Recherches sur les figures et les questions de l’éthique – Deuxième section

Deuxième section
Pluralité de l’éthique

C’est avec beaucoup d’hésitations que je me suis décidé à introduire une deuxième section aussi dispersée sur l’ensemble du champ éthique, puis à placer la seconde section sous un tel titre, qui pourrait laisser entendre l’impossibilité du discernement, ou l’éclectisme. Si je l’ai fait quand même, c’est en pensant à ce passage de La plaisanterie où le narrateur de Kundera, plongé dans l’obscure inhumanité d’un camp de prisonniers, raconte comment s’accoutumant à cette pénombre il finit par percevoir de l’humanité là où il n’en aurait pas vu auparavant. Dans un temps que je caractérisais au départ comme souvent "démoralisé", désorienté plus qu’immoral, j’ai fini par prendre mon travail, pour sa partie éthique, comme un travail de discernement dans la pénombre elle-même, de discernement des différences de pénombre, ou des différences de lumière, un peu dans le sens de cette petite histoire de Kundera. Manière de ne se laisser ni fasciner par les ténèbres, ni éblouir par la lumière. Discerner le courage, la fidélité, la justice, l’urbanité, le pardon, là où se prime abord on ne les voit pas, c’est ce qui m’a paru être ma tâche la plus urgente, la plus obstinée. Nous sommes en effet loin d’être plongés, comme "on" voudrait trop nous le faire croire, dans une période d’absence des valeurs ou d’effondrement des repères. Au contraire les pratiques quotidiennes en mobilisent presque trop, qu’il faudrait d’abord apprendre à nos collégiens à déchiffrer, et à mettre en ordre. C’est cette pluralité qui est notre situation, et c’est elle qu’il faut penser. Et ce serait la première mission d’un enseignement de la morale, que d’accoutumer nos regards et nos jugements à voir de la morale là où spontanément nous n’en voyons pas.

Voici quelques figures de cette pluralité, où chacun se reconnaîtra plus ou moins, et entre lesquels chacun pourra dessiner son "profil" éthique, ses préférences, sa cohérence, son style propre[1]. 1) Une première orientation éthique correspondrait au sentiment que toute vie, toute action, mais aussi tout art et toute technique humaines sont traversées par une visée du bien ou du bon. Cette orientation positive fait crédit au désir, en tant que désir de ce qui est bon. On peut supposer une communauté de ces visées, concourant à un bien commun, ce désir d’être ensemble qui fait le lien social. 2) On peut aussi insister sur l’extrême diversité des visées et des expériences du bon: tout le monde n’aime ni ne souhaite la même chose, et cette capacité à différer les uns des autres fait l’épaisseur narrative de nos existences, et leur inscription dans des traditions différentes. 3) Troisième figure: le fait que l’action et ses orientations s’inscrivent dans un contexte, comme une oeuvre dès lors mêlée à d’autres dans la durée, avec des conséquences qui lui échappent largement et qui débordent de ses intentions initiales, conduit à développer une éthique de la responsabilité. 4) La quatrième posture serait celle de la règle morale, et souscrit à un "impératif catégorique" d’universabilité, fondé sur un principe de stricte réciprocité, c’est à dire de "substituabilité" des points de vue: traiter semblablement tous les cas semblables, et accorder à chacun un droit et une possibilité de faire valoir son point de vue. 5) L’enquête éperdue d’une justice vraiment universelle, par pessimisme quant à la définition commune de la justice ou quant à la possibilité de trouver des cas semblables, peut aussi montrer, avec un sens shakespearien du tragique, combien ces injustices sont hétéroclites. Cette morale tragique, la cinquième de notre série, consisterait à pointer ces "différends" incommensurables, à les accepter pour ne pas rajouter au malheur. 6) Sixième figure, une certaine "sagesse pratique" pourrait montrer l’universel malentendu où nous plonge la diversité de nos désirs, de nos peurs, de nos langages, de nos règles. Le comique résiderait dans la relativisation, une manière de retournement où l’on propose en modèle ce qui est petit, ce qui ne tient pas à son rôle. 7) Mais on peut aussi sortir de la volonté de justice et de rétribution par une septième attitude, en se disant simplement que chacun est unique et incomparable. Cette pure sollicitude, ce dévouement silencieux à l’autre que soi, cette charité peut être une forme extrême de lucidité.

