« Islam, Occident et Démocratie »

OA. Cette conversation que nous allons avoir est destinée au journal turc Cumurhiyet, qui est un grand quotidien républicain, et en même temps le journal turc peut–être le plus tourné vers les questions de politique internationale et étrangère. C’est donc pour la Turquie le meilleur lieu pour organiser le débat sur un problème aussi international, qui dépasse les frontières de nos différents pays.

Ce problème, je le formulerai de la façon suivante : à l’occasion de la crise algérienne, c’est le concept de « démocratie » qui doit être questionné. Cette situation en effet rend visible le dilemme où nous sommes entre ceux qui disent : le FIS allait arriver démocratiquement au pouvoir, mais c’est un parti anti–démocratique, qui n’exprime la société civile qu’en la manipulant ; et ceux qui disent : le Haut Comité d’Etat est convaincu de la valeur de la démocratie et veut protéger la République, mais il a pris le pouvoir militairement et il empêche l’expression de la société civile et de la jeune génération. Alors où est la démocratie?

Il faut partir de ce dilemme, de cette situation tragique où l’on est déchiré entre deux logiques, d’abord parce que c’est une véritable situation de droit, mais d’un conflit entre deux « droits » ou deux « légitimités » antinomiques. Ensuite parce que c’est cette impasse qui peut obliger tout le monde à des compromis, à établir un nouveau contrat, et à inventer une nouvelle forme de démocratie ou une nouvelle forme d’Islam, compatibles l’une avec l’autre. Mes questions seront donc: 1) est–ce que l’on peut inventer une autre forme de démocratie que celle qui domine en Occident ? 2) est–ce qu’une autre sorte d’Islam que celui représenté par le FIS peut surgir ?

La situation algérienne

RD. C’est un débat qui m’embarrasse parce que je ne connais pas la situation algérienne, et je n’ai donc pas d’avis circonstancié. J’ai par ailleurs appris à ne pas m’ingérer dans les affaires d’autrui. Cela dit je peux répondre en tant que français : il existe en France une religion officielle qui est celle de la démocratie, terme qui a pris la forme d’un impératif catégorique…

MA. Vous dites bien une religion, je relève le mot !

RD. Oui. Le propre d’un impératif catégorique est d’être universel ou de ne pas être. La démocratie s’exprime par des élections libres au suffrage universel, et ce qui est valable ici doit valoir partout. Je suis donc surpris devant la grande indulgence ou la grande compréhension manifestée par la classe politique française devant l’interruption du processus électoral. Je ne suis pas en mesure de juger si les actuels dirigeants algériens ont bien ou mal fait, mais je constate avec ironie que l’exception faite à la règle universelle a été très bien admise par les démocrates français, qui se sont montrés comme soulagés.

MA. Je veux réagir à propos des termes du débat, parce qu’ils sont représentatifs de la manière dont les sociétés européennes, qui ont une culture démocratique et une pratique déjà ancienne de la démocratie, présupposent que cette culture et cette pratique existent dans un pays comme l’Algérie. Or ces catégories sont inadéquates pour parler de sociétés qui n’ont pas les mêmes références intellectuelles ni le même attachement presque « religieux » à la démocratie, au sens où c’est le cas en Europe. Car la démocratie suppose une culture, une expérience historique, toute une pratique même rituelle. Je dirai même que la société algérienne de 1962, à l’issue de sa guerre de libération, était beaucoup plus en mesure de se lancer dans une expérience démocratique qu’elle ne l’est maintenant, après 30 ans de domination d’un parti unique qui a imposé à l’Algérie une idéologie, des pratiques politiques, contraires à une espèce de démocratie qui aurait très bien pu être le fait de la société algérienne elle–même.

Il y avait après tout une tradition ancestrale de gestion municipale ou villageoise, qui aurait pu être un point d’appui important pour développer cette culture et cette pratique de la démocratie algérienne. Même au temps des français nous n’avons pas eu en Kabylie les rouages de l’Etat centralisateur, la police, la justice, etc.: les villages avaient l’habitude de gérer leurs conflits sans ce recours. Le FLN a transposé, sans la moindre préparation, un mélange d’idéologie collectiviste et de nationalisme pan–arabe nasserien, tout à fait contraire à toutes les données historiques et sociologiques de l’Algérie.

