« Pour une géo-éthique »

 

La dernière chance

Il serait prudent, de la part des moralistes, de vérifier parfois que leur éthique ne conduise pas au suicide, au meurtre, ou à la catastrophe. Prudemment, je formule d’abord ce vœu pour moi-même. Cette remarque préliminaire cependant me semble d’autant plus pressante que, citoyens de la planète, notre éthique doit se remettre à une échelle d’espace et de temps dont nous n’avions pas l’habitude. Dans les propos qui suivent, c’est au travers d’un amas de divagations que le lecteur percevra la discrète remise en ordre que je propose parmi nos souhaits, impératifs et urgences.

S’il s’agit de remettre au centre des préoccupations humaines, de la philosophie, de la théologie même, le souci de notre terre, disons même le sol, nous disposons de quelques points d’appui. Kant à Koenigsberg enseignait la géographie autant que la philosophie, et il est un des premiers à avoir formulé comme un impératif, sinon même un motif de l’éthique, le souci des générations à venir. Husserl, dans son retour aux choses mêmes, pense simultanément l’inévitable fidélité au sol terrestre, et l’impossible accès à celui-ci puisque nous ne pouvons défaire les couches successives par lesquelles nous avons couvert les choses, qu’en « faisant » encore quelque chose — en leur jetant de nouveaux vêtements. Arendt fait partir sa condition de l’homme moderne du sentiment que la terre est finie, fragile, pas bien solide mais précieuse, sentiment résumé par le Capitaine Haddock à la fin de « On a marché sur la Lune » qu’ « on n’est jamais si bien que sur notre bonne vieille terre ». Et à tout cela je voudrais ajouter ce sentiment de gratitude envers notre « terre », tel que nous ne pouvons nous en sentir propriétaires, libres de la transformer, d’en user et abuser à notre guise, mais seulement des interprètes. Nous ne sommes que des interprètes de notre condition terrestre, au même titre par exemple que les lichens. Ce sera le point de départ quasi-franciscain de cette réflexion : nous sommes des créatures, parmi les créatures.

Parler de géo-éthique évoque la bio-éthique, et propose de façon implicite de la replacer au sein d’un problème plus vaste. Il faut d’abord montrer les prolongements géo-éthiques du problème typique de la bio-éthique qu’est l’écart entre l’agenda technique et les interrogations éthiques. Cet écart, pointé déjà par Rousseau qui opposait les progrès rapides des sciences et la stagnation sinon la régression des mœurs, me semble pouvoir être éprouvé dans cette expérience quotidienne, que nous ne sentons pas ce que nous faisons. Cette insensibilité, ce déficit d’imagination, qui ont rendu possibles Eichmann et Hiroshima, sont, si je puis dire, devenus notre condition ordinaire. C’est pourquoi je voudrais tenter ici de placer la gamme des questions entre un pôle technique et presque physique, celui de l’épuisement des ressources, des déséquilibres climatiques, des évolutions technologiques, que déterminent des accidents et des catastrophes plus ou moins acceptables, et un pôle éthique et politique, celui qui nous fait voir des injustices plus ou moins acceptables, génératrices d’envies, de guerres, de famines, mais aussi de bouleversements dans nos modes de vie. Le combat contre les maux naturels ne doit pas faire négliger celui contre les injustices sociales, et réciproquement : nous ne devons lâcher aucun de ces bouts. Et plutôt que d’opposer dogmatiquement les contraintes écologiques et les contraintes sociales, nous devons les composer. Comment faire pour que les catastrophes brutales, discontinues, synchroniques en quelque sorte, ne fassent pas oublier les catastrophes lentes, continues, diachroniques ? Comment faire pour que les solutions techniques à l’épuisement des ressources ou à l’émission de gaz à effet de serre ne conduisent pas à des guerres et des injustices pires ? Comment faire, à l’occasion de ces défis, une société plus juste, où les plus désavantagés ne soient pas sacrifiés sur tous les tableaux, humiliés, condamnés sans espoir à l’agressivité envers les autres et eux-mêmes, et rendent illusoire la généralisation des progrès scientifiques.