Cette dispersion peut donner un sentiment de ténèbres. L’éthique ne peut-elle se présenter de manière plus claire? Ce sentiment tient à mon intérêt pour Bayle, parce qu’il précède la grande bifurcation de la conscience européenne entre les Lumières et les réactions romantiques ou piétistes qu’elles suscitent. Relire Bayle aujourd’hui c’est procéder à une sorte d’anamnèse, de remémoration critique de la tradition des Lumières, jusqu’au point où elle trouve son origine dans un sentiment de "ténèbres". Car il ne croit pas, comme ses successeurs du 18ème, que l’humanité soit une grande famille provisoirement divisée par d’absurdes préjugés et par l’ignorance, et que l’instruction suffirait à pacifier. C’est ce côté "leçon de ténèbres", par lequel chaque sujet traité ouvre sur une nuit ou une question plus vaste que la réponse proposée, qui anime le style de mes "nuits de l’éthique", et que l’on retrouvera dans les chapitres et annexes qui suivent. Je voudrais ainsi honorer ma dette envers les "nuits de l’éthique" où chaque année, dans des endroits différents et avec des générations d’étudiants différents, je tente une traversée rapide du paysage éthique. Je dis dette, car c’est à cet exercice parfois angoissant ensemble que passionnant, que je dois de n’avoir jamais renoncé, dans la nuit même de la dispersion des thèmes rencontrés, à tenter de montrer la cohérence de la démarche, son caractère systématique.

Qu’est-ce qui fait échapper ce pluralisme méthodique au reproche d’éclectisme? Cette cohérence non pas donnée d’avance, mais comme explorée dans sa problématicité même, et dont chaque figure avancée comporte sa part d’incohérence, est l’objet d’un texte que l’on peut placer en tête de cette section, même s’il s’agit de l’un des derniers rédigés. "Qu’est-ce que la cohérence éthique?"[2] propose successivement trois formes de cohérence placées dans l’ordre de la "syntaxe" de la petite éthique de Ricoeur dans Soi-même comme un autre: une cohérence narrative qui fait crédit au désir de cohérence des acteurs, une cohérence pragmatique fondée sur la règle de réciprocité, une cohérence poétique où il s’agit de produire ensemble la cohérence nouvelle requise par les cas insolites. On reconnaîtra ici la suite des études sur "la visée éthique", la "norme morale", et la "sagesse pratique".

Cela ne donne encore qu’une cohérence très incertaine au champ éthique rassemblé dans cette section, puisque chaque étude ou presque balaye l’ensemble du spectre éthique-morale-sagesse. Mais il m’a semblé que si l’on cherchait dans le profil de chacune où était l’accent principal, celui-ci permettait de déterminer le point d’insistance de l’étude, sa place relative.

Dans la diversité des registres que mon plan expose, il est toutefois évident que demeurent de très graves lacunes par rapport au projet d’une éthique plus systématique, et le décalage entre les chapitres présentés, qui rassemble les travaux publiés, et les annexes qui ordonnent ceux que je projette (ou avec le plan des nuits de l’éthique), suffit à donner une idée de ces lacunes. Par exemple j’ai beaucoup travaillé sur l’amour, les relations, la conjugalité, le mariage, mais c’est visiblement un thème sur lequel je n’ai presque jamais été sollicité. Ou bien j’ai travaillé sur l’habiter par rapport au travail dans l’ordre économique, ou sur l’architecture et l’urbanité[3], mais là encore il n’y a pas de publication significative. Par contre on m’a souvent demandé les rapports entre l’éthique protestante et la démocratie, le capitalisme, etc., alors que cela n’a pas de place particulière dans l’éthique que je cherche. Mais cette incohérence même est trop significative de ma situation et de notre temps pour ne pas devoir être exposée tranquillement.