Je ne peux donc pas entrer dans une discussion où de toutes façons les points d’appui d’une expérience démocratique véritable ont été éliminés. Voici soudain qu’on parle de démocratie, de rupture du processus démocratique : mais c’est une extrême dérision. Parce qu’on s’installe dans un langage juridico– institutionnel parfaitement signifiant pour un français, je ne le nie bien sûr pas, mais incompréhensible en Algérie. Bien que je ne la partage pas du tout, je considère la réaction du FIS comme absolument saine : ils en ont marre et ils veulent tout casser. La société algérienne en est à ce point–là, sans d’ailleurs réfléchir à ce que peut représenter le FIS pour après. De fait 70 % de la population a moins de 30 ans, et ce sont eux qui manifestent ainsi leur volonté de vivre. C’est que l’ancienne génération au pouvoir n’a rien eu à leur proposer, aucun projet. Quand Chadli était président, il n’a jamais prononcé un discours où il y ait eu un seul mot pour mobiliser les algériens..

RD. Mais quels auraient pu être ces mots ?

MA. Des mots pour réconcilier les algériens avec eux–mêmes, avec leur propre société, avec leur propre langage. Au lieu de cela il n’y a eu que des mesures démagogiques d’arabisation forcée (l’arabe n’est pas la langue « historique » de l’Algérie, en tout cas pas la seule), de construction des mosquées, de fermeture des derniers établissements français, etc. Mesures jamais justifiées mais dont on peut voir aujourd’hui le résultat.

RD. Comment expliquez–vous un tel degré d’aliénation chez les dirigeants?

MA. C’est toute l’histoire de l’Algérie.

OA. Quelqu’un m’a raconté l’horreur soudaine qu’elle a éprouvé devant un discours de Chadli à la télévision, quand elle s’est aperçu que derrière les lunettes il n’y avait personne.

MA. Il n’y a jamais eu quelqu’un. Le jour même de sa démission, il n’a même pas pu lire entièrement le texte de sa démission. Mais dans les média extérieurs et notamment français, Chadli est présenté comme l’initiateur du processus démocratique. En fait tout cela n’était qu’une manigance du FLN, qui cherchait à récupérer une légitimité perdue ; simplement ils n’avaient pas mesuré le ras–le– bol de la jeunesse. Car ce sont des jeunes qui se révoltent aujourd’hui. Que peuvent–ils connaître de la démocratie, ces jeunes qui n’ont pas d’expérience politique, qui n’ont même pas de références religieuses construites, et qui n’ont que quelques slogans ? Ces slogans religieux, qui sont en fait passe–partout et ne sont pas spécialement adaptés à leur situation, sont le seul langage de leur désespoir : langage par lequel ils espèrent récupérer une participation à la gestion du pays.

RD. Il reste qu’on a interrompu un processus démocratique.

MA. On a interrompu ce processus, mais justement parce qu’il n’était qu’une tactique, un pur instrument de relégitimation du FLN. D’ailleurs cette interruption aussi est une faute politique : s’il y avait eu un vrai président, il aurait pu laisser le FIS arriver à sa victoire, et le premier geste du FIS aurait été de proclamer la république islamique ; le président aurait alors pu en toute légitimité, parce que cette proclamation est anticonstitutionnelle, dissoudre l’Assemblée et encourager un projet démocratique réel pour le pays.

RD. Ainsi on peut dire que la démocratie a été utilisée comme un moyen, sans jamais avoir été considérée et respectée comme une fin en elle–même?

MA. Exactement.

OA. Mais ne peut–on pas dire la même chose de l’Islam pour le FIS ?

MA. Evidemment. Mais cet Islam c’est aussi une autre histoire parce que c’est un mouvement international. Ici il faut considérer la situation d’ensemble des pays arabes et des pays musulmans dans le contexte géopolitique. Car l’islamisme est aussi un produit de la géopolitique des 30 dernières années, depuis la décolonisation. Ce n’est pas un surgissement de l’intérieur de l’Islam, de son histoire ni de sa doctrine, mais le produit de la géopolitique conduite par les nations dominantes, conjuguée avec des facteurs économiques et démographiques. C’est donc un phénomène récent, qui a bien moins à voir avec l’Islam réel, historique, qu’avec le bouleversement des bases sociales de l’idéologie. Le rôle de la multiplication des écoles pour établir une idéologie nationale dans l’Algérie indépendante en est un bon exemple.

RD. Tout processus de scolarisation vise à inculquer une idéologie : on a inculqué la République dans les écoles françaises, on a inculqué le communisme dans les écoles soviétiques. Mais ce n’est pas une raison pour rejeter l’école !

