Texte intégral de l’habilitation (1999) – L’intervalle éthique du courage et du pardon

L’intervalle éthique du courage et du pardon

Prélude
Le problème éthique

1. Le problème étroit de philosophie morale posé ici par la tentative même d’y répondre, est celui de l’intégration d’une pluralité de “postures” morales, apparemment incompatibles entre elles, mais qui forcent toutes le respect, dans la même gamme de variations eidétiques[1]. Comme s’il s’agissait de variations sur la même idée éthique, d’interprétations rigoureusement possibles, et compossibles, de la même obligation. Le propos n’est pas de réduire ces variations pour ramener toutes les morales au même motif fondamental[2]. L’hypothèse qui m’a paru la plus élégante consistait au contraire à explorer ces variations dans leur plus grande amplitude, à chercher la règle de leur dérive, de leur diversité même. Et sur cette gamme, on s’est attardé particulièrement à deux limites, celle de courage et celle du pardon. Je voudrais d’abord expliciter pourquoi.

Courage et pardon sont placés chacun en figures de proue de morales que tout présente comme durablement antagonistes: l’une plus stoïcienne et l’autre plus “religieuse”; l’une qui exalte la confrontation et l’essai de soi, et l’autre qui préfère le dévouement et l’effacement de soi; l’une davantage campée dans la morale “antique”, et l’autre davantage dans la morale “chrétienne”. Mais aussi: l’une plus centrale chez Kant, et l’autre plus centrale chez Hegel[3]; l’une mieux illustrée par Nietzsche et l’autre mieux illustrée par Schopenhauer, etc. Cette grande opposition, prise dans des débats dont je n’ignore pas par ailleurs les profonds décalages, je tenterai de la raccorder à l’une des grandes polarités qui travaille la morale contemporaine, entre l’insistance mise par les uns sur la responsabilité du sujet, sa capacité propre, et l’insistance mise par les autres sur sa fragilité, son impuissance. Le postulat de la responsabilité humaine me semble à la base de toutes les philosophies du contrat, au sens fort du terme, et il correspond aujourd’hui plutôt à un individualisme optimiste; c’est lui également qui fait croire que l’on peut tout contractualiser, et que chacun est responsable de ce qui lui arrive. Le postulat de la fragilité humaine me semble à la base des philosophies de l’autorité, et il correspond plutôt au sens des institutions; mais c’est lui qui fait croire au caractère indépassable des hiérarchies protectrices, capables de soulager les individus de leurs malheurs. Il m’a toujours paru essentiel de tenir ensemble ces deux insistances, en les corrigeant l’une par l’autre, en les retenant l’une par l’autre[4]. Le premier motif pour choisir le courage et le pardon est donc qu’il s’agit probablement de l’un des exemples où l’hypothèse initiale (que ce sont des figures-limites de la même variation) est la plus difficile à vérifier, et y devient ainsi plus probante.

Le second motif est que l’intervalle entre ces deux limites est occupé par diverses interprétations de la même règle de l’échange, de la même obligation à échanger. Ce sont autant d’interprétations de la justice, prise ici en plusieurs acceptions, sur plusieurs registres dont je souhaite montrer la profonde cohérence. A cet égard, le courage et le pardon apparaissent comme des figures exceptionnelles, atypiques, et même à certains égards “amorales”. Ce n’en sont pas moins, à l’égard de cette règle, des anomalies “normales”, des positions-limites de variation ou de vibrations de la même corde. Un peu comme les métaphores sont des anomalies normales de la vie du langage. Et c’est bien sur ces limites que l’on peut définir l’entière variation. D’où la présente insistance sur la règle et les obligations de l’échange à partir desquelles nous avons défini le courage et le pardon, plutôt que les accorder ou les opposer immédiatement dans la dualité de leurs “bons” sentiments, ou de leur inaccessibilité aux conditions de l’échange humain ordinaire[5]. On verra que cette approche permet de ne pas se contenter de combiner à l’infini les différentes syntaxes des règles de justice, à partir de leurs présuppositions admises, mais d’élargir l’imaginaire commun, de bouleverser l’horizon des attentes et d’agrandir l’espace des expériences partagées[6]. Ce sont ces limites que hantent le courage et le pardon, et c’est sur ces marges, en effet, que s’organise ou se réorganise l’ensemble de la morale.

Un troisième motif de cette présentation du problème éthique à partir de ces limites tient justement à l’évocation de ce passage de La plaisanterie où le narrateur de Kundera, plongé dans l’obscure inhumanité d’un camp de prisonniers, raconte comment s’accoutumant à cette pénombre, il finit par percevoir de l’humanité là où il n’en avait pas vu auparavant. Discerner le courage, la fidélité, la justice, l’urbanité, le pardon, là où de prime abord on ne les voit pas, accoutumer nos regards et nos jugements à voir de la morale là où spontanément nous n’en voyons pas, m’a paru une tâche urgente pour un moraliste qui ne chercher pas à démoraliser[7]. On trouve une idée semblable dans les réflexions de Hannah Arendt sur Lessing, traitant « de l’humanité dans de sombres temps » et parlant à l’inverse, comme les prisonniers de la Caverne retournant à la lumière, « des yeux aussi habitués à l’obscurité que les nôtres » et de leurs difficulté à discerner les différences de lumières[8]. Comment retenir ce qu’il y a de teneur éthique, de règle morale ou de sagesse pratique dans les expériences les plus ordinaires et les plus quotidiennes de nous tous? A cet égard, rien n’est plus encourageant que la pluralité cohérente des postures mises en scène par P. Ricoeur dans Soi-même comme un autre. Chacun peut y trouver un profil ressemblant à ce qu’il recherche ou à ce qu’il fuit, y reconnaître à quoi il passe son temps. Or la “visée “éthique”, la “norme morale” et la “sagesse pratique” définissent pour le sujet éthique des régimes de temporalité différents. C’est déjà très net quand on examine de près les locutions temporelles, les expressions du temps préférées par ces différents régimes: jusqu’à quand, avant que, tant que, encore, plus jamais, en attendant, cependant, maintenant, désormais, formulent ces différents rapports au temps. C’est encore plus net si on approche ces trois manières d’exposer le problème éthique des genres littéraires qui en sont caractéristiques. On pourrait prendre exemple chez Stanley Cawell, avec son analyse des genres filmiques, de la comédie hollywoodienne ou du lyrisme d’un monde « projeté » lorsqu’enfin on ne se vante pas du plaisir qu’on y montre. On pourrait, avec Ricoeur encore, prendre exemple dans le champ biblique: l’antériorité de la “Torah”, d’une Loi racontée comme toujours-déjà-là, s’oppose au temps brisé par l’imminence, celui de l’irruption prophétique qui rappelle les promesses oubliées, comme à l’éternelle quotidienneté d’une sagesse qui dit simplement la gratitude ou la plainte[9]. Au-delà de la cohérence pragmatique, ou simplement désirée, qui nous interdit de valser d’une éthique à l’autre au gré du moment, qu’est-ce qui permet de tenir cette diversité éthique de nos rapports au temps, c’est-à-dire aussi au monde, aux autres, et à nous-mêmes[10]? C’est à ces questions que la méditation qui suit s’attache.

2. Comment allons-nous procéder? Ce que nous voudrions rendre intelligible, c’est le fait que le sujet éthique puisse avoir des rapports au temps différents, non seulement au long de son existence, mais dans le déploiement de la moindre action ou de la moindre sensation. Celles-ci commencent, persévèrent, s’achèvent; parfois elles ont déjà commencé avant qu’on s’en aperçoive, et parfois elles n’en finissent jamais, même quand on voudrait n’y plus penser. Du même coup, nous aimerions rendre intelligible les perpétuels décalages entre les sujets, qui font que les uns commencent quand les autres achèvent, s’approchent quand les autres s’éloignent, persévèrent quand les autres renoncent et que personne n’est au même moment de la même histoire. Comme si nous étions des Curiaces que le temps défait un à un. La brève éthique ici décrite correspond à une méditation sur notre condition temporelle, sur le temps et sur l’espace que nous habitons, entendus comme l’intervalle dans lequel s’exerce notre existence éthique.

Cet espace d’apparition, où nous comparaissons avant de disparaître, et que nous pourrions simplement appeler notre « monde », n’est justement pas évident. Il ne se déploie que par la double-aptitude des êtres à différer: 1) entre ce qu’ils reçoivent et ce qu’ils donnent, et qui prend figure dans la génération; 2) entre eux, dans leurs manières d’interpréter le même événement. C’est ce double intervalle qui constitue le monde, et plus les êtres diffèrent et plus il y a monde. Hannah Arendt me précède dans cette conception du monde comme ce qui « s’étend entre les hommes ». Elle reproche aux hommes de notre temps de faire trop facilement usage de la faculté de se retirer du monde, car « avec chaque retrait de ce genre, se produit une perte en monde presque démontrable; ce qui est perdu, c’est l’intervalle spécifique et habituellement irremplaçable qui aurait dû se former entre cet homme et ses semblables »[11]. Dans les temps obscurs qui sont les nôtres, on pourrait en effet imaginer des Socrate assez courageux ou assez cléments pour être « bons » tout seuls, retirés du monde[12]. H.Arendt montre comment la persécution a pu parfois rapprocher les victimes au point qu’il n’y ait plus de place entre eux pour le « monde », et que leur compassion les décharge du souci du monde et de ses conflits. Si la pluralité humaine se réduisait à l’unité de l’espèce humaine, « le monde, qui ne se forme que dans l’intervalle entre les hommes dans leur pluralité, disparaîtrait »[13].

Mais revenons au temps, qui sera notre fil conducteur. Dans son essai Du Temps[14], Norbert Elias estime que nous croyons au temps des horloges comme jadis on croyait aux esprit des masques: on sait que non seulement la mesure, mais le temps lui-même est une construction sociale, une intégration progressive et coordonnée de processus différents et hétérogènes; et pourtant nous croyons au temps comme à un cadre objectif, par une sorte d’illusion transcendantale[15]. Sa thèse que le temps est relatif, qu’il mesure une mise en relation, même si elle se présente comme anti-philosophique (les figures de la philosophie par lui évoquées sont obsédées par la dualité sujet-objet), mériterait d’être confrontée soigneusement à des projets proprement métaphysiques comme celui de Whitehead[16], ou celui de la Monadologie de Leibniz, dont on trouvera quelque écho dans les réflexions qui suivent. Mais ce que nous chercherons plutôt ici, au départ, c’est à penser le temps comme une relation qualifiée, comme la qualification d’une différence, d’un écart, d’un intervalle.

Le premier intervalle que nous allons examiner concerne la différence entre ce que les êtres reçoivent et ce qu’ils donnent. En différant ainsi ce qu’ils reçoivent, les êtres se temporalisent. Et du même mouvement, ils diffèrent les uns des autres. Le second intervalle que nous allons examiner désigne un rythme éthique selon lequel tout être cherche un jeu maximum, un échange maximum avec son environnement, avec son monde; mais rencontre une limite après laquelle il cherchera à revenir à un échange plus simple, au jeu auquel il s’attache et dans lequel il ne cherche plus à différer davantage. Ce sont deux brefs coups de sonde pour explorer le même intervalle temporel déplié diversement. Au long de ces deux examens, nous nous attarderons particulièrement au rapport au temps impliqué par le courage et à celui impliqué par le pardon.

Le sujet du pardon a affaire au temps, pensons-nous, ne serait-ce que parce qu’il est confronté à l’irréversible, à l’irréparable; il ne peut ni s’en souvenir comme d’un passé déposé, ni l’oublier car c’est un passé qui ne passe pas. Et pourtant, en reconnaissant l’irréversible, il ne surenchérit pas sur lui; il n’en rajoute pas; il l’arrête. Le sujet du courage a affaire au temps, également, par exemple dans l’initiative qui commence quelque chose et lance une promesse en dépit de l’imprévisibilité; ce faisant le sujet du courage se distingue en s’isolant, par une sorte d’écart, de séparation d’avec soi-même, qui lui donne une temporalité singulière. Notre propos sera de montrer en quoi le courage et le pardon sont des variations-limites du même intervalle temporel[17]. Et notre propos se tient dans cette démonstration, que le même sujet éthique, dans une variation réglée et cohérente, est capable de ceci et de cela, de courage et de pardon.

Ma démarche ainsi sera analogue à celle de l’historien, cherchant à comprendre ce que les gens ont vécu, qui ne se met pas simplement en tête de trouver l’invariant ou la moyenne, mais la gamme, la variation imaginative et pratique des interprétations qu’ils ont fait de leur contexte, cherchant eux-mêmes (ces acteurs) à savoir qui ils sont, à se distribuer les rôles, à comprendre ce qu’ils font plongés eux-mêmes dans le conflit de leurs interprétations. De ce point de vue, il ne serait pas exagéré de rapprocher la notion micro-historique d' »exceptionnel normal » de la fonction de la métaphore dans les variations imaginatives chez Ricoeur: une anomalie normale de la vie du langage. Pour comprendre l’irréversibilité du passé historique, il ne suffit pas d’emboîter des temporalités et des causalités d’échelle différentes, il faut comprendre que les êtres du passés ont eux aussi eu affaire à l’irréversible, comme ils ont eu affaire à l’imprévisible. Et que sur cela aussi ils ont différé parce qu’ils ont dû l’interpréter.

SECTION I
L’obligation de différer: le temps éthique

3. Que les différentes attitudes ou orientations éthiques, jusqu’au courage et au pardon compris, soient des variations de la même gamme, des interprétations diverses de la même obligation, m’interdit de commencer par penser le courage et le pardon au-delà de toute obligation, dans la gratuité d’un don pur, inconditionnel et quasi-impossible[18]. Cela ne nous empêchera pas de travailler ensuite sur cette limite.

Il en est ainsi du temps. Que le temps nous soit “donné”, nous n’en savons rien, hormis le fait que nous l’interprétions, ce temps, de façons extraordinairement diverses. Nous ne savons pas ce qui nous est donné, mais la diversité de nos façons de le rendre, d’y répliquer, manifeste l’importance de ce qui nous est par là donné. Poursuivons un instant sur cette ligne de l’obligation de recevoir et de l’obligation de rendre[19]. Si l’obligation de recevoir s’accompagne de la double obligation de rendre, après un certain laps de temps, c’est-à-dire en différant dans le temps, un présent différent (car on ne rend pas immédiatement un présent identique), on peut y voir l’une des formulations centrales de la règle de l’échange qui nous intéresse, étendue à l’ensemble de la condition éthique.

Cette entrée en matière, nous l’avons déjà signalé, est très proche de celle exprimée par Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne, quand elle cherche à définir l’action et la parole. Au simple fait d’être né, dit-elle, nous répondons par l’initiative, l’action, la capacité à rompre et à commencer nous-mêmes quelque chose de neuf. Nous laisserons pour le moment entre parenthèses le fait que le pardon soit pour elle aussi du domaine de l’action, c’est-à-dire le contraire d’une réaction prévisible: un commencement[20]. Mais comme tout don, le fait d’être né demande à être interprété, c’est-à-dire à la fois accepté, reçu, approuvé et approprié, et rendu, non pas tant “en retour” qu’à son tour.

Ouvrons ici une parenthèse, utile pour comprendre la voie que je n’ai pas choisie. Cette appropriation est une des choses les plus difficiles. Car elle suppose en même temps une sorte de dépropriation[21]. D’un côté en effet, pour être un don, il faudrait que le donateur oublie qu’il donne en donnant; non seulement qu’il ne le fasse pas avec ostentation comme un signe de puissance, mais qu’il n’en ait pas même l’intention, la conscience, qui suffirait à son “salaire”[22]. De cela encore Sénèque convenait: “l’un doit oublier à l’instant qu’il a donné, l’autre n’oublier jamais qu’il a reçu”[23]. Mais Derrida objecte que celui même qui reçoit le don, si c’est vraiment un don, ne doit pas davantage s’en apercevoir, sinon il contracte une dette symbolique, une “obligation de gratitude” (contradictoire). Bref, des deux côtés le don ne doit pas “apparaître”, ne doit pas se “présenter”, il doit rester à l’insu, un événement, un “il y a”, une donation mais absente, dérobée. On le voit, Derrida cherche à sortir le don de la logique de l’échange et de l’économie où Mauss et ses commentateurs l’ont mis. Mon propos est inverse, non que cette voie me semble stérile ou fermée, mais parce que c’est justement mon intention que d’interpréter le courage et le pardon (qui ont affaire étroitement avec cette question du “don”) dans les limites et comme les limites des variations de la même obligation de différer. Mais j’ai une autre raison, quant à celui qui reçoit le don, pour parler néanmoins de gratitude, d’approbation, d’appropriation[24]. Marie Balmary observe que celui qui ne peut pas s’approprier le don qu’il a reçu, qui ne le reçoit pas comme un don mais comme un prêt, comme une dette, ne peut le transformer, l’interpréter vraiment; il vaut alors mieux pour lui qu’il lui soit retiré, et le donner à celui qui peut accepter le don comme tel et en faire autre chose[25]. Nous reviendrons ultérieurement sur cette limite, grâce ou obligation d’interpréter le don premier, le présent, le monde de la vie ou le soleil de la grâce, selon la forme qu’elle peut prendre, et qui n’est évidemment pas indifférente à l’économie qu’elle détermine.

4. Nous avons déjà en germe quelque chose qui ressemblera à ce qu’on appelle courage et pardon. En effet, c’est bien du courage que de répondre au fait d’être né par l’action, par la parole, par le fait de créer, de commencer quelque chose. C’est du courage que de se sentir “obligé” du seul fait d’être là, et non pas obligé à la gratitude, ce qui est en effet contradictoire et simplement absurde[26], mais éprouvant la gratitude comme ce sentiment même d’être “obligé”, de pouvoir rendre grâce, de pouvoir librement disposer du “présent”[27]. Ce courage de l’approbation première par laquelle nous répondons au fait d’être là en disant tantôt quelque chose comme “c’est bon”, “c’est si bon”, et tantôt quelque chose comme “c’est moi”, “me voici”, est courage de lancer, de tenir, ou de rappeler une promesse.

Mais d’un autre côté, il est difficile de répondre au fait d’être né par l’initiative de commencer, de faire naître, sans répondre au fait de devoir mourir par la tentation de la destruction, de détruire tout ce qui nous semble gâché, blessé à mort, tout ce qui nous semble mortel. C’est à cette difficulté que fait face le pardon, qui ne surenchérit pas sur le mal, sur le terrible, c’est-à-dire sur ce qu’il y a de proprement irréversible dans le malheur, qui ne répond pas au fait qu’il y a de l’irréparable en ajoutant un acte irréversible qui croirait ainsi pouvoir ne pas seulement subir l’irréparable mais en faire son acte. Si la souffrance n’est pas seulement un jeu, mais quelque chose d’irrémédiable, quelque chose de tel qu’après ne pourra plus jamais être comme avant, si la souffrance est l’impossibilité de se détacher désormais de la souffrance[28], le pardon nous détache de l’obligation d’y répondre. Il en prend acte, simplement. Il brise le sortilège de l’irréversibilité, et rend possible, dans la mortalité même, la gratitude d’être là, et le courage de commencer encore, ou de voir autre chose commencer.

Précisons encore. Le courage et le pardon qui nous intéressent supposent la capacité à différer, disions-nous: à tenir un intervalle qui marque la différence entre ce que nous recevons et ce que nous donnons, entre ce que nous trouvons et ce que nous laissons, entre ce que nous sentons ou subissons et ce que nous faisons ou agissons. Le courage de différer, ainsi, d’interpréter différemment la situation, le courage de répondre c’est-à-dire de différer d’une manière ou d’une autre, suppose aussi le pardon comme une réponse limite, qui marque la différence entre ce que nous recevons et ce que nous donnons en ne répondant pas, en déliant toute obligation[29]. Entre ce point du courage où l’on commence à différer et ce point du pardon où l’on cesse de différer s’ouvrent toutes les variations imaginables, qui sont des variations sur la même obligation éthique, et qui sont des variations sur le temps.

5. Car dans cette méditation, la différence entre ce que les êtres reçoivent et ce qu’ils donnent, l’écart et la relation entre les deux, suffit à penser la temporalité. Ceci est valable pour tous les êtres, depuis la poussière, et jusqu’aux sujets éthiques, aux êtres qui désirent être. Platon proposait de définir les êtres par la capacité à agir ou à subir sur les choses même les plus insignifiantes[30]. Pour le sujet éthique qui nous concerne, la temporalité n’est pas un “présent” absent ou imprésentable: c’est d’abord et simplement cette différence, cette capacité à différer, cet intervalle[31]. Une bille d’acier rend le choc qu’elle reçoit en différant assez peu. Les lichens interprètent déjà beaucoup plus les éléments qui leur sont donnés, et qu’ils savent transformer avec une tenace élégance. Il est peu probable qu’un tigre réagisse à un coup de pied ou aux embruns comme une bille d’acier ou un lichen. Et ne parlons pas des enfants. Ainsi les échelles du temps, les temporalités spécifiques engendrées par cette “differance”, varient-elles, et les humains, les peupliers, les villes, les éphémères, les bouteilles en plastique, les poussières ou les étoiles ont des gammes incommensurables, dans leurs variations sur ce thème. Et d’autant plus que ces « espèces » autorisent de variations individuelles. On peut dire que chaque être ainsi a sa longueur d’onde, son profil temporel spécifique caractérisé par sa manière de différer. On peut dire que le répondre, le “rendre grâce”, la gratitude dont nous faisons ici le surgissement même de la temporalité se décline toujours déjà dans une infinie diversité, car chaque être a sa manière unique de répondre, qui le distingue des autres[32]. Et parmi les êtres vivants, c’est-à-dire les êtres qui désirent être, on peut dire que chacun à la fois comporte un désir de différer, qui peut être encouragé, mais comporte aussi une limite spécifique à sa capacité de différer, un point à partir duquel il cesse même de désirer différer. Et c’est le jeu entre ce désir et cette limite qui règle sa longueur d’onde, qui règle ses échanges avec son monde, qui règle ses variations. On pourrait dire que plus il y a différer plus il y a monde, dans les limites de la compossibilité. L’augmentation de l’intervalle est une augmentation du monde, comme s’il s’agissait de multiplier les points de vue, les possibilités de surprendre le monde, sur le vif. Le monde ici, à la différence du monde au sens de Hannah Arendt, n’est pas seulement l’espace public d’apparition par lequel elle définit la cité humaine. C’est le monde physique et le monde vivant, également qui apparaissent dans l’intervalle comme dans un jardin, dans un espace du paraître et de la parure.

Pour resserrer encore mon sujet, je voudrais maintenant déplier deux modulations de l’obligation de différer qui sont deux modulations de la temporalité. Ensemble ces deux modulations me semblent caractéristiques de la condition humaine, de ces êtres qui désirent être et qui ne savent pas ce qu’ils désirent. Nous.

6. Attardons-nous d’abord à cette observation toute simple, qu’un “présent” m reçu par x donnera lieu à une réplique différée et différente, n. Ce décalage, disions-nous, est constitutif de la temporalité propre de x: cette temporalité est marquée par la capacité propre à x à “intriguer”, à “retarder”, à donner du temps, à produire un écart. On peut dire que le sujet éthique se marque à cette capacité à nouer une intrigue entre ce qu’il subit et ce qu’il agit, une intrigue qui le définit. Parlant du “retard apporté par l’existant à exister”, Lévinas observe que “ce retard constitue le présent”. Cette remarque sur la fatigue d’être[33] tient à l’idée que l’existence traîne un poids, le fait d’être déjà là, le fait d’être né, un irrémédiable décalage à son propre commencement.