Car visiblement les gens ne savent pas encore, ne réalisent pas bien ce qui se prépare, et combien tôt ou tard nos formes de vie vont changer. Et d’abord, car ce sera le point de départ de notre réflexion, la rigolade du pétrole bon marché, c’est vraiment fini, c’est définitivement fini. On peut se rassurer en ergotant sur les jeux de l’offre et de la demande : la courbe du développement mondial est en train de croiser celle de l’épuisement des ressources, qui est inflexible et ne dépend pas du marché. Depuis longtemps la vérité des prix du pétrole était cachée : le pétrole est extrêmement rare et précieux, à l’échelle géologique. Et nous vivions au dessus de nos moyens, au détriment des générations futures qui nous accuseront d’avoir pillé des trésors et manqué cette lucarne. L’humanité avait une petite chance. Qu’avons nous fait de tous les moyens que nous avions, de ces cent années de croissance vertigineuse ? Oui : il nous faudra un jour le reconnaître, nous avons manqué l’occasion de mettre à profit la formidable avancée technique et scientifique apportée par la civilisation moderne, pour passer le palier, et faire de ce qui semblait jusque là un plafond un plancher, une base commune pour l’humanité. Notre civilisation semble arriver au bout de sa courbe sans avoir su laisser place à la naissance d’une autre. Qu’ils sont puérils, tous ces gens habitués à bien manger, à prendre l’avion pour aller en vacances n’importe où, à voir aussitôt renouvelé tout ce qui est vieux ou abîmé, à croire que tout cela est un droit, un acquis, et que de toutes façons ça progresse. Et jusque dans l’usage de l’eau, ce besoin d’être toujours propre sur soi, nous avons pris de sales habitudes. Or ces plis pris par les corps et les mœurs sont plus lourds, plus difficiles à changer que nos installations techniques. Nous arrivons à la lisière de la grande époque du pétrole facile. Nous n’en avons rien fait, et n’avons pas préparé l’après : quand on regarde de près, il n’y a rien qui puisse s’y substituer à l’échelle des besoins mondiaux — je ne parle pas de cités-états régnant sur des territoires militarisés et soigneusement clos. Que faire maintenant pour profiter de l’énergie qui nous reste, du mouvement dont nous disposons encore, pour amorcer les virages nécessaires ? Comment faire pour retrouver ce minimum de confiance en nous sans laquelle nous n’oserons rien faire ?

L’ordre des problèmes

Rappelons ainsi pour mémoire l’ordre des problèmes et des limites que nous rencontrons (à vrai dire la syntaxe dans l’ordre de ces problèmes fait partie du problème et de sa discussion). Je n’en résumerai ici que les grandes lignes.

Le premier problème, sous la figure du pétrole, est celui de l’épuisement des ressources en hydrocarbures, où le carbone est stocké dans les végétaux fossiles sous forme de chaînes organiques très différenciées, et qui forment la base de notre chimie. Or ces stocks, à l’échelle géologique sont extrêmement limités, et l’objet d’un déstockage massif : en quelques dizaines d’années, l’humanité aura dépensé un trésor accumulé pendant des millions d’années, et l’aura dépensé sous forme de carburant, alors que le pétrole aurait des usages beaucoup plus précieux — il faudrait ici faire l’éloge du plastique. A cet égard, nous devons mesurer la prégnance de la voiture, non seulement sur notre économie mais sur notre imaginaire de la vie heureuse. Nous sommes drogués au déplacement et ne savons plus être là où nous sommes. Les flots de touristes qui prennent l’avion sont à l’évidence une dépense somptueuse, au-dessus des « moyens » de l’humanité. Et cette inéluctable inversion de la courbe des prix du pétrole déterminera d’ici une vingtaine d’années (c’est-à-dire tout de suite) une modification bouleversante de nos économies. C’est notre limite énergétique.