MA. Mais l’idéologie introduite par ces systèmes éducatifs est plus ou moins nocive pour une société. Dans le cas algérien, elle est d’autant plus nocive que ce système fut créé pour des besoins d’Etat et à partir de rien. Il n’y a pas la continuité historique que l’on trouve en France par exemple : vous enseignez les Classiques du 17ème siècle en même temps que vous enseignez la Révolution ! Tandis qu’en Algérie il n’y a rien : il faut voir comment on enseigne la religion musulmane aux enfants à l’école. Et c’est là qu’a grandi cette fantasmagorie qualifiée d’islamique, et qui est une fantasmagorie idéologique.

RD. Fantasmagorie que vous opposeriez à quoi, à quel Islam « réel »?

MA. Je l’opposerais à une reprise de soi de la société algérienne, à l’intérieur d’un ensemble plus vaste qui est la société maghrébine, à partir d’une étude historique, sociologique, anthropologique, à partir d’un patrimoine où la culture orale compte encore beaucoup, et qu’il nous faut récupérer pour réenraciner la culture politique.

RD. J’ai l’impression que vous voulez non pas disculper l’Islam de l’islamisme, mais en tous cas dissocier les deux phénomènes. J’aurais plutôt tendance à dire que le mouvement islamiste contemporain est la rencontre d’une protestation populaire contre des Etats qui ne fonctionnent pas et une domination impériale mondiale, avec une tradition religieuse qui vient de loin. La rencontre d’une politique et d’une culture. Il y a donc une dimension géopolitique, mais aussi une histoire culturelle, avec un texte sacré, une langue sacrée, une structuration sociale qui est celle de l’Islam.

MA. Oui, mais si le Coran est sans cesse réactivé, cité, utilisé, dans ce contexte–là c’est pour légitimer des slogans nationalistes qui ne doivent rien à la tradition musulmane. Le contact de cette jeune génération avec la pensée juridique, philosophique, théologique de l’Islam est quasiment inexistant. D’autant plus que ce retour court–circuite tout le travail de la modernité européenne pour aller rejoindre un moyen–âge auquel il n’a pas d’accès réel. Les textes classiques ne sont même pas convenablement édités. En revanche ce que vous trouvez sur les trottoirs du Caire et d’Alger, c’est cette littérature populiste produite dans le contexte que nous sommes en train de décrire, et qui est un contexte de désordre sémantique total. Ce désordre est projetté sur le texte coranique, qui est scandaleusement sollicité et déformé pour fabriquer ce que j’appelle cette fantasmagorie.

RD. Mais alors en retournant à la question d’Olivier Abel : vous dites il n’y a pas de culture démocratique derrière la pseudo– démocratisation à laquelle nous avons assistée ; mais peut–il y avoir une acculturation démocratique de l’Algérie et des pays musulmans ?

MA. Là je dis tout de suite oui : en 1962, des conditions formidables étaient réunis pour cela. Un des fondateurs historiques comme Boudiaf, écarté il y a 30 ans par Ben Bela, et qui revient aujourd’hui d’exil (il préside le Haut Comité d’Etat –ndlr) était de ceux qui voulaient engager tout de suite le processus démocratique. Les combattants pour l’indépendance étaient largement acquis aux idées des Lumières. Pensons à Ferhad Abbas et bien sûr à Bourguiba. Et au–delà, il y a dans l’ensemble du Maghreb des régions entières qui étaient par leur culture et leurs coutumes absolument ouvertes à la mise en place d’une expérience démocratique. Et il ne tenait qu’à la politique de l’Etat mis en place pour engager un processus qui aurait fait de l’Algérie quelque chose de formidable. Parce qu’il y avait des aspects positifs de la présence française et l’Algérie était par rapport à d’autres pays en très bonne posture.

Une autre forme de démocratie, une autre forme d’islam ?

OA. Prenons la question par l’autre bord. Niezsche écrit quelque part cette plaisanterie : « les dieux sont morts. Oui, ils sont morts de rire en entendant l’un d’eux dire qu’il était le seul ». Analogiquement, les démocraties ne sont–elles pas menacées de mort dans le ridicule, parce que l’une d’elles, la démocratie occidentale, se prétend la seule ou la seule bonne ? Si donc il y avait dans la culture maghrébine une structure qui aurait dû permettre la greffe démocratique et si celle–ci n’a pas prise, c’est peut–être en effet à cause de l’hégémonie de l’Occident sur l’idée de démocratie et de Droits de l’homme, etc. Ce serait donc la tâche des intellectuels européens, on va y revenir, que d’accepter que l’universalité démocratique soit remise sur le métier, retravaillée ensemble. Mais croyez–vous qu’il existe, même en pointillé, dans la société algérienne et plus généralement dans l’Islam maghrébin, à côté du FIS, un autre Islam capable de puiser dans sa tradition et d’inventer autre chose ?