Mais dans le même temps, si l’on peut dire, le temps est altération, aliénation; avec le temps on devient autre que soi-même, et on a affaire à soi-même comme un autre. Dans cet écart le sujet éthique cherche à la fois à se “maintenir” comme “ipse” malgré l’altération, dans l’altération même (c’est la promesse), et à faire place à l’autre, y compris à l’autre soi-même, à soi-même comme un autre (c’est le pardon)[34]. C’est pourquoi la temporalité du sujet éthique est du même mouvement différence entre le reçu et le donné, le subi et l’agi, écart, décalage ou retard, et réduction de l’écart par le courage de se tenir dans l’écart, de le soutenir au risque de le voir augmenter, ou par le pardon qui délie, qui efface la différence pour faire place à d’autres[35]. Nous y reviendrons, mais nous tenons ici les limites de l’intrigue temporelle par laquelle le sujet diffère l’agi du subi et l’y rapporte. Or le coeur de cette intrigue, c’est l’irréversible de la différence que le sujet éthique a introduite entre le reçu et l’agi, de la différence entre m et n[36]; c’est ce hiatus temporel, ce décalage entre ce que le sujet trouve et ce qu’il en fait. Les humains notamment sont des êtres historiques, amateurs de temps raconté: mais la relation du temps prend elle-même du temps cependant qu’elle en donne. Tout temps raconté se raconte nonobstant du temps vivant non raconté. Et cette impuissance à raconter l’inracontable, à revenir sur l’irréversible, ce retard irrémédiable, est la passion du récit[37].

Sur cette première modulation de la temporalité comme différation, comme écart, je voudrais greffer deux incidentes. La première part de l’observation que dans la moindre conversation, avec le jeu de la réponse et de la question, il se passe quelque chose de très semblable, qui en est l’équivalent ou l’approximation langagière. En effet la réponse à une question ne se borne pas à répliquer: elle interprète la question, et introduit une différence problématologique, où la question à laquelle la réponse renvoie diffère de celle qu’elle résout[38]. Autrement dit, interpréter une question serait différer la réponse, marquer la différence entre les réponses et l’interrogation à laquelle elles répondent. Et cette différence est la condition langagière, l’élément de cette conversation infinie dans laquelle nous sommes pris, dans laquelle nous apparaissons pour nous interroger, nous répondre, et nous effacer les uns après les autres. En la distinguant de la phénoménologie, Ricoeur écrit de l’herméneutique: “En quel sens ce développement de toute compréhension en interprétation s’oppose-t-il au projet husserlien de fondation dernière? Essentiellement en ceci que toute interprétation place l’interprète “in media res” et jamais au commencement ou à la fin. Nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu d’une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution”[39].

La deuxième incidente, aussi fugitive que la première, et également destinée à montrer le lien que je discerne entre les différentes parties de mon travail, est comme une fugue sur la précédente. Dans la conversation où nous apparaissons avant de disparaître, nous devons différer, distinguer entre ce qu’on nous a dit que nous étions et ce que nous disons que nous sommes. Ce point touche au fait de la génération, dont nous sommes partis. L’herméneutique, me semble-t-il, a toujours affaire à des traces, à des traditions déposées dans des institutions, des oeuvres, faites pour durer, pour donner un cadre durable à l’apparition fugace des actes et des paroles, et pour assurer une transmission, une filiation. Mais elle a aussi affaire toujours à ce phénomène que les oeuvres et les traces du passé échappent à leurs intentions initiales et sont réempruntées, réinterprétées de manière inattendue, réaménagées différemment de génération en génération, comme si on redisposait à chaque fois la demeure autrement. L’herméneutique a donc intimement affaire à l’histoire, à la temporalité, à l’irréversibilité. En on pourrait dire que l’herméneutique cherche à penser le langage et les formes de l’agir comme l’institution de la transmission en dépit du décalage irréversible des générations[40]. Comprendre la filiation, comprendre le tremblement de l’identité dans la génération, comprendre l’importance, l’épaisseur, la densité du tissu narratif par lequel nous essayons de nous dire les uns aux autres qui nous sommes, et qui nous sommes les uns pour les autres, suppose de les raccorder à cette irréversibilité de l’écart par lequel chacun diffère ce qu’il a reçu, sans pouvoir y revenir. C’est sans doute à cause de ce phénomène que les inventions morales, à la différences des inventions techniques cumulatives, sont des inventions réitératives, même celles qui ont une portée universelle: dans des contextes divers elles sont toujours à réinventer, à chaque génération, à chaque enfant qui grandit.

7. Recommençons autrement cette méditation sur l’obligation de différer, et attardons-nous maintenant sur cette seconde observation toute simple, qu’un même “présent” m reçu par x et par y donnera lieu à deux répliques différentes, n et o. Cette différence, ou plus exactement cette capacité à différer les uns des autres, est elle aussi constitutive de la temporalité propre de x et y. Car celle-ci tient à la différence des points de vue, à leur pluralité même. C’est ce que diversement Ricoeur et Lévinas ont retiré de leur lecture de la 5ème méditation cartésienne de Husserl. Dans le flux de la succession et de la simultanéité, dont la monade de l’ego constitue l’unité de compossibilité, et dont le présent s’étend ou se distend plus ou moins vers le passé et le futur, s’il n’y avait que mon point de vue possible sur le monde présent, tout, c’est-à-dire probablement pas grand-chose, serait « présent ». Tout dépendrait de moi: je pourrais accélérer ou ralentir à volonté, donc je ne sentirais pas le temps, ou plutôt ce n’est pas encore le temps que je sentirais. L’écart entre le point de vue d’autrui sur le monde et le mien, la pluralité des points de vue, je les éprouve sur le mode d’une coordination nécessaire (du successif, du simultané, du compossible, de l’incompossible), et plus fondamentalement sur le mode d’une relation, d’une relativité. Il en est de même pour l’histoire: les histoires humaines supposent les frontières, la distinction entre l’ici et l’ailleurs, entre notre histoire et votre histoire. Et l’intrigue ici suppose d’abord l’écart entre deux histoires, comme constitutif de leur historicité, de leur discordance ou de leur concorde, indissociablement[41]. Il y a temporalité, et historicité, parce que nous ne sommes contemporains les uns des autres qu’en différant, qu’en interprétant différemment les mêmes événements, de façon relativement imprévisible.

Mais il faut dire aussi qu’il y a en moi place pour la possibilité de l’autre, des autres, parce que le temps fait en moi place pour d’autres que moi, pour moi-même comme un autre[42]. Ce qui permet de constituer l’autre en moi, en le constituant comme autre, ce qui permet le transfert aperceptif ou la saisie analogisante dont parle Husserl dans la 5ème méditation, ce qui permet ce jeu de l’imagination par lequel je me mets à la place de l’autre tout en sachant que je ne suis pas l’autre, n’est-ce pas la temporalité[43] ? Cassant la caractère pour lui encore trop intellectualiste de l’intuition chez Husserl, Lévinas radicalise en quelque sorte le geste dans Le Temps et l’Autre, quand il montre dans l’expérience du temps l’absence de l’autre, le lieu même de la relation à autrui[44].

Le sujet éthique que nous cherchons se marque à sa capacité à tenir l’écart entre son point de vue et le point de vue d’un autre. C’est ici que nous retrouvons le courage, comme désir de se connaître ou de s’offrir à la connaissance, comme désir de s’interpréter, de s’essayer, comme capacité à se distinguer, à s’écarter, à différer des autres. Dans cette deuxième manière d’entendre l’obligation de différer, et la temporalité spécifique qui apparaît dans l’écart entre deux points de vue, entre deux interprétations contemporaines de la même situation, comment le pardon apparaîtrait-il? Pour répondre à cette question, il faut discerner que le coeur de l’intrigue ici n’est pas ce qui “retarde”, ce qui “diffère”, mais l’écart entre les points de vue en présence, et dont la différence même dépend de leur mise en présence. Il faut discerner que le noeud du problème n’est plus l’irréversibilité du temps qu’illustre la génération, l’obligation de laisser la place à un autre point de vue, mais le caractère proprement différentiel du temps, lié à la pluralité éventuellement conflictuelle des points de vue confrontés[45]. Le pardon consiste ici, tout en tenant son point de vue, à l’élargir à la possibilité du point de vue de l’autre; à faire place par l’imagination à cette possibilité pour reconstruire une temporalité qui tienne le différend, une narration qui fasse place à la narration de l’autre, un compromis entre nos différences par le sentiment d’une possible ressemblance.

Sur cette modulation de la temporalité comme différence acceptée des points de vue, comme relation entre deux points de vue différents, on peut d’ailleurs greffer deux brèves incidentes qui complètent celles du développement précédent. Dans la moindre conversation d’abord, cette capacité à différer les uns des autres nous l’observons dans la possibilité d’apporter des réponses différentes à la même question[46]. En interprétant la question par nos manières d’y répondre, nous différons, et pourtant nous pouvons nous comprendre, et nous accorder sur la question à laquelle nous répondons. C’est un peu ce que cherche Platon avec les “idées”, observant combien parfois on a du mal à s’accorder sur la question, et combien alors les mots tâtonnent.

Comment faire place à autant d’êtres si semblables et si différents, qui ne peuvent interpréter le fait d’exister sans se comparer les uns aux autres, sans se distinguer les uns des autres, et qui doivent néanmoins cohabiter? On peut poser la question à la manière de Hobbes, à partir de la condition langagière. N’est-ce pas en effet parce que les humains parlent et se parlent qu’ils passent le plus clair de leur temps à comparer et à se comparer, cherchant à voir le semblable dans le différent, et tout ensemble le différent dans le semblable? N’avons-nous pas ici le ressort de tout questionnement, de toute rhétorique? « C’est parce qu’il parle que l’homme se bat. C’est aussi pour cela qu’il cesse de se battre »[47]. Car si les humains se font la guerre pour retrouver leur identité ou marquer leur différences, ils peuvent aussi en parler pour négocier et discuter de ce qui les oppose ou les rassemble. C’est à ce moment-là qu’ils ont le plus besoin de rhétorique. N’est-ce pas pour cela que les humains sont des êtres métaphorisants[48]?

Car le refus envieux ou jaloux des différences, le désir d’unanimité ou de conformité, est corrélatif d’un refus des ressemblances: que ce soit le voisin de palier ou le collègue, « grâce au ciel, je ne lui ressemble pas », et la passion est ici celle de se distinguer, soit individuellement, soit collectivement[49]. Or cette double tentation totalitaire, d’effacer toutes les différences jusqu’à obtenir une identité malléable, ou d’incarcérer les populations dans des différences qui rompent tout sentiment de ressemblance, pourrait être l’effet simultané du refus des figures de la rhétorique qui esquissent l’espace du politique, l’espace d’un possible débat, d’un possible conflit des interprétations. Les figures de la rhétorique sont en effet là pour compliquer, retarder la stasis, la guerre civile, le déchirement de ce qui ne veut pas être identique ou amalgamé; mais aussi pour retarder le désir d’unanimité, l’identification enthousiaste et sans réserve. Elles sont là pour intriguer, pour faire des chicanes, pour mettre des écrans qui compliquent la représentation. La figurativité permet en effet à une proposition de prendre sens dans deux configurations différentes, d’être interprétée différemment. Elle constitue ainsi une sorte de compromis, de boîte noire, où la communication est maintenue dans l’écart même entre les points de vue en présence; elle fait accepter l’écart et la communication dans l’écart. On pourrait dire ainsi que la rhétorique cherche à penser le langage et l’action comme l’institution et le théâtre de compromis en dépit du différend, du conflit des égaux qui doivent négocier leur différence, la découvrir et y consentir ensemble.

8. Pour terminer cette première méditation sur l’intervalle éthique comme obligation de différer, je voudrais parcourir brièvement la gamme ouverte par cet intervalle dans le champ éthique, depuis le registre des relations intimes jusqu’à celui de règles de justice, en passant par notre cohabitation à la face du monde, avant de revenir aux limites du courage et du pardon.

Les relations intimes se déploient indissociablement dans le double sens de l’obligation qu’ont les proches eux-mêmes de différer, et donc d’inventer les formes de leurs accords dans leurs discordances, et de l’obligation qu’ils ont de différer, de faire place à la possibilité pour la génération suivante de se réinterpréter autrement. Dans le premier sens, qui est celui de l’amitié ou de l’amour, le différer apparaît entre des “égaux”, contemporains, interprétant diversement une situation commune. L’amitié joue plutôt sur le sentiment d’une imprescriptible égalité en dépit de toutes les inégalités, quand le consentement amoureux joue plutôt sur celui d’une irréductible différence en dépit d’une profonde identité. Mais l’un et l’autre sont des conflits convertis en accord par un travail continu. L’institution qui s’y fait de l’accord libre est au coeur du lien social; elle en est le laboratoire. Cela suppose une courtoisie, un jeu de la tendresse et du respect, un sentiment simultané de l’identité et de l’altérité. Et cette courtoisie tisse une intrigue entre deux “relations” de la relation, où les discordances narratives font partie de l’accord, de sa durabilité même, de sa capacité à se réinterpréter dans les circonstances de la vie. A l’inverse, la dissymétrie de la filiation, issue de l’irréductible différence de génération, demande une autre durée qui est celle d’un habitat plus durable que nos fugaces existences, et une protection du “petit” qui n’a de sens que parce qu’elle l’autorise à grandir, à s’autonomiser. La génération ainsi n’est ni un consentement réciproque, ni un fait biologique, mais l’institution d’une différence qui est celle de l’irréversibilité de la naissance et de la mort, et qui est elle aussi au coeur du lien social. Par le fait des génération, les mémoires se chevauchent et tissent une identité qui est toujours un mixte de tradition et d’invention. Ces deux sortes de liens intimes, qui obéissent à des formes de langage, de justice et d’amour différentes, se croisent dans les liens familiaux, qui ne sont pas par hasard le lieu des grandes tragédies. Longtemps par exemple on a subordonné excessivement la conjugalité à la filiation; il est probable que plus récemment nous ayons subordonné excessivement la filiation à la conjugalité: comment faire pour qu’aucun des deux types de liens ne puisse être exagérément subordonné à l’autre, alors que chacun d’eux correspond à une dimension irréductible de nos existences? C’est un des grands problèmes de la morale actuelle, et pas seulement de la morale familiale, mais de cette morale à la fois plus élémentaire et plus générale par laquelle nous sommes tournés vers tous les proches qui forment nos premiers liens sociaux.

Passons au registre “économique” des différences sous lesquelles nous habitons le même monde. Car si nous différons, c’est parce que nous apparaissons ensemble au même monde, sur la même scène. Faisant tour à tour, mais plus ou moins, cercle autour de chacun, chacun à son tour[50] se détache du cercle et s’avance vers le centre pour montrer de quoi il est capable, avant de céder la place au suivant; ou plusieurs s’avancent ensemble pour différer ensemble les figures et les mouvements, les rapprochements et les éloignements, de leurs paroles et de leurs actions[51]. Le monde est ainsi l’espace proprement oecuménique de notre cohabitation. Habiter, c’est cohabiter: on n’habite jamais seul, habiter c’est partager le même espace, c’est interpréter différemment le même espace, prendre les mêmes choses avec des gestes différents. Ce que des philosophies qui isolent le don premier, dans sa pureté oblative, ou bien le corps vivant dans son irrémédiable subjectivité, manquent probablement, c’est cette économie première ou transcendantale où le monde est cohabitation, configuration ouverte à des attachements divers et au conflit des interprétations. Et que cela est la forme transcendantale de l’échange tel que nous l’entendons ici (et non le marché)[52]. Dans le même temps, pour montrer l’autre pli de l’obligation de différer, ce qui empêche nos paroles, nos actes, nos joies et nos chagrins éphémères d’être tenus pour rien, comme frappés d’inanité, c’est bien le fait qu’ensemble nous nous donnons une durée, un cadre d’apparition durable, une institution qui précède et excède la fugacité de nos apparitions à la face du monde. Hannah Arendt l’a remarqué: les oeuvres humaines, et d’abord la construction de l’espace public d’apparition[53], forment ce cadre qui assure à la futilité de l’agir et de la parole qu’ils ne seront pas sans témoins. Ce théâtre d’apparition fait place ainsi à la suite des générations, chacune s’avançant et se partageant la scène avant de s’effacer devant la suivante: car rien n’autoriserait une génération à s’avancer à son tour, à prendre sa place, et rien ne permettrait qu’elle s’efface, s’il n’y avait un monde plus durable que nous-même. C’est parce que nos paroles et nos actions, qui font que le monde n’est jamais fini[54], s’inscrivent et se mêlent au cours du monde, y soulèvent des conséquences inintentionnelles et inattendues, que la responsabilité devient tout autre chose que la capacité à répondre à une question. La responsabilité suppose alors de faire place, dans la réponse et l’interprétation des questions de notre temps, à la possibilité pour d’autres générations de faire face à d’autres questions, que nous n’avions pas prévues, et d’y répondre autrement que nous.

Si nous passons aux régimes de justice, nous pouvons là encore discerner la justice selon deux axes de la différence. Car le sentiment d’injustice n’est pas simple, et se loge dans la pluralité des règles de justice. Il y a des règles d’un premier type, qui ont plutôt comme objectif d’établir l’égalité dans la différence, de protéger une égalité que la liberté de différer pourrait menacer, de donner des règles communes aux acteurs, qui leur permette de régler leurs comparaisons. Qui les oblige ainsi, parlants et agissants, à tenir compte les uns des autres, et à tenir compte que les autres doivent aussi tenir compte d’autres que soi. Qui les y oblige à ne pas faire aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’il leur soit fait[55]. Ces règles du premier type cherchent l’équivalence, la mesure commune qui permette aux différences de se mesurer. Et dans la mesure où l’on y a recours parce que l’on conteste un premier jugement, le différend demande à recommencer l’épreuve, en redistribuant de manière égale les places, en obligeant chacun à souscrire au départ aux même règles, sans en connaître le résultat pour lui. Ici le régime de justice règle plutôt la symétrie des échanges issus de l’obligation de différer les uns des autres tout en demeurant dans un espace commun (sans lequel nos différences perdent toute valeur). Mais il y a des règles de justice d’un deuxième type, qui ont plutôt pour objectif de maintenir les différences, devant et par la loi, de protéger une différence que l’égalité menacerait, de ne pas porter tort au plus faible, à celui qui éprouve irréversiblement la disproportion entre ce qu’il subit et ce qu’il peut faire. La différence de génération entre le grand et le petit est ici le paradigme d’un régime de justice qui place des séparations protectrices dans les rapports dissymétriques, ceux des parents avec les enfants, sans doute aussi des hommes et des femmes[56], ceux des citoyens et des étrangers, etc. La justice ici ne cherche pas la symétrie, mais à protéger “la veuve et l’orphelin”[57]. Elle ne cherche pas à établir les conditions d’un pacte vraiment libre, mais à interdire tout “contrat” qui permettrait de maltraiter légalement les plus démunis. Et pour conclure ce point sur les deux versants, celui de l’acceptation de règles communes qui nous fassent cohabiter dans le différend, et celui de la reconnaissance de ce qui nous autorise à nous succéder les uns aux autres, la justice cherche à établir les conditions sous lesquelles nous pouvons dire « nous ».

9. Ayant ainsi rapidement exposé les variations ouvertes par les deux plis de l’obligation de différer sur différents registres de la vie morale, revenons pour finir aux limites du courage et du pardon. Et rassemblons d’abord quelques remarques qui peuvent soutenir la thèse initiale, que le courage et le pardon ne sont que des interprétations ou des variations-limites de la même gamme.

L’enchevêtrement des relations par lesquelles nous nous essayons, cherchant qui nous sommes et nous demandant les uns aux autres “qui dites-vous que je suis?”, touche au courage et au pardon par tous les bouts. C’est l’autre qui, en me faisant place dans sa vie, m’encourage à exister, à me distinguer tout en faisant place à mon tour pour d’autres. C’est l’autre qui, dans le pardon, me permet de me voir moi-même autrement. Ici encore ou déjà il n’y a pas de courage ni de pardon purs, solitaires et sublimes: ce qui m’intéresse c’est un courage et un pardon partagés, dans l’obligation de partager car on ne peut pas s’encourager, ni se pardonner, tout seul.

Dans le monde économique, au sens très large du monde des échanges par lequel nous cohabitons[58], le courage est d’abord courage d’entrer dans l’échange, d’accepter l’endettement mutuel d’exister. C’est justement le courage de se risquer, de cohabiter, qui fait parfois défaut dans un monde où la séparation du privé et du public peut nous faire manquer la cohabitation à l’oeuvre dans les deux[59]. Et le pardon est ici la capacité à sortir de l’échange, de la croissance infinie de crédit et de la dette, de l’augmentation concomitante de l’échange des biens (qui n’est pas forcément lui-même un bien) et de l’échange des maux. H. Arendt observe que sans cette capacité du pardon, nous resterions à jamais comme des apprentis-sorciers, enfermés dans les conséquences irréversibles de nos paroles et de nos actes. Sans la faculté de pardon, notre responsabilité se réduirait à notre causalité, sans jamais plus pouvoir en sortir, bifurquer autrement.

Sur les bords des régimes de justice aussi le courage et le pardon travaillent nos limites. Avant d’être une institution de règles, la justice est un combat qui présuppose le courage. Le courage de rétablir l’équivalence, de corriger l’inégalité quand il n’a pas été rendu à chacun ce qui lui était dû, éventuellement de se traiter soi-même comme n’importe qui. Le courage de s’interposer, de refuser que l’on porte tort aux plus faibles, éventuellement de traiter n’importe quel autre comme soi-même, ou comme son propre enfant. Le courage d’agir, donc, est d’abord le courage de ressentir l’injustice, de ne pas s’insensibiliser face à elle. Le pardon aussi apparaît comme une figure-limite de la justice, travaillant sur son autre bord. D’un côté, le pardon, rappelant la grande figure hébraïque du Jubilé, mais aussi de toutes les grandes révolutions, demandera que l’on redistribue “tout”, la pitié devenant ici un impératif catégorique. De l’autre le pardon, singularisant la justice à l’infini, demandant à la justice d’être entièrement juste avec chacun, estimera qu’on n’a pas donné sa chance à chacun, qu’on ne lui a pas donné de quoi dévoiler qui il est vraiment.

Au fond, pour faire voir plus directement encore le courage et le pardon sur les deux modulations temporelles de l’obligation de différer, je dirai que le pardon doit répondre différemment à deux sortes de tragique. Face au “tragique de conflit”, où l’on a affaire à un différend quant au mal[60], à l’impossibilité de trouver un langage commun pour formuler le tort commis et subi, le pardon travaille à élargir le langage de chacun, à construire un langage mixte qui oblige chacun à faire place, dans son langage, à la possibilité du langage de l’autre. Le pardon est ici ce qui nous permet de nous tenir dans le différend lui-même, d’intérioriser le conflit. Face au “tragique d’irréversibilité”, où l’on a affaire à un irréparable tel qu’on ne peut l’oublier ni s’en souvenir[61], le pardon travaille à libérer la mémoire, pour faire le deuil de l’irréparable, pour consentir à l’irréversibilité et à la mortalité, et faire place à la naissance, à la possibilité que tout puisse recommencer autrement.