Mais cette première limite sera, semble-t-il, retardée par le renouveau d’autres formes de carbone, le gaz, et la liquéfaction du charbon qui deviendra tôt ou tard compétitive. C’est pourquoi nous rencontrons un second problème, peut-être plus urgent encore : c’est que l’émission des gaz à effets de serre, dépassant la fixation des puits de carbone dans la végétation, commence à produire des déséquilibres climatiques aux incidences non seulement humaines, mais techno-économiques très lourdes. Sans aller jusqu’à l’inversion du gulf-stream, sans même parler de l’évacuation de zones urbaines surpeuplées et trop proches du niveau actuel des mers, la seule modification de l’agriculture et des besoins en eau peuvent mettre à genoux un capitalisme mondial qui se croit un peu trop « hors-sol ». Si l’on additionne, ce qui est le plus probable, les deux phénomènes des changements climatiques et du renchérissement de la facture énergétique et des transports, nous sommes dans un scénario d’effondrement du tourisme et de la mondialisation, et donc du capitalisme (en tout cas tel que nous le connaissons) ; la démondialisation, la relocalisation, une certaine décroissance vont frapper de plein fouet non seulement les grandes entreprises délocalisées, mais les entités politiques vastes comme l’Europe, et les communications routières. Car nos villes et nos campagnes, façonnées par la voiture, vont se montrer bien souvent inadaptées. C’est notre limite écologique.

Cependant cette seconde limite, à certains égards plus terriblement proche que la première, peut encore être rattrapée par un troisième problème, plus probable encore, plus urgent si c’est possible. Ce n’est pas seulement de la croissance brute de la population mondiale qu’il s’agit mais de la croissance de la part de cette population qui entre dans la logique de la croissance, de la consommation individuelle et du développement. C’est ce qu’on appelle la mondialisation, qui rencontrera tôt ou tard ces deux limites précédentes. Or la mondialisation rencontre déjà une limite terrible : les marchandises et les pollutions n’ont pas de frontières, mais pour empêcher les sociétés pauvres d’envahir les sociétés riches, un mur s’élève, de plus en plus technique et militaire, apolitique. Un mur qui vu de l’intérieur a l’air doux, mais qui de l’extérieur est impitoyable. Pourquoi les sociétés pauvres laisseraient-elles passer marchandises et capitaux, si elles ne peuvent exporter leurs chômeurs ? Et si ces chômeurs sont définitivement enfermés derrière le mur des sociétés riches, ne va-t-on pas droit à ces grandes migrations dans l’au-delà que sont les guerres ? Surtout si, pour produire nos bio-carburants de substitution, nous affamons les pauvres du Sud – pour alimenter un 4×4 pendant une année, il faut affamer un village pendant trois ans. Oui, ce que nous préparons avant même les bouleversements climatiques et la fin du pétrole, mais conjointement à eux, c’est la guerre, une guerre inexpiable, chacun pour soi. C’est notre limite politique.

D’un côté les gaspillages, rejets et dépenses excessifs, de l’autre la pénurie, la raréfaction des ressources les plus « communes » (l’eau, la terre, les minéraux, la nourriture, la possibilité d’ « habiter » le monde), tout cela tend à des rééquilibrages massifs et catastrophiques.

Certains à ce point jettent leur joker : l’intelligence humaine, un investissement massif dans l’augmentation du niveau collectif de connaissances et dans la recherche de nouvelles sources d’énergie comme de nouvelles « économies de l’énergie », sont capables de riposter à cette déperdition d’énergie et de soutenir une croissance durable et partagée. L’idée est belle et généreuse, surtout lorsqu’elle s’accompagne d’une réforme radicale non seulement des modes d’extraction, de stockage, et de transfert de l’énergie, mais des modes de production, d’organisation et de diffusion des savoirs. Et il serait ridicule qu’après avoir idolâtré la Science et l’avoir portée malgré elle au rang de religion collective, on en vienne à idolâtrer l’Ignorance et négliger la culture scientifique.