MA. Il y a des gens très simples, qui sont analphabètes mais cultivés, et qui sont capables de parler de tout cela avec bon sens. Certes il y a une rupture de génération, mais l’ensemble de ma génération avait ce genre de sentiments.

OA. Mais c’est la jeune génération qui doit être interrogée. Cette génération islamiste certes devrait davantage rouvrir l’histoire et les traditions mais n’a–t–elle pas aussi le droit d’inventer ? N’est–ce pas en inventant qu’une culture peut entrer en dialogue avec ce qu’il y a de plus inventif dans une autre ? L’Islam ne peut–il pas inventer autre chose ? Les divers islamismes ne sont– ils pas en train de changer l’Islam ? Jadis, il me semble que celui–ci était un système de règles et de moeurs équilibré ; or avec l’islamisme, nous avons une sorte de séparation entre une éthique, plus intériorisée, plus piétiste, plus affective aussi, et une cosmologie plutôt fantasmagorique mais qui ressemble aux cosmologies de la Renaissance en Europe. Il lui manque peut–être le sentiment plus net que cette cosmologie est poétique..

MA. Il lui manque aussi le sentiment que la cosmologie doit passer par la mathématisation du monde..

OA. Mais déjà cette séparation entre éthique et cosmologie est par excellence la structure de la modernité. Alors maintenant, pour la jeune génération, dans son islamisme même, à quelles conditions pourrait–elle faire cette acculturation démocratique dont parlait Régis Debray tout à l’heure ?

MA. Le contexte a changé. C’est précisément ici la responsabilité des Etats occidentaux, et de la France en particulier, que d’avoir cyniquement collaboré avec les Etats du Maghreb tels qu’ils étaient, et tels qu’ils sont toujours ; sans jamais avoir cherché des possibilités de communication et d’entraide avec les peuples, qui n’ont pas cessé de regarder vers la France. Il n’y a eu aucune imagination pour préserver et inventer des liens avec les sociétés civiles qui se sont très vite détachées de leurs Etats, quand ceux– ci leur ont imposé des idéologies qui ne répondaient ni à leurs espérances, ni à leurs problèmes.

RD. C’était très difficile, parce que pour travailler avec une société civile, il faut qu’elle ait un minimum d’indépendance par rapport à l’Etat qui prétend l’incarner et qui la contrôle. Vous avez donc raison, mais il était pratiquement difficile de nouer ces liens.

OA. J’interpréterai la question de Mohamed Arkoun autrement. Si on laissait faire les occidentaux, ils produiraient à leurs portes, sans s’en apercevoir et en tout cas sans s’en émouvoir beaucoup, une sorte d’alliage entre un libéralisme économique et un autoritarisme militaire. Cet alliage serait la formule stable du pouvoir pour les pays de la périphérie des nations riches, qui garderaient en fait pour elles le privilège du libéralisme politique. Sans même le souhaiter, c’est cet équilibre que nous engendrons parce qu’il nous convient. Le libéralisme nous ouvre des marchés mais engendre dans ces sociétés appauvries des problèmes sociaux ; pour contenir ces problèmes nous favorisons des régimes plutôt autoritaires, qui ont besoin de technologies de contrôle perfectionnées et nous ouvrent des marchés, etc. Ce sont les effets très ordinaires du système actuel que cette répartition non seulement économique du travail, mais politique du système de domination. Dans cette hypothèse, on comprend que la société civile de ces pays n’ait rien à attendre de l’Occident.

RD. Vous voulez dire que les démocraties occidentales ont besoin d’une périphérie non–démocratique.

OA. Malheureusement oui, c’est à dire économiquement libérale mais  autoritaire, pour tenir les frontières, empêcher les flux migratoires massifs, réprimer les troubles, etc.

RD. La question que vous posez est de savoir si le jeu démocratique peut être mondial sans s’autodétruire. Personnellement je réponds non. C’est presque une condition anthropologique, ce besoin de créer des poches d’inégalités pour drainer des surplus : il faut des esclaves aux hommes libres. Et c’est vrai que dans une libre– circulation totale des biens des idées et des personnes, l’Occident serait très vite submergé. Le maintien de ces inégalités, de ces frontières, supposent des pouvoirs forts, sur place. En ce sens la prédication démocratique des pays du Nord vis-à-vis du Sud serait largement hypocrite. Si la religion est l’opium du peuple, la démocratie serait l’opium des pays du Nord.