Mais le courage également se tient dans ces deux modulations temporelles de l’obligation de différer. Avant le courage plus ou moins héroïque de l’initiative qui intervient parce qu’il n’est “jamais trop tard” ou qui commence à nouveau quelque chose parce qu’on peut “toujours recommencer”, il y a un courage plus désoeuvré, qui ne commence pas par agir ou affirmer, mais par découvrir que nous sommes toujours déjà nés, et par approuver simplement quelque chose que nous n’avons pas fait, que nous ne pouvons jamais nous procurer, nous donner à nous-mêmes. Le courage, qui réside ici dans ce que nous appelions plus haut la gratitude, que nous éprouvons simplement dans le plaisir d’exister[62], se déplie toutefois aussitôt entre le désir de faire à son tour de l’irréversible, de la naissance, de la création, de faire quelque chose de tel, dans la joie, que rien ne soit plus comme avant, le courage de lancer une promesse telle qu’elle ne pourra jamais être oubliée, et le désir de différer dans nos manières de rendre grâce, dans nos manières de nous faire plaisir les uns aux autres, de différer à un point tel que nous sachions que nous ne pourrons jamais éprouver le bonheur des autres; le courage de saluer quand même ces bonheurs jusqu’à notre insu, dans la connivence de la gratitude[63]. On voit ainsi comment le courage de différer, dans les deux sens que nous avons donnés à ce terme, tient au pardon qui cesse de différer, et détend cette doube tension.

SECTION II
Le jeu du monde

10. Comment le même sujet éthique est-il capable de courage et de pardon, comment peut-il varier autant que nous l’avons aperçu et dire quand même « je »? Cette question en rencontre une seconde: comment pouvons-nous différer à ce point, non seulement les uns par rapport aux autres dans la contemporanéité de nos interprétations, mais les uns à la suite des autres dans le remplacement des générations, et dire quand même « nous »? Et si la cohérence des sujets éthiques tenait justement à ce que leurs variations se tiennent dans certaines limites?

Reprenons l’oscillation que nous avons déjà rencontrée entre la tendance qu’ont les êtres à se distinguer, comme à désirer se connaître eux-mêmes, ou du moins à être connus ou reconnus, et la tendance qu’ils ont à s’effacer, à exister par autrui, pour autrui, à faire place à d’autres. Cette oscillation de l’existence éthique implique deux gestes placés sur la même courbe, mais différente de la précédente. Le premier intervalle temporel examinait l’écart, la double différence entre ce que les êtres reçoivent et ce qu’ils donnent, et entre leurs façons d’interpréter ce qu’ils reçoivent ou leur situation; et il dépliait cette double-obligation de différer comme la temporalisation même de ces êtres.

Le second intervalle qui va nous retenir maintenant explore d’une part l’augmentation progressive des écarts entre ce que les êtres reçoivent et donnent, l’augmentation de leur différences réciproques, augmentation qui tend vers une limite optimale pour chaque être, et d’autre part la diminution de cet écart, l’attachement à des écarts infimes, l’effacement qui fait place à d’autres et qui touche aussi à sa limite. Car nous verrons qu’il y a des limites au courage et au pardon[64]. Cet intervalle caractérise une oscillation profonde de la temporalité des êtres, plus ample que le premier intervalle, qui mesurait seulement le décalage entre le reçu et les rendus.

L’origine de cette réflexion se trouve dans celle proposée par Jean-François Lyotard dans « Le temps aujourd’hui »[65]. En présentifiant les présents, remarquait-il, la conscience fait la « rétention » de moments déjà passés, et manque toujours encore le présent: « pour saisir la présentation elle-même et la présenter, il est toujours trop tôt ou trop tard » (p.70). Mais « on a quelque raison d’imaginer deux limites extrêmes à la capacité de synthétiser une multiplicité d’informations, l’une minimale l’autre maximale. Telle est l’intuition majeure qui guide l’oeuvre de Leibniz, en particulier la Monadologie. Dieu est la monade absolue pour autant qu’elle conserve la totalité des informations qui constitue le monde en une rétention complète (…) Pour la mémoire absolue de Dieu, le futur est toujours déjà donné (…) On peut imaginer un être (…) qui ne pourrait que véhiculer ou transmettre les unités d’informations (bits) comme il les reçoit. Dans ces conditions, en l’absence de tout filtre faisant interface entre input et output, cet être se situerait au degré zéro de la conscience ou de la mémoire » (P.71-72)[66].

Son hypothèse, proche en ce sens de l’interprétation du développement de la techno-science par Heidegger et par Hans Jonas, est que ce que nous croyons être l’oeuvre de notre génie ou de notre émancipation, n’est qu’un procès inhumain de complexification cosmolocal lié au technologies communicationnelles, à une sorte de mémoire artificielle qui cherche désormais à s’émanciper de la condition terrestre, corporelle, et humaine qui en fut le vecteur initial[67]. Et Lyotard rejette cette idée avec horreur[68]. Il est évidemment un peu surprenant de voir en Leibniz le penseur paradigmatique d’une sorte de nouvelle gnose, où la monade techno-communicationnelle se substituerait à la monade divine pour préparer l’exode cosmique ou nous le faire croire: chez Leibniz celle-ci nous renvoie plutôt à l’admiration de ce monde-ci qui est si bon, finalement, jusque dans la vie infinitésimale de ses moindres replis[69]. Mais il est vrai qu’il range les monades selon leur degré de perfection, le caractère plus ou moins distinct de leur perceptions, c’est à dire selon leur capacité à exercer une mémoire plus ou moins ample et distincte, depuis les entéléchies les plus simples jusqu’aux monades les plus spirituelles, Dieu choisissant le monde qui comporte le plus de variétés compatibles avec la plus grande convenance. De sorte que si l’ordre de la monadologie va des créatures à Dieu avant de revenir de Dieu vers le monde, la cosmologie leibnizienne est bien ascendante, et comme montant vers la complexité. On y reconnaît à cet égard le mythe central des sciences contemporaines.

Cette monadologie n’est pas sans évoquer la théorie du « procès » de Whitehead. Ce n’est pas seulement que la matière et l’esprit, la nature et la liberté, le monde et le sujet, soient indissociables, inséparables. C’est que par petites différences indiscernables on passe de l’énergie à la puissance partagée des préhensions, et du sensible à l’intelligible: il y a un procès du « sentir », de l’appropriation du donné par les entités actuelles dans leur concrescence. Une cosmologie qui rendrait justice aux systèmes les plus complexes comme aux existences les plus limitées, qui en rendrait raison comme en se mettant en quatre à leur place, en cherchant à ressentir le senti d’autrui dans une sorte de compassion qui est aussi une véritable passion pour le compossible, voilà ce qu’il y a de plus leibnizien dans le projet de Whitehead[70]. Ce qui est caractéristique de ces philosophes qui situent les humains au sein d’une cosmologie plus vaste, c’est leur approbation fondamentale de la vie, de ce que Whitehead appelle le désir de sentir (lure for feeling), de ce que Leibniz appelle l’appétition ou tendance à passer de perceptions moins distinctes à des perceptions plus distinctes (Monadologie § 13-15). La proximité ici est grande avec la troisième partie de l’Éthique de Spinoza, si la Joie est une passion par laquelle l’âme passe à une perfection plus grande, où sa puissance d’agir est augmentée[71].

Si je place toutes ces lectures philosophiques en avant de mon propos, ce n’est pas comme Jacob pour atténuer d’avance par mes cadeaux la rencontre avec un lecteur éventuellement mal disposé! Aussi bien ces lectures ne sont justement pas ma propriété pour que j’en puisse faire un tel usage. C’est bien plutôt pour exposer la double injonction dans laquelle je me trouve, de trouver effrayante la gnose de la grande monade communicatonnelle qui se souvient de tout et anticipe tout, et de trouver merveilleuse la vie qui réserve la mémoire jusque dans l’oubli et qui imagine sans cesse un monde plus dense en compossibilités. Serait-ce le rythme du courage et du pardon que je cherche au long de ces pages? S’il me fallait trouver un mythe à placer en exergue de ma méditation, pour la reprendre autrement, il faudrait qu’il contienne aussi bien l’ombre reposante de la gnose néo-platonicienne que la verdeur du platonisme de la Renaissance, aussi bien Plotin que Nicolas de Cues. Je choisirais alors le « mythe » du Politique, où Platon, cherchant à penser son « royal tisserand », place le cosmos dans un mixte, un entre-deux de l’Un et du Multiple, de l’Ordre et du Désordre, du Même et du Dissemblable, allant de l’un à l’autre dans un infini aller-retour. Tantôt se dispersant dans l’entropie du désordre et c’est notre âge de fer où nous suivons à la trace l’ordre ancien, tantôt revenant peu à peu à l’unité de l’ordre sous la main du Démiurge et c’est l’âge d’or où le temps remonte à l’envers. Le monde, et les affaires humaines également, sont ainsi placées entre deux limites inaccessibles, où l’on reconnaît bien la manière de Platon: on ne peut effacer totalement la multiple dans l’un, et on ne peut disperser totalement l’un dans le multiple[72]. Nous reprendrons ultérieurement appui sur ces différents auteurs, mais voici le « mythe » que je propose, le modèle d’intervalle temporel que nous allons commenter ensuite, et qui parle encore autant des poussières ou des lichens que des tigres et des enfants.

11. Tout ce qui existe tend à informer au maximum son environnement. Un existant qui parviendrait à tout informer (dans le double-sens de donner à tout sa forme et à communiquer à tout son information), atteindrait à la puissance totale. Tout ce qui existe tend par ailleurs à être informé au maximum par et de son environnement, et un existant qui parviendrait à être informé par tout et de tout atteindrait à l’intelligence totale. Une intelligence totale n’informerait rien, et une puissance totale ne serait informée par rien; et le monde oscille entre ces deux limites irréductibles. L’oscillation entre l’action qui donne forme et la perception qui capte l’information est diverse selon les existants. Les modalités de cette oscillation, les différentes manières de jouer entre ces limites de la puissance et de l’intelligence, déterminent les diverses formes de temporalité, d’écart entre l’information donnée et l’information reçue, et définissent des styles d’existence divers.

 

Pour les existants que nous sommes, la puissance maximale et l’intelligence maximale résident dans l’échange maximal, c’est à dire la capacité à recevoir et à donner beaucoup d’informations. Les humains, et en général les vivants et les êtres physiques sur lesquels nous sommes renseignés, ne connaissent donc la puissance et l’intelligence que sous la loi de l’échange, qui est pour eux la règle des règles du jeu. Et les diverses formes de cultures, de vies, de choses, sont autant de manières d’échanger. Ensemble puissance et intelligence font le jeu du monde, la joie à laquelle tend tout comportement. La joie, pour chaque existant, c’est le jeu maximal, l’échange maximal, l’intervalle qui permet de comprendre le plus grand nombre possible d’autres intervalles. L’intervalle est toujours entre deux. On peut toujours glisser un intervalle supplémentaire entre deux moments, une joie supplémentaire. Et tous les existants veulent leur joie. À la limite, si les existants en avaient l’énergie, ils se distribueraient en communication pure, en capacité à adopter simultanément tous les points de vue dans tous les jeux du monde. Telle est la limite heureuse à laquelle tendent tous les comportements, la représentation du multiple.

 

L’incomplétude de tous ces existants est leur incapacité à faire coïncider l’intelligence et la puissance. Elle engendre en eux le sentiment de l’absence, l’imagination, l’erreur et le désir. C’est pour combler l’écart de cette incomplétude qu’ils sont obligés à l’échange. Mais l’échange ne peut que différer cette incomplétude, que la reporter à un autre niveau. Car l’échange reçoit toujours encore quelque chose, et perd toujours déjà quelque chose. Si chaque type d’existence est un type d’échange, qui a ses règles du jeu propres, on comprend que tout ce qui existe tend à passer d’un jeu où il agit peu et où il perçoit peu à un jeu où il donne et comprend davantage d’informations. Cette tendance conduit les humains, comme tous les existants, à chercher un jeu qui soit pour eux le plus grand jeu, l’échange maximal, un total affrontement. Et dans cette exploration montante des jeux du monde, les existants s’arrêtent juste après ce qui était encore pour eux le dernier jeu, le jeu optimal. En effet ils ne savaient pas que c’était le dernier! Sortir du jeu, c’est découvrir les limites de l’échange. Celles de la puissance, quand on réalise qu’inexorablement on reçoit plus d’informations que l’on n’en peut donner. Ou bien celles de l’intelligence, quand on s’aperçoit qu’irrémédiablement on donne toujours plus d’informations que l’on n’en peut recevoir. À cette extrémité, il arrive que les existants, qui ne sont pas seulement les humains, rencontrent ce qui excède tout jeu, tout échange, toute forme de puissance et d’intelligence. Car « dieu » est tout point où l’intelligence et la puissance coïncident.

Ceux qui ont fait cette rencontre dès lors tendent à tout autre chose. Passer d’un jeu où l’on donne et reçoit trop d’informations à un jeu où l’on donne et reçoit le moins possible d’informations, voilà toute la puissance et toute l’intelligence qu’ils désirent. Ce qu’ils désirent ainsi, c’est le jeu le plus simple, l’échange le plus infime, un pur dévouement. Rêvant d’embrasser la faiblesse de leur enfance, ces êtres peuvent chercher à ne plus laisser d’informations, à passer sans bruit et sans laisser de trace. Ils sont alors comme des trous noirs dans nos sociétés. Rêvant d’embrasser l’entêtement de leur enfance, ces êtres peuvent chercher à ne plus comprendre aucune information, à tout renvoyer avec indifférence. Ils sont alors comme des purs miroirs de nos sociétés. Et ils glissent ainsi à l’abstention, au contentement. Le contentement, pour les êtres, réside dans la plus ténue répétition du même, par laquelle n’importe quel jeu peut être agi et perçu comme n’étant enfin plus du jeu, mais le réel même, cela qui n’a pas besoin d’échanger ni d’être échangé pour être. Tout être cherche à être content. Le contentement, c’est le jeu minimal, l’intervalle unique où se dissoud tout autre intervalle. L’intervalle revient à l’un, il est l’unité. On peut toujours annuler un intervalle pour faire un temps identique. À la limite le pur contentement est la seule représentation de l’un.

 

Cette recherche d’un jeu minimal, d’un échange minimal conduit les êtres à une exploration descendante des jeux du monde. Car ils ont beau chercher à sortir de l’échange, c’est toujours encore sous la loi de l’échange qu’ils se tiennent à son bord, là où l’échange est un pur recevoir ou un pur perdre. Pour être, les êtres doivent encore jouer un peu, si peu que ce soit. Mais dans cette exploration les êtres s’arrêtent juste après ce qui était encore pour eux le dernier jeu, le jeu minimal. En effet ils ne savaient pas que c’était le dernier! Rentrer dans le jeu, c’est accepter qu’il y a des limites à la faiblesse : on laisse toujours quelque trace. Et qu’il y a des limites à la bêtise: on comprend toujours quelque chose de trop. À cette extrémité, il arrive que les êtres, qui ne sont pas seulement les humains, rencontrent ce qui manque au jeu le plus infime, à l’échange le plus infime, ce qui manque à l’impuissance et à l’inintelligence. Car « dieu » est tout point où l’intelligence et la puissance divergent. Et les voilà prêts à jouer, passants d’un jeu où l’on donne et reçoit peu d’informations à un jeu où l’on donne et reçoit davantage d’informations. Et l’intervalle ici recommence, mais nul ne sait si c’est le même, ni si c’est le même dieu.

 

12. Pour commencer nos variations éthiques sur cet intervalle, revenons au courage, à cette approbation originaire que tout être comporte, comme un compositeur avec obstination revient à la note dont la mélodie n’est que l’éphémère variation. Cette approbation originaire en réponse à ce qui le précède et qui lui est donné, ce « oui » que tout être comporte et qui précède ce qu’il fait et échange, cette affirmation qui n’existe pas par elle-même et ne se connaît pas elle-même mais qui s’offre à l’existence et à la connaissance dans un geste de gratitude, n’est elle-même pas vraiment dicible, ni pensable, ni perceptible: elle s’évanouirait rien qu’à prendre conscience d’elle-même[73]. Elle ne nous est accessible qu’au travers d’une disproportion, d’une sorte de discordance non moins originaire entre deux tendances en nous, entre deux désirs, entre deux orientations, celles dont nous venons d’entrevoir l’intervalle. Le « oui » à l’être se décline entre un « non » et un « oui », non moins originaires l’un que l’autre, à ce que nous ne sommes pas.

D’une part en effet tout être tend à exister, à se distinguer, à se singulariser. C’est un courage, car cela suppose de savoir se séparer, s’écarter, se confronter. Cela suppose de faire face à l’angoisse du temps qui me sépare des autres et de moi-même, m’oblige sans cesse à choisir, me fait éprouver la vie comme deuil irréparable, les relations comme dettes insolubles, les sentiments comme une perpétuelle décoloration, sans pourtant jamais céder à la fatigue d’exister[74]. Cela suppose d’accepter d’être pris et incarcéré dans un point de vue de plus en plus insubstituable, et qui peut soudain être ressenti comme un traquenard. Cela suppose d’accepter que nous sommes seuls, irrémédiablement, et que nous ne pouvons être que nous-mêmes, stoïquement[75]. Le courage de se distinguer suppose de s’essayer tel et tel, de s’essayer encore, de s’interpréter dans les relations et les diverses guises sous lesquelles nous nous présentons les uns aux autres. Il est animé par le désir de se connaître soi-même, et tout au moins de se connaître dans le miroir des autres, d’être connu le plus diversement possible. Ce n’est pas un courage héroïque, remarquons-le, ou pas seulement, même s’il peut donner lieu au courage d’intervenir, de croire que l’on peut encore tenter quelque chose, glisser un geste. C’est plutôt le courage de désirer atteindre l’acte qui me révèle de quoi je suis capable et « qui » je suis, un courage qui justement ne sait pas bien ce qu’il désire, et probablement ne le saura jamais vraiment, n’y parviendra jamais, et ne se fatigue pourtant pas d’essayer encore.

D’autre part tout existant tend à être, à s’effacer, à être dans l’être comme l’eau dans l’eau. Il désire alors n’être ni ceci ni cela, mais s’abandonne à une rêverie quasi-paresseuse où tout revient au même dans une sorte de parfaite indifférence, d’insouci de soi. Cette tendresse d’être n’a pas l’air très courageuse. Et pourtant elle suppose une capacité de dévouement, l’acceptation simple mais si difficile d’être par et pour autrui, d’accepter d’être accepté, de s’abandonner à l’être. Elle suppose le courage de faire place à la fatigue, à la fatigue du corps qui retombe, à la fatigue de la liberté qui est justement la fatigue d’être soi[76], à la fatigue du sentiment que l’on appelle aussi le nihilisme[77]; elle suppose d’y faire place mais sans jamais prendre peur du néant. Elle suppose le courage de s’absenter dans l’être, de ne pas s’enfermer dans le traquenard d’un point de vue irréprochablement otage d’une confrontation ou d’un irréparable, mais d’être en participant à quelque chose d’autre et de plus vaste que soi-même, et où mon point de vue soit indéfiniment substituable dans la tranquille métamorphose d’une sorte d’orphisme[78]. Ici encore ce n’est pas un courage héroïque, même si ce dévouement, cette abnégation peut donner lieu à des actes d’héroïsme, comme Schopenhauer l’avait montré: c’est un courage parfaitement détendu, un courage ignorant de lui-même, un courage simplement reconnaissant d’être.

Nous pouvons ainsi distinguer dans le courage une ample variation entre deux limites: sur l’une nous avons un courage d’exister et d’essayer, de tenter l’impossible, jusque dans l’impuissance même à savoir ou à pouvoir; sur l’autre limite nous trouvons un courage d’être jusque dans l’effacement, un courage insouciant de soi, et que l’on trouve jusque dans la banalité anonyme de l’abnégation quotidienne. Sur l’une nous avons le courage d’un sujet qui dit tellement « non » à tout ce qui n’est pas lui qu’il ne « consent » jamais vraiment. Sur l’autre nous avons le courage d’un être qui approuve tellement ce qui n’est pas lui qu’il consent à tout, parfois trop aisément. Or le courage que nous cherchons ici à décrire se mesure à la capacité à dire oui et non, à soutenir cet écart. Car c’est dans l’intervalle entre ces deux limites que se rencontrent les diverses formes intermédiaires d’un courage moral, pratique et parfois héroïque, de faire le bien et de résister aux maux, tant que possible. On le voit, le courage originaire n’est pas un bon sentiment diffus et confus: il a une structure, d’ailleurs intimement liée à la temporalité, que dévoile justement l’expérience du découragement et de la fragilité, celle que nous éprouvons dans l’insoutenable oscillation entre la fatigue d’exister et l’angoisse du néant[79].

Les trois modalités de l’angoisse et de la fatigue que nous avons exposées expriment ou déterminent ainsi conjointement la structure profonde du courage, qui oscille entre une dépense physique qui donne plus qu’elle ne reçoit et une acceptation endeuillée des impossibilités du corps, entre une liberté infatigable dans sa faculté de promettre et l’acceptation de dettes impayables, entre une infinie créativité du sentiment et l’acceptation résignée qu’il y a de l’absurde, des lettres mortes. On ne peut ainsi supprimer la radicalité du découragement sans arracher la racine du courage, qui donne ce que j’appelais plus haut l’oscillation du courage entre le courage d’exister de se singulariser, de se distinguer, et le courage d’être, simplement, je disais tendrement, d’être dans l’être et comme de s’y effacer[80]. Le courage tient à cette disproportion entre ses deux tendances, à cette tension elle-même.

13. Le pardon est tout différent, et correspond pourtant terme à terme à ce courage, à cette disproportion, à cette discordance originaire, qui n’est pas tant une disproportion entre le fini et l’infini[81], qu’entre deux infinis incommensurables. Car on peut s’attacher infiniment à un être singulier, à un petit pli, à l’écart infime entre deux notes, à un écart infinitésimal.

Mais n’allons pas trop vite. En termes de rapport au temps, on peut dire qu’avec le temps, tout s’efface[82]. Milan Kundera avançait dans La plaisanterie que « personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés ». Quel formidable défi pour une histoire occidentale, au faîte de l’accumulation, et qui croit parfois pouvoir trop facilement se souvenir de tous les irréparables! Léo Ferré chantait qu' »avec le temps, tout s’en va », comme si le temps détruisait jusqu’à l’irréparé. Et Jacques Brel répliquait qu' »on n’oublie rien, on s’habitue »; comme si d’autres irréparables venaient relativiser les premiers, des plis multipliés en tous sens venant froisser le premier pli, ce qui est tout autre chose que retrouver une page vierge, mais revient à cet égard au même, à une sorte d’effacement. Tout retourne ainsi peu à peu au désordre, à l’indifférencié, au dissemblable, à l’insignifiant.

En face de cette terrible « simplification » se développe, avec la vie, avec l’intelligence, avec la monade techno-communicationnelle, un procès de « complexification » qui n’est peut–être pas moins terrible. J.F.Lyotard le décrit comme la croissance d’un système capable de stocker de plus en plus d’informations, c’est–à–dire d’accumuler du temps. La croissance de l’échange, et de la dette, est une des formes de cette complexification, qui exclut tout ce qui n’est pas capable d’y entrer et d’y tenir sa place. Et on l’a vu, ce processus, qui s’est emparé de l’humanité, n’a peut-être rien d’humain.

