« Où est passée la conjugalité? »

Dans ce débat bien français, il est un point commun aux protagonistes qui m’effraye. Les uns s’écrient: au secours, on attaque la famille (sous-entendu la filiation), et les autres répliquent: le Pacs n’a aucun rapport avec la famille (sous-entendu la filiation). C’est ce présupposé qu’il faut examiner, car d’une part il occulte la possibilité d’une conjugalité non entièrement subordonnée à la filiation (comprise comme l’obligation de faire et d’éduquer des enfants), et d’autre part il réduit la famille à l’axe de la filiation, les couples restant de l’ordre de l’arrangement libre entre individus solitaires. Les tenants du Pacs ont ainsi développé des arguments très voisins de ceux de leurs adversaires: la loi et l’Etat doivent encadrer la filiation et la parentalité, mais ils ne doivent pas se mêler des liaisons très individuelles et très privées. Bref, des deux côtés on étouffe la question de la conjugalité dans une société de culture libérale; des deux côtés on estime que l’institution n’a de sens que verticalement, pour assurer la filiation et le remplacement des générations, et non horizontalement pour réguler la possible conflictualité entre des égaux qui, en s’alliant, savent qu’ils pourront avoir des différends. Cela fait trois ans que je martèle cet avertissement, au milieu des clameurs où nul ne retrouve vraiment son camp!

À vrai dire c’est l’honneur des homosexuels que d’avoir posé ce problème, à l’inverse de bien d’autres partisans du Pacs. Ils ont compris que dans une société précaire la fidélité est un bien inestimable, sans cesse menacé et qui doit être protégé. C’est pourquoi j’avais jadis pris parti pour un CUS qui posait plus courageusement la question de la reconnaissance des couples homosexuels: dans une société où les liens sociaux et économiques sont de plus en plus précaires, tout ce qui contribue à des engagements plus durables doit être applaudi. Aujourd’hui je pense plutôt que dans l’état actuel de polarisation de l’opinion publique il aurait été plus sage de se contenter d’élargir le concubinage, pour tenir sobrement compte de la demande d’un encadrement juridique de toutes les formes de couples, y compris homosexuels, qui ont éprouvé la douleur de liens purement privés que rien ne protège.

Car ce que ne voient pas les concubins qui refusent le mariage comme un machin ringard, et tous ceux qui ont idéologisé le Pacs, c’est que l’institutionnalité conjugale est l’acceptation proprement courtoise de la possibilité du désaccord. La conjugalité n’est pas faite que de consentement, et le divorce doit être institué si l’on ne veut pas, sous couvert de consensus, ouvrir une carrière immense à toutes les formes de la vengeance. C’est pourquoi le mariage n’est pas un sacrement religieux, mais une alliance, et le lieu proprement civique où l’on apprend qu’un contrat, s’il doit durer, doit pouvoir supporter des conflits, des différences. Tous ceux qui croient pouvoir rester « entre nous », dans cette endogamie consentante généralisée, devront tôt ou tard redécouvrir cette dimension de « contrat politique » inhérente au mariage. Nous devons refuser la séparation entre des passions désinstituées et une institution réduite à l’utilitaire, qui pareillement nient le temps et la possibilité des conflits conjugaux. Et il aurait mieux valu repenser ensemble le mariage, comme un contrat social renouvelé, plutôt que de juxtaposer un nouveau statut, dans une sorte de libre-concurrence des formes de conjugalité: et pourquoi pas un mariage musulman ou africain, pour communautariser un peu plus notre société? Le fond du problème est là, où le débat public n’a pas encore vraiment été porté. Il touche notre incapacité conjugale à penser le conflit, et c’est aussi une incapacité politique. Nous ne supportons que l’enthousiasme unanime, ou le libre consentement.

Allons plus loin. Dans la psychanalyse de bazar qui a commandé le pseudo-débat que nous venons de subir, l’institution ne concerne que la filiation: tout le monde est d’accord qu’il nous faut (au moins symboliquement) du « père », de la « loi » (bien des partisans du Pacs sont sur ce point souvent plus papistes que la plupart des catholiques engagés). Notons au passage que les Églises pourraient relire dans l’évangile de Matthieu les vitupérations de Jésus contre la famille et pour ce qu’il appelle l’alliance. Et dans celui de Jean, cette parole selon laquelle Dieu pouvait faire naître de n’importe quelle pierre une descendance à Abraham. Ce n’est pas sans jeter un peu de sérénité dans nos débats sur la filiation! Cela nous aiderait à mieux comprendre que pendant de longs siècles le Christianisme se soit battu contre la loi de la famille et pour l’émancipation des individus, notamment des femmes.

Quoi qu’il en soit, et contrairement à ce que l’on croit, la figure symbolique de la paternité est bien de retour: certains démagogues jouent même sur cette demande. Mais le rôle masculin ne peut se réduire à l’infantilisme ou au machisme. Où est passée la figure de l' »époux », quelle place lui donnent les mères, et où sont passés les hommes capables de conjugalité? Il fallait probablement passer par l’union libre pour opérer une véritable émancipation de la femme, et émanciper pleinement la conjugalité de sa subordination à la filiation; on l’a fait jusqu’à l’excès, au point que les enfants ont été subordonnés au bon plaisir capricieux des conjugalités de leur parents. Le problème est qu’aujourd’hui, dans une société où tout est précaire, flexible et jetable, tout le poids du désir de stabilité et de durabilité s’est investi dans le désir d’enfant. Ce désir est d’autant plus fort que personne ne croit à la conjugalité, je veux dire à la possibilité d’une fidélité vivante, capable de tenir tête au temps, à la pluralité, à la discontinuité. La filiation (sinon la succession apostolique!) est devenue le seul lieu de notre assurance face au temps, et c’est cette charge effrayante qui pèse sur les frêles épaules de nos enfants. Si nous trouvions le sens d’une conjugalité qui sache faire place au temps et au désaccord, nous aurions moins besoin de la filiation. Le débat deviendrait alors simplement possible.

Olivier Abel

Publié dans Le Figaro en 1998