« L’automobile ou le théâtre de la civilité »

La conduite automobile de nos concitoyens manque de civilité. C’est là un euphémisme. Comme si la sécurité était ce qui m’était dû, mais non ce que je devais aux autres. Un peu comme ces voyageurs qui dans le train, pour ne pas « se » salir dans les toilettes salissent tout, ou qui réservent une place non-fumeur et vont de temps en temps fumer dans le compartiment réservé aux fumeurs. Il n’y a donc pas que la voiture où l’incivilité fleurit, et comme la vie est facile ! Pourtant, quel merveilleux théâtre de la civilité que l’espace de la circulation automobile ! Comment les gens y sont-ils aussi indifférents à ce qu’ils dévoilent ainsi d’eux-mêmes, de mesquin, de violent, de lâche ? L’automobile est pourtant un objet étonnant, une fois qu’elle est quasiment intégrée au schéma corporel de son usager. Quelle occasion ratée d’augmenter la confiance en soi, la confiance aux autres, la confiance au monde commun !

La confiance suppose un monde où les choses se meuvent sans se menacer les unes les autres. C’est à cela que servaient les antiques théories de la finalité: le monde est conduit par une intelligence harmonieuse qui sait où elle va, et c’est pourquoi les formes et les mouvements ont un sens. Les êtres suivent l’idée qu’ils se font des règles, sans que ces règles leur soient imposées de l’extérieur, ni que leur transgression soit aussitôt punie. Ce sentiment de finalité donne une confiance au monde fair-play.

Le minimum demandé à un automobiliste est alors d’exprimer son intention, de rendre visible ses finalités: les clignotants bien sûr, mais la vitesse et la lenteur, la position sur la chaussée, mille indices au-delà du code obligatoire permettent d’exprimer qui nous sommes et ce que nous comptons faire. Pourquoi sommes-nous si souvent à ce point inexpressifs, laissant planer un doute perpétuel sur nos intentions ? Peut-être croyons-nous à la transmission de pensée, les autres étant sommés de deviner nos intentions et de s’y aligner ? Peut-être plus simplement n’avons nous aucune « intention », stupidement convaincus que nous sommes d’être là où nous sommes et que cela suffit.

Toutes les grandes questions de la morale ordinaire se retrouvent au volant. Nous blessons et tuons sans savoir ce que nous faisons. C’est d’ailleurs là un pléonasme. Nous préférons nous faire mal pour faire mal à nos adversaires plutôt que de leur procurer un bien (les laisser passer pour prévenir un embouteillage) qui tournerait aussi à notre avantage. Nous occupons mine de rien deux files pour ne pas laisser passer celui qui trépigne (il faut dire parfois bêtement) derrière nous, plutôt que de partager au mieux l’espace commun. Nous glissons d’ailleurs avec un opportunisme éloquent d’une file à une autre, sans hésiter à boucher avec assurance (pourquoi pas moi ?) les voies réservées aux services publics. Bref, nous sommes malheureux et méchants (dans l’ordre que vous voulez).

La conduite automobile pourrait au contraire développer en nous les rudiments éthiques qui nous obligent à tenir compte des autres, et d’autant plus qu’ils sont moins forts, moins protégés ou moins rapides. Et à tenir compte que l’autre doit tenir compte d’autres autres que nous, un vélo qu’il doit dépasser, un tiers à qui il doit la priorité dans ce partage de l’espace qui indique que nous acceptons de vivre ensemble. Et que tout ce qui augmente ainsi la confiance des autres augmente la confiance en nous-mêmes, le sentiment que les autres à leur tour nous ferons place. Oui, les hécatombes routières indiquent une maladie de la cité, un malaise de la civilité, qu’aucune obligation physique, aucune punition financière, ne sauront jamais suppléer. Il nous faudra un jour comprendre que les automobiles sont aussi des machines à ralentir. C’est là pour le moment une ironie.

Paru dans La Croix, le 7 juin 2000

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)