1. Remarques préliminaires sur les conséquences morales du refus de l’étranger, et sur l’exigence biblique de l’accueil
Autour de nos sociétés riches et heureuses (ou qui veulent donner au monde l’image du bonheur), de véritables murs sont en train de s’élever, pour empêcher ce que l’on imagine être le déferlement de la misère du monde. Ces murs sont probablement inefficaces, tant les phénomènes migratoires sont, comme tous les phénomènes écologiques, indifférents aux frontières administratives. Ces murs ont certainement des conséquences morales désastreuses, tant chez les « autochtones » que chez les « immigrés ».
Beaucoup d' »autochtones » développent, pour justifier leur sécurité économique ou identitaire, des discours agressifs qui ne seront pas sans effet à terme. Ceux à qui on a fait du mal, même si au départ c’était sans véritable malveillance, on les déteste, on leur en veut encore plus, on voudrait leur totale disparition! D’autres développent une mauvaise conscience manichéenne qui les empêche d’être vigilants sur les conditions de cet accueil : ils accueillent les yeux fermés les gentils petits « prochains » menacés par tous les méchants Etats du monde. Ils contribuent ainsi à la dépolitisation du monde, au sentiment qu’il n’y a plus rien à faire dans l' »autre » monde.
Beaucoup d’immigrants deviennent prêts à tout pour réussir leur migration : abandonner femmes et enfants, mépriser toute possibilité de construction ou reconstruction d’un lien civique et politique dans leur pays, et toute possibilité de développement économique sur place, passer à prix d’or par des filières clandestines, se faire passer pour réfugiés politiques ou faire un si possible un mariage blanc, ou même s’installer très résolument dans l’illégalité, etc. Ainsi, quand les migrations ne passent plus par les chemins reconnus, elles passent autrement, mais non sans une profonde modification morale : il n’y a plus aucune obligation significative, plus aucun attachement.
L’étranger, au coeur de la culture biblique comme de bien d’autres cultures, est certainement une figure de l’Ange toujours possible, un visage possible de la présence divine. Jésus n’en parle pas autrement quand il dit, selon l’Evangile : « j’étais un étranger, et vous m’avez donné l’hospitalité (…) tout ce que vous avez fait à l’un de mes frères, des plus petits, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 35 et 40). On peut interpréter cela par l’idée qu’il y a des droits sacrés de l’étranger ; le danger est qu’il n’y a pas de droit sacré sans son envers et son ombre, le sacrifice, le bouc–émissaire. Ce qui semble le propre de la parole de Jésus, c’est plutôt l’idée que l’étranger, comme n’importe qui et non plus comme objet d’une vénération ni d’une crainte particulière, est à l’image de Dieu. c’est cette équité dans le rapport à Dieu, qui nous semble porteuse des plus importantes obligations éthiques.
Il ne s’agira pas ici de recommander directement telle ou telle législation sur l’accueil, ni a fortiori sur l’intégration des étrangers, même si nous avons des préférences. Les obligations éthiques ne portent pas sur les prestations matérielles ou de service qui seraient exigibles ; ces prestations sont l’objet de débats politiques, sociaux, économiques, qui changent selon les contextes. Les obligations éthiques, par contre, portent sur les dispositions morales dans lesquelles ces prestations sont décidées et appliquées. C’est ce qui rend l’interprétation de ces obligations éthiques si délicate, si incertaine, si discutable. Mais cette fragilité même fait la spécificité des paroles éthiques: elles n’imposent aucune contrainte.
Les obligations de l’accueil se partagent entre celles de l’accueillant et celles de l’accueilli. Les obligations de l’accueillant viennent en premier.
2. Eléments pour une éthique de l’accueillant
Quelles que soient les prestations de l’accueil, autrement dit que l’accueil soit très libéral ou très réglementé, la manière compte bien davantage qu’on ne le croit : c’est elle qui traduit les dispositions éthiques dans lesquelles l’accueil est effectué.
Il n’est pas interdit ni impossible d’imaginer, aux guichets des frontières et des préfectures, et de toutes les administrations concernées, des agents chargés éventuellement d’appliquer des consignes très strictes, mais qui le feraient avec courtoisie, avec un souci sincère et effectif d’informer l’étranger des procédures possibles ou impossibles, et des raisons pour lesquelles il rencontre des difficultés. A cet égard la prise en compte et l’apprentissage, sinon des langues de l’immigration, du moins des difficultés à s’orienter dans un environnement linguistique inhabituel, serait une nécessité absolue. Par ailleurs les conditions matérielles de l’accueil aux guichets des frontières et des administrations (pour l’étranger, attentes debout, souvent dehors l’hiver, des heures entières ; pour le fonctionnaire, nombre de dossiers à traiter, etc.) sont parfois inacceptables. Bref il faut tout faire pour que l’accueil s’effectue dans le respect réel de la loi, et dans l’obligation de traiter les étrangers, à priori, comme s’ils étaient des citoyens. Cela suppose des conditions matérielles, une formation particulière, et une certaine disposition éthique. Et cela se fonde sur le sentiment de l’importance et de la dignité de leur mission : les fonctionnaires des frontières (où qu’elles soient) sont tous des ambassadeurs de France.
