connaît ; avoir assez de confiance et d’insouciance de la grâce pour sortir tranquillement du labyrinthe ; placer tout le monde à équidistance de Dieu en redonnant à chacun, inlassablement, une chance, une case vide. Oui, la prédestination est bien une idée tranchante.

Olivier Abel

Publié dans Bulletin du Centre Protestant d’Etudes,
Genève, octobre 2004.