Il y a néanmoins une limite à cet argument. C’est que les sociétés qui pratiquent cet investissement dans la recherche ont tendance à y chercher leur salut « tout seuls ». Si les USA ou la France veulent garder pour eux la maîtrise de leur approvisionnement énergétique, c’est bien avec l’idée que dans quelques décennies la fusion nucléaire, les nanotechnologies ou un bouquet de solutions et d’économies, permettront de sortir victorieusement de l’après-pétrole. Le pari de cette « fuite en avant », c’est que les solutions technologiques sont plus plausibles, plus rapidement généralisables que n’importe quel changement de mode de vie. Ce pari doit être pris au sérieux, car l’argument est solide. Mais avant de rencontrer des obstacles internes, ce pari sur l’investissement dans l’intelligence rencontrera bientôt un obstacle externe : c’est qu’on ne peut pas se sauver tout seul, en laissant une planète foutue. On ne récolte alors que la guerre et le terrorisme, qui sont exactement comme les progrès de l’intelligence scientifique et technique, mais bien plus immédiatement encore : généralisables et imposables à l’adversaire. Peut-être pourtant certains pays ont-ils fait ce choix délibéré : mieux vaut quelques millions, dizaines ou centaines de millions de morts dans le monde, si nous pouvons nous approprier ainsi les ressources qui nous sont indispensables pour nous sauver.

Ce n’est qu’un éboulement

Il y a aussi et surtout, à cette hypothèse d’un salut par la recherche technique, un obstacle interne. D’abord, si l’on imagine pouvoir, pour une société donnée, faire la soudure, vers la fin du siècle, entre les dernières réserves de pétrole et les futures ressources énergétiques inépuisables ou renouvelables, il y faut une gouvernance à long terme d’une très grande intelligence et d’une très grande capacité à prendre des décisions durables, mobilisant des sociétés entières qui doivent elles-mêmes se montrer de part en part intelligentes et courageuses ; il n’est pas aisé de changer de moteur en plein vol, cela suppose une coordination d’une efficacité sans faille.

Ensuite les solutions énergétiques qui devraient permettre, aux sociétés riches qui en ont fait l’option, de faire cette soudure (disons entre 2030 et 2080), sont elles-mêmes passibles d’accidents. Toute invention technique (l’ascenseur, le train, l’avion, Internet, etc.), on le sait, détermine un type d’accident qui lui est spécifique. Aussi encadrée que soit l’énergie nucléaire, il serait simplement un peu bête d’exclure toute possibilité d’accident, surtout sur le très long terme dont il s’agit ici. L’idée qu’il y aura toujours une solution technique à un problème soulevé par un progrès technique est elle-même un de ces mythes ultra-modernes qui exigent notre entière crédulité – une crédulité, par parenthèse, qui colle mal avec l’intelligence précédemment supposée.

Il semble donc que cette solution, et plus généralement l’édifice entier de nos sociétés complexes, forment des constructions d’une très grande instabilité, tant technique que psychique. Plus il y a interdépendance et complexité technique, et plus un accident ou un attentat peut avoir de conséquences en désastreuses chaînes. Mais de l’autre côté nos sociétés techniciennes supposent une intelligence, une intégration cognitive et morale, à la hauteur de leur complexité, et cette souplesse psychique est épuisante. Je crains que nos sociétés n’aient déjà dépassé leur seuil d’incompétence, où toute intelligence supplémentaire se transforme en possibilité de bêtise supplémentaire !