Restons un moment dans cette terminologie. Parmi les différentes manières de se comporter devant l’entropie, mais aussi devant cette neg-entropie, il s’agirait alors d’expliquer comment les organismes vivants et imaginatifs que nous sommes n’ont ni l’extrême vitesse de perte de l’information de certains corpuscules aléatoires, ni l’extrême maîtrise de l’information des systèmes complexes d’intelligence artificielle que nous commençons à peine à concevoir. Le pardon serait alors, à l’échelle de nos formes de vie, cette conduite surprenante qui garde une mémoire vivante de faits inutiles ou encombrants, et puise dans l’immémorial des générations de quoi attester ce qui résiste à l’entropie, à l’universelle indifférence. Mais il serait cette même conduite qui, en dilapidant la dette, se refuse à anticiper l’événement, la pure instance, le surgissement présent; par là il s’oppose, avec l’énergie du désespoir, à la neg-entropie, à la complexification infinie des échanges.

Comment le pardon peut-il nous tenir entre ces deux limites, nous retenir dans cette double-hybris, de la toute-puissance et de l’anéantissement? Pour cela il doit rompre avec la dette, et rompre avec l’oubli. De même que le courage ne se borne pas à dire « non », dans une sorte de durcissement stoïque, mais comprend aussi la faculté d’approuver ce qui n’est pas moi, le pardon ne peut se borner à un partage des rôles où le courage serait le désir ou le vecteur d’une existence capable de se distinguer, capable de mémoire et de promesse, capable éventuellement de vengeance, et où reviendrait au pardon la seule fonction de l’oubli et de l’effacement de soi. De même que le courage est de tenir la tension entre le désir de se distinguer, d’augmenter l’écart, et le désir de s’effacer, d’accepter la finitude de l’incompossible, le pardon contient ensemble le courage de tenir le différend, de chercher à le comprendre jusque là où il sait qu’il ne le comprend pas, de tenter de s’accorder au travers de la reconnaissance même du désaccord, et l’acceptation de l’irréversible, jusque là où il laisse la place à d’autres possibilités[83].

Le pardon rompt avec l’oubli, parce qu’il doit nous retenir dans le différend (comme nous nous en sommes déjà aperçus au chapitre 7 et en parlant du tragique de conflit au chapitre 8), et que cela suppose de faire place au conflit des mémoires, de mettre en scène et en intrigue ce différend jusqu’à ce que les différents points de vue puissent s’y reconnaître. Le pardon touche à la promesse par cette faculté du com-promis, cette faculté de re-faire contrat et alliance dans le différend. Il rompt avec l’oubli parce qu’on ne peut pas oublier l’irréparable. On a cru oublier, mais simplement on était « amnésique », tant le traumatisme avait été profond. Tant que l’on n’a pas rompu avec l’oubli, avec la loi du silence, du refoulement des plaintes et des colères, le passé oublié est toujours présent, il se répète, il se reproduira encore. L’horreur n’est pas finie parce qu’elle est « oubliée », elle se poursuivra infiniment tant qu’une parole n’aura pas rompu avec l’oubli et accepté de faire mémoire. Car c’est en reconnaissant ce qui s’est passé que l’on rompt avec la continuation du passé dans le présent. Le pardon est un acte historique parce qu’il arrête le passé.

Mais le pardon rompt avec la dette, parce qu’on ne peut pas se souvenir entièrement de l’irréparable sans supposer que l’irréparable n’est qu’un jeu vu d’ailleurs, parce que l’on ne peut pas tout comprendre, rouvrir tout le passé, maîtriser tout l’avenir, élargir le présent à tous les points de vue dans une sorte de communication totale où l’unilatéralité des points de vue serait surmontée[84]. Le pardon ne peut se mettre au service de l’accélération des échanges, de l’accumulation des informations dans une grande mémoire du passé et du futur. Au contraire ici il fait place à la naissance, à l’imprévisibilité de l’événement.

Nous y reviendrons encore, mais pour achever cette comparaison de la structure du pardon avec celle du courage, nous pouvons distinguer une ample variation du pardon entre deux limites: sur l’une nous avons un pardon simplement nécessaire pour exister, comme un invariant que l’on retrouve dans toutes les cultures sous des figures différentes[85]; sur l’autre limite nous trouvons un pardon absolu et quasi-impossible, mais dont on peut dire qu’il « arrive », comme le rappel d’un Don premier qui excède tous nos échanges et toutes nos conditions. Dans l’intervalle entre ces deux limites nous trouvons les diverses figures intermédiaires d’un pardon possible qui peut se produire sous certaines conditions pragmatiques et réalisables[86]. On le voit, le pardon ainsi entendu n’est pas un bon sentiment diffus et confus: il a une structure, d’ailleurs intimement liée à la temporalité, que dévoile justement l’expérience que nous éprouvons dans l’insoutenable oscillation entre l’exigence de soutenir le différend et celle d’accepter l’irréversible. Et de faire de cette acceptation la possibilité de l’imprévisible comme la possibilité même de la promesse.

14. Voyons maintenant comment le courage soutient l’agir et le sentir, et où ceux-ci touchent-ils au pardon. Dans les termes du chapitre 11, nous avons désigné l’action par la capacité d’informer son environnement, et nous avons parlé du désir d’augmenter cette capacité, cette puissance. Nous avons également désigné le sentir par la faculté d’être informé de son environnement, et nous avons parlé du désir d’augmenter cette faculté, cette intelligence. Nous remarquions que l’oscillation entre l’action qui donne forme et la perception qui capte l’information est diverse selon les existants, mais qu’elle se tient sous la règle de l’échange maximal, de la capacité à recevoir et à donner beaucoup d’informations. C’est sur cette tendance et ses limites que nous voudrions réfléchir dans ces deux chapitres 14 et 15.

Ce qui m’intéresse ici, c’est le fait que nous ne puissions pas agir sans sentir[87]. Le courage est une vertu du corps, et qui s’exerce: il y a un effet chorégraphique du geste sur le sentiment, et de l’acte sur l’intention; on déteste ceux à qui l’on a fait du mal, disait La Rochefoucauld, et si vous faites les gestes du courage bientôt vous en aurez! En ce sens on peut dire que l’action, toujours liée à un corps, porte sur le singulier de ce qui est présent, et n’agit ni sur les généralités, ni sur le lointain dans l’espace ou dans le temps. On peut dire en ce sens encore, avec Hannah Arendt, que l’action est faible, éphémère, qu’elle a besoin du soutien de la parole et réciproquement[88], et qu’elle a besoin du théâtre et du cadre institutionnel hors duquel elle n’est pas tant imprévisible que futile et insignifiante. Mais on peut dire également que c’est cette singularité corporelle qui fait que l’initiative de l’agir inscrit dans ce monde-ci, dans ses possibilités et dans son cours irréversible, la visée d’un autre monde ou d’un autre état du monde; et que les conséquences de l’action peuvent s’écarter de ses intentions. C’est pourquoi l’agir comporte une possibilité étonnante, celle du pardon, qui agit en ce qu’il ne se borne pas à réagir de manière prévisible, mais qui rompt avec les conséquences irréversibles de l’acte, qui permet d’en finir avec ce que l’on avait choisi. Le pardon demande à changer le choix, à changer les règles du jeu, à revenir à la bifurcation, à rouvrir le possible. Le pardon exige que dans mon choix, il y ait la possibilité de revenir sur mon choix. Dernier trait par lequel l’agir ne se sépare pas du sentir: dans l’action je tiens compte des autres, je tiens compte qu’ils doivent tenir compte d’autres que moi, et je suppose avec confiance que les autres tiennent compte de moi[89]. Cette intelligence de l’action est d’abord un apprentissage du sensible par l’imagination, la possibilité de me mettre à la place d’un autre: par le corps je comprends qu’un subir est l’envers possible d’un agir, et qu’agir peut faire souffrir.

C’est d’ailleurs la règle de réciprocité des relations que cette relative symétrisation des échanges, et nous sommes ici au coeur de la justice quotidienne, la plus complexe. Et au coeur de notre intervalle. Selon des lois délicates, l’agi et le subi, le donné et le reçu, le rapprochement et la distanciation, doivent obéir à une véritable chorégraphie de la réciprocité. Dans l’espace et le temps, les relations comprennent ce que l’on pourrait appeler avec des « grandeurs négatives »: un désir ou une quantité de distanciation ne sont pas simplement nuls pour une relation, mais des figures ou des mouvements de « rapprochement négatif ». Ils font partie de son oscillation. Une relation où l’on agit sans rien subir, une relation où l’on reçoit sans rien donner, une relation où l’on s’approche sans jamais s’éloigner, sont des relations qui basculeront dans leur inversion, et où il faudra longtemps subir, donner, ou s’éloigner. Jusqu’à ce que la somme de l’agi et du subi, du donné et du reçu, du rapprochement et de l’éloignement soit nulle[90]. En ce sens-là nos relations sont toujours « finies »: elles ont un commencement et une fin, et c’est de savoir cela qui leur donne un rythme de durabilité, sans qu’aucune prétende être le « tout »[91]. Entre deux êtres plusieurs « relations » sont possibles, et parfois nécessaires, comme autant d’essais d’interprétation en duo[92].

Deux difficultés surgissent alors: la première est que dans cet échange entre ce que nous recevons et ce que nous donnons, entre ce que nous subissons et ce que nos agissons, nous voudrions saisir ce qui fait l’unité entre le mal subi et le mal agi; pour faire en sorte que cela ne soit plus, et cela est juste; mais aussi pour faire en sorte que toute douleur ait un sens. Les humains en effet préfèrent encore que leur douleur soit la rétribution ou la conséquence d’une faute, plutôt que d’accepter qu’elle soit dénuée de toute signification. Il faut d’ailleurs dire la même chose du plaisir[93]. Or dans le cas du plaisir comme de la douleur, le courage est de discerner ce qui revient à l’échange, et ce qui l’excède. Il y a une souffrance nue qui excède tout mal agi, car les humains sont plus malheureux encore que méchants, et cet excès de douleur, il faut avoir le courage d’accepter qu’il est absurde. De même il y a un plaisir nu qui excède tout bien agi, car les humains sont plus heureux encore que bons, et cet excès du plaisir, il faut avoir le courage d’accepter qu’il ne rétribue rien, qu’il est gratuit. Le courage, c’est d’accepter de recevoir cela, qui nous vient avant et au–delà de tous nos échanges, et c’est aussi la possibilité du pardon[94]. Sans cette acceptation tranquille, il se produit qu’à l’occasion de la douleur la subjectivité enfle, bouche la possibilité de percevoir le monde et les autres. Elle veut trouver le sens de ce tout ce qu’elle ressent; elle veut le faire payer aux autres. En ce sens le mal de douleur n’est pas le mal de méchanceté, mais il est la possibilité du mal de méchanceté: le moi se prend pour le centre de tout. C’est l’acceptation qu’il y a une souffrance nue et absurde, comme il y a un plaisir nu et absurde, qui seule peut décentrer le sujet souffrant[95]. La simple plainte en lui fait de la douleur la possibilité de se mettre à la place d’un autre. Le sujet du plaisir aussi doit être décentré, pour rechercher un plaisir nu et auquel nulle vantardise de rétribution ou de comparaison ne se mêle[96]. La pure joie alors ouvre en lui la rencontre possible avec le plaisir des autres.

La deuxième difficulté est que par le biais de l’instrumentation technique de notre agir, par le biais de la complexité et de l’ampleur des structures de l’échange, il n’est pas certain que nous n’agissions que sur des singularités prochaines[97], pas certain que nous puissions comprendre ce que nous faisons, pas certain que nous puissions lancer des promesses à la hauteur de l’imprévisibilité complexe des sociétés contemporaines, pas certain que nous puissions rompre avec les conséquences irréversibles des sortilèges déchaînés par nos décisions, pas certain que nous puissions sentir les effets de ce que nous faisons sur des êtres éloignés dans l’espace et dans le temps. Où passe alors le courage? C’est ici plus que jamais que le courage d’agir est corrélatif au courage de sentir, de ne pas s’anesthésier. On peut en effet de demander si l’indifférence à la souffrance ou à l’injustice ne vient pas du fait que pour survivre dans un monde de compétition acharnée on s’insensibilise tant à sa propre souffrance qu’à celle des autres. Cette insensibilité à ses propres douleurs et peines et à celles des autres est d’ailleurs elle aussi corrélative: ne pas pouvoir sentir la douleur d’autrui c’est également se rendre insensible à sa propre douleur, la réduire à une douleur-écran qui empêche de sentir toute autre douleur. Ne pas pouvoir formuler sa propre plainte, inversement, ne pas même sentir ce que l’on souffre, c’est s’amputer de toute possibilité de sentir que d’autres souffrent. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si on ne protège la fragilité que de ceux qui peuvent se plaindre: ceux qui sont au-dessous du seuil où l’on sait se plaindre, exprimer la plainte, lui donner des formes acceptables, paraissent trop durs, trop insensibles. Une troisième corrélation peut enfin être signalée, celle entre l’insensibilisation à ses propres souffrances et l’insensibilisation à ses propres plaisirs, et cela est important parce que le courage d’être gai, de goûter les bonheurs qui nous sont donnés, est inséparable de la possibilité de nous réjouir du bonheur ou du plaisir des autres.

Quand le courage d’agir, de prendre des initiatives, et d’agir à plusieurs sur la scène publique, nous manque, c’est que nous manque le courage de sentir. Or comme l’observait Luc Boltanski[98], le courage de sentir est inséparable du courage d’exprimer ce que l’on ressent, de communiquer, de partager le sentiment. À y réfléchir, tout se passe comme si le langage était ce prolongement du corps sensible, seul capable de faire contrepoids aux prolongements techniques de notre agir, et de me faire sentir qu’il existe d’autres êtres humains, peut-être très loins de moi, dont je peux sentir la proximité en dépit de l’irrémédiable distance qui m’en sépare. Si le langage, dans son ordinarité comme dans cet état d’émergence où il entre en métaphore, ne me donnait pas à sentir ce que d’autres humains peuvent sentir, je ne sentirais jamais qu’à mon tour, de près ou même de loin, je peux leur faire mal, je peux leur faire du tort. Je m’anesthésierais, je retrancherais de moi des possibilités de sensation, je me mutilerais. J’imposerais aux autres cette mutilation, cette impuissance à l’humanité. Le langage, depuis la plainte jusqu’au récit qui tisse inlassablement l’agir et le subir des uns et des autres[99], jusqu’aux arguments qui m’obligent à adopter un tiers point de vue jusque là imperceptible, est ce qui permet de dire « nous », de ne pas nous réduire à l’atomisation de nos relations courtes, mais de sentir ce que nous faisons également au travers de nos relations longues, des structures les plus générales de notre agir.

15. Nous parlerons d’une augmentation de la sensibilité, d’un élargissement poétique de la pensée, d’un bouleversement de l’imaginaire commun. Il s’agit de partager ce qui jusque là n’avait pu l’être. Hannah Arendt l’évoque de manière saisissante: « Il paraît évident que partager de la joie est absolument supérieur de ce point de vue, à partager de la souffrance. C’est la joie, et non la souffrance, qui est loquace, et le véritable dialogue humain diffère de la simple discussion, en ce qu’il est entièrement pénétré du plaisir que procure l’autre et ce qu’il dit -la joie, pour ainsi dire, en donne le ton. Ce qui rend cette joie impossible, c’est l’envie qui dans le monde du sentiment d’humanité, est le pire des vices »[100]. C’est ici la grande difficulté. En situant d’emblée la parution au monde langagier comme comparution et comparaison, volonté de se distinguer sans cesser de se ressembler, nous avons montré dans l’envie ce qui rend tout plaisir impur: cette petite vantardise qui toujours s’en mêle. Je partage à cet égard le sentiment de Stanley Cavell que « se vanter du plaisir est l’hypocrisie moderne », « la plus grande tartufferie »[101]. La difficulté, c’est que dans notre monde humain, nous savons qu’une joie, qu’un plaisir, n’est complet qu’à être communiqué, partagé. Nous avons appris de Kant que le plaisir esthétique ne se goûtait pas dans la pure évasion hors de la réalité, mais dans un élargissement de notre rapport au réel, dans notre ouverture à la réalité. Et que cet élargissement est possible parce que nos joies sont communicatives, parce que leur partage entre les humains augmente notre monde. Nous savons pourtant qu’en cherchant à partager on peut échouer, et que ce désir déçu peut tourner au conflit, à la haîne, à l’envie ou à la vanité. Comment repartir de la joie partagée, du dialogue comme joie[102], tout en sachant que ce désir de communiquer peut tourner au malheur? Cette question oriente les deux ou trois chapitres qui viennent.

On le voit au précédent chapitre, ma réticence envers le propos de Lyotard tient à ce que je ne crois pas que l’on puisse rejeter l’augmentation de la monade communicationnelle comme quelque chose d’exclusivement inhumain, face à quoi nous devrions simplement entrer en résistance (comme autrefois on entrait au monastère). Cette augmentation dans la possibilité du pire est aussi une augmentation dans la possibilité du meilleur, et nous ne pouvons pas simplement l’abandonner à son cours. La culture de la parole, qui n’est pas l’impératif de la communication mais qui en est l’échec, doit s’intercaler plus finement entre les plages de la civilisation technique: la dialectique de la sédimentation et de l’innovation, en effet, n’a pas le même sens dans le temps dramatique marqué par la génération, la naissance et la mort, et dans le temps cumulatif des oeuvres et des connaissances. Même à propos de la technique, d’ailleurs, Granger nous a montré que ce qui était art et oeuvre humaine peut devenir reproduction technique, et que l’on peut penser des machines à produire des effets stylistiques, des structurations plus singularisées. Ces machines ne font que délivrer les humains pour exercer plus loin leur style: leur capacité à faire voir le « reste », à découvrir ou inventer d’autres singularités. Ainsi laissent-elles la place à une singularisation « supérieure », et nous pourrions « surfer » sur ce mouvement, si nous savions repartager le travail et les compétences autrement que selon les standards de l’industrie ou du grand marché.

C’est toutefois une grave question que de savoir si cette sensibilité supérieure que nous permet le langage et plus généralement tous les arts qui élargissent notre perception, ne supposent pas une insensibilité à des sensations « inférieures » ou « antérieures », que nous ne sentons plus, que nous ne pouvons plus sentir, non par insensibilité mais par supersensibilité. Comme si la perception était limitée à un spectre du sensible. Cela peut poser de graves limites à l’éthique de la sensibilité ici proposée, sous la forme de l’aveuglement à un mal que nous ferions subir et que nous ne pourrions plus même sentir. Il n’est pas impossible non plus d’y voir un phénomène précieux, par lequel une perception en quelque sorte « incorporée » devient une possibilité supérieure de sensation: la tension proprement poétique introduite dans notre perception par le langage, ainsi déposée en schème ou en habitus[103], devient une « détente » du corps sensible et agissant[104].

N’est-ce pas un peu ce qui se passe quand le pardon rompt avec la dette, pour autoriser un oubli qui brise le cycle infernal du ressentiment. Faut-il entretenir une dette infinie comme on ressasse un ressentiment, une cicatrice incicatrisable et qui n’a plus rien à voir avec la blessure? Il y a un ressassement indissociable du travail de l’anamnèse, où l’on passe et revient sur le même point jusqu’à bifurquer autrement. Mais le ressentiment fait que l’on réagit à tout comme s’il s’agissait toujours de la même chose, il rend incapable de sentir quoi que ce soit d’autre. Et il rend incapable de réagir à autre chose, d’agir à nouveau. Cette mémoire malade est incapable de se souvenir d’autre chose, et le pardon est alors comme une guérison: une parole qui, parce qu’elle a fait le deuil de l’irréparable, parce qu’elle a consenti à la mortalité, fait place en moi et dans le monde, à la naissance, à la possibilité que tout puisse recommencer autrement. Non en refoulant la blessure, mais en en faisant un pli parmi d’autres de la sensibilité, une possibilité de perception, une disposition qui est aussi une disponibilité. Le pardon est alors un acte historique, parce qu’il fait que le monde ne soit pas fini. C’est une assez bonne définition de l’agir.

Ainsi, au courage de sentir (pour intervenir maintenant) correspond avec le pardon la faculté de ne pas ressentir (pour recommencer autrement). Afin de reprendre cette question à partir du temps, nous observerons que le présent est ce sur quoi nous pouvons agir. Le présent est parfois infiniment ténu, et l’élégie ou l’instant tragique où le destin reflue sur la résistance du héros avant de l’écraser définitivement, attestent de cette étroitesse du présent. Mais dans son rapport à un sentir possible, l’action cherche à augmenter l’amplitude du rapport du futur au passé, et à réinscrire ce que l’on croyait définitivement passé dans l’ampleur du présent. D’un présent à ce point ouvert sur l’avenir qu’il rouvre le passé[105]. Le présent alors n’est pas le point fugitif et sans épaisseur des Confessions d’Augustin, mais le temps vivant des rétentions et des protentions de Husserl. Ou plutôt ce n’est pas même le monde solipsiste d’un sujet cherchant vainement à être enfin présent à lui-même dans sa propre voix[106], mais la polyphonie d’une sorte d’épopée, où nous ne disons « nous » que par le caractère irréductiblement pluriel et fragmentaire des voix mises en intrigues, et qui ne concordent jamais tout à fait. L’action est mue par une passion pour le compossible, pour augmenter la densité du monde en compossibilités: elle vise ainsi un présent, une co-présence qui tend à l’éternité, si celle-ci est l’accomplissement du compossible.

Mais ce faisant, l’action fait l’expérience du temps, de l’incompossible, des limites du présent. Nous ne pouvons pas agir sur tout, nous ne pouvons pas tout sentir. Il y a des actions que nous ne « sentons » pas, où nous ne savons pas ce que nous faisons. Nous recevons et subissons des sensations, des informations, des bons et des mauvais « heurs » qui sont hors de portée de notre agir possible, auquel nous ne pouvons rien. Et si la grandeur véritable réside dans la capacité à sentir ce que l’on fait, après les vastes déploiements des sciences et des arts qui cherchaient plutôt à transformer, à faire ce qu’ils voulaient savoir[107], il nous faut des sciences et des arts qui nous fassent sentir le monde, et une structure cognitive différente qui connaisse le monde en le modifiant le moins possible. Dans cet ordre d’expérience, ce n’est pas seulement la sagesse mais le désir qui nous ramènent à un sentir et à un agir plus présents, plus proches, sur lesquels nous puissions jouer parce que nous savons que nous y sommes attachés, et qu’avec eux nous savons nous y prendre.

16. Après les variations sur la structure du courage et du pardon, et celles sur la correspondance entre l’agir et le sentir, je voudrais revenir au long des deux prochains chapitres sur le fait que le petit paradigme présenté au chapitre 11 soit une petite métaphysique du jeu. Le sujet y est placé comme un enfant captivé par son « game-boy », muni d’une raquette, et qui doit renvoyer une balle de provenance aléatoire. S’il réussit cette première partie, à la seconde, il devra renvoyer deux balles, puis trois, etc. Il est probable qu’au bout d’un certain nombre de succès l’enfant se trouve soudain débordé par le nombre de balles qu’il doit renvoyer à peu près simultanément. Il aura atteint sa limite. C’est une assez bonne fable de nos existences. On remarquera que si l’enfant est attentif, s’il supporte la tension que le jeu lui demande, il peut porter sa limite plus loin; et que comme nous l’observions au chapitre précédent ce qui était tension, difficile dissociations et associations de gestes[108], devient détente, savoir-faire incorporé. Mais là encore, au bout d’un nombre indéfini de parties, l’enfant rencontrera sa limite: il ne pourra plus guère s’améliorer et les variations auront en quelque sorte trouvé leur limite et leur règle[109]. Il peut bien sûr chercher un autre jeu, plus complexe et plus formateur, mais il y aura toujours un moment où il reprendra un jeu « déjà vu », pour y jouer plus tranquillement, plus doucement, non pour courir se confronter à la limite, mais pour en reparcourir comme à loisir tout le plaisir, comme une activité en roue libre. Or ici et là ce n’est pas exactement du même jeu qu’il s’agit, ni de la même temporalité.