Cela dit, il faut tenir compte du processus économique selon lequel, contrairement à ce qui se passait il y a 50 ans, le Nord peut pratiquement vivre en autarcie par rapport au Sud. À part le pétrole (on l’a vu à l’occasion de la guerre du Golfe!), le Nord n’a plus guère besoin ni des matières premières, ni de la main-d’œuvre du Sud, qui est rendu à sa « liberté ».

OA. Mais le besoin de verrouiller les frontières autour de l' »empire démocratique » suffit à exiger ces pouvoirs forts. La seule chose que les occidentaux négligent, c’est que les armées sont toujours des « inconnues », et qu’on ne peut jamais les instrumentaliser complètement par rapport à des intérêts économiques et politiques.

MA. Et puis la situation que vous décrivez est loin d’être réalisée. Les matières premières ont une part moindre à l’ensemble des échanges, mais leur disparition reste inimaginable ; et le marché planétaire est à sens unique Sud–Nord. C’est ce qui entraîne un verrouillage politique en particulier du proche–Orient, avec le pétrole et Israël. Alors je refuse absolument que l’on dise « ils ont interrompu le processus démocratique, ils sont incapables d’acculturation démocratique ». Parce que la géopolitique est ce qu’elle est, on ne peut pas regarder ces gens–là comme s’ils étaient libres de leurs mouvements et de leurs productions politiques.

OA. Le fait qu’il y ait des contraintes n’est pas toujours négatif, car la politique est bien faite de compromis complexes. On dit beaucoup que si le FIS était arrivé au pouvoir, il aurait changé. Il aurait été obligé d’équilibrer ce qui en lui est proprement religieux, le principe d’espérance, la demande totale de justice et de bonheur, par un principe de responsabilité, de gestion de la pluralité, de la complexité, des compromis, bref tout ce qui caractérise le politique. N’est–ce pas actuellement la volonté d’une politique toute propre, toute pure, toute juste, qui fait le côté fantasmagorique du FIS?

MA. Ils ont exercé des responsabilités au niveau des municipalités, et ça n’a pas donné grand–chose jusqu’à présent. Et puis leur pensée politique et économique n’est pas à la hauteur : quel que soit son degré d’arriération, on ne peut pas gérer un pays avec des slogans coraniques, ce n’est pas possible.

Mais tout cela est un résultat. Reprenons la question de la collaboration des Etats européens avec les Etats arabes et notamment maghrébins tels qu’ils sont, non pas comme une question de morale politique, mais comme une question d’histoire. À cause de l’histoire, il y a une vocation méditerranéenne et en un sens française du Maghreb. Et voilà que les français baissent un rideau de fer et se lavent les mains après l’indépendance : on ne parle plus que de coopération, d’aide au développement, c’est à dire de stratégies de maintien et de développement d’une domination économique et donc politique. Ainsi on entend souvent dire en France : « ces gens–là ont voulu être libres, laissons–les vivre comme ils veulent, qu’ils se débrouillent avec leurs problèmes ».

RD. Oui, mais s’ils ne font pas ça, alors au contraire c’est de l’ingérence, c’est du néo–colonialisme… Vous comprenez, c’est compliqué.

MA. Non non non, ce n’est pas compliqué du tout : c’est une stratégie.

OA. L’objection de Régis Debray est de taille : parce qu’il ne s’agit pas seulement de l’ingérence dans les affaires policières des Etats, mais de la manière dont les sociétés civiles elles–mêmes perçoivent comme une ingérence, une perception fausse, les avis ou l’image que l’Europe et la France en particulier se font du Maghreb. C’est pourquoi on a parfois envie de dire aux médias européens : arrêtez de juger, de donner des avis ou des conseils, cessez même de vous faire des représentations. Après tout la manière dont le monde maghrébin, qui reçoit les télévisions françaises, a vu la mise en scène de la guerre du Golfe, n’est pas pour rien dans le succès du FIS.

MA. Mais cette réaction vous montre justement l’attachement du peuple algérien à une image de la France. Il est intolérable au peuple algérien que la France, après la décolonisation, se désengage à ce point et se moque à ce point de leur point de vue. Parce qu’ils ont gardé une attache historique avec elle, ils ne conçoivent pas qu’il y ait une rupture totale.

OA. C’est peut–être parce que le discours universaliste du droit, de la démocratie, de la république, a reçu trop de coups. Déjà il a du mal à se maintenir dans le débat français ; alors a fortiori dans un débat par–dessus la Méditerranée, avec justement tout le poids historique de ce qui s’est passé, des préjugés, etc., c’est probablement au–dessus de ses forces.

MA. Mais nous sommes avec quelqu’un qui a écrit une « critique de la raison politique ». C’est cette critique de la raison politique en Europe qu’il faut faire, précisément en introduisant cette dimension–là.