C’est en ce sens que l’éboulement est proche. Il est même déjà là. Ce n’est qu’un éboulement, mais il est général Qu’est-ce qu’un éboulement ? c’est l’affaissement d’une éminence instable. Nous continuons à bâtir vers le ciel les tours orgueilleuses de notre civilisation, sans nous apercevoir qu’elles s’écroulent déjà sous leur propre poids. Je ne parle évidemment pas ici de nos buildings, mais de nos institutions et de tous les édifices de notre intelligence. Les humains n’en peuvent plus de devoir être toujours intelligents, toujours à la hauteur, de devoir vivre si loin de leurs pieds ! Il y a des limites à l’intelligence humaine, nous ne sommes pas assez intelligents pour la complexité du système que nous avons mis en route, et dont la conduite, morceaux par morceaux, nous échappe. Nous sommes dépassés mécaniquement par le nombre de connexions et d’informations que nos machines nous proposent gentiment de prendre en compte à chaque bifurcation, et que nous ne parvenons plus à traiter ! Oh ! combien nous avons cru à l’intelligence ! Combien nous avons cru au progrès, à l’irréversibilité des acquis, à l’amélioration progressive de nos compétences ! Ce que nous pensions être les grosses parenthèses absurdes des guerres mondiales et des totalitarismes aurait pourtant dû nous être un premier avertissement. Nous avons cru pouvoir refaire la Renaissance, achever la Réforme des monothéismes, reprendre la patiente édification des Lumières interrompues. Mais c’était sans compter avec la patience supérieure de l’éboulis. L’éboulement survient quand on a trop voulu mettre ensemble ce qui ne tient pas ensemble, ni par les lois de la mécanique, ni par celles du psychique. Contrairement à ce qu’on croit, les problèmes ne sont jamais résolus ; mais en s’entassant ils s’éboulent parfois et les éboulements de problèmes forment de nouveaux problèmes qui font oublier les anciens.

Mais justement, ce n’est pas l’Apocalypse qui nous attend. Parce que ce n’est pas la fin du monde, mais seulement un éboulement de notre monde, nous devons nous mettre en capacité d’abréger le temps du chaos, d’accompagner le mouvement non seulement de déconstruction mais d’éboulis, et d’adoucir autant que possible les souffrances. Je ne veux pas dire par là qu’après avoir mis toute notre confiance dans la connaissance et son progrès, nous devons mettre tout notre cœur dans la consolation. D’abord la recherche scientifique reste une priorité, et le désir de connaître et de partager ce que l’on sait l’un des motifs qui suscitent notre confiance en l’humanité. Et puis nous mourrons de la séparation entre une connaissance sans sagesse, et une consolation ignare. Au contraire, si l’on veut aller loin dans la connaissance, y investir massivement, il faut aussi aller loin dans le travail de la sagesse. Les deux versants se retiennent et s’entretiennent bien plus que nous ne l’imaginons.

Démythologiser la croissance

Ce qui nous empêche cependant d’envisager frontalement cet éboulement, sans céder à la panique, c’est un mythe d’une grande puissance – que dis-je, un mythe : une théologie, dont les grands prêtres crient au sacrilège dès qu’on ose toucher à leur idole. C’est le mythe de la croissance qu’il nous faut déconstruire, démythologiser, défaire de toutes les rationalisations secondaires qui sont venues s’y ajouter. L’optimisme technique du mythe qu’il y aura toujours une solution, tout autant que le pessimisme apocalyptique qui estime notre monde déjà foutu, épuisé, irrémédiablement pollué et condamné à la guerre, ne sont l’un et l’autre que des variables de ce mythe plus radical de la croissance et du développement, qui ne cesse de réaménager à son profit notre planète, nos sociétés, nos corps et nos idées. Sous une forme sécularisée ou pas, nous avons affaire à une « gnose », à une religion qui prône le salut par la connaissance, la connaissance étant précisément entendue ici comme ce qui nous sauve, ce qui nous permet d’échapper à un monde foutu, un monde abandonné au mal. L’exode extra-terrestre en est le projet, la sortie d’une condition humaine captive d’être née et mortelle, la tentative de nous reconditionner, de nous re-donner nos conditions. Au coeur de notre conception de la croissance, il y a cette complexification d’une intelligence « libérée » du corps et de la condition terrestre. Or la Réforme n’est pas pour rien dans les circonstances de cette « gnose » inhumaine — et déjà inhumaine pour une partie de l’humanité qui aujourd’hui ne lui sert plus à rien.

