« Nous ne payons pas assez d’impôts »

Entre les giboulées et les éclaircies de mars, nous jetons parfois un coup d’œil à notre déclaration de revenus. Il ne nous reste plus que quelques jours pour la remplir, et nous espérons avoir au fur et à mesure bien mis de côté les pièces qu’il nous faudra rassembler. Dans la rue les marchands de journaux étalent les magazines qui nous aident à calculer, à ruser, à déclarer le moins possible. C’est devenu un sport national, je soupçonne qu’il y a même des championnats. Chacun se vante de ses victoires sur le fisc.

Le lecteur me voit venir, je ne me reconnais pas dans l’attitude que je viens de décrire, elle me dégoûte un peu. Il m’est souvent arrivé de ne pas soustraire les sommes que j’aurais pu mentionner dans ma déclaration, mu par le sentiment que vraiment je ne paye pas assez d’impôts, que je serais prêt à payer plus encore pour tout ce que les services et les biens publics offrent, à moi et à d’autres, à nous tous.

Cependant je ne voudrais pas ici donner une leçon de morale idéaliste. Ce que je veux dire, en affirmant que nous ne payons pas assez d’impôts, c’est que nous sommes dans un des pays développés où l’impôt direct, qui est l’impôt le moins injuste, est le plus bas. On insiste sur les performances économiques, mais la qualité de l’environnement, au sens le plus général aussi des écoles et des routes, de la santé publique et des communications, est une condition de compétitivité à long terme plus importante qu’on ne le croit — sans parler de tous ces « immatériaux » qui font la courtoisie, le plaisir partagé d’être de faire des choses ensemble, et qui sont peut-être le vrai cœur de l’économie et de nos sociétés.

Ce que je veux dire, c’est que les mêmes qui se vantent en privé d’échapper au fisc sur tel ou tel point, vont vitupérer en public, la corruption des élus et des responsables politiques, sans voir un instant leur contradiction immorale. Ce que je veux dire, c’est que les impôts reposent ainsi sur une petite partie des revenus, tous ceux qui en ont les moyens organisant à leur échelle leur petit paradis fiscal — l’enfer pour la solidarité.

Ce que je veux dire c’est qu’on pourrait amener les contribuables à sentir davantage la dimension politique de leur acte : contribuer au budget commun, c’est consentir à l’infini endettement mutuel qui tisse les liens sociaux, et cela pourrait être un choix. Je paye mes impôts, mais j’indique les dépenses qui seraient à mon avis prioritaires. Je fais de ma contribution un bulletin de vote, une indication pour les arbitrages budgétaires, une répartition préférentielle de ma contribution, qui me rend un peu plus conscient et co-responsable des choix effectués réellement par l’État.

Ce que je veux dire c’est qu’il ne s’agit pas ici de choses que de pauvres arguments comme les miens puissent changer. « Il est bon d’échapper aux impôts » n’est pas un mot d’ordre susceptible d’être ébranlé par une argumentation morale ou politique : c’est une de ces présuppositions admises et indiscutables, comme l’idée que « la pauvreté est le plus grand malheur ». Seul un bouleversement poétique dans notre perception du monde et de la vie pourrait les déplacer. La foi seule peut déplacer de tels lieux communs.

Paru dans La Croix le 31/03/04

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)