Deux séries de remarques peuvent nous aider à comprendre l’intérêt éthique du jeu, et de ce jeu avec le temps. La première est qu’il n’y a pas de jeu sans règle. On peut ne pas les voir au moment où on se les donne, car alors on ne les sent pas vraiment comme telles: ce ne sont que des conditions pour mieux jouer et plus encore. C’est quand on veut s’en retirer, en être délivré, qu’on les voit, qu’on ne sent plus qu’elles, qu’on les trouve toujours trop dures, et qu’on voudrait ne s’en remettre qu’à la grâce[110]. Ces règles ne sont que l’institution, le théâtre et le cadre de l’activité et des sentiments ludiques, ce qui leur permet d’apparaître. Elles suspendent les lois du monde et ouvrent d’autres mondes possibles. Et ces règles sont comme des parenthèses que l’on ouvre dans la réalité, ou comme la réalité entière qui n’est à son tour qu’une parenthèse parmi d’autres. Jouer, en ce sens, c’est ouvrir des boîtes, c’est commencer des rôles et des activités, c’est lancer des échanges, et ne rien terminer[111]. En ce sens, c’est monter « au-dessus » du jeu précédent et découvrir que cet au-dessus est encore un jeu, que l’on est encore dedans un jeu, que le monde est jeu[112]. Monter ainsi dans l’autonomie, jusqu’à cette limite où l’on rencontre l’impossibilité de tout mettre en jeu, et c’est cela la réalité. Alors, ne plus jouer au premier sens, c’est au contraire, parce qu’on a touché la dure réalité, se donner des règles auxquelles on s’attache d’autant plus qu’elles nous en protègent, c’est rétrécir encore l’environnement jusqu’à ce qu’il puisse encore être notre jeu.

Ce point touche à une réflexion possible sur les prisons[113]. On connaît ces histoires de pénitenciers, où les prisonniers organisent leur vie avec des contraintes plus dures encore que celles auxquelles ils sont soumis. C’est là encore une fable possible de nos sociétés. On peut se demander, plus positivement, si la prison (mais on pourrait reprendre le même thème avec le milieu hospitalier) ne commence pas par rétrécir le milieu, c’est à dire le jeu entre le reçu et l’agi, pour le réélargir peu à peu, en laissant se réorganiser les normes de l’échange, c’est à dire la capacité à différer, à interpréter, sans transgresser brutalement le seuil au-delà duquel on reçoit des informations que l’on ne peut plus interpréter, auxquelles on ne peut plus répliquer, et au-delà duquel on fait des choses que l’on ne peut pas « sentir » ni comprendre. Ces institutions auraient ainsi pour fonction de « donner une chance », de refaire une temporalité[114], là où elle a été brisée.

Tout cela n’est pas sans signification éthique, car cela suppose la capacité à se fixer des règles, des enjeux, à se donner librement un contrat (c’est le courage de promettre), et la capacité à « faire pouce », à changer de règle, soit lorsque celle-ci est injuste, soit simplement pour s’assurer qu’il s’agit encore bien d’un jeu (c’est le pardon qui fait en sorte que l’on puisse recommencer). Une règle est injuste notamment lorsqu’elle ne permet pas d’ouvrir une imprévisibilité suffisante quand à l’issue du jeu (il n’y a alors pas assez de « jeu », de liberté)[115], ou bien lorsqu’elle exclut du jeu ceux qui voudraient y entrer, ou bien lorsqu’elle force à y entrer ceux qui ne voudraient pas y jouer[116]. Une autre indication éthique tient au fait que le joueur est à la fois dans son jeu et au-dehors. Celui qui joue en effet doit appartenir à son jeu et non se tenir à distance: il ne peut pas être entièrement « conscient » ou critique par rapport au monde du jeu sans détruire le jeu même. Mais celui qui joue ne peut entièrement oublier qu’il joue et le prendre pour la réalité dernière, s’y perdre, sans détruire ce qui fait qu’il y a jeu, et qui est précisément cette distance, cette capacité à neutraliser la réalité et à mobiliser les possibles[117]. Dans le même temps conscient et inconscient de jouer, le joueur exerce sa capacité d’agir sans être l’otage de son activité, et exerce sa capacité à se mettre à la place d’un autre que lui-même. Tout cela fait bien du jeu une notion éthique par excellence.

17. Lorsque Kant parle du libre jeu des facultés, à propos du jugement esthétique, il touche à ce que nous appelions au chapitre 11 la joie. La joie à laquelle tend tout comportement, et pour chaque existant, c’est le jeu maximal, l’échange maximal, l’intervalle qui permet de comprendre les autres intervalles; c’est la possibilité d’adopter simultanément tous les points de vue dans tous les jeux du monde. Comme Colas Duflo le remarquait, le jeu de l’imagination et de l’entendement dans l’expérience du beau (et de la raison dans le sublime), indique une animation réciproque de ces facultés sous le sentiment interne de leur accord: « deux facultés, qui pourraient marquer par leur distinction une division dans l’être humain, vérifient, dans l’expérience esthétique, qu’elles se conviennent mutuellement (…) Le plaisir, c’est la réconciliation du soi tout entier, c’est la satisfaction d’être un »[118]. Or cette satisfaction en soi, ce sentiment de ne faire qu’un avec sa vie, est liée[119] à la possibilité d’un accord entre les humains, à la possibilité d’un bonheur partagé[120]. Kant n’hésite pas à dire que la communicabilité universelle de ce sentiment est ce qui rend possible le plaisir esthétique (§9), et qu’un homme abandonné sur une île déserte ne chercherait pas la beauté, puisqu’il ne pourrait pas en partager le plaisir, et que le goût « n’accorde de valeur aux sensations que dans la mesure où elles peuvent être universellement communiquées » (§41). Autrement dit, le jeu, cette quasi identité de ce que je fais et de ce que je sens, cet agir que je peux entièrement sentir, cette sensation que je peux entièrement agir, et dont je peux suivre les moindres écarts, n’est complet qu’à être partagé.

Ce qui est central, ici, c’est le désir de communiquer une joie, un goût, un bonheur, un amour, qui ne sont pleinement eux-mêmes qu’à être partagés. Ne pas le pouvoir, et c’est la déception, l’inversion de la passion, la tristesse, la haine peut-être. Souvent le plus grand malheur résulte du plus grand désir de bonheur. Ce qui est alors demandé, c’est de se résigner à cet échec de la communicabilité tout en continuant à désirer partager la joie. C’est d’ailleurs également le courage de continuer à désirer partager une souffrance, une peine, un chagrin, tout en sachant qu’on ne peut pas vraiment les communiquer[121]. Il y a donc une limite à la communicabilité, même si celle-ci n’est possible que sous le postulat, dans une sorte de fusion des horizons temporels, que la joie est communicative, que le sentiment de ce jeu doit pouvoir être universellement partagé, et que « partager la joie est absolument supérieur de ce point de vue, à partager de la souffrance. C’est la joie, et non la souffrance, qui est loquace, et le véritable dialogue humain diffère de la simple discussion en ce qu’il est entièrement pénétré du plaisir que procure l’autre et ce qu’il dit -la joie, pour ainsi dire, en donne le ton »[122].

Mais en attendant cette fusion, tout ce que nous pouvons, c’est d’une part reconnaître les limites: Kant appelle l’urbanité l’acceptation que l’on ne puisse pas forcer quelqu’un à avoir du plaisir, comme le fait « celui qui tire de sa poche un mouchoir parfumé (qui) régale tous ceux qui se trouvent autour et à côté de lui contre leur gré, et les oblige, s’ils veulent respirer, à jouir aussi de ce plaisir »[123]. Et d’autre part élargir les capacités de communiquer, d’échanger et de partager nos sentiments. La maxime de la « pensée élargie », comme Kant l’appelle, de « penser en se mettant à la place de tout autre » gouverne l’esprit et l’imagination de tous ceux qui sont assez expérimentés pour être disponibles à l’expérience[124]. Si petit soit le champ (l’échange, le degré de jeu) auquel on se tienne, il se marque à la possibilité de « réfléchir son propre jugement à partir d’un point de vue universel (qu’il ne peut déterminer qu’en se plaçant au point de vue d’autrui) »[125]. Et ce « sens commun » est ce qui rend notre sentiment universellement communicable sans la médiation d’un concept[126]. Cet élargissement, où le libre-jeu des facultés donne une nouvelle règle, est peut-être à rapprocher de ce que dit Kant de la poésie: qu' »elle élargit l’âme » (§59). Ici la parole poétique, qui augmente le schématisme et crée une neuve possibilité, un regard nouveau, rejoindrait l’idée d’incorporation déjà évoquée[127]. C’est un élargissement de l’imaginaire commun que la poésie effectue, un bouleversement de l’horizon des attentes.

Cette acceptation des limites de la communicabilité, et du travail « métaphorique » par lequel s’établit parfois une sorte de communication seconde, me semble très importante en un temps où nous sommes obsédés, dans le dialogue des cultures, par la lutte entre l’universalisme (est-ce un impérialisme de l’échange?) et les différences (est-ce une incarcération des humains dans leurs « inéchangeables »?). En effet la question n’est pas universalité-différences (de toutes façons nous sommes dans l’hybridation de l’entre deux), mais de savoir à quelles conditions nos cultures et nos sociétés ne sombreront pas dans la stérilité, trouveront des ressources de créativité? Or comment faire pour ne pas confondre la stérilité avec la simple et tranquille recréation de ce qui est déjà là, sédimenté par les échanges antérieurs, ni la créativité avec la prolifération morbide? Par delà le travail de la compossibilité, qui repousse un peu plus loin les frontières du compossible, la créativité ne suppose-t-elle pas quelque perte, quelque endeuillement, l’oubli contre l’accumulation? Ne suppose-t-elle pas une sorte de paresse, d’attachement à quelques rognures?

Une indication peut nous être donnée par la distinction que l’on peut faire entre deux bonheurs d’enfance. Il y a l’envie de jouer, de s’amuser, c’est à dire d’adopter d’autres points de vue, d’autres règles du jeu, d’autres possibilités d’être. Cette joie du possible est une curiosité, elle demande: « et si…? » En essayant toutes les questions, le jeu explore la pluralité du monde, ses diverses perspectives d’intelligibilité, ses diverses règles. Mais il y a aussi le bonheur d’être content, que Bachelard décrit dans ses rêveries sur le « coin », ce bonheur un peu triste ou boudeur, mais qui a oublié le motif de la bouderie, qui est simplement attaché à un jeu infime, à la répétition d’une petite musique, à la danse de quelques poussières dans un rai de soleil. Ce bonheur peut s’attacher à un simple coin de pré, carré entre ses murettes, penchant au bout vers un ruisseau où s’allument les doux peupliers du printemps. Ce modeste assentiment au fait d’être là, ce sentiment d’une appartenance simplement acceptée proteste contre la définition spinozienne de la tristesse, et contre la tentation leibnizienne de ne voir la joie que dans l’augmentation aperceptive des monades. La tristesse n’est pas une passion par laquelle on passe à une perfection moindre: elle voit la beauté ou le sublime d’un monde qui me dépasse, auquel je n’accéderai jamais, et que pourtant je peux saluer[128]. Ici encore, nous n’irons pas plus loin.

Postlude
Le sujet de l’éthique

18. Comment pouvons-nous varier et dire quand même « nous »? Certes nos variations se tiennent dans certaines limites. D’abord notre communauté est de ceux qui ne savent pas qui ils sont. Peuple dispersé qui s’ignore, nous ne disons « nous » qu’à notre insu. Peut-être ne sommes-nous vraiment communauté qu’en rêve et que cette communauté se dissiperait rien qu’à prendre trop conscience d’elle-même. Peut-être au contraire ne sommes-nous communauté que parce que nous cherchons incessamment ce qui nous est vraiment commun, et que sans cette commune quête nous nous déferions. Entre ces deux limites, il nous est ici arrivé de parler d’un « nous épique », d’un sentiment épique d’une humanité qui se cherche et s’ignore. Mais cette épopée ne se présente pas comme un grand « Récit » récapitulatif où tous aurions enfin notre place: c’est une polyphonie, sinon une cacophonie, où la disparité et la fragmentation des voix mises en intrigues fait qu’elles ne concordent jamais tout à fait. Les textes de Kant sur la philosophie de l’histoire, par exemple, composent une pluralité de petits récits éventuellement contradictoires, dont la mise en co-présence et l’incertaine compossibilité n’abolit pas les différences[129].

Nous avons toutefois observé comment la justice cherche à établir les conditions générales sous lesquelles nous pouvons dire « nous »: il y a d’une part l’acceptation de règles communes qui nous font cohabiter dans le différend, et d’autre part la reconnaissance de ce qui nous autorise à nous succéder les uns aux autres. C’est déjà beaucoup. Nous ne pouvons dire « nous » que parce que nous sommes partagés par un désaccord en quelque sorte fondateur de notre communauté, plus fondateur que tout consensus. Et nous ne pouvons dire « nous » que parce que nous voyons la ressemblance entre ce qui nous vient de notre enfance et de ce que nous laissons à d’autres enfances[130]. L’élément de cette acceptation et de cette reconnaissance, c’est le langage et les institutions les plus établies; comme le prolongement de notre agir et de notre sentir, ils nous permettent d’embrayer sur le monde à partir d’autres points de vue, de comprendre l’étendue et la complexité de nos relations, de jouer aux différents jeux qui règlent nos échanges. Les configurations urbaines sont un théâtre représentatif de cet espace commun[131]. Il y a des moments où le langage et la communication sont comme travaillés par les différences, tant celles entre les contemporains qui cherchent sans trop y parvenir à partager les mêmes questions qu’entre les générations qui ne voient plus la réponse ni la même question au même endroit. Ce sont des moments où l’on sent le plus ce qu’est la volonté commune, le vouloir-vivre ensemble: justement non l’unanimité mais la tension, la tensivité, ce qui rend sinon souhaitable du moins soutenable notre disparité[132].

Les temps changent, comme on dit, et l’époque est déterminée par la forme du jeu qui domine les échanges. Si la réciprocité est une technique pour fonder la stabilité, faire durer l’agir commun et résister au temps par l’endettement mutuel, l’augmentation des échanges est une augmentation du temps stocké, qui nous assure mutuellement de notre existence. Dans notre société, n’avoir rien à échanger équivaut quasiment à une déclaration d’inexistence. En fait, ceux qui n’échangent pas assez parce qu’ils sont sur les bords où l’échange reçoit ou perd, les purs contemplatifs, les simples « paysans »[133], restent sur la touche du complexe actuel des échanges. Et si l’argent est la plus puissante des techniques qui ait été inventées pour représenter l’imprésentable, pour faire entrer dans l’échange ce qui jusque là n’avait pas de valeur, reste ce qui n’a plus de valeur, ou ce qui n’en aura jamais[134]. Ce n’est toutefois pas l’argent qui me préoccupe le plus[135], mais les nouvelles formes qui régissent les échanges. Je voudrais parler de ce que Luc Boltanski appelle la société de réseaux, et qui pour faire « cité » doit trouver à la fois une forme de lien social qui légitime des différences soumises à des contraintes de justice, et une forme de « commune humanité » où tous puissent se reconnaître. Qu’est ce que cela donne pour une société transformée par les nouvelles techniques de communication, par les réseaux capables de mobiliser sur des projets et de mettre ensemble dans les connexions les plus inattendues et les plus « rares », des énergies et des compétences éloignées?

Dans une telle société, celle qui pour partie[136] est en train de se former sous nos yeux, qu’est-ce que la différence sociale entre les « grands » et les « petits »? Celui qui « monte », le grand, c’est le catalyseur, celui qui sait se placer à l’intersection (péage) entre deux réseaux[137], c’est le « créatif »[138]; sa grandeur est de pouvoir oser établir des connexions entre des « lointains », et de pouvoir conduire simultanément une multiplicité de connexions. Pour cela il doit être « mobile », flexible, tolérant, et savoir faire le sacrifice de ses attachements et de ses fidélités quand elles entravent les nouvelles connexions ou les nouveaux projets. C’est cela que le petit « admire », ou dont il n’est pas « capable »[139]. Le « petit », c’est au contraire celui qui est enraciné, qui ne peut, ne sait ou ne veut rompre ses attachements. C’est celui qui préfère la sécurité, la stabilité, la fidélité; celui qui n’a de lien que dans une communauté dont il ne peut sortir que pour disparaître. Dans cette société à deux vitesses, on pourrait dire que les uns n’ont plus besoin des autres[140], mais ce n’est pas tout à fait exact. Le petit est utile au grand en ce que les connexions n’existent qu’à être entretenues régulièrement « en personne », et la fidélité en ce sens est une valeur de la cité connexionniste[141]: or le grand, qui devrait être partout à la fois, ne peut l’être à ce point, car il est encore pris dans un corps insubstituable. Le petit tient lieu alors du grand, maintient et entretient les connexions déjà établies[142]. Il doit tout de même avoir ses connexions propres, ou en profiter pour s’en faire, car lors de la disparition du réseau[143], il risque d’être lâché et de devenir le vagabond désafilié que nous voyons traîner aux abords des anciens réseaux[144].

On voit bien ici la forme de lien social qui prétend justifier ces différences. Mais le problème est celui de la « commune humanité », qui ne saurait être démembrée (la tête ici, dans les nuages des communications rapides et des déplacements qui peuvent donner un « sens » à n’importe quoi, et les pieds là, dans la boue des rizières non rentables). Il n’y a de communauté que si ce sont le mêmes qui peuvent entrer et sortir de l’échange, avec des libertés et des obligations comparables, les mêmes qui peuvent se connecter ou se déconnecter. Entre rapidité et lenteur qui partagent nos sociétés, est-on incarcéré dans un rythme, dans un longueur d’onde, peut-on en changer? Peut-on être le même « qui et qui », et est-ce cela le pouvoir, la position sociale dans le réseau des vitesses et des lenteurs, obligées et choisies? Car il ne faut pas non plus céder à un partage simple: on peut être pris dans l’obligation pressante et « stressante » d’accélérer[145]. Et on peut alors aussi désirer ralentir, souhaiter des « machines » à retarder, à intriguer[146]. Au point de rêver du vide, comme le montre le vocabulaire contemporain de la pause, du retrait, du lâcher prise, du renoncement, du repos[147]. Mais il faut prendre garde que le pardon en ce sens ne puisse se mettre au service de la simple reconstitution des forces d’accélération des échanges, d’accumulation des informations[148].

Pour dire « nous », il faudrait donc montrer la commune humanité, l’anthropologie commune à cette société, non pas dans un modèle abstrait, mais qui rende possible pour tous et pour chacun, diversement, de pouvoir jouer et se retirer. Jouer, monter de façon autonome dans le nombre de connexions, dans la complexité des réseaux dont les intersections augmentent nos capacités « stylistiques », notre densité en compossibilités, nos capacités de sentir et d’agir. Se retirer, s’attacher à un « habitat » ou à un paysage, à une musique, à quelques êtres qui nous sont chers, avoir de quoi[149] reconnaître ses attachements, ses fidélités indéclinables[150]. Qui rende possible pour tous à la fois le courage de jouer et le pardon qui fait place; et la justice de tenir cet intervalle entre la libre-complexification des échanges et la fidélité enfantine à ce à quoi on s’attache, l’intervalle entre le style et l’habitat. Il faudrait que cette rapidité ou cette lenteur ne puissent être purement subies comme un impératif ou une exclusion; ni simplement choisies comme on veut parce qu’on va si vite, on a tellement d’avance sur les autres, que l’on peut bien souffler un peu, et que c’est une condition pour aller encore plus vite; mais que leur choix comporte de telles obligations, et leur contraintes comportent de tels droits, que nous demeurions ensemble entre ces limites. C’est la condition pour pouvoir dire « nous » de manière simplement crédible.

19. Comment puis-je varier et dire quand même « je »? Comment puis-je être en relation aussi diversement avec tant d’autres, leur demandant « qui » je suis, me distinguant de ce qu’ils disent que je suis, et attester dans cette variation même le souci de me connaître, ce que l’on appelait le « souci de l’âme »[151]? La réponse à cette question est d’autant plus délicate qu’être celui « qui ceci » et « qui cela » pouvait suffire à identifier quelqu’un au temps où les humains étaient peu nombreux et se déplaçaient peu. Maintenant, pour donner une identité singularisée à quelqu’un, avec la densité et le trafic, il faut un nombre de caractères de plus en plus nombreux, aux combinaisons complexes, et aux coefficients de rareté de plus en plus prononcés[152]. Mais la question est au fond toujours la même: où est passé l’individu que je suis?

Et dans une société si individualiste, il est probable qu’il n’y a jamais eu si peu d’individus. Des êtres capables de se rassembler, des « êtres non divisés », non éparpillés dans des bouts de vie jetés à la suite les uns des autres, à la va-vite. Non pas ces êtres puérils et affairés, protégés par toutes sortes d’assurances et mangeant à tous les râteliers. Non pas ces enfants bien vaccinés, interminablement gâtés et vindicatifs auxquels tout est dû, mais des personnes assez incertaines de leur propre existence pour rechercher passionnément, à travers leurs variations et leur division même, à travers leurs contradictions, ce qui fait leur cohérence, leur unité, leur singularité. Vers le passé cette cohérence se tient dans l’essai d’un rassemblement narratif de soi: « je suis celui qui, et qui… ». Vers le futur cette cohérence prend la forme du maintien de soi dans une identité de promesse: « je serai celui qui, ou celui qui ne pas ». Ainsi l’unité narrative, jamais achevée, ne se propose et ne s’avance que par un incessant travail d’interprétation de soi. Or c’est devant l’autre que le sujet peut rassembler sa cohérence. C’est l’autre qui l' »autorise » à raconter et à promettre, c’est l’autre qui fait crédit à sa cohérence et lui accorde cette confiance minimale sans laquelle il ne la chercherait même pas.

Ainsi l’inachèvement narratif, comme l’autorisation narrative reçue d’autrui, renvoient à cet endettement infini par lequel je ne m’interprète qu’en interprétant les autres et qu’en étant par eux, avec eux et devant eux, interprété: je m’insère ainsi dans une trame narrative à laquelle j’appartiens. Les diverses unités narratives et récits de vie, par ce geste, se composent et se créditent, se modalisent mutuellement dans une sorte de réseau, de communauté narrative, qui reste ouverte par tous ses bords mais qui constitue une sorte d’intrigue d’intrigues. Ces communautés d’appartenance se caractérisent par une distribution de rôles autour de quelques motifs communs, et d’une différenciation acceptable. Et les personnes se constituent dans l’appartenance multiple à de tels réseaux, s’attachant sans doute à ceux qui les estiment et les créditent d’une plus grande densité en expériences et en capacités. Mais la question du « soi » demeure, interminablement[153].