Mais je ne dois pas terminer cette petite entrée en matière de la seconde section sans rendre davantage compte de cette petite trilogie que représentent les thèmes du courage, de la justice, et du pardon, bien plus ancienne chez moi que la distribution ricoeurienne éthique-morale-sagesse, et dont le caractère arbitraire est indéniable. Car on pourrait se demander par exemple où sont passées (accordons tout de suite le participe passé au féminin!) la compassion, la prudence, la responsabilité, ou même la gaieté. Mais c’est la cohérence de l’ensemble que je veux ici exposer. Au milieu du parcours proposé se trouve la justice, pour deux raisons. La première est que la plus ample oscillation de l’existence éthique, que je cherche à décrire en suivant la courbe courage-justice-pardon, nous conduit depuis les expériences les plus intimes ou les plus élémentaires du désir d’être jusqu’aux structures les plus complexes de notre vivre-ensemble, avant de se retirer (ou de se risquer) vers "un monde meilleur". La justice est ainsi l’acmé du parcours. Par chevauchements successifs, parce que nous sommes toujours à l’intersection de plusieurs ordres, nous passons de l’éthique élémentaire à l’éthique politique, puis à une éthique jouant sur les limites de notre "monde". Pour faire voir cette modification des "postures" éthiques au long de ce parcours, nous essaierons d’en isoler quelques-uns des profils les plus caractéristiques dans l’introduction à chaque sous-section. Quoi qu’il en soit, la morale proprement politique définie par la recherche d’une justice durable est placée au centre de cette traversée, et l’importance prise par les textes "politiques" parmi les textes de morale montre que les sollicitations auxquelles j’ai répondu répondaient bien à un souci intérieur où la justice de la cité avait cette importance centrale.

La deuxième raison pour placer la justice au centre de ce double-mouvement de confrontation montante puis d’effacement de soi, de dévouement comme aurait dit Patocka, c’est que la vie morale tient à l’articulation des divers registres de l’échange. La justice de la règle de réciprocité me semble ainsi gouverner la vie morale. Mais il faut bien entrer dans l’échange, ou accepter comme un don de s’y trouver toujours déjà planté, et c’est le courage. Et il faut bien sortir de l’échange, avoir de quoi ébranler un ordre qui est aussi celui de la guerre, de la surenchère, ou de l’incapacité d’en finir, et c’est le pardon. Le courage de commencer, d’entrer dans l’échange; la justice de maintenir, de tenir la complexité de l’échange; le pardon qui sort de l’échange, qui en finit pour peut-être commencer autre chose, voilà les grands temps qui structurent depuis plus de vingt ans mon éthique. C’est ce rythme que l’on trouvera dans les trois sous-sections de cette éthique.

Il s’agira donc d’abord du courage d’entrer dans l’échange, de commencer à vivre, d’accepter la vie, et ce courage a la structure fondamentale d’une promesse. En effet la "force d’âme", le courage, réside dans la capacité à dire "oui" à la vie en dépit de ses injustices, à répondre au simple fait d’être né par la capacité d’agir et d’approuver. Rares sont ceux qui approuvent pleinement leur vie. Mais c’est peut–être précisément parce qu’ils cherchent à approuver ce qu’ils sont et font! Or approuver ce que l’on fait, en vérité, cela veut dire être capable de répondre de ce que l’on fait, d’en être responsable. Non pas responsable devant soi–même, mais responsable devant autre que soi. C’est ce que j’appelle la capacité à promettre. L’acte de la promesse est par excellence celui du courage, la capacité à répondre de soi en dépit de l’imprévisibilité de la vie.

Il s’agira ensuite de persévérer dans l’échange, de maintenir la réciprocité, et d’augmenter notre aptitude à soutenir la complexité des exigences de justice. Comment par exemple accomplir l’exigence d’équivalence, de traiter autrui comme soi-même et soi-même comme n’importe qui, tout en accomplissant l’exigence de ne pas porter de tort aux plus faibles, de protéger la différence et la dissymétrie nécessaire de la relation entre les grands et les petits. Cette difficile articulation entre des formes de justice difficilement compatibles est pourtant ce que nous vivons partout, et par exemple dans la vie conjugale et familiale, où il s’agit sans cesse d’articuler une exigence d’égalité (égalité des sexes, égalité des personnes) et un respect des différences (différence des sexes, différences des générations). Tout acte de justice véritable comporte ainsi une tension entre des règles de justice entre lesquelles il établit une syntaxe.

Il s’agira enfin de savoir sortir de l’échange, de savoir pardonner; et cela peut–être afin d’accéder à un tout autre échange. Le pardon, dans un sens très large et probablement un peu inhabituel ici, a affaire à l’irréparable emballement de l’échange soumis à la surenchère des représailles, et à la loi de la rétribution. Car nous avons du mal à supporter une existence sans rétribution ni sanction, une existence où la souffrance et la mort n’ait aucune signification. Seul le pardon peut nous tenir debout en face de cette expérience du malheur absurde. Seul le pardon peut nous faire sortir d’une vision pénale ou mercantile du monde, seul il peut nous faire sortir de la loi de l’échange et de l’irréversible. Peut-être en nous faisant laisser place à des enfants qui grandissent.