Jadis, notre petite terre était comme baignée dans une totalité vivante. La mort alors, destin humain par excellence, était l’énigme et ce qu’il fallait expliquer. La révolution des temps modernes, dont la Réforme est un aspect théologique décisif, replace notre petit monde au milieu d’un univers inerte et soumis à l’entropie, à la dégradation de l’énergie : l’énigme alors devient cet îlot inverse de vie et d’intelligence, de complexification et de « négentropie », que nous constituons. Ainsi, l’énergie que nous recevons du soleil, soit directement, soit par divers procédés plus ou moins complexes, à notre tour nous la différons et la stockons dans des circuits d’échanges de plus en plus complexes. L’énergie sert ainsi à la croissance, qui signifie augmentation et complexification – soit le contraire de la dégradation entropique. L’histoire de la planète Terre, placée sous le signe de la Vie, de l’Homme, de l’Esprit, c’est l’histoire de la croissance. L’entropie est notre religion, je veux dire notre panique : nous avons une trouille superstitieuse de la décroissance ou du déclin dans lesquels nous voyons la force de la mort et de l’inerte qui s’emparent du vif. Et nous idolâtrons la jeunesse, l’énergie, la force de grandir. La cité thermodynamique et son développement, voilà notre Projet. La croissance est notre mythe moteur, et pour le moment nous n’en avons pas d’autre. Quand bien même nous n’y croirions plus, nous ne saurions pas par quoi le remplacer.

Comme l’observe Georges Bataille dans La notion de dépense, aucun organisme ni société ne peut croître sans fin. Dès que la croissance a rencontré sa limite, son optimum, il y a une obligation de donner, de dépenser les surplus. Sinon on a ce que Kant appelle des expansions imaginaires, suivies bien vite par des effondrements plus ou moins catastrophiques. En affirmant la transcendance, la Réforme, radicalisant la logique monothéiste, a profondément bouleversé ce paradigme de l’équilibre plus ou moins différé des ressources et des dépenses, en introduisant l’idée d’une « accumulation en vue de la croissance » — pour reprendre les termes de Bataille dans sa Théorie de la religion. D’où cet activisme et ce productivisme anxieux, qui refuse toute dépense inutile. D’où ces « déstockages » irréguliers et catastrophiques des guerres mondiales et totales qui caractérisent la modernité. D’où cet guerre à la nature et cette indifférence à ses équilibres.

Cependant, on pourrait imaginer une Réforme qui aurait généré à l’inverse une certaine sobriété dans l’usage des ressources rares, sinon l’acceptation enthousiaste de taxer dix fois plus la consommation des hydrocarbures — ou bien une autolimitation avec des « permis de déplacement » équitablement répartis. On pourrait imaginer une Réforme qui aurait généré une certaine propreté dans le rejet des restes inutiles — sinon la réouverture enthousiaste de toutes nos poubelles, où se trouvent parfois nos vrais trésors. On pourrait imaginer une Réforme qui aurait généré une certaine solidarité, une manière fraternelle de repartager les biens et les charges de notre planète, de redistribuer les connaissances, les devoirs et les plaisirs. Bref, on pourrait imaginer une affirmation de la transcendance qui aurait généré un respect de la pluralité des habitants du monde, et un anthropocentrisme éthique qui place l’humanité comme sujet éthique d’une responsabilité centrale, qui ne se soucie plus d’être sauvée par quelque « gnose », mais capable de se retourner pour sauvegarder et veiller sur la fragilité du monde.