Au début, d’ailleurs, on existe à peine, on est transparent au monde. Et puis avec le temps le moi s’étoffe et s’épaissit, et soudain on s’aperçoit que le moi fait trop de bruit, alors que l’on n’est pas même sûr que ce soit vraiment « je »; on s’aperçoit que les ouvertures se sont bouchées une à une, et qu’il est trop tard. Mais aussi vieillir est doux: c’est s’attacher à des singularités, au fait que quelque chose existe en dehors des mots et du Moi. C’est devenir insouciant quant à soi. Longtemps également on augmente ses possibles: « ça aussi je peux, ça peut être moi ». Mais il vient toujours une limite, un point où l’on ne se reconnaît pas: « ce n’est pas moi ». Ici on bascule de l’éthique, qui veut augmenter les capacités du moi, à la sagesse qui autorise le moi à s’effacer, la morale réglant le régime intermédiaire des justes échanges.

Il y a donc un point à partir duquel le sujet éthique réalise qu’au fond son identité lui importe peu, qu’il ne se soucie plus du tout de lui-même[154]. N’avons-nous d’ailleurs pas survalorisé l’importance de l’individu? Qui peut se targuer, par ce souci, d’avoir « augmenté sa vie » d’un cheveu? Et ne peut-on dire que ce qui échappe ainsi à notre civilisation, si fière de son individualisme, c’est de reconnaître combien l’individu ainsi défini est coûteux, et d’abord pour lui-même, pris dans un perpétuel et fatiguant exercice de soi, où sa subjectivité doit s’autoriser toute seule. Nous sommes passés du monde du permis-interdit à un monde du possible-impossible. Ce qui est techniquement possible est désormais permis aux sujets majeurs et consentants que nous sommes. Si nous n’y arrivons pas, l’échec n’est imputable qu’à nous-mêmes. Il appartient d’ailleurs au sujet de tout choisir, et cette responsabilité est insoutenable. Plus nous survalorisons les capacités de l’individu, et plus nous obtenons des sujets épuisés, dépressifs et dépendants de toutes sortes de drogues et d’assurances. Et plus nous avons affaire à un individu très particulier, très intelligent, très actif, riche de compétences et d’expériences, et plus nous avons affaire à la mort comme un horizon terrible; comme s’il fallait perdre, se dépouiller de tout ce que l’on a acquis pour revenir à l’extrême simplicité de la mortalité. Et plus haut et vite nous sommes montés dans l’individualisation, plus lourdement et plus violemment nous chutons dans la disparition. Quelle angoisse, alors, quel vertige pour les individus que nous sommes tous devenus! Comment faire alors, puisque nous avons goûté au fruit de l’individualité et que nous ne pouvons plus revenir en arrière, comment faire pour que cette descente, cette redescente, soit légère? Comment faire d’elle « un mouvement doux accompagné de sensation », et juste ce qu’il faut pour « enlever au pas d’un enfant son peu de poids »[155]?

 

Peut-être faut-il prendre la question « dans le plus total oubli de soi, en suivant le plus naïvement du monde le mouvement des pensées » comme le dit Gadamer[156]. Autrement dit, la question n’est alors plus du tout de savoir qui nous sommes, mais de savoir si nous sommes bien dans le même monde, et pour cela il faut au moins que nous puissions parler d’une ou deux choses communes. Interpréter une chose, ce serait la démêler, la débrouiller, lui accorder ce souci jusqu’au bout, et refaire le monde à partir de ce petit bout[157]. Ce n’est en effet pas le même cercle, celui au milieu duquel on s’avance pour faire son numéro, et celui par lequel on se tient ensemble à distance d’une question où chacun s’oublie, et ne dit « je » que de manière occasionnelle, comme traversé par une vérité qui l’excède. À tout le moins le sujet éthique passe ici du point de vue tragique auquel l’accule son importance à un point de vue plus comique, celui où son rôle n’est plus si important[158].

C’est aussi le passage à la sagesse. L’éthique indique la capacité responsable de celui qui agit, et la morale protège la vulnérabilité de celui qui subit. La sagesse retourne la syntaxe: elle rappelle la capacité de celui qui subit et la vulnérabilité de celui qui agit. Il n’aura pas échappé que ces deux mouvements, par lequel nous cherchons par tous les moyens qui nous sommes, et nous cessons d' »en faire un fromage » pour basculer dans la plus parfaite insouciance, sont des mouvements qui peuvent conduire à quelques dérèglements moraux. Mais le courage et le pardon sont comme cela; ils se tiennent souvent à la limite de la moralité. La sagesse est de voir la moralité là où d’abord on ne la voit pas, peut-être parce qu’elle est excessive[159].

Pour résumer l’intervalle parcouru, nous pouvons le rassembler au nom des deux attitudes désignées par le courage et le pardon. C’est une simplification, puisque nous avons vu que le courage était aussi le courage d’approuver l’irréversible et de s’effacer devant autre que soi, et que le pardon était aussi la faculté de contenir l’imprévisibilité du différend dans les termes d’un contrat ou d’un compromis[160]. Ainsi le courage caractériserait plutôt, dans notre intervalle, tout ce qui augmente et soutient la double tension du « différer », et le pardon tout ce qui réduit ou détend cette tension. En reprenant ainsi autrement le partage arendtien de l’irréversibilité et de l’imprévisibilité, nous voulons donner au courage une amplitude que le courage stoïque ne comprend pas et au pardon une amplitude que le pardon religieux ne comprend pas; cela permet au passage d’analyser la différence d’orientation entre des figures intermédiaires, non seulement du courage et du pardon, mais aussi des formes de la réciprocité, qui seraient par ailleurs identiques, comme nous l’avons vu à propos du jeu. Dans le courage même il y a ainsi place pour le pardon et dans le pardon place pour le courage. C’est qu’il s’agit du même intervalle mais parcouru dans un sens ou dans l’autre.

Le premier geste observé consiste à entrer dans l’échange, à essayer et s’essayer, à se confronter comme aurait dit Patocka, à ouvrir des possibilités, à monter et augmenter sa place dans les échanges, et aussi d’ailleurs à accepter comme un don de s’y trouver toujours déjà planté. D’un mot, c’est le courage, et il a la structure fondamentale d’une promesse. En effet la « force d’âme », le courage, réside dans la capacité à dire « oui » à la vie en dépit de ses injustices, à répondre au simple fait d’être né par la capacité d’agir et d’approuver[161]. Rares sont ceux qui approuvent pleinement leur vie. Mais approuver ce que l’on est et ce que l’on fait, en vérité, cela veut dire être capable d’en répondre, d’en être responsable. Non pas responsable devant soi–même, mais responsable devant autre que soi. C’est ce que j’appelle la capacité à promettre. L’acte de la promesse est par excellence celui du courage, la capacité à répondre de soi en dépit de l’imprévisibilité de la vie.

Le second geste observé consiste à sortir de l’échange, à s’effacer, à diminuer, à se dévouer comme aurait dit Patocka, à ralentir le jeu des échanges et à ébranler un ordre qui est aussi celui de la guerre, de la surenchère, ou de l’incapacité d’en finir[162]. D’un mot, c’est le pardon. Le pardon, dans un sens très large et probablement un peu inhabituel ici, a affaire à l’irréparable emballement de l’échange soumis à la surenchère des représailles, et à la loi de la rétribution. Car nous avons du mal à supporter une existence sans rétribution ni sanction, une existence où la souffrance et la mort n’ait aucune signification. Seul le pardon peut nous tenir debout en face de cette expérience du malheur absurde, de la pure vulnérabilité, de la fragilité de nos existences. Seul le pardon peut nous faire sortir d’une vision pénale ou mercantile du monde, seul il peut nous faire sortir de la loi de l’échange et de l’irréversible. Peut-être en nous faisant laisser place à des enfants qui grandissent.

Ricoeur achève Soi-même comme un autre sur un aller et retour entre la promesse (le maintien de soi dans l’altération) et le pardon (l’acceptation de soi comme un autre). Dans cet intervalle, nous avons la gamme plus ou moins tensive de nos attitudes face au temps; et le présent, selon qu’il est celui de l’épopée ou celui de la contemplation fugace, contient plus ou moins la tension, l’écartèlement entre l’irréversibilité du passé et l’imprévisibilité du futur. Le sujet devient éthique en touchant ces deux limites, et en attrapant ce geste, d’une manière ou d’une autre, ces deux gestes. Telle est la courbe simple et difficile de l’existence éthique, et on pourrait d’ailleurs aussi dire que c’est la courbe du moindre acte éthique: commencer, persévérer, terminer. Et ce rythme accompagne depuis les expériences les plus intimes ou les plus élémentaires du désir d’être que nous sommes jusqu’aux structures les plus complexes de notre agir-ensemble, avant de se retirer ou de se risquer vers les limites de notre « monde », pour jouer sur elles.

Ce sont les deux versants de la même temporalité. Rothko estimait que tout ce qu’il avait à dire était la dilatation du monde et sa contraction dans la couleur. Comment deux couleurs tiennent-elles dans la même couleur sans s’y résorber? Il y avait deux voies pour montrer cela quant à l’éthique. La première voie était de montrer que plusieurs candidats pouvaient légitimement avoir la prétention de fonder la cohérence éthique. La seconde voie était de montrer comment notre pluralisme éthique n’est que la variation réglée du même. C’est celle à laquelle j’ai ici tenté de me tenir.

Olivier Abel

Notes :

[1] Le pluralisme moral méthodique auquel nous sommes résolument exposé nécessite à plus forte raison une cohérence, et c’est ce que j’ai déjà tenté d’explorer sous trois figures dans « Qu’est-ce que la cohérence éthique? », Actes du Colloque sur Ricoeur, La sagesse pratique, sld J.Barash et M.Delbraccio, Université de Picardie, CNDP-Amiens, 1998. Ici on reprend le même problème par un autre bout. Le présent essai est issu d’un exposé donné à Genève en Octobre 1998.

[2] Même si l’éthique ici esquissée est à sa manière indéniablement une lecture de Spinoza ou de Schopenhauer.

[3] On peut par exemple opposer la formulation « courageuse » que donne Kant de la liberté dans “Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée” ou “Qu’est-ce que les Lumières”, ou bien la première phrase combative de chacune des quatre parties de La religion dans les limites de la simple raison, à ce que dit Hegel du pardon à la fin de la section “L’esprit” de La Phénoménologie de l’esprit, dont on pourrait dire qu’on y trouve l’intention proprement éthique de la dialectique, cette capacité à changer de point de vue. Pour Hegel, d’ailleurs, agir, c’est comme demander pardon d’avance.

[4] Comme l’enfant qui refuse de choisir et qui veut les deux, donné en exemple au philosophe par l’Étranger du Sophiste (249-c). Les enfants n’ont pas toujours un sens bien établi de l’incompossibilité.

[5] Nous n’avons pas non plus repris, sinon de biais, le détail de nos analyses ou des dilemmes du pardon et du courage, qui sont ici comme ressaisies autrement. Ils furent l’objet de cours, dont on trouvera la trace et l’écho dans Le pardon, briser la dette et l’oubli Autrement Paris 1991, Collection « Morales », notamment pour les « Tables du pardon », p.208-233. « Ce que le pardon vient faire dans l’histoire », Esprit Juillet 93, p.208-233. « La justice aux prises avec le mal », in La justice et le mal (Actes du Séminaire de l’Institut des Hautes Études Juridiques) Paris: Odile Jacob, 1997, p.115-145. Et « L’irréparable en histoire », Actes du Colloque sur Histoire et mémoire, sld M.Verlhac, avec P.Ricoeur, J.Barash, H.Rousso, F.Bédarida. CNDP-Grenoble, 1998. Et pour le courage, dans « Le courage et l’expérience d’être chez P.Tillich et P.Ricoeur », in P.Tillich et l’expérience religieuse contemporaine, Actes du 9ème Congrès Tillich Faculté de Théologie de Lausanne, 1991, p.41-48. 50. « Comment opérer des choix? » in Évangile et Liberté, n°104 d’Octobre 1997, p.IV-VIII. « La responsabilité incertaine », Esprit 1994/11, p.20-27. « Comment peut-on être humain? », leçon d’ouverture de l’École des sciences philosophiques et religieuses, publié in Humanité, humanitaire, Bruxelles: Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis n°77, 1998, p.1-17.

[6] Nous y reviendrons en parlant de la communicabilité du jugement réfléchissant chez Kant.

[7] Nous sommes dans un temps désorienté plus qu’immoral, où le problème n’est pas tant que nous soyons impuissants à faire le bien que nous approuvons, que nous sommes impuissants à approuver ce que nous faisons, même si ce n’est pas si mal que cela. Nous sommes en effet loin d’être plongés, comme « on » voudrait trop nous le faire croire, dans une période d’absence des valeurs ou d’effondrement des repères. Au contraire les pratiques quotidiennes en mobilisent presque trop, qu’il faudrait d’abord apprendre à nos collégiens à déchiffrer, et à mettre en ordre. Et ce serait la première mission d’un enseignement de la morale.

[8]   « De l’humanité en de sombres temps » in Vies politiques, Paris: Gallimard/TEL). (le titre de l’ ouvrage en anglais est Men in dark times). Cette atmosphère d’éthique de la nuit, d’éthique des ténèbres, se retrouve dans son chapitre sur Walter Benjamin intitulé « les sombres temps », qui commence par des images de rescapés d’une tempête, de naufragés.

[9] Dans le prolongement de Temps et Récit, mais débordant un modèle purement narratif, on proposera de lire comme en correspondance les trois avant-derniers chapitres de Soi-même comme un autre (SA) qui constituent la “petite éthique” de Ricoeur, ainsi que les commentaires philosophiques de Penser la Bible. J’ai commencé à expliciter ce rapprochement dans “Du sujet lecteur au sujet éthique”, Revue Internationale de Philosophie, n° * 1999.

[10] J’ai tenté, sur le fil conducteur de l’éthique, de la morale, et de la sagesse (SA études 7,8,9), d’exposer trois figures plausibles pour une cohérence à la hauteur du pluralisme décrit, dans le texte désigné à la note 1.

[11]  H.Arendt, Vies politiques, op.cit.p.13 (c’est moi qui souligne l’intervalle). Dans cet intervalle, l’unité de la vérité doit rester soumise à la dualité de l’amitié, car c’est entre deux êtres qu' »un monde peut de nouveau naître » (p.91).

[12] Stanley Cavell indique la proximité du bon et du méchant, qui sont tous deux extra-ordinaires, hors-la-loi, l’un par la force extérieure, l’autre par la vertu intérieure (La projection du monde, Paris: Belin, 1999, p.92).

[13] Vies politiques, p.22 sq. et 41. Ni la solitude écartée ni l’obscure fraternité, qui l’une et l’autre évitent le conflit, ne permettent cette lumière que l’on trouve dans l’espace public « que la raison crée et garantit entre les hommes » (ibid. p.88), « un espace à plusieurs voix, où l’annonce de ce qui semble vérité à la fois lie et sépare les hommes, créant de fait ces distances entre les hommes qui, ensemble, constituent un monde » (ibid.p.41). L’ampleur des différences interprétatives détermine l’amplitude de l’intervalle qu’elles ouvrent, un monde complexe, épais, cherchant la justice à travers le différend et l’irréparable.

[14] Norbert Elias, Du Temps, Paris: Fayard, 1996.

[15] En insistant sur cette construction historique et sociale non seulement de la mesure du temps (passage des régularités royales ou religieuses aux régularités astronomiques et physiques, construction du temps à travers des instruments de mesure), mais du temps lui-même, qui n’est ni un contenant objectif (Newton), ni une forme de la subjectivité (Kant), Elias ébranle l’idée que le temps serait en quelque sorte un invariant des choses ou des sujets. Le temps est quelque chose que nous faisons: “La perception du temps exige des centres de perspective – les êtres humains – capables d’élaborer une image mentale dans laquelle les événements successifs A, B, C sont présents ensemble, tout en étant clairement reconnus comme non simultanés. Elle suppose des êtres capables d’un pouvoir de synthèse, activé et structuré par l’expérience (…) tant celle des individus que celle accumulée par la longue série des générations” (DT p. 43-44). Le temps est donc une mise en relation, une activité symbolique (aujourd’hui surtout numérique) très complexe qui consiste à “mettre en relation deux ou plusieurs séquences différentes de transformation, l’une servant d’échelle de mesure de temps pour l’autre ou les autres”  (DT p. 81). Et N. Elias parle de ces échelles emboîtées  qui coordonnent aussi bien la disparition des étoiles et le métabolisme d’un vivant, la cuisson d’un oeuf ou le développement historique d’un État. N. Elias travaille ici sur les mêmes parages que P.Ricoeur dans Temps et Récit, cherchant les variations temporelles des durées entre le temps purement cosmique et le temps simplement vécu.

[16] A.N. Whitehead, Procès et réalité, essai de cosmologie, Paris: Gallimard, 1995, où le temps est pensé comme processus.

[17] En articulant étroitement courage et promesse face à l’imprévisibilité, j’indique ici l’inspiration arendtienne de mon propos. On sait qu’Arendt place le pardon en face de l’irréversibilité. C’est ce couple de la promesse et du pardon qui achève le chapitre sur “l’action” dans Condition de l’homme moderne. Or il ne faut pas négliger le fait que l’imprévisibilité n’est pas seulement ce que la promesse doit réduire ou mettre en échec: c’est aussi l’horizon d’une action qui demande l’imprévisibilité. Ni que l’irréversibilité n’est pas seulement ce que le pardon doit suspendre ou mettre en échec: c’est aussi l’horizon d’une action qui demande qu’après ne soit plus comme avant. À la différence de Hannah Arendt, on verra que je propose d’étendre le pardon aussi à ce qu’elle considère comme relevant de la promesse: la capacité à faire alliance (elle donne l’exemple d’Abraham, p.310), c’est à dire à accepter un compromis durable dans le différend. Il y a à cela plusieurs motifs, dont le premier est de restituer au pardon une dimension politique que sa réduction à l’irréversibilité-mémoire-oubli ne permet pas vraiment. Arendt a d’ailleurs aussi une conception de la compassion toute muette, contemplative, et apolitique, face à laquelle je crois que l’on peut développer une idée de la compassion dans la pluralité, dans le désaccord, dans la reconnaissance partagée que le malheur n’est pas une ténèbre où tout malheur se confond. En retour le courage, qui correspondrait chez elle plutôt à la capacité à commencer quelque chose de neuf (l’initiative), je propose aussi de l’étendre à la capacité à arrêter, à cesser, à s’effacer. Le courage et le pardon devienne ainsi coextensifs l’un à l’autre, comme l’endroit et l’envers du même mouvement. On notera plus loin une seconde différence d’avec Hannah Arendt: mon insistance sur la perception et pas seulement sur l’action. Il ne s’agit pas seulement de l’inséparabilté de la face passive et de la face active des êtres, mais du fait qu’il y a véritablement une éthique de la perception, et que l’on peut mentir en écoutant.

[18] Cette impossibilité me vient aussi d’une longue méditation sur la « passivité », commencée en 1974 à Montpellier avec Michel Henry et à peu près achevée en 1977 à Paris avec Lévinas. Dans les cours du premier, j’ai senti le caractère apodictique mais trop immédiat, comme clos dès son commencement, d’une réflexion sur l’auto-affection du corps subjectif. Dans le séminaire du second, où j’avais présenté un exposé sur la passivité dans les §§ 15 à 21 d’Expérience et jugement de Husserl, j’ai compris l’impasse qui avait renvoyé naguère Ricoeur vers une herméneutique disséminée.

[19] Nous suivons ici, après tant d’autres, les réflexions de Marcel Mauss sur le don. Qu’espérons-nous, à repasser encore sur ce pli, si ce n’est le déplier encore autrement? Je ferai la même remarque à propos du mâchonnement auquel je soumets les réflexions de Hannah Arendt sur la naissance et l’action.

[20] Elle le raccorde à la nativité ou plutôt à la natalité, non comme processus de la vie qui continue, mais sous l’idée qu’il est dit à chacun quelque chose que je pourrais formuler comme une sorte de parole de l’ange Gabriel à Marie, lors de l’Annonciation: “Je vous salue, vous à qui grâce a été faite: vous êtes nés, vous avez été choisis. Et je vous l’annonce: non seulement vous êtes nés, mais vous allez faire naître quelque chose”.

[21] Jacques Derrida, Donner le temps, Paris: Galilée, 1991, p. 33. Marc Boss en a fait une belle étude dans la Revue de théologie et de philosophie, 1996/II p.113-126.

[22] Cette remarque de Derrida qui rejoint le “Sermon sur le montagne” fait également penser à celles de Kant sur l’introduction en matière morale du concept de grandeur négative, qui est probablement une des sources les plus silencieuses mais omniprésentes du présent essai.

[23] Sénèque, Les Bienfaits, Paris: R. Laffont, p. 407. Nathalie Sarthou-Lajus en propose un superbe commentaire dans L’éthique de la dette, Paris: P.U.F., 1997.

[24] On pourrait simplement dire que sans cette gratitude, sans ce “rendre grâce”, on  ne pourrait même pas recevoir le présent, le sentir, reconnaître qu' »il y a”, ou que, comme le dit joliment Marylin Monroe dans Certains l’aiment chaud: “it just happened”. Non que l’on puisse jamais « rendre » complètement le présent, mais que l’on peut néanmoins en rendre grâce. Qu’il n’y a pas de plaisir sans gratitude. Et cette gratitude n’est pas un endettement univoque: nombreux sont ceux à qui nous pouvons dire « tout ce que j’ai je te le dois ». Obligé de tous je ne le suis de personne, comme Luther le remarquait à sa manière.

[25] C’est en effet ce que nous trouvons dans la fameuse parabole des “talents”, qui fut l’un des moteurs de ce que Max Weber appelle l’éthique protestante, et qui consiste à faire fructifier chaque instant – pour le meilleur et pour le pire, mais c’est une autre histoire.

[26] “L’obligation de jouir est une évidente absurdité”, E. Kant, Critique de la faculté de juger, Paris: Vrin, 1974, §4 note 1 p 53.

[27] Faisons la supposition inverse, qu' »il aurait mieux valu pour lui que de n’être pas né ». Ne doit-elle pas au contraire faire bifurquer nos vies, comme le montre Franz Capra dans La vie est belle: l’intervention de l’ange-narrateur au moment décisif où le suicidant fait cet énoncé horrible sur lui-même, précisément pour lui montrer le film de la vie de ses proches et de sa ville s’il n’avait jamais été, est la métaphore de cette réinterprétation de nos existences. Ce n’est pas seulement que tous doivent quelque chose à chacun de nous, c’est que la bifurcation temporelle (dont l’ange est la figure) est l’occasion de la réinterprétation qui me rend fidèle à l’existence, et me donne de l’approuver.

[28] E. Lévinas, Le temps et l’autre, Paris: P.U.F., 1983, p. 55. C’est sur cette limite que travaille le film de Benito Benigni, La vie est belle, en faisant comme si le malheur pouvait n’être qu’un jeu, c’est-à-dire justement quelque chose d’entièrement réversible.

[29] Hérodote parle des égyptiens qui notent les signes divins et leurs suites, et prédisent ensuite leur répétition; le pardon n’est-il pas, rompant avec l’irréversible fatum, ce qui permet d’agir en dépit de cette intimidation, d’ouvrir un espace à l’absurde, à ce qui n’a pas de signification et ne doit pas nous lier?

[30] Le Sophiste 248-c.

[31] Comment “rendre” le présent d’ailleurs, sans l’interpréter, le différer si peu que ce soit?