Telle est la courbe simple et difficile de l’existence éthique, et on pourrait d’ailleurs aussi dire que c’est la courbe du moindre acte éthique: commencer, persévérer, terminer. Sous la forme d’une petite métaphysique lapidaire en deux pages, on trouvera sous le nom de "L’intervalle"[4] une petite méditation leibnizienne sur ce rythme éthique de l’être. On reconnaîtra ici le noyau du rapport de synthèse sur "l’intervalle éthique", qui déplie ce rythme autour d’une réflexion sur le temps en reprenant autrement certains des résultats de la philosophie de la question et de la réponse. On le voit, l’anthropologie de l’échange qui apparaît ici, complète, avec celle de la parole interrogeante, celle du style de l’agir, liées peut-être à celle de l’imagination poétique, les traits principaux de l’anthropologie sous-jacente à mon projet.

A. LE COURAGE éTHIQUE

Cette première sous-section est marquée par l’écart et la tension entre plusieurs manières de commencer, qui sont d’emblée des postures différentes, comme entre le courage d’exister, de se singulariser, de se distinguer, et le courage d’être, simplement, tendrement, d’être dans l’être et comme de s’y effacer. Mais je m’en tiendrai ici à deux postures dont l’écart couvre non seulement les thèmes du courage, mais ceux des relations interpersonnelles, le lien des générations et de la transmission, et un aspect important déjà du vivre-ensemble. La "visée éthique", dans la posture qui me semble première, correspond au sentiment que toute vie, toute action, mais aussi tout art et toute technique humaines sont traversées par une visée du bien ou du bon. Cette orientation positive, qui fait crédit au désir en tant que désir de ce qui est bon, est le coeur de l’éthique aristotélicienne. On peut supposer une communauté de ces visées, concourant à un bien commun, ce désir d’être ensemble qui fait le lien social. On peut aussi insister sur l’extrême diversité, l’extrême pluralité des visées du bien, des expériences du bon: tout le monde n’aime ni ne souhaite la même chose. D’ailleurs nos visées éthiques ne sont enracinées dans des formes de vie et de désir qu’à travers différents langages, traditions ou narrations. La prudence consiste ici à reconnaître que la morale ne pousse pas sur du vide, mais sur un sol de moeurs que l’on doit respecter et cultiver sans cesse, nourrir et rouvrir à la vie. Cette pluralité narrative correspond à ce que j’appelle, en isolant un profil simplifié, une deuxième posture éthique.

Chapitre 1: Le courage originaire

Que l’affirmation soit plus originaire que toute négation et que toute peur au coeur de ces êtres qui désirent être, de ces sujets vivants que nous sommes, voilà pour moi le premier mot de l’éthique. Alors que le Non est le premier mot de la conscience (la morale), le Oui est l’expression du courage du corps, du simple désir d’être (l’éthique), qui nous est donné avant tous nos échanges. Mais cette première orientation éthique, qui fait ainsi crédit au désir en tant que désir du "bon", se complique tout de suite parce que le désir est d’être ensemble, d’être avec tous ceux que l’on aime et que "tout soit là", alors que la pluralité des êtres introduit une différenciation originaire des figures du bon, et que tout ne peut pas être là en même temps.

Ce sentiment un peu spinoziste que Ricoeur appelait "l’orientation vers le oui des choses mêmes"[5], je ne sais d’où il me vient, mais je l’ai (re)trouvé encore lycéen dans les textes sur l’affirmation originaire qui terminent Histoire et Vérité, et où Ricoeur, préférant l’expression de Nabert à l’ontologie de l’être et du néant de Sartre, termine par l’exclamation du Sophiste: "Eh quoi, nous laisserons nous si facilement convaincre que le mouvement, la vie, l’âme, la pensée, n’ont réellement point de place au sein de l’être universel…"; ou encore termine Le volontaire et l’involontaire en méditant la formule de Rilke: "être ici est une splendeur". Mais je l’avais trouvé également dans Le courage d’être de Paul Tillich, et c’est à la comparaison de ces deux pensées sur le courage ou le consentement que j’ai consacré l’étude intitulée "Le courage et l’expérience d’être chez P.Tillich et P.Ricoeur"[6]. L’intérêt est de montrer comment l’affirmation comporte la négation qui l’accompagne jusqu’au bout. On ne cède ainsi ni au primat sartrien de la négativité et du néant, issu d’une conception de l’être trop plate, ni à une affirmation volontaire capable de tout avaler, sans rencontrer de limite. Sur le premier versant le courage aurait la forme de ce que Tillich appelait le courage d’être soi-même, et Ricoeur le consentement imparfait du stoïcisme; sur le second versant, le courage aurait la forme de ce que Tillich appelait le courage d’être en participant, et Ricoeur le consentement hyberbolique de l’orphisme. Mais l’éthique entière oscille me semble-t-il dans cet intervalle, et dès l’affirmation la plus originaire d’un être qui désire être sans bien savoir ce qu’il désire, tantôt en niant ce qui n’est pas lui, tantôt en approuvant cela même qui le nie.

