« Les sécurités meurtrières »

Les chiffres indiquent que les ventes d’automobiles ont bien baissé cette année, ce qui pourrait indiquer non seulement un manque de confiance économique, mais peut-être enfin simplement le fait que les consommateurs européens en ont assez de consommer, croient de moins au moins au mythe central de la voiture, notre idole. Les ventes d’automobiles ont baissé, donc, mais pas vraiment les ventes de 4×4 et autres grosses voitures, au contraire. C’est déjà assez drôle, ces bagnoles taillées pour traverser le Sahara ou le Sin-Kiang, et qui dégazent interminablement dans les embouteillages parisiens, cependant que leurs conducteurs s’emberlificotent au téléphone portable dans le fil de leurs intrigues. Des petites histoires ambitieuses ou sentimentales, entre nous soit dit, dont la plupart ne tiendraient pas une seule nuit à la belle étoile — mais 4×4 ou pas, qui sait encore dormir à la belle étoile ?

Ma question d’aujourd’hui n’est cependant pas là. Un des motifs principaux pour la vente de ces grosses voitures, qui nous dominent de toute la hauteur de leurs gros pneus, semble la sécurité. Que ne ferait-on pas pour la sécurité de nos chères têtes blondes ! Evidemment chacun pense ainsi à sa sécurité, en imposant aux autres, pour leur propre bien, de faire pareil — ou de disparaître du trafic. Car pour celui dont la petite voiture ordinaire peut se plier entièrement sous les pares-chocs d’un gros 4×4, il n’y a pas sécurité possible sauf à mourir de faim pour se payer à son tour un 4×4.

C’est sans doute ainsi que chacun, cherchant égoïstement son bien, concourt au bien général. Tel est l’axiome de notre société idéale. Mais quand tout le monde, enfin riche assez, roulera à toute vitesse en 4×4, pourra-t-on dire que la sécurité sera enfin atteinte ? Il est permis d’en douter. Il n’est ainsi pas besoin d’aller chercher bien loin dans l’Amérique envahie par le trafic des armes à feu, pour voir que la frénésie de sécurité porte dans ses flancs non seulement la hantise psychologique de l’insécurité, mais une augmentation réelle du danger physique. Ce n’est d’ailleurs pas seulement une question d’armes ou d’armures, d’alarmes ou d’objets sécuritaires. Qui sait combien le seul fait d’afficher sans cesse un visage méfiant et craintif, un visage préoccupé par la sécurité, peut entraîner, en face, d’agressivité latente.

Et cette petite histoire de 4×4 est une jolie parabole de notre situation générale. Nous manquons de sécurité, sans voir que c’est au contraire en acceptant la vulnérabilité, en reconnaissant tous ensemble la vulnérabilité de tous, et de chacun, que l’on diminuera enfin le plus grand danger, qui provient surtout de notre course de plus en plus folle à la sécurité. Quand nos cuirasses tomberont par terre, alors nous prendrons vraiment conscience que nous sommes des animaux dangereux, ne serait-ce qu’au volant de nos voitures, et nous deviendrons enfin prudents, enfin sensibles à ce que nous faisons, à ce que nous nous faisons.

Olivier Abel

Paru dans La Croix