OA. Vous voulez dire la critique d’une Europe dont la rationalité politique se ferme et devient amnésique à sa propre histoire, à ses propres dettes et à ses propres responsabilités ?

MA. Oui, et il n’y a pas de penseur qui fasse cela, en France en particulier. Je dis en France parce qu’historiquement la France a exercé des responsabilités totales sur le Maghreb.

RD. Comment continuer à exercer des responsabilités sans violer l’indépendance des sociétés vis-à-vis desquelles on a ces responsabilités ?

MA. ça c’est une question d’imagination politique, et aussi une question de volonté. Il ne faut pas rejeter cette tâche de la responsabilité en disant « respect de la souveraineté »; surtout quand par ailleurs on fait des choses inadmissibles. On ne peut pas baisser le rideau comme cela.

RD. Concrètement, que faudrait–il faire ?

MA. Adopter une attitude intransigeante au sujet des libertés. Il y a des limites au-delà desquelles l’Etat français ne devrait pas pactiser avec les Etats qui ne respectent en rien ces Droits de l’homme qui sont par ailleurs la religion des intellectuels français. Mais on continue à fermer les yeux et à bénir tout ce qui se passe derrière le rideau, pourvu que les échanges économiques continuent. On se moque des citoyens qui sont derrière.

L’intellectuel peut-il encore militer pour l' »universel »?

OA. Il y a une autre branche du débat qui m’intéresse, c’est à propos de l’universel. Certes, comme on le vient de le dire, les systèmes politiques, les droits positifs, etc., ont une histoire. Ils appartiennent à un socle de traditions sédimentées, de préjugés, de croyances, de cultures, ils ont un style. Il y a donc sans cesse toute une archéologie de l’impensé du droit à faire.

Je me demande si, dans un pays de séparation très marquée du politique et du religieux comme l’est le nôtre (séparation qui répondait très bien à un problème de confusion ou de fusion entre les deux), la prégnance du religieux sur le droit et le politique n’est pas d’autant plus forte qu’elle est niée ? Comment critiquer ce dont on nie l’existence ? L’impensé devient ainsi l’impensable. Et plus on nie l’enracinement du droit dans son archéologie, et plus on en est prisonnier, plus on a du mal à comprendre un autre droit. En l’occurrence notre droit laïc a du mal à comprendre le droit musulman.

Par ailleurs, le débat s’est un peu figé entre : 1) les tenants de l’universel, qui pensent que l’humanité est une, mais qui reportent souvent cette unité sur l’échelle quasi évolutionniste d’un développement par stades où toutes les sociétés tendent vers le même état ;   2) les tenants d’un relativisme culturel, où les différentes cultures sont incommensurables et indéchiffrables les unes pour les autres, mais finalement se valent, pour peu que l’on tienne compte de l’infinie pluralité de leurs contextes. Ne peut–on pas sortir de ce débat piégé en disant : il y a des universaux, mais ce sont des universaux en contextes. Nous n’avons pas accés à l’universel autrement que dans un long débat, à peine ébauché, entre ces « universels en contexte ».

RD. Vos questions élaborent déjà des réponses, et je partage assez votre point de vue !

OA. Mais quels seraient selon vous les itinéraires d’accès à l’universel. Vous parliez tout à l’heure d’impératif catégorique : y a–t–il des conditions d’universabilité ?

MA. Plus concrètement, est–ce qu’il est possible de changer cette situation de syndicat entre les Etats du Nord et les Etats du Sud contre les sociétés civiles ? Comment sortir les sociétés civiles de leur situation de minorité, de puérilité, là où les Etats les maintiennent par leurs opiums en tous genres, la sous–information, etc.?

RD. Vous avez raison de relativiser l’Etat, qui n’est pas l’universel. J’ai envie de vous dire : relativisez aussi la société civile, ne l’idéalisez pas trop et ne diabolisez pas trop les Etats. Qu’est–ce que la société civile ? C’est aussi le FIS. Et dans les pays du Nord en tous cas, il arrive que la société civile soit porteuse d’intolérance et que ce soit l’Etat qui défende les droits. Et la liberté de l’individu est plus souvent liée à la souveraineté de l’Etat que menacée par elle.

C’est vrai que la société internationale est une société interétatique, c’est vrai qu’elle est dominée par les intérêts du Nord. Mais n’est–ce pas l’intérêt du capitalisme du Nord justement que de jouer au Sud la société civile contre l’Etat ? Car l’ingérence pour défendre les Droits de l’homme va de pair avec le libre mouvement des capitaux, la dérégulation, alors que l’Etat aurait tendance à promouvoir l’intérêt national en mettant des règles.