Cette structure "ontologique", il m’a paru, témérairement sans doute, en trouver un équivalent langagier dans La métaphore vive, lorsque par exemple Ricoeur écrit: "il n’est pas d’autre façon de rendre justice à la notion de vérité métaphorique que d’inclure la pointe critique du "n’est pas" (littéralement) dans la véhémence ontologique du "est" (métaphoriquement)"[7]. C’est encore cette structure que je relis dans le thème de l’attestation par lequel Ricoeur achève Soi-même comme un autre, car celle-ci tient la tension entre la promesse (le maintien de soi dans l’altération) et le pardon (l’acceptation de soi comme un autre)[8]. Entre la promesse (le maintien de soi dans l’altération) et le pardon (l’acceptation de soi comme un autre), nous avons d’ailleurs la gamme plus ou moins tensive de nos attitudes face au temps.

C’est pourquoi le courage originaire n’est pas un bon sentiment diffus et confus: il a une structure, d’ailleurs intimement liée à la temporalité, que dévoile justement l’expérience du découragement et de la fragilité, celle que nous éprouvons dans l’insoutenable oscillation entre la fatigue d’exister et l’angoisse du néant[9]. Mais c’est aussi, à l’inverse, la même racine qui donne ce que j’appelais plus haut l’oscillation du courage entre le courage d’exister de se singulariser, de se distinguer, et le courage d’être, simplement, je disais tendrement, d’être dans l’être et comme de s’y effacer[10]. Toujours avec Ricoeur et Tillich, on peut ainsi distinguer: 1) l’angoisse vitale de la mort, où la peur me rassemble et me mobilise[11], ou la fatigue des petits deuils quotidiens accumulés; 2) l’angoisse morale de la culpabilité, ou la fatigue des petites dettes accumulées, des petits malentendus devenus inextricables; 3) l’angoisse historique ou spirituelle du vide et de l’absurde, ou la fatigue et l’ennui de tout voir retourner au sable. Mais cette réflexion sur l’angoisse ne doit pas faire écran à d’autres façons de toucher nos limites: ce peut être la fatigue, car il y aussi une fatigue du corps, une fatigue de la liberté, une fatigue du sens[12]; ce peut aussi être l’ennui (Kierkeggard a touché ici quelque chose qui semble échapper à Heidegger).

Le courage d’agir avant de pouvoir être héroïque doit porter devant lui sa fragilité même, et se tenir dans le découragement même. D’abord parce que le courage d’agir est inséparable du courage de percevoir, de sentir, de recevoir. On peut mentir en écoutant, ou bien s’insensibiliser, s’amputer des sensations qui font la compassion. La "poésie" en ce sens est une éthique de la sensibilité: elle élargit le spectre de notre perception. Comme la douleur elle ouvre en nous la possibilité d’un point de vue autre. Plus globalement les "langages" peuvent être compris comme des "prothèses" de la perception, des instruments plus ou moins incorporés à notre schématisme et qui nous donnent des possibilité inédites de sentir et d’habiter le monde[13]. Ensuite le courage d’agir devient celui de saisir toutes les opportunités pour faire que ce monde ne soit pas terminé, de prendre l’initiative d’inscrire dans ce monde la possibilité d’un autre monde. Mais là encore le découragement est possible, les bras qui tombe devant l’obligation de choisir, de n’agir que sur des singularités. Le courage de choisir, de se passionner pour le possible, est du même mouvement celui d’accepter les limites de ces possibles, et de tout faire pour augmenter la compossibilité du monde, sa densité en singularités (voir "Comment opérer des choix?")[14].

