« Face aux nouveaux conflits démocratiques : Démocratie, durabilité et conflictualité »

Ce qui donne à penser, dans les événements récents qui ont ébranlé l’ensemble de la représentation politique, c’est le sentiment qu’au fond on le savait, mais que l’on n’en avait pas tenu compte. C’est donc le sentiment que nous pourrions très bien oublier l’événement, reprendre notre bonne vieille opposition socialistes-gaullistes (démocrates-républicains), sans tenir compte d’un avertissement que l’on a pourtant déjà entendu dans bien des pays du monde. La quasi-unanimité républicaine ne garantit rien à cet égard. Nos élites, tant de gauche que de droite, sont bien campées soit dans leur gestion technocratique et leur assurance d’être les bons ingénieurs de la société, soit dans la démagogie de la dénonciation des pouvoirs établis (tous pourris). Ce sont les plus intelligents, les plus hâbleurs ou les plus sexy, parfois même les meilleurs jusque dans la révolte ! Aussi devons-nous cesser de croire avoir affaire à une crise de la représentativité : le miroir qui a été tendu par les électeurs est assez représentatif de la problématique dominante, dans laquelle les uns se gardent la maîtrise des questions prioritaires, et les autres se gardent la gestion responsable des affaires : magnifique partage, et qui place les uns comme les autres hors discussion !

De nombreuses réflexions ont pourtant fusé, ça et là, et nous avons éprouvé presque physiquement la fragilité de la démocratie. Celle-ci n’est pas chose que l’on puisse considérer comme acquise à l’égal d’une technique universelle. Elle n’est pas chose dans laquelle on puisse s’installer et du haut de laquelle on puisse donner des leçons. Les enfants de la démocratie ne sont pas forcément démocrates. Les défenseurs de la démocratie peuvent aussi être ses fossoyeurs. Nous avons senti qu’elle devait être réinventée à chaque génération, dans le cadre d’institutions auxquelles on demande d’enjamber les générations, d’assurer une certaine durabilité. Nous avons senti qu’elle devait être repensée ensemble, au travers de chaque nouveau conflit, en prenant le temps parfois douloureux de la formulation des différends, sans croire tout de suite qu’on les connaît. Je voudrais ici juste m’attarder sur ces deux points d’une démocratie capable d’assurer le remplacement des générations de manière équitable, et d’autoriser la formulation de conflits inédits, souvent refoulés.

La société française a exprimé une demande de sécurité. Je ne suis pas sûr que cette demande doive être placée face à la seule délinquance : elle véhicule une inquiétude plus générale pour les enfants qui grandissent, leurs études, leur environnement, leurs insertion future. C’est aussi la demande de ceux qui voudraient transmettre à leurs « héritiers » un minimum d’assurance pour la suite. Ce n’est donc pas seulement la droite sécuritaire qui répond à cette demande, c’est le projet devenu aussi celui de la gauche de renforcer la filiation, la transmission générale des valeurs, la reproduction. Le président a été élu sur cette image paternelle et rassurante. Mais l’idée même de « durabilité » qui a fait florès dans les conceptions de l’écologie politique n’est pas sans rapport avec ce thème.

Ce qui me semble inquiétant ce serait d’appuyer la démocratie sur les seules couches sociales qui ont un patrimoine à rassurer, les autres, ceux qui n’ont rien que leur travail précaire ou leur chômage, ceux qui sont livrés à l’anxiété de se sentir jetables, ceux qui se sont sentis abandonnés, inutiles à la reproduction et à la transmission, pouvant sans grand risque être laissés pour compte. Mais il y a un noyau légitime à cette demande : c’est celle d’institutions plus durables que les citoyens passagers que nous sommes tous, qui puissent nous « autoriser », et entraver tout pouvoir qui laisserait l’autre sans contre-pouvoir. Tout ne peut pas être contractualisé, sans que les forts (ceux qui ont beaucoup de connexions) résilient sans crainte leur obligations envers les faibles (ceux qui ont peu de connexions, qui y sont attachés parce qu’ils n’ont rien d’autre). Que serait une démocratie incapable d’autoriser les plus faibles à montrer de quoi ils sont capables, et de dévoiler qui ils sont vraiment ?

La société française a également exprimé une demande de conflictualité. Je ne suis pas sûr qu’il faille tout de suite désigner les nouvelles inégalités issues de la mondialisation, la grogne ou le désarroi que cela entraîne. Bien sûr les réactions isolationnistes qui hérissent une planète globalisée expriment ces inégalités, mais pas toujours ; et de même que l’on peut voir des électeurs de communes très protectrices voter « sécuritaire », il peut y avoir des populations objectivement avantagées par la mondialisation et qui grognent contre. C’est que nous avons tort de ne penser qu’aux inégalités, aux injustices qui devraient être corrigées. Loin de moi l’idée de les nier, mais ce faisant nous oublions une notion essentielle à la pensée politique du 19ème siècle, celle d’aliénation : le travail de dévoilement de l’aliénation est non moins essentiel à la formulation des conflits profonds, souvent cachés par les conflits établis, refoulés au point d’en devenir violents, or la mondialisation est souvent vécue comme une aliénation. La gauche européenne n’a pas encore mesuré l’échelle de ces questions.

Une autre notion a fait son apparition récemment, qui complète celle du conflit apparaissant sur des inégalités : c’est celle de l’humiliation. Car il peut ne pas y avoir d’inégalité réelle, économique par exemple, ou d’inégalité juridique devant la loi, et toute une partie de la population, par exemple marquée par son origine ethnique, ou vouée à des métiers physiques peu valorisés, peut se sentir humiliée. Le conflit des images de soi et des autres, le conflit des formes de la reconnaissance, qui n’est pas réductible à la rétribution, tout cela décrit de nouveaux terrains où peuvent apparaître des « différends », des conflits d’autant plus graves qu’ils n’ont même pas de langage pour se dire. Que serait une démocratie incapable de soutenir un désaccord optimal, un désaccord dans lequel les uns et les autres se reconnaissent vraiment ? Face à ces deux questions fondatrices, la démocratie doit bouleverser jusqu’à son imaginaire.

Paru dans Témoignage chrétien, n°3015, mai 2002.

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)