Bientôt le sommet de Johannesburg sur l’environnement et l’avenir de la planète. Les Européens vont arriver à la conférence pleins de bons sentiments et de morale planétaire. Mais si l’on considère qu’en Europe de l’Ouest 41% du pétrole s’envole dans les transports, et autant en énergie thermique, on mesure l’ampleur du désastre. Notre civilisation entière flambe au pétrole, pourtant issu de millions d’années de vie au soleil : sous forme d’une fabuleuse différenciation de matériaux vivants fossiles, ce sont les accumulateurs de notre planète que nous dilapidons, sans voir que le pétrole est, à l’échelle du système solaire, plus précieux que le verre ou l’aluminium, plus rare que l’eau et l’or.
Ce sentiment m’habite depuis de longues années et à chaque crise pétrolière j’espère un grand réveil : mais le prix du baril restant désespérément bas, on se prend à craindre que seule une déflagration militaire dans le Golfe, comme une ruse terrifiante de l’histoire, puisse nous rendre soudain un peu plus sages. Le baril de pétrole à 500 dollars est peut-être simplement et immédiatement raisonnable, si l’on tient compte du coût réel de notre conduite pour un futur proche.
Les Américains, pour leur part, arriveront à la conférence de Johannesburg avec leur certitude d’être « la seule voie» de l’avenir civilisationnel, et avec le pragmatisme qui leur a permis concrètement d’y faire croire les autres. Ils vont déployer leur logique utilitariste des « permis de polluer », qu’ils supposent acquis de naissance à tout être humain, mais qu’ils estiment pouvoir être achetés et vendus. Peut-on vendre son droit de respirer ? Peut-on vendre le droit de respirer de ses enfants ?
Mais soit. Prenons la logique américaine au mot, essayons d’aller à l’essentiel et d’en tirer une maxime qui puisse servir de plate-forme de discussion, pour une sorte de nuit du 4 août des privilèges planétaires. On pourrait dire que tout être humain, de naissance, dispose d’un droit d’habiter, doublé d’un droit de se déplacer. L’un n’existe pas sans l’autre. Ce sont deux orientations fondamentales : la demeure, abri, habitat ou habitus, institution et lieu, d’une part ; la possibilité animale d’aller voir ailleurs si on y est, les figures du désir qu’engendre un simple déplacement, les métaphores qui déplacent les montagnes, d’autre part. Pas d’humanité sans cette double et merveilleuse faculté — nous punissons nos prochains en leur interdisant l’un et l’autre, ensemble.
De nos jours, nous abusons de la seconde. Nous avons besoin de déplacement comme d’une drogue, et il nous en faut de plus en plus : qui pourrait rester au même endroit pendant des mois, ne se déplaçant qu’à pied, sans avoir bientôt le sentiment d’étouffer ? C’est qu’alors au moins la vie a un sens ! Peut-être envions-nous le jour où l’on pourra se déplacer par ubiquité et commutation instantanée, mais que deviendra alors l’identité des personnes déplacées — en général qu’est–ce que l’identité d’une personne déplacée ? Qu’est qu’une société entièrement faite de personnes déplacées ? Et puis il n’y a pas d’acquis sans perte : l’invention de la voiture est en train de faire perdre leurs jambes à une proportion notable de membres de notre espèce, et le déplacement généralisé signifie aussi l’abolition du dépaysement. On peut même se demander si le temps n’accélère pas avec la densité et la vitesse des êtres soumis à déplacement !
Pour aller jusqu’au bout de la logique utilitaire, je propose simplement que nous accordions à chaque habitant de la planète, de naissance, un droit de déplacement — éventuellement chiffré pragmatiquement en équivalent tonnes pétrole. Ces droits ou ces permis, que l’on pourrait stocker sous forme de points sur une carte à puce, seraient partiellement rachetables à l’échelle d’une région, d’un pays, de la planète. La mesure que je préconise ici, on le voit, est au fond moins économique que critique, destinée à corriger les méfaits de l’économie : c’est pourquoi il est si important qu’il reste une part inaliénable, que l’on ne puisse ni acheter ni vendre. Mais je crois urgent de cesser de dissocier les principes moraux inaliénables et la logique vénale qui en attendant mène le monde et en abuse.
Paru dans La Croix le 23 août 2002
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)