Enfin, il y a un désoeuvrement primordial, car nous ne commençons pas par affirmer et agir, mais par découvrir que nous sommes déjà nés, et par apprécier, approuver cela que nous n’avons pas fait. Au simple fait d’être né, nous répondons par l’initiative, l’action, la capacité à rompre et à commencer nous-mêmes quelque chose de neuf. Ce courage suppose la capacité à différer, à interpréter différemment nos situations, à tenir un intervalle qui marque la différence entre ce que nous recevons ou trouvons et ce que nous donnons ou agissons[15]. Peut-être que nos temporalités ne sont rien d’autre que cette différence; que ce retard sans cesse produit et réduit. Et que cette oscillation entre le courage de se distinguer, de désirer se connaître soi-même, et le courage de s’effacer, d’exister simplement par et pour autrui.

Chapitre 2: Bio-éthique, le sujet comme corps

Alors que, comme je l’ai dit, j’ai été très peu sollicité sur les questions de morale sexuelle, de conjugalité, et plus généralement de relations interpersonnelles, il m’a fallu souvent répondre à des demandes en bioéthique. J’ai rédigé un premier texte synthétique sur ces questions pour introduire au débats de la Commission d’éthique de la Fédération Protestante de France, et bien distinguer les fonctions du savoir, du droit et de la morale[16]. L’idée en est qu’il nous faut une sorte de "tractatus" bio-éthique, car autre est la fonction de puissance que la biologie contemporaine propose, autre le sens des préférables communs par lequel les choix politiques et éthiques disposent.

Simultanément je me suis insurgé contre l’excès d’imaginaire qui entoure ces questions, et sur le fait que les prouesses techniques et les fantasmes ou les tabous individuels masquent trop souvent les enjeux sociaux et économiques du monde où ces questions apparaissent[17]. Par ailleurs il m’est apparu que bien de ces questions sur le statut de l’identité individuelle ou de la filiation n’étaient aussi vives que parce que nous étions dans le contexte d’une société où ces notions sont déjà fragilisées à cause de toutes sorte de facteurs qu’occulte le souci exclusif d’avaliser ou non une technique. Toutefois le seul texte où j’essaye de prendre ces questions un peu systématiquement, "Propositions pour une éthique biomédicale"[18], s’il commence par une critique de l’imaginaire bio-technique et bio-éthique, prend les choses plus pragmatiquement autour de quelques principes autour desquels l’accord pourrait se faire pour justifier diversement l’usage de ces techniques et en limiter les abus: 1) principe d’indisponibilité du corps humain; 2) principe d’inscription dans une histoire et un projet parental; 3) principe de non-définition de l’"humain". Je terminais cette réflexion par les limites du consentement et de la responsabilité[19].

Un autre thème a beaucoup retenu mon attention, avec les progrès de la médecine prédictive et de la génétique: celui de la coupure proprement bio-éthique entre ce que nous pouvons savoir et ce que nous devons ne pas vouloir savoir. J’y ai un peu touché dans "Le voile d’ignorance est-il déchiré? Sur les progrès de la génétique"[20], où la décision politique du voile d’ignorance définit ce que l’on veut maintenir en zone de non-calcul et d’incertitude. C’est un thème qui touche aussi au clonage, et plus généralement à notre rapport aux enfants à naître. Avec l’imagerie médicale notamment, les parents ont très tôt une image de leur enfant qui leur donne un sexe et donc un prénom; mais l’impossibilité d’avoir une image, jusqu’à la naissance, d’un être qui était pourtant si proche déjà, si connu et cependant si inconnu, jouait un peu comme l’interdiction de se faire une image de Dieu dans les religions monothéistes: c’était comme une réserve qui interdisait d’identifier trop tôt cet être, qui donnait aux parents le temps de réaliser qu’ils ne "savent" pas complètement qui est cet enfant, qu’il n’est pas que la réalisation de leur projet mais quelque chose d’autre. C’est cette réserve et cette discontinuité que, d’une manière ou d’une autre, il nous faut retrouver.

Tous ces thèmes sont repris autrement dans une réflexion sur "Le sujet à l’image d’un corps, ni instrument, ni idole"[21], réflexion poursuivie dans "Du sujet parlant au corps poétique"[22]. Après une reprise sur les dimensions imaginaires, à la fois mythologique et normative, de