Mais ces promesses-là de la Réforme n’ont pas été tenues, même si, de Rousseau à Ellul, nombreux sont ceux qui ont protesté contre l’écart grandissant entre les intentions et les résultats. Entendons-nous donc : la Réforme n’est pas gnostique, et le mythe de la croissance et du développement qu’elle portait dans ses flancs, elle avait aussi, et dès le départ, de quoi le critiquer, le déconstruire et le démythologiser. Elle ne l’a pourtant pas fait assez tôt, assez massivement, assez radicalement. Elle n’a pas su assez tôt élargir sa structure de responsabilité à la mesure de l’amplitude, dans l’espace et dans le temps, des effets lointains du nouvel agir humain – un agir étayé par la technique, et qui, pour la première fois de l’histoire humaine, agit sur des « généralités », et non plus seulement sur des choses singulières. Elle n’a pas su assez tôt changer de structure morale, penser à la hauteur des pouvoirs inédits, élargir le sentiment de responsabilité à la hauteur de la puissance nouvelle des humains. Je dis la Réforme, mais je pourrais dire ici la modernité occidentale saisie par un mythe mortel. C’est pourquoi il est si urgent de démythologiser la croissance.

Poétique du déclin

Pourquoi les Occidentaux sont-ils si agrippés à la défense de leur « mode de vie », d’abord entendue comme une formidable liberté de déplacement et de choix ? On le voit à l’ensemble de ces propos : même si l’on tient l’hypothèse, hautement improbable, de l’innocuité du « Développement » sur le climat et l’épuisement des ressources, il resterait que le bouleversement des mœurs que plus rien alors ne nous imposerait serait quand même, et de toute façon, désirable et urgent. Non seulement économiquement parce que nous vivons collectivement au-dessus de nos moyens, et que l’obligation de choisir peut nous amener à trier l’inutile et le préférable, et ainsi à « progresser » considérablement sur bien d’autres tableaux. Non seulement politiquement parce que seul un changement draconien dans l’ordre des questions dominantes, peut faire face à l’opinion publique apeurée en lui proposant des objectifs courageux, intelligents et généreux. Mais parce que la « culture » générée par le mythe gnostique de la croissance est une culture malheureuse, qui fait trop de dégâts, et qui ruine peu à peu la confiance en soi de la plupart des individus et des sociétés. Car de quelle croissance, de quel progrès et de quel déclin parlons-nous ? Comme Ricœur l’écrivait en 1951, « une civilisation n’avance pas en bloc ou ne stagne pas à tous égards. Il y a en elle plusieurs lignes (…) La vague ne monte pas au même moment sur toutes les plages de la vie d’un peuple ». Il n’y a pas que les armes et le commerce, il y a les sports et les lettres, les arts et les sciences, la vie spirituelle et le théâtre politique et urbain, il y a la courtoisie quotidienne et l’inventivité des formes de vie. Pourquoi ne pas investir plus tranquillement dans tout cela, mieux redistribuer ces biens-là, proposer d’autres formes d’accomplissement que la consommation ?

Il n’est pas de tâche plus impérieuse, plus délicate, aujourd’hui, que de changer nos images de la vie bonne. Or la visée d’une vie bonne, c’est-à-dire non seulement morale mais heureuse et accomplie, avec et pour autrui, dans des institutions justes, forme le fondement, le socle de toute éthique, comme le notait Ricoeur. Changer notre image de la vie bonne, c’est ébranler nos fondements. Or les présuppositions fondamentales de nos orientations éthiques, notre précompréhension du bon et du juste, ne sont pas si aisément accessibles à l’argumentation – toute argumentation se fait « à l’intérieur » d’un champ de présuppositions admises. Seule une poétique peut ébranler l’imaginaire social, et bouleverser assez nos préjugés pour littéralement nous convertir, changer l’orientation générale de nos vies. Les églises sont des vecteurs tout désignés pour ce travail de l’imaginaire commun, et il faudra largement appuyer leurs capacités. Mais les églises elles-mêmes doivent rejoindre toutes les forces et les intellectuels collectifs qui, du côté des sciences et des arts, des techniques et du cinéma, peuvent œuvrer en ce sens.