[32] Schopenhauer évoque cette formule d’Augustin, que c’est comme si les fleurs, ne se connaissant pas et ne pouvant se connaître, “s’offraient à notre connaissance” (La cité de Dieu XI-27). On peut dire à cet égard  que chaque être a une manière unique de s’offrir au temps, de s’y adonner ou d’y résister, de faire avec ou de s’y (laisser) prendre; et qui est son style. L’érosion elle-même s’attaque diversement aux choses, et commence par créer ou plutôt par découvrir des irrégularités, des singularités, avant de tout régulariser et de tout ramener au sable du même.

[33] Les citations précédentes sont tirées d’E.Lévinas, De l’existence à l’existant, Paris: Fontaine, 1947, p. 51. Un peu plus haut, il écrit: “Nous sommes comme dans un voyage où il faut toujours s’occuper de ses bagages” (p. 36) . On est toujours en retard. Ce trait bien descriptif de l’angoisse contemporaine rejoint l’idée de Sohrawardi, que le temps tout entier est dû au “retard”  de Gabriel, qui, encore stupéfait, le temps de rejeter loin de lui l’ombre d’Iblis (Satan), rétrograde de la troisième à la dixième place des émanations. Comment rattraper un tel retard? (voir O. Abel, “la boîte noire”, dans Le réveil des anges, messages des peurs et des consolations, Paris, Autrement, 1996.

[34] En ce sens, Ricoeur a fait au temps heideggerien ce que Hegel a fait au sujet kantien, il l’a fait sortir de lui-même, prendre le détour de l’aliénation.

[35] On peut ici entendre la réduction de l’écart au sens que lui donne Ricoeur dans La métaphore vive, où l’écart tenu fait apparaître un sens inédit, une règle neuve qui ouvre une autre communicativité. On peut aussi l’entendre comme une suspension phénoménologique de l’écart. Les deux significations sont peut-être indissociables. La réduction de l’écart par le « faire place » est non moins importante pour la créativité que celle qui consiste à le soutenir jusqu’à ce qu’il ne soit plus un écart (voir chapitre 17 sur la créativité). Ici encore le « faire place » n’a d’ailleurs pas la même signification si on le prend dans le sens de la suite des générations, ou de la solitude du « contemporain » attaché à l’instant.

[36] Cette insistance sur l’atmosphère d’irréparable de l’existence, y compris pour l’espérance, est très nette chez Lévinas, De l’existence à l’existant, op. cit., p. 153 sq. Il oppose à cet égard la résurrection du présent qui doit lui-même être consolé à la substitution économique d’un après à un avant dans la réparation. Un peu dans le sens de cet enfant qui demandait: « Est-ce que j’ai été autrefois? » Puis, pensif: « mais je suis autrefois pour les gens de demain ».

[37] Jusque dans la passion amoureuse, et peut-être dans la passion guerrière, il n’y a rien de plus radical que cette impuissance, que cette impossibilité narrative, qui en est peut-être le motif même. Sans cette impossibilité, celle de l’insoutenable attente ou celle de l’action trop mêlée, qui cachent et soulignent celle du hiatus temporel même, il n’y aurait pas de « passion ».

[38] Observant ce phénomène, Michel Meyer remarque que la question initiale disparaît dans la réponse, qu’elle s’y dérobe ou s’y occulte un peu comme le “don” chez Derrida doit s’effacer s’il est don. On lance ici un premier tenon entre le présent essai et nos recherches problématologiques.

[39] Paul Ricoeur, Du texte à l’action, Paris: Seuil, 1986, p. 48.

[40] C’est un phénomène moral essentiel que celui du différend éthique entre les générations. Ce qui n’était que discours à la première génération devient réalité sans issue à la suivante; ou bien les conséquences, échappant aux intentions, soulèvent des problèmes imprévus et parfois terribles. Il semble en tout cas que ce qui était bon ou bénédiction puisse devenir, à la seconde génération, la forme même du malheur ou de la blessure. Telle génération qui voulait une conjugalité libre, émancipée de toute filiation, voit la génération suivante brader la conjugalité pour demander un peu plus de filiation.

[41] Ici, le commentaire que propose Ricoeur de la 5ème méditation (“Husserl et le sens de l’histoire” dans À l’école de la phénoménologie, Paris: Vrin, 1987, p. 21 sq. et notamment p. 27-29) prépare la voie de Temps et Récit: la pluralité des ego, avant d’être la difficulté de l’histoire, en est la possibilité.

[42] Comme nous le remarquions au développement précédent.

[43] Le temps n’est-il pas la forme de la coordination de toutes les durées singulières des monades dans une communauté temporelle qui est le monde? Cf. E. Husserl, Méditations cartésiennes, Paris: Vrin, 1969, § 42-43, § 56 et § 62. Voir également le commentaire qu’en donne E. Lévinas à la fin de La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Vrin, 1970; “L’homme a cette manière toute spécifique d’être son passé, inconcevable s’il s’agissait d’une pierre (…) la temporalité forme la substantialité même de sa substance” (p. 221).

[44] E. Lévinas, Le Temps et l’Autre, Paris, P.U.F., 1983, p. 64 et 83-84.

[45] Cette insistance sur l’atmosphère de conflictualité, ou simplement de non-concordance de nos interprétations et de nos existences, est très nette chez Ricoeur où Le Conflit des interprétations n’est résolu que “selon l’espérance”, c’est-à-dire dans une synthèse qui nous est interdite: c’est notre condition que de vivre dans cette discordance et d’en faire le lieu même de nos fragiles concordes.

[46] Nous plaçons ici un second tenon entre cette recherche éthique et nos recherches problématologiques.

[47] P.F.Moreau, Hobbes, Philosophie, science, religion, Paris PUF 1989, p.63.

[48] Et cette condition langagière qui leur est faite, n’est-ce pas cet « ange à l’épée flamboyante » qui les sépare à jamais du paradis des universaux ou des singuliers, du paradis des identités invariantes et des singularités incomparables?

[49] Les « purifications ethniques » sont de terribles symptômes de ce refus de la ressemblance là où des populations commencent à trop se ressembler, manière de refaire de la différence.

[50] “A son tour”: cette locution est importante, en ce qu’elle précède l’idée que tous nos échanges se feraient “en retour”, en rétribution (ou en vue de cela). Ils se font d’abord en partageant un espace, un temps d’apparition, de reconnaissance réciproque. En ce sens la justice que je cherche ici à définir est moins la rétribution des performances de chacun que le droit de chacun à paraître dans l’espace public. Cette justice suppose le courage de ne pas envier, de percevoir sans trop se représenter, se comparer. Mais paraître au monde, c’est toujours comparaître. C’est tout le problème de la justice.

[51] Je garde un souvenir ébloui de Bongor (Tchad, 1978, où j’enseignais la philosophie), d’une piste de béton où à tour de rôle apparaissaient les danseurs pour faire leur numéro, se dévoiler au son des tam-tam. C’était aussi bien l’Iliade, le numéro de Diomède, puis celui d’Hector, puis celui d’Achille, et aussi bien simplement la vie entière.

[52] Il faut reconnaître que l’économie aujourd’hui est moins entendue comme un espace d’apparition des différences, comme une cohabitation des modes de vie les plus différents possibles (ce que Kant par contre avait en vue chaque fois qu’il parlait de l’humanité, avec un sens aigu de la pluralité géographique des cultures), que comme l’espace de leur commensurabilité, de leur circulation.

[53] Cette expression arendtienne, je préfère ici la rapporter concrètement à l’espace urbain tel qu’un historien comme Bernard Lepetit l’a travaillée et montrée: comme une configuration spatiale diversement interprétée par les acteurs, et réinterprétée de génération en génération de telle sorte que des temporalités urbaines diverses composent leurs échelles dans le même présent, oeuvrant à partager un espace d’expérience et un horizon d’attente (“Une herméneutique urbaine est-elle possible?”, Temporalités urbaines, Paris: Anthropos, 1993, p. 287-299). La disparition de B. Lepetit a certainement freiné durablement le travail que nous aurions pu faire sur ces parages, également avec Laurent Thévenot et quelques autres.

[54] « Si le monde est la totalité de ce qui est le cas, le faire ne se laisse pas inclure dans cette totalité. En d’autres termes encore, le faire fait que la réalité n’est pas totalisable » P. Ricoeur, Du texte à l’action, Paris: Seuil, 1986 (coll.Points-Essais p.299).

[55] Qui nous oblige à ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudraient pas qu’ils nous fassent; même en nous faisant ce qu’ils voudraient qu’on leur fasse, comme mon fils me l’objectait.

[56] Il s’agirait ici d’une double dissymétrie.

[57] La justice dans le code de Hammourabi est à la fois l’équivalence, la mesure, l’égalité, et la protection du faible et de la victime, de la veuve et de l’orphelin. Et dans le canon biblique aussi l’on a l’ordre électif du contrat, de l’alliance politique, et l’ordre patriarcal de la descendance, de la protection inconditionnelle. Cette articulation étroite, dont nous avons remarqué la prégnance anthropologique avec Françoise Smyth-Florentin et Thomas Römer, rejoint les deux orientations d’une éthique qui fait tantôt crédit aux capacités du sujet, à sa responsabilité, et qui cherche à la réguler, et tantôt relève plutôt sa fragilité, sa vulnérabilité, et cherche à la protéger. Mais ces deux orientations sont nécessaires l’une à l’autre, car les sujets relèvent toujours à la fois de l’une et l’autre.

[58] On peut dire qu’une pluralité de sujets habite le même “monde”, ou que chaque sujet habite plusieurs “mondes”, selon que l’on entend le monde comme la donation première et limite d’un espace commun d’apparition, ou selon que l’on entend le monde comme un monde de symboles et de règles déjà interprétés, et soumis à la pluralité des interprétations (cf. Paul Ricoeur, “L’originaire et la question-en-retour dans la Krisis de Husserl », dans À l’école de la phénoménologie, op. cit., p. 295).

[59] Cette séparation peut nous faire manquer qu’il y a de la co-habitation dans chaque habitat, et que nous habitons aussi l’espace public.

[60] La morale moderne s’est peut-être trop facilement construite autour de l’idée que si les humains diffèrent téléologiquement quant à leur visée du bien ou de la vie bonne, ils conviennent déontologiquement pour écarter ou limiter le mal qu’ils peuvent se faire. Mais ils peuvent aussi être dans un désaccord proprement irrémédiable quant au malheur lui-même, ne pas le voir au même endroit.

[61] On ne peut oublier l’irréparable, on y est amnésique, mais l’irréparable est présent, prêt à recommencer, indéfiniment tant qu’on n’aura pas rompu avec l’oubli. Mais on ne peut se souvenir de l’irréparable, on entretient un ressentiment qui n’a plus rien à voir avec la blessure, et qui nous empêche de nous souvenir d’autre chose tant qu’on n’a pas rompu avec la dette interminable. On y reviendra.

[62]  La réputation chrétienne de faire de tout malheur un viatique n’est certainement pas usurpée. Mais c’est aussi parce que la grâce d’exister est absurde, que le fait d’avoir été choisi est impayable, immérité, que le malheur aussi peut être pensé comme absurde et immérité. C’est pourquoi le sentiment de la gratitude est indissociable du courage de parler du malheur, et de le combattre tant que faire se peut.

[63]  Le courage d’être heureux, le plus difficile peut-être, suppose de laisser place en nous à un sentiment d’enfance, d’exquise faiblesse, d’éblouissement qui laisse le regard, la voix, le corps “à blanc”. C’est comme quelque chose sur quoi nous ne pouvons pas mettre la main, que nous ne pouvons pas qualifier, qui nous laisse désoeuvré, capable d’être dans le désoeuvrement même, dans l’inemploi, dans la simple gratitude (voir la fin du chapitre 3). Le pur sentiment du temps peut donner ce plaisir ou cette douleur.

[64] Le lecteur attentif peut voir que je reprends ici un peu autrement l’oscillation par laquelle j’achevais les « tables du pardon » dans Le pardon, briser la dette et l’oubli, Paris: Autrement, 1992, et à laquelle je reviendrai au chapitre 13.

[65] Initialement publié dans Critique, 493-494 (1988), ce texte se retrouve dans L’Inhumain Paris: Galilée, 1988. C’est le moment où nous avons partagé quelques projets (la « mainmise » est un exposé qu’il avait donné à notre Faculté, et sur Paul et le trait d’union de judéo-chrétien nous avons eu une séance au Collège International de Philosophie).

[66] Lyotard observe d’ailleurs qu' »une particule dispose quand même d’une sorte de mémoire élémentaire et par conséquent d’un filtre temporel. C’est ainsi que les physiciens contemporains tendent à penser que le temps émane de la matière elle-même » (p.72).

[67] Pour s’assurer du futur, la monade étend ses échanges, qui garantissent que l’objet a donné au temps t détermine un objet b donné au temps t’, et la monnaie apparaît ici comme « du temps stocké en vue de prévenir ce qui advient » (p.78).

[68] Il traite ainsi sa propre découverte comme Schopenhauer traite la sienne, celle de la roue du vouloir-vivre.

[69] Dieu est l’être qui désire des êtres qui désirent être. Et pour Leibniz plus que chez Heidegger dans la moindre chose se déplie le quadriparti (et les quatre causes), et s’entend le bruissement de l’être.

[70] Même si ce dernier ne se réfère que très peu à Leibniz (8 occurrences, assez sommaires, dans l’ensemble de Procès et réalité Paris: Gallimard, 1995). Il se réfère au Kant de la Critique de la raison pure qui décrit comment les données subjectives deviennent objectives, mais non à celui de la Critique du jugement, qui le précède à certains égards sur la voie qu’il recherche, d’une description de la façon dont les données objectives se transforment en satisfaction subjective, en « sentir ». Par ailleurs l’appropriation du donné par les entités actuelles mues par l’appât du sentir, et qui deviennent à leur tour des entités potentielles ou des objets éternels, comme détachés dans l’atteinte de leur satisfaction, et pour la satisfaction d’autres entités actuelles, évoque Schopenhauer et la succession des formes du vouloir-vivre (p.262).

[71] Il y a ici quelques éléments d’une réflexion sur les passions, et nous allons décrire deux grandes passions. L’une qui pourrait être « l’amour-propre » de La Rochefoucauld, si l’on pointait dans cet amour le désir infini de quelque chose que l’on ne sait pas, et que l’on veut (être, pouvoir, connaître). L’autre qui pourrait être la « paresse » de la Rochefoucauld, si l’on sentait dans cette paresse le sentiment d’abandon exquis à la finitude, de confiance à la bonté d’être, une mystique de l’insouciance. C’est la disproportion entre ces passions qui m’intéresse, car elles ne peuvent pas s’additionner ni se soustraire, ni se dériver l’une de l’autre.

[72] Là encore Whitehead sans le dire et peut-être sans le lire se réfère à Platon, quand il dit que le monde et Dieu se meuvent en sens inverse l’un de l’autre dans le procès, mais ensemble, ou que le procès est le rythme par lequel plusieurs deviennent un et l’un plusieurs, « jusqu’à la fin des temps ».

[73] Tout être d’ailleurs porte en lui une affirmation, un “je suis”, non pas seulement nous, mais ce tabouret aussi. Tout être veut persévérer dans l’être. Il y a quelque chose comme un désir qui nous est donné avant même que nous existions. Il y a un désir d’exister qui nous précède. Et même dans les langages humains, le « oui » de Ulysse, pourtant dans les bras de l’immortelle Calypso, au retour à Ithaque et à Pénélope, et le « oui » de Abraham au voyage, à tout quitter pour un autre pays improbable, pour une descendance incertaine, sont infiniment divers. Ce sont tous ces « oui » dont notre existence surgit, comme de mille naissances, de milles enfances. Et c’est pourquoi il est si important de multiplier pour les enfants la diversité des expériences de l’approbation originaire.

[74] Je reprends ainsi, un peu cavalièrement, les trois formes de l’angoisse (de la mort, de la culpabilité, de l’absurde) exposée par Paul Tillich dans Le courage d’être, Paris-Genève: Le Cerf-labor et Fides, 1999.

[75] On peut ici rapprocher les figures du courage d’être soi-même de Tillich (op.cit.) et du stoïcisme dans le « chemin du consentement » de Ricoeur (Le volontaire et l’involontaire, Paris: Aubier, 1988, p. 441sq.).

[76] Cf. Alain Ehrenberg: La fatigue d’être soi, Paris: O.Jacob, 1998.

[77] Je reprends ainsi, un peu cavalièrement, trois des formes de la fatigue exposées par Jean-Louis Chrétien dans De la fatigue, Paris: Minuit, 1996, que je place ainsi en regard des trois figures de l’angoisse évoquées plus haut avec Tillich.

[78] On peut ici rapprocher les figures du courage d’être en participant selon Tillich et de l’orphisme selon Ricoeur (op.cit.).

[79] Selon la fameuse réflexion de Hamlet. Mais l’angoisse du néant est une figure dramatique, et on peut imaginer toucher la limite sous les espèces de l’ennui. L’ennui nous fait éprouver combien l’effacement ou l’attachement à quelques petites choses est un insupportable rétrécissement, combien nous débordons de ce petit cadre. L’ennui suffit à nous faire désirer changer n’importe quoi, échanger quelque chose d’autre, désirer que quelque chose se passe dont nous soyons acteur.

[80] Comme aurait dit l’autre, il y a un courage pour se distinguer et un courage pour se perdre, un courage pour ouvrir des possibilités et un courage pour préférer une réalité, un courage pour désirer et un courage pour se détourner, un courage pour dissider et un courage pour fonder, un courage pour se donner et un courage pour s’abstenir, un courage pour se réjouir et un courage pour se plaindre, un courage pour la génération et un courage pour la singularité, un courage du devoir et un courage de la transgression, un courage pour se décider et un courage pour s’empêcher, un courage pour résister à la tentation et un courage pour fuir la tentation, un courage pour dire oui et un courage pour dire non.

[81] L’entendement et la volonté, par exemple.

[82] A.N.Whitehead, dans Procès et réalité, parle du temps du monde comme perpétuel dépérir: « il désire ardemment la nouveauté, mais il est hanté par la terreur de perdre le passé, les choses familières et les êtres qu’il aime ». Et il explique: « la nature du mal, c’est que, par leurs caractères mêmes, les choses se font mutuellement obstruction » (op.cit. p.524). Nous sommes ici de nouveau assez proche de la manière dont Leibniz explique le mal inclu dans ce monde, comme l’ombre porté par la finitude des créatures, et par leurs incompossibilités.

[83] En ce sens le courage comporte le pardon, et le pardon comporte le courage. Il ne faut d’ailleurs pas confondre le stoïcisme de confrontation, en phase avec un orphisme de dilatation, et un stoïcisme de retrait, en phase avec un orphisme d’évanouissement. Et il ne faut pas davantage identifier trop vite le courage de se distinguer et de se confronter avec le « différer » de notre chapitre 7, celui du différend entre contemporains; ni identifier le pardon qui s’efface et fait place à d’autres avec le « différer » de notre chapitre 6: entre générations aussi il y a désir de se distinguer, et on peut s’effacer pour faire place à un contemporain, je veux dire à quelqu’un qui interprète la même question, la même situation. Ces variations ne s’expliquent vraiment que parce que courage et pardon ne sont ici que des figures limites de la même gamme, où les tons changent selon l’intervalle dans lequel on les prend.

[84] C’est d’ailleurs la principale objection de Bayle à la Monadologie de Leibniz, qui y répond par ses Essais de théodicée.

[85] Il ne s’agit pas seulement de cette faculté vitale d’oubli dont parle Nietzsche (Généalogie de la morale, 2ème dissertation), mais cette obligation de pardonner aussi fondamentale pour les échanges humains que l’obligation de donner dont parle Mauss. Le moment où la question se pose, qui n’a rien à voir en ce sens avec l' »oubli » initial simplement destiné à arrêter le pire, représente le bord fuyant sur lequel l’oubli et l’histoire se décident. Comme la prescription juridique, d’ailleurs, ce « délai d’effacement » est la structure et le rythme de base d’une société. C’est aussi parfois une condition vitale de l’existence que de « tourner la page », et de se pardonner à soi-même, laborieusement, quand la lésion est trop profonde pour être résolue avec autrui.

[86] 1) Nul ne peut se pardonner à soi-même. 2) Il ne peut être pardonné qu’à « celui qui » a reconnu son tort, et personne ne peut se repentir à sa place. 3) Celui qui pardonne doit être « celui qui » a subi le tort, et nul ne peut usurper cette place. 4) Il ne faut pas confondre le pardon demandé avec le pardon obtenu. 5) On ne peut pardonner que ce qu’on peut punir, ce qui suppose un contexte où le rapport d’intimidation a suffisamment changé, mais aussi une situation suffisamment claire pour qu’on puisse désigner les victimes et les coupables. Les seconde et troisième conditions marquent bien la différence du pardon d’avec la justice, qui suppose au contraire l’intervention d’un tiers qui fasse écran: en ce sens le pardon appartient au même monde que la vengeance.

[87] Cette remarque, par laquelle nous rappelons l’obligation de l’échange dans laquelle se trouve un sujet indissociable de son monde, n’est pas très éloignée de celle de Leibniz, qu’il n’y a pas d’âme sans corps (Monadologie, §61-62), qui enchantait Deleuze (Le pli, Leibniz et le baroque, Paris: Minuit, 1988). Bayle dans l’article « Rorarius » de son Dictionnaire, objectait pourtant au système de l’harmonie préétablie « que l’âme du chien soit construite de telle sorte qu’au moment qu’il est frappé il sentirait de la douleur, quand même on ne frapperait pas, c’est ce que je ne saurais comprendre ».

[88] Par la parole, les humains interprètent ce qu’ils ont subi ou agi, ce qu’ils ont fait subir ou ce qu’ils veulent faire, de même que par l’action ils interprètent leurs paroles, leur donnent un poids spécifique de promesse, de témoignage, de savoir-faire, etc. Ils s’interprètent par l’action, puis interminablement réinterprètent par le récit leur moindre acte ou ressenti, ou intention et tentative d’acte jusqu’à ce que cela corresponde sinon à ce qu’ils voulaient, du moins à ce qu’ils peuvent accepter. Ils s’interprètent par leurs paroles, puis interminablement réinterprètent par leurs actes ce qu’ils ont voulu dire et qu’ils ne peuvent que montrer.

[89] Si ce n’est pas le cas, celui qui s’estime lésé cherchera à faire en sorte que les autres tiennent compte de lui; il peut le faire directement, voire violemment; il peut le faire médiatement, par l’intervention d’un tiers.

[90] Voir E.Kant, Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, Paris: Vrin, 1972, p.51-52: « Tous les principes réels de l’univers, si l’on additionne ceux qui s’accordent et si l’on soustrait ceux qui sont opposés entre eux, donnent un résultat égal à zéro ».

[91] On peut agir sur la « longueur d’onde » d’une relation, pour être ensemble sur la même fréquence de rapprochement ou d’éloignement. Et par ce travail courtois on peut produire du sentiment. Je ne parle ici pas seulement des relations amoureuses, mais de toutes les amitiés, et même de ces relations vagues qui font l’urbanité.

[92] Cette éthique de la courtoisie suppose d’avoir compris la « narrativité » essentielle des relations ainsi définies, l’enchevêtrement narratif par lequel nos « relations » des relations entrent en congruence ou en écart.