En l’absence de ce sentiment ou de cette disposition qui fonde l’accueil, et lorque ceux qui portent la « fonction » de l’accueil, à tous les niveaux, ne sont pas capables, parce qu’ils ne le peuvent pas ou parce qu’ils ne le veulent pas, d’accueillir l’étranger coorectement, les forces de la société civile, et d’abord les Eglises, ont un devoir moral d’intervention. Cette intervention peut se faire pour suppléer à l’accueil, organiser les lieux et les moyens pour favoriser un accueil correct, dans le respect de la loi tant que c’est possible, et par objection de conscience quand c’est nécessaire. L’Etat doit accepter cela comme un correctif nécessaire à ses inévitables insuffisances : à cet égard un système d’identification et de surveillance infalsifiable et informatisé serait un système technique légal, mais apolitique et immoral, excluant de fait toute transgression de la loi, toute objection de conscience, toute résistance à certains abus. Cette intervention peut aussi se faire pour résister directement aux abus, par la présence de personnes dépourvues de pouvoir mais investies de l’autorité civile qu’elles représentent, et aptes à marquer la vigilance de la société civile sur la mnaière dont les procédures légales sont appliquées.
3. Eléments pour une éthique de l’accueilli
En retour l’accueilli a lui aussi des obligations éthiques et ne peut pas être traité indéfiniment ni comme un réfugié à assister, ni comme un travailleur réductible à sa force brute de travail. Si tout étranger, comme passant, a droit à la liberté de passer, comme résident ou habitant, il a un droit social à un certain nombre de prestations d’assistance qui l’associent à la communauté. L’idée centrale ici est que ces droits sociaux lui sont dûs, dans la mesure où il accepte envers la communauté une certaine obligation sociale de solidarité, de participation à la vie civile. Ce qui est demandé à l’accueilli, c’est une certaine réciprocité : non dans les prestations (car il peut dans le même temps être très exploité économiquement et recevoir le maximum de prestations sociales, et ce n’est pas cela qu’il s’agit de mesurer), mais une certaine réciprocité de dispositions.
Cette réciprocité de dispositions qui est demandée à l’étranger accueilli a de nombreuses implications. Cela veut par exemple dire qu’il a l’obligation éthique de ne pas considérer la société qui l’accueille comme un pur espace d’intérêts économiques à utiliser au maximum, mais aussi comme un espace social, politique, culturel, auquel il se dispose à participer. Cela veut dire aussi qu’il ne doit pas transposer dans la société qui l’accueille, comme si c’était un territoire vide, les formes de combat politique ou d’entreprise économique auxquelles il est habitué, sans chercher à les « greffer » sur le tissu politique et économique de la société qui l’accueille (avec les modifications auxquelles cela l’oblige). Il n’est pas tolérable qu’un parti, si légitime qu’il soit dans sa résistance à un régime repressif, organise le racket de sa communauté pour alimenter sa lutte. Il n’est pas tolérable que les patrons d’une officine lucrative organisent, pour tel ou tel secteur économique, des filières d’immigration clandestine en provenance de leur pays. Etc.
En l’absence de cette disposition à participer, on peut se demander si l’étranger n’avait pas dans son pays la même attitude, la même absence d’obligation, le même désir de manger à tous les rateliers, le même incivisme. Peut–être que lui même n’a jamais connu autre chose. Dans tous les cas, plutôt que de pleurer sur l’oppression politique qui règne dans tous les pays d’émigration (oppression qui fait souvent système avec le libéralisme économique que nous leur imposons), c’est le retour à leur pays, la réinsertion dans un tissu économique possible, dans un tissu politique et démocratique à reconstituer là–bas, qu’il nous faut favoriser par tous les moyens.
4. Remarques sur la cohérence morale exigible des uns et des autres
Au fond ce qui est demandé à l’accueillant comme à l’accueilli, c’est un minimum de cohérence. Si nous voulons que l’argent et les marchandises circulent librement sur la planète, nous ne pourrons pas nous opposer longtemps à la libre–circulation des personnes. Et si nous voulons réfuter l’idée qui anime bien des « travailleurs » immigrés (que l’argent est plus facile chez nous), idée qui entrave tout projet d’aménager la vie là–bas, nous devons aussi dénoncer l’idée qui anime nos missions commerciales et nos capitaines d’industries, quand ils délocalisent la production (que l’argent est plus facile là–bas »), idée qui empêche de concevoir enfin une économie limitée.
Mais cette cohérence n’est exigible que si l’on accepte un certaine règle de réciprocité, cette règle d’or de traiter son prochain comme soi–même. Pas moins mais pas plus.
Paru dans Réforme 1 et 8 Mai 1993, n°2507/2508
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)