« Un malheur pas très chrétien »

Il est de bon ton d’accuser le christianisme de dolorisme, et ce n’est probablement pas tout faux, tant il est vrai que la religion chrétienne sous ses différentes formes a prêté voix à l’expression des souffrances, y compris celles de la culpabilité. Et quand on accuse les cultures longtemps marquées par la chrétienté de ne pas tout faire pour combattre la souffrance, comme si celle-ci avait du bon, ce n’est pas toujours inexact, quoiqu’on n’ait pas beaucoup de points de comparaison. Et quand Nietzsche décrit le prêtre chrétien comme ce pasteur qui rassemble le troupeau de ceux qui souffrent, à un titre ou à un autre, et auquel d’ailleurs il a inoculé la maladie de vivre dont il propose le remède, il désigne quelque chose qui n’est pas sans quelque fond. Aujourd’hui même, nos religions ne se présentent-elles pas d’abord comme des thérapeutiques?

Le préjugé est toutefois si général qu’il masque une autre réalité: c’est que notre société sécularisée est toute entière préoccupée de sécurité, d’assurance et de prévention contre le malheur, comme s’il n’y avait plus de souci commun de ce qui est simplement bon. Et que notre société sécularisée est rongée d’une culpabilité (reniée, refoulée) que nos anciens ne connaissaient probablement pas, tant chacun est sommé de réussir sa vie de manière autonome, et de n’imputer qu’à soi son propre malheur. La violence dont on déparle est ainsi d’abord dirigée contre soi, et nos contemporains, qui auraient à bien des égards tout pour être heureux, ont une capacité à faire leur propre malheur qui surprend. Au minimum, pour ne pas se faire trop de mal, ils s’insensibilisent à leurs propres souffrances comme à celles des autres, et s’amputent par là-même de la sensibilité au plaisir et au bonheur, de la possibilité de les partager.

C’est aussi que les humains ne supportent probablement pas que la souffrance ou le malheur soient absurdes, dénués de toute signification. Ils préfèrent qu’ils soient la punition d’on ne sait quel tort, où la conséquence d’on ne sait quelle erreur, qui permette de l’imputer et de l’expliquer, plutôt que d’accepter que cela arrive, parfois, comme quelque chose d’absurde et de bête à pleurer. C’est là un vieux fond de croyance archaïque, par lequel on croit magiquement que la répétition du mal (la punition) pourra l’annuler. Le scandale de l’existence du mal, dans un monde créé par un Dieu bon et puissant, est apparu récemment, au début des Lumières. Peut-être est-ce l’arrivée massive de l’opium dans la pharmacopée, parce qu’on a pu déserrer l’universelle étreinte de la douleur, qui a permis d’en parler?

Mais peut-être est-ce la prédication protestante ou janséniste de la grâce, parce que celle-ci apparaissait encore plus absurde que la douleur ou le plaisir, qui a permis de parler de la souffrance inutile, et donc de la combattre. De Job à Jésus, n’est-ce d’ailleurs pas le coeur de nos traditions que ce refus, avec la dernière énergie, d’une souffrance en quoi que ce soit considérée comme une rétribution? Comment d’ailleurs combattre ce qui n’aurait pas d’expression audible ni de plainte? Car quand on aura fait tout ce qu’on peut pour éliminer le mal que l’humain fait à l’humain, il restera une souffrance pure, qu’il faut bien exprimer telle quelle si l’on ne veut pas l’imputer à d’autres, ou à soi-même, et faire ainsi du malheur en plus. On ne se penche d’ailleurs que sur la douleur de ceux qui peuvent se plaindre: ceux qui sont au-dessous du seuil où l’on sait se plaindre (exprimer la plainte, lui donner des formes audibles) paraissent trop durs, trop insensibles. Est-ce cette morale du maître et de l’esclave que nous voudrions voir triompher? Et pourquoi voulons-nous à ce point faire notre propre malheur?

Paru dans La Croix

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)