OA. Vous voulez dire que seul l’Etat, par le travail du droit, peut contrebalancer les pouvoirs économiques et les forces religieuses ?

RD. Oui, je suis assez hegelien sur ce point. Il y a dans l’Etat un principe de rationalité, une forme précaire mais tout de même une forme de l’universel qu’il faut sauver. Sinon on en revient à la loi de la jungle. Je me sens plutôt jacobin.

MA. En effet. Mais acceptons ce que vous dites pour les Etats européens qui sont des Etats de droit : la question reste entière pour les Etats du Sud, qui ne le sont pas. C’est dans ce contexte de non–droit qu’il faut analyser les effets sur les populations de la solidarité inconditionnelle des Etats entre eux, de l’hégémonie du Nord, etc. Pour cela il faut un peu d’imagination politique, le simple calcul des intérêts immédiats ne suffit pas. Mais c’est cette imagination politique qui permettrait la construction d’un ordre simplement plus humain, pour reprendre la question d’Olivier Abel sur la construction de l’universel. Ne serait–il pas possible d’orienter la raison politique en direction de la défense des libertés concrètes. Non pas seulement des actions humanitaires spectaculaires. Mais des libertés traduites dans les termes d’un droit international, et qui serait effectivement imposé aux Etats membres.

RD. Mais ce serait la guerre généralisée, et là encore le Nord apparaîtrait comme le gendarme plus ou moins cynique du droit international.

MA. Non : ce serait une Charte des nations, et les Etats qui refuseraient de la signer seraient rejetés des Nations Unies, mis au ban des nations ; avec embargo économique, rupture des relations diplomatiques, etc. Mais cela demande de la cohérence : on ne peut pas en même temps attaquer l’Arabie Saoudite comme on le fait au plan de son conservatisme islamique et maintenir avec elle les relations économiques et monétaires privilégiées que l’on connaît. C’est dans cet exemple que se cristallisent le plus les contradictions entre la stratégie d’exploitation et de domination de la part de l’Occident (le groupe des sept) et les discours formels sur les Droits de l’homme dont on connaît le sort réel dans une grand pays des pays du Sud.

C’est pourquoi je voudrais poser à Régis Debray la question suivante: comment pourrait-on sortir de la situation d’hégémonie du Nord sur le Sud dans laquelle nous sommes, de cette situation d’inégalité criante ? Quelles sont les conditions de possibilité de la sortie de cela pour une raison politique, par exemple telle qu’elle va s’exercer dans l’espace européen. Est–ce que l’Europe sera capable d’inventer une autre rationalité politique ?

C’est d’ailleurs aussi une question pour les intellectuels européens: tout se passe comme s’ils résistaient à accepter l’existence d’autres systèmes de pensée. Ainsi un système de pensée continue à fonctionner de manière hégémonique, sans véritable confrontation des arguments.

RD. Au niveau anthropologique je distinguerais deux histoires. Une histoire du rapport de l’homme aux choses, qui est une histoire ouverte, cumulative, avec le progrès des sciences et des techniques. Et une histoire du politique, du rapport de l’homme à l’homme, qui est fondamentalement répétitive : la préhistoire est définitive et la sauvagerie indépassable. Pour cela on a créé des instances régulatrices, d’adoucissement, de contrôle, de compromis ; c’est un peu l’équivalent du « surmoi ». Mais quelque large place que l’on accorde à ces structures de droit, elles ne font qu’enregistrer les rapports de force.

Au niveau de l’Europe et de son espace politique, elle va redevenir barbare, de plus en plus. Elle est en train de renouer avec le principe des nationalités, sinon avec le principe de la tribu. Nous vivons un affaissement des valeurs républicaines de « bien public », de droits, de services publics. Nous vivons également une période de « restauration », de retour aux privilèges de l’ancien régime, un peu comme à la fin de la Révolution française ; une période de réaction. La chute du communisme, qui était quand même un de derniers héritiers des Lumières, provoque le retour du balancier vers l’autre pôle.

Et l’intellectuel ne peut pas apporter de correction ou de contrepoids, il n’y peut rien, à cause du déclin de l’écrit par rapport à l’oral ou à la télévision. Le vecteur de communication est un facteur de désintellectualisation : les canaux d’influence par lesquels il intervient sont réfractaires à l’argumentation !