Mais comment et jusqu’où modifier nos images de la vie bonne ? Nous devons sortir de cette vision d’ingénieur qui consiste à vouloir absolument changer le monde : il s’agit maintenant de l’interpréter sans trop sans cesse la changer, de l’interpréter à la limite comme le font les lichens, donner une grande variété de formes à partir d’une modification minime ! C’est aussi que nous devons cesser de confondre l’action avec les œuvres. Les œuvres sont parfois magnifiques qui s’inscrivent dans la durée, mais elles ne peuvent rien « sauver ». Les actions par lesquelles nous rendons grâce d’exister, trop fugaces et éphémères pour prétendre sauver quoi que ce soit, ont justement cette grandeur d’être éphémères, de devoir être sans cesse recommencées et réinterprétées. Et puis il faudra mesurer que nous devons passer par une véritable éthique de la perception, et non courir encore une fois droit à l’action. Car il nous faut une éthique de la perception à la hauteur des prolongations techniques de notre agir, élargir le spectre de notre perception de façon à sentir ce que nous faisons – et penser ce que nous pouvons. Oui, c’est aujourd’hui l’une des tâches les plus délicates et les plus urgentes. Le plus délicat ici est de changer les plis de notre sentir et de notre agir, de changer non pas tant nos opinions que nos habitudes – et parfois des habitudes installées depuis longtemps dans nos corps et nos objets quotidiens.

Mais pourquoi donc enfin changer d’image de la vie bonne ? Tout simplement parce que cette visée du bon, cette image du bonheur, fait du mal. Elle en fait à l’échelle individuelle, elle ne tient pas ses promesses et demande toujours plus de sacrifices. Elle en fait à l’échelle collective, où l’on voit les grandes courbes du progrès s’inverser, comme si au-delà d’un certain seuil l’éducation rendait bête, l’information favorisait la manipulation, la médecine faisait plus de malades qu’elle n’en soignait, la guerre plus de méchants qu’elle n’en tuait, les véhicules plus de paralysie que de mouvements, etc. Cette inversion est aussi celle de nos villes. Longtemps les villes nous ont civilisés, urbanisés, policés. Les villes aujourd’hui, trop grandes, trop étendues et comme droguées au pétrole, n’urbanisent plus rien, au contraire. C’est un des changements les plus lourds qui se préparent que celui d’une structure urbaine et territoriale qui ne suppose pas autant de déplacements superflus (bien des techniques le rendent aujourd’hui possible), et qui permette aux générations successives de prendre place et de réinterpréter l’espace commun.

Plus globalement, cette inversion s’inscrit dans un paradoxe anthropologique naguère pointé par Lévi-Strauss, c’est que « les grandes périodes créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité ». Il y aurait un seuil optimal des échanges, en deçà duquel ils favorisent la diversification et la créativité des cultures, et au-delà duquel il les uniformise et les écrase, et Lévi-Strauss posait ainsi clairement, il y a plus de 50 ans, le grand problème auquel nous sommes aujourd’hui confrontés. L’accélération et la généralisation des échanges, des déplacements et des communications (la mondialisation), sont devenus périlleux pour la pluralité humaine et pour la conversation des cultures, autant que pour la diversité des formes économiques de richesse et des formes d’invention politique représentatives. Dans cette perspective, il est donc urgent de ralentir les échanges, d’établir des discontinuités dans un monde trop interdépendant. Et particulièrement il est important de ne pas laisser à la politique le seul rôle de clôture sécuritaire des frontières et à l’économie seule la fonction de la mondialisation cosmo-politique : il faut introduire une régionalisation et une relocalisation économiques, et un agir politique international et cosmo-politique : c’est aujourd’hui vital ! Si l’on continue à mesurer le bonheur à l’aune du PIB, bien sûr, il nous manquera quelques éléments de comparaison. Mais le vécu, et le tissu narratif capable de faire la part du singulier et de l’incomparable, sait mieux faire le délicat travail de la comparaison, du transfert dans d’autres formes de vie possibles, et c’est là un fleuve qui débordera bientôt les digues de nos mesures économiques étriquées. Ce jour-là est probablement moins loin qu’on ne croit.

Olivier Abel

in Foi et vie décembre 2006, volume 105 n°5,
intitulé « Pour une éthique du pétrole » (p.45-54).
Voir aussi « Ce n’est qu’un éboulement«