[93] La différence, c’est que dans le plaisir la liberté entre en jeu, et qu’en essayant tous les possibles le sujet se dévoile. La pudeur ou la honte tiennent peut-être à cette réserve nécessaire, qu’en faisant aux autres ce qu’on voudrait qu’ils nous fassent (je parle de tout « faire plaisir », de toute forme de don), on se dévoile tout en sachant que l’autre se dérobera, qu’il différera, qu’il rendra autre chose. C’est obligé. Et que le sujet lui-même non seulement se tient prêt à différer, mais soutient qu’il aura offert autre chose que ce qu’on lui prête.

[94] Dans les relations, ce point apparaît au moment où l’on ne cherche plus à savoir qui a commencé dans le bon comme dans le mal, au moment où l’on ne compte plus les échanges. Ici apparaît le pardon, qui oublie qui a commencé, ou le courage qui commence sans se préoccuper des équilibres de la relation. La relation n’est plus ce qui importe. Ce que l’on touche sur cette limite, c’est l’autre lui-même, dans l’altérité du respect, ou dans l’identité de la tendresse où l’on ne distingue plus soi de l’autre, où l’on ne cherche plus à se connaître.

[95] voir note n°62.

[96] Il y a encore dans ces variations sur ce thème du plaisir, une différence à observer entre le plaisir de varier et celui de répéter (entre le plaisir d’essayer encore autre chose, d’inédit, ou celui de revenir au même), qui correspond à l’oscillation de l’intervalle exposé. Mais je ne voudrais pas trop abuser du parallélisme entre plaisir et souffrance: le plaisir suppose la liberté (voir note n°26), ou plus exactement selon Kant l’intersection entre la nature et la liberté; il est la nature selon la liberté. Ce n’est pas le cas avec la souffrance, évidemment.

[97] C’est ici que nous quittons Aristote, avec la remarque conjointe qu’il n’est pas certain que la connaissance des singuliers nous soit interdite par la forme généralisatrice de notre faculté de connaître. Les arts d’ailleurs ont suivi une évolution semblable, nonobstant la séparation opérée par Descartes à la première page des Méditations: longtemps, l’humanité s’est jugée plongée dans le monde affreux et chaotique de la nature sauvage et irrégulière, et toute la culture, tout l’art étaient alors d’y introduire une symétrisation. Désormais, l’humanité se juge plongée dans le monde méchant et froid de la reproduction technique et de la « rationalité »: toute la culture, tout l’art consistent maintenant à y introduire une singularisation. C’est de cette hésitation entre le beau et le sublime que témoigne peut-être Kant dans sa « Remarque générale sur la première section de l’analytique » (op.cit.p.83) quand il montre la préférence pour la régularité, mais aussi l’ennui de l’excès de régularité.

[98] Lors d’un séminaire sur la souffrance où nous parlions du pardon, thème repris par la suite dans La souffrance à distance, Paris: Métailié, 1993.

[99] Si le temps est coextensif à l’agir et au pâtir, si le temps humain est un temps raconté, on ne peut jamais trouver le commencement absolu, le premier récit.

[100] Hannah Arendt, « De l’humanité en de sombres temps » in Vies politiques, Paris: Gallimard/TEL, p.24. Je remercie Myriam Revault d’Allonnes de m’avoir signalé ce passage remarquable.

[101] S.Cavell, op.cit. p.166. Or cette capacité à trouver du plaisir dans ce qu’on fait est la valeur la plus communément admise aujourd’hui, depuis les impératifs du management jusqu’à l’esthétique de la création la plus alternative..

[102] « Il ne peut y avoir de bonheur pour un homme si un ami ne le partage pas » et nos vrais amis sont plutôt « ceux à qui nous n’hésitons pas à montrer notre bonheur » (H.Arendt, ibid. p.34).

[103] C’est peut-être le même mot, traduit ainsi du grec au latin.

[104]  On peut ainsi distinguer l’oubli d’incorporation: ce qui se passe quand un petit enfant soudain oublie tout ce dont il se souvenait il y a peu, sans que cela disparaisse, mais parce que désormais au contraire cela fait partie de lui, cela structure immémorialement sa perception, son action, son monde. Et l’oubli d’autonomisation: ce qui se passe quand la réponse, parce qu’elle n’avait pas besoin de rappeler la question, comme la paix trouvée n’avait pas besoin de rappeler la guerre dont on vient de sortir, soulève d’autres questions ou se met à répondre à d’autres questions. Les deux sont probablement corrélatifs: il y a d’autant plus d’autonomisation qu’il y a plus d’incorporation.

[105] C’est ce que Deleuze décrit d’une monade qui serait en quelque sorte à cheval sur plusieurs mondes, comme prise entre des séries divergentes, et comme ouverte par cette divergence (op.cit., II/6).

[106] J.Derrida, La voix et le phénomène, Paris: PUF, 1972.

[107] C’est par cette observation qu’Hannah Arendt commence sa Condition de l’homme moderne.

[108] Comme pour le jeu pianistique, la danse, la conduite en voiture, et la plupart de nos activités.

[109] Selon l’expression que propose le paléobotaniste Gaston de Saporta dans son Évolution du règne végétal (Paris 1885 t.II ch 8 p.179). Je commente son texte dans le prolongement de la philosophie du style de G.G.Granger, dans une étude parue dans la Revue de Métaphysique et de Morale, 1986 n°4 p.445-461.

[110] Les sectes puritaines ou les fondateurs d’ordres monastiques ne percevaient certainement pas la dureté des règles qu’ils se fixaient.

[111] J’ai été obligé de prendre ce point en considération le jour où, demandant à mon fils de cinq ans de terminer son jeu avant d’en commencer un autre, il me répondit péremptoirement: « Un jeu, ça ne se termine pas ». Si le jeu est une activité qui est à elle-même sa propre fin, c’est possible (cela dépend alors du type d’intentionnalité sous lequel l’activité est pratiquée, car n’importe quelle activité ou à peu près peut être pratiquée, agie et sentie, pour elle-même, pour rien, pour le plaisir). Trois années plus tard, j’ai mieux compris ce que l’enfant avait voulu dire, en observant que jouer c’est ne pas être obligé à finir ce qu’on a commencé. Comme je disais: « Dites-vous bien les enfants qu’il vaut mieux une action achevée que dix actions inachevées », il objecta: « Personne ne peut terminer une action. Même Dieu ne peut pas finir une action. Sans ça, ce serait déjà le paradis! »

[112] À certains égards, la philosophie de Platon donne un peu ce sentiment, qui a été bien relevé par Patocka dans Platon et l’Europe (Paris: Verdier, 1983, p.98 et 144), quand il montre le jeu entre le mythe et la dialectique, entre le rêve et l’éveil, qui donne à penser que nous dormons peut-être, et que notre sommeil est l’éveil d’autre chose.

[113] Exposé à l’IHEJ, lors d’un séminaire avec Antoine Garapon, Frédéric Gros et quelques autres.

[114] La séparation entre le dedans et le dehors est un des grands moyens de fabriquer du temps, pour une raison brièvement analysée au chapitre 7.

[115] D’où l’importance du voile d’ignorance, non seulement celui de Rawls quant aux positions sociales, mais celui de Calvin quant à la prédestination, celui de Platon quant au « genre » de vie, et finalement celui de la mort (son heure), pour que la vie soit « jouable » comme on dirait en Suisse.

[116] Tout cela suppose de penser une pluralité des règles du jeu, de ne pas prendre un jeu pour le seul, même si c’est le nôtre et si nous y excellons. Dans un environnement où plusieurs règles du jeu sont simultanément installées, savoir suivre une règle par probité, souci de non–contradiction, et non par contrainte: ne pas exiger de tel « partenaire » ce que je n’exigerais pas de tel autre ni de moi–même, ne pas lui refuser de se justifier par l’argument que je viens d’employer, ou d’accepter chez un autre. Dans une situation dominée par la cohérence d’un jeu, savoir en dépit de cette domination mettre ce jeu en question, ou savoir changer de règles, par respect de la singularité des situations, de la pluralité des échelles et des jeux.

[117] Gadamer a raison de dire simultanément que « celui qui joue sait lui-même que le jeu n’est que jeu (…) en effet le jeu ne remplit son but que lorsque le joueur s’oublie dans le jeu » (Vérité et Méthode, Paris: Seuil, 1976, p.28)

[118] Colas Duflo, Le jeu, Paris: PUF, 1997, p.86. Cette liaison est annoncée par Kant dans l’Introduction IX (op.cit.p.41) comme étant le problème de la troisième critique, celui de la passerelle entre la nature et la liberté (voir note n°96 sur l’obligation de jouir). Le mot jeu est le bon mot pour désigner cette libre-légalité, cet accord qui laisse être la distinction entre les éléments. IL me semble que ce jeu touche aussi à l’unité de la matière et de l’esprit telle que diversement Spinoza, Leibniz et Whitehead les pensent.

[119] L’incomplétude des existants, dans les termes de notre chapitre 11, tenait à leur incapacité à faire coïncider parfaitement ce qu’ils reçoivent et ce qu’ils donnent, et c’est pour combler cet écart qu’ils sont obligés à l’échange. Mais la joie c’est le sentiment d’un jeu, d’un échange heureux entre la faculté de recevoir et la faculté de donner.

[120]  Dans La critique de la raison pratique, la liberté demande « la totalité absolue des conditions pour un conditionné donné », c’est à dire son épanouissement dans un Royaume des fins, où tout serait fin et où tout serait là. Mais cette totalité n’est pas donnée; elle est seulement demandée.

[121] La solitude froide et insipide de la mort, c’est la figure que prend ce qui dans la vie déjà l’atteste: l’incommunicabilité de la souffrance ou de la joie. Si on peut affirmer que l’on apprend quelque chose dans la souffrance, comme le dit Eschyle, cela veut dire que personne ne peut faire une expérience à ma place et me l’épargner, me l’économiser.

[122] Hannah Arendt, « De l’humanité dans de sombres temps », in Vies politiques, Paris: Gallimard, 1974, TEL p.24. Elle continue: « ce qui rend cette joie impossible, c’est l’envie ». Ricœur estime, à la suite des remarques de H.Arendt sur « juger », que le jugement esthétique de Kant « constitue une avancée d’une extrême audace dans la question de l’universalité, dès lors que la communicabilité ne résulte pas d’une universalité préalable. C’est ce paradoxe de la communicabilité, instauratrice d’universalité » que l’on peut retrouver dans le domaine politique, historique et juridi­que (Le Juste, Paris: Esprit, 1995, p.148 sq.).

[123] §53, p.157.

[124] Gadamer, op.cit. p.207.

[125] Kant, op.cit. §40.

[126] On sait que Kant parle aussi d’un schématisme sans concept (§35).

[127] Mais l’incorporation n’augmente la communicabilité qu’en l’inscrivant dans la finitude singulière des corps subjectifs, elle ralentit le jeu des échanges.

[128] Heidegger l’avait remarqué: « la tristesse reçoit son ton dans le trait qui la rapporte à la plus grande joie, mais pour autant que la joie se retire et dans cette retraite tarde et se ménage » Acheminement à la parole Paris: Gallimard, 1976, p.153. Mais ce peut être aussi ce sentiment du bonheur de finitude que rapportait un enfant de cinq ans: « on est assis dans le ciel, on est bien. C’est triste parce qu’on est trop bien ».

[129] Le destin de la notion d’épopée, à travers le style de la « parataxe » mise en évidence par Auerbach (Mimésis Paris: Gallimard-TEL 1968, p.81) chez Augustin (qui place autant « devant Dieu » le « nous » de la cité que le sujet singulier des Confessions), est à cet égard plus proche de la philosophie kantienne du différend que de la philosophie hégélienne de la récapitulation (voir la fin du chapitre 15).

[130] Ce sont les deux sens du « canon », tant sur le registre des textes de la tradition religieuse et littéraire, que sur celui des constitutions juridiques de nos sociétés. Les travaux de Françoise Smyth et de Marcel Détienne viennent sur ce point équilibrer ceux de Pierre Legendre, et ma conversation croisée avec les uns et les autres m’a rendu attentif à ce point.

[131] Toute ville est à la fois ouverte à la pluralité parfois conflictuelle des interprétations, et à l’herméneutique des remaniements successifs par lesquels les générations s’y chevauchent. Les configurations les plus intéressantes à cet égard sont celles qui déterminent un espace véritablement équivoque, qui peut être entièrement interprété de plusieurs façons. C’est pourquoi il nous faut inventer une urbanité d’un troisième type. Un espace simplement homogénéisé par l’individualisme est impuissant face au risque totalitaire de voir les humains comme entièrement malléables. Un espace purement différencié par le communautarisme est impuissant face au risque totalitaire de voir les humains incarcérés dans leur « lieu » de naissance. Il faut un espace traversé par plusieurs configurations, et où la multi-appartenance des individus marque leurs libres-attachements.

[132] Dans son remarquable Traité sur la tolérance Paris: Gallimard, 1997, Michaël Walzer expose plusieurs régimes de ce vivre-ensemble.

[133] Je ne parle pas ici des industriels ni des PME de l’agriculture, mais de ceux qui survivent dans les marges du système, qui vivent de très faibles échanges, et qui font ce qui reste de « paysage ».

[134] Il est classique d’opposer deux modalités du temps: Dieu ou l’Argent. Ce dernier à l’image de la grande Monade du pouvoir. Le premier à l’image de l’homme ou de ce dont on n’a pas d’image. Le capital, c’est du temps gagné, du temps thésaurisé. On ne gagne jamais que du temps. La révolte contre cela, ce serait la réappropriation du temps humain à la fois dans le plein déploiement de la technique (Marx), et la libération d’une parole à habiter (Heidegger). Il semble difficile de faire les deux en même temps, et c’est pourtant un peu cette tâche que j’ai tenté d’indiquer.

[135] Aussi bien notre temps est-il caractérisé par une crise latente des « unités de mesure » censées réguler notre vie économique, politique, et culturelle, et qui semblent aujourd’hui ne pas y parvenir: la monnaie, la voix électorale, l’audimat. Il serait possible de montrer que chacune d’elle est écartelée entre deux temporalités qu’elles ne parviennent plus à conjuguer.

[136] On laissera de côté ici d’autres formes d’échanges et de cités qui continuent à être actives et pertinentes à d’autres égards, mais qui sont de plus en plus pénétrées et dominées par ces connexions.

[137] Si possible entre des réseaux eux-mêmes « montants ». La fusion des réseaux dans des réseaux de plus en plus puissants, intégraux étant comme aspiré par une dynamique autonome, qui est celle du pouvoir qui ne cherche que son augmentation. Ce qui manque à une conception pluraliste de l’équité dans une telle cité, c’est de percevoir et de respecter la pluralité irréductible des réseaux réels, des types de temporalité qui s’y installent.

[138]  Plus que le « hiérarchique » ou le « gestionnaire », ou que le « productif », et bien sûr que le « civique » ou le « domestique », qui sont des modèles déphasés.

[139] Au sens aussi où l’on dit de quelqu’un qu’il est « capable » de tout.

[140] L’impératif du marché et de la communication étant « soyez commensurables ou disparaissez! », comme le notait Jean-François Lyotard.

[141] C’est une cité de la réputation, puisque le coeur en est les relations directes entre des individus, qui doivent tenir parole, et dont la réputation, plus que le capital industriel ou marchand, fait la valeur. Tenir sa réputation, c’est l’augmenter, et c’est donc s’obliger ultérieurement à la tenir davantage encore. Mais la réputation est elle aussi « plurielle » et ne saurait être comptabilisée sur un seul tableau.

[142] D’ailleurs 10 heures de travail d’une personne peu connectée valent 1 heure de travail d’une personne très connectée. Et les petits entretiennent les connexions, mais ne sont payés que le temps de la connexion. Peut-être faudrait-il repenser plus largement pour eux le régime des intermittents du spectacle, qui leur donne des assurances de revenus pendant les périodes où ils ne travaillent pas. La justification de ce dispositif, qui amortit les obligations de la flexibilité, tient à la reconnaissance que les périodes où les artistes ne « travaillent » pas sont des périodes de création ou de préparation. Il est admis qu’ils aient besoin de périodes en-dehors des périodes purement productives pour être les artistes qu’ils sont. Il y a là une forme de socialisation qui régule l’exploitation. On ne rémunère pas la seule prestation, au prix du marché. L’artiste est rémunéré sur la totalité de ce qu’il donne, au-delà de la seule prestation. Et comme le management dans une cité de réseaux et de « projets » est un management qui a fait de l’artiste sa valeur de référence, on peut dire que nous sommes tous des intermittents du spectacle.

[143] En cas de succès ou en cas d’échec, les connexions deviennent des matériaux disponibles pour un réseau ultérieur.

[144] Tout cela est le relevé de quelques entretiens que j’ai eu avec Boltanski, à qui je dois ce développement. Voir l’entretien avec Luc Boltanski et Eve Chiapello sur « les petits dans une société de réseaux », Autres Temps n°59 automne 98.

[145] Avec la démographie, et la multiplication des sujets temporels dans leurs écarts, c’est le temps aussi qui s’accélère, comme si la densité démographique déterminait une sorte de masse–vitesse chronologique. Comme si le temps accélérait avec la densité, le nombre et la vitesse de déplacement des humains.

[146] On peut se demander si ce n’est pas à cela que sert le regain actuel des religions comme des nationalismes. Il y a du temps parce qu’il y a une pluralité de points de vue. Cela est aussi vrai de la possibilité de l’histoire humaine. Nous ne savons pas ce qui se passera lorsque l’humanité sera entièrement branchée sur le réseau du même « temps réel ». Sans frontière. Un réseau total. En prison, c’est la différence dedans/dehors qui fait du temps. Mais dehors ils sont tous pris dans le « temps réel », il n’ont plus de différence de point de vue, ils n’ont plus de temps, ils sont tous dedans sans plus pouvoir en sortir.

[147] Nous retrouvons ici le différend entre Nietzsche et Schopenhauer: -tu es fatigué d’exister, -tu as peur de ce que tu appelles le néant.

[148] On se demande parfois si ce n’est pas à cela que sert le recyclage des spiritualités orientales ou du vide zen, dans l’accélération de notre temps: à intimer une sorte de « circulez! » général, qui facilite le transit, les déplacements. Dans notre société, cette dichotomie de l’accélération mondiale et du ralentissement local pourrait conduire à ce que Bergson appelait joliment la double-frénésie.

[149] Pour entrer dans l’échange, il faut avoir de l’indisponible à l’échange, et il me semble que l' »habitat » correspond à cela. Ce sont des sujets sur lesquels nous travaillons avec Laurent Thévenot, qui s’intéresse à ce qu’il appelle les liens de proximité. Le seuil de l’habitat, sa limite, correspond à la limite de ce que nous pouvons agir et sentir. Au-delà commencent nos titres de propriété, d’avoir et de savoir, ou de croire, qui valent ce qu’ils valent dans les échanges et les réputations. Voir « Habiter la cité », in Autres Temps n°46 Été 1995 (avec un débat par Laurent Thévenot).

[150] Son enfance, aussi. Le passé est ce qui n’est plus, c’est le monde où je suis né. Et ce monde pourtant a été et continue à être, mais soumis comme à une déformation du paysage, à des vitesses relatives diverses. Ma temporalité singulière serait ma capacité à supporter cette distorsion; et ma mortalité, ce serait le point de rupture, l’incapacité à retenir, à remanier, à réinterpréter le paysage: n’être plus soi-même à son tour que vestige. On peut ici se référer à ce que dit Whitehead de la satisfaction et du dépérir.

[151] Cette non-contradiction avec soi-même dont Platon par la dialectique et Kant par la tâche de la raison font le coeur du désir philosophique. Voir Patocka, Platon et l’Europe, op.cit. p.101.

[152] C’est d’autant plus difficile que la cité juste est conçue comme celle qui rétribue justement, ou celle qui redistribue justement, et non comme celle qui donne à chacun un droit de cité, c’est à dire le plus d’occasions possibles de paraître dans l’espace public et de faire voir « qui » l’on est.

[153] Au fond cependant nous ne saurons jamais « qui » nous étions, même si la mort est l’occasion de nous « rassembler » et de nous « effacer ». Comme Hannah Arendt le relève en parlant de l' »eudaimonia » selon Aristote (op.cit.p.252), c’est à la mort seulement qu’on pouvait dire de quelqu’un qui c’était. Et au tournant de la modernité, la prédestination était comme un voile d’ignorance (infranchissable pour le sujet, a fortiori pour le prêtre et pour le prince) sur ce qui en nous ou sur quoi nous ne pouvons mettre la main, et qui va là où nous ne voudrions pas aller.

[154] Une des formes historiques de cette insouciance de soi que je connais le mieux est celle de la grâce, telle que la comprenaient par exemple les antinomianistes puritains décrits par Annette Disselkamp (Autres Temps n°40 p.27-36), tombés dans le « trou noir » de la Grâce, d’un désoeuvrement total, d’une paresse de lys des champs: exhortés à donner des fruits, rien ne pourra plus entamer leur tranquillité; ils ont de toute façon « déjà leur salaire » et ne demandent plus rien. La grâce opère une « désidentification ». Elle n’est pas une qualification, et atteste plutôt le caractère non-clos de toute qualification. Et puis quand on se sent toujours bien assez différent, on peut ne plus rien désirer d’autre que s’effacer. Gide pleurait enfant rentrant de l’école: « je ne suis pas comme les autres, je ne suis pas comme les autres ». Ce qui caractérise les autres, c’est d’être tellement comme les « autres » que le fait de ne pas être comme les autres ne puisse pas devenir une vraie angoisse.

[155] Le lecteur me pardonnera de joindre une expression d’Aristippe de Cyrène et une expression des « rêves » de Rilke.

[156] La philosophie herméneutique, Paris: PUF, 1996, p.20.

[157] Wittgenstein ici, dans sa recherche de la certitude, serait caractéristique de ce total oubli de soi, où le langage serait en quelque sorte le seul transcendantal, un transcendantal sans ego (G.G.Granger, « Logique, langage et communication », Hommage à G.Bachelard, Paris: PUF, 1957, p.55 sq.). Et Cavaillès avait eu cette belle expression que comprendre la science c’est « en attraper le geste, et pouvoir continuer » (G.Bachelard, L’engagement rationaliste, Paris: PUF, 1972, p.190).

[158] Comment sinon les gens peuvent-ils survivre à leur génie, à leur action, à leur rôle, à leur histoire, à leur malheur même?

[159] Tacite, dans son éloge d’Agricola, dit de sa tempérance « qu’il était tempérant dans la tempérance même ».

[160] Voir note n°17.

[161] C’est aussi le courage de désirer. « Allons, un peu de courage au désir », dit un jour une petite fille qui cherchait à exhorter un interlocuteur qui n’avait pas d’appétit.

[162] Le pardon a affaire à quatre formes de préférence pour le malheur, par lesquelles les humains font leur propre malheur, et que Bayle avait bien relevées. La première est qu’ils préfèrent se faire du mal pourvu d’en faire à leurs ennemi, plutôt que se procurer un bien qui tournerait aussi à l’avantage de ces ennemis. La seconde est de chercher dans tout malheur la rétribution ou la conséquence d’un méfait, plutôt qu’un malheur absurde, quitte à ajouter au malheur la punition, et le mal supplémentaire qu’elle apporte du fait qu’on ne punit pas sans détester, sans faire du mal en plus de la rétribution. La troisième est qu’ils préfèrent échanger des violences plutôt que ne rien échanger. La quatrième réside dans leur incapacité à subir quelque chose d’irréversible sans vouloir agir, surenchérir sur l’irréversible, en rajouter pour qu’il soit au moins aussi leur acte.