Enfin jamais l’Occident n’a été aussi suffisant et arrogant qu’aujourd’hui. Naguère il y avait encore la mauvaise conscience coloniale sur fond d’idées universalistes. Maintenant il est clair pour un Occidental que l’humanité c’est l’Occident, il n’y a plus d’alternative. Même les circuits intellectuels développent leurs échanges, leurs informations et leurs images sur l’axe Nord–Nord, entre eux. En ce sens le rideau de fer a bel et bien été remplacé par un cordon sanitaire, un rideau prophylactique entre le Nord riche et les autres.

Tous ceux qui continuent à dire qu’il y a de l’autre, du hors– cadre, du hors–champ, qu’il faut faire des contre–champs, bref que tout n’est pas dans l’écran, sont considérés comme suspects.

MA. Mais alors quelles sont les formes possibles de l’action politique ?

RD. Personnellement, pour le moment en tous cas, j’ai renoncé à l’action. Les conditions ne sont pas réunies. Pour un intellectuel républicain, la domination du marché, de l’image (c’est la même chose dans le domaine des idées), de l’immédiat, font que c’est un effort sans fruit que de s’organiser, participer, intervenir, s’agiter. Il faut garder ses forces pour un temps de crise réelle.

MA. Mais vous croyez toujours en l’écriture ?

RD. Oui, j’écris toujours. Mais j’écris sur les questions de communication, de transmission, de média, d’esthétique ou de religion, et non plus sur des questions de politique.

 

 

Bio–bibliographies

Régis Debray : Né en 1940, de parents avocats et politiquement engagés (sa mère était sénateur gaulliste), agrégé de philosophie, Régis Debray fut compagnon du guérillero Che Guevara et emprisonné en Bolivie de 1967 à 1970. Il passa quelque temps dans le Chili de S.Allende. A son retour membre d’un Comité d’études sur les libertés avec Mitterrand (1975). Chargé de mission en Juin 1981 par François Mitterrand, il fut nommé en 1985 Maître des requêtes au Conseil d’Etat. Parmi une trentaine de livres, signalons : Révolution dans la révolution (Maspéro 1969), La critique des armes (Seuil 1974), Les rendez–vous manqués (pour Pierre Goldman) (Seuil 1976), la neige brûle (Grasset 1977), Le pouvoir intellectuel en France (Ramsay 1979), Critique de la raison politique (Gallimard 1981), Les empires contre l’Europe (Gallimard 1985), Que vive la République (Odile Jacob 1988), Cours de médiologie générale (Gallimard 1991).

Mohamed Arkoun : Né en 1928, fait ses études en langues et littératures arabe à Alger, puis à Paris où il passe une Agrégation, ainsi qu’un Doctorat en Histoire de la pensée arabe. Après avoir enseigné au lycée à Strasbourg, il enseigne l’Histoire de la pensée islamique à la Sorbonne (Paris III) depuis 1961. Membre du Comité Directeur du Prix de l’Agha Khan de l’architecture. Parmi ses ouvrages on peut signaler : Essai sur la pensée islamique (Maisonneuve–Larose 1973), La pensée arabe (PUF Que sais–je 1975), L’humanisme arabe aux 4ème–10ème siècles (Vrin 2ème éd.1982), Lectures du Coran (Maisonneuve–Larose 1982, Tunis 1992), L’Islam, religion et société (Le Cerf 1982), Pour une critique de la raison islamique (Maisonneuve–Larose 1984), Islam, morale et politique (Unesco 1986), Ouverture sur l’Islam (Grancher 1989) ; prépare un ouvrage sur La raison juridique en Islam.

Olivier Abel : né en 1953, Doctorat de Philosophie à Paris. Professeur de Philosophie au Tchad en 1978–1979, pendant la guerre, puis de 1980 à 1984, au Lycée Galatasaray d’Istanbul. Depuis 1984, Professeur de Philosophie et d’Ethique à la Faculté Protestante de Théologie de Paris, et Président de la Commission d’Ethique de la Fédération Protestante de France. Parmi une centaine d’articles, signalons: « Sur l’anthropologie structurale » en Préface à « Race et Histoire » de Lévi–Strauss Irk ve Tarih (Istanbul Metis 1984), « Rationalité et irrationalité en politique » in Le Monde Diplomatique Mars 1986, « Le retour du spirituel » in L’état de la France 1989 (La Découverte 1989), « Les racines protestantes de la notion de sujet de droit » in Archives de philosophie du droit tome 34, « Que veut dire la laïcité » in Defter (Mayis 1990), « L’éthique protestante et l’esprit de la démocratie » in Dieux en sociétés (Autrement 1992). A dirigé Le pardon (Autrement 1991), et prépare un livre sur La justification de l’Europe.

Olivier Abel

Publié dans Cumhuriyet les 3 et 4 Février 1992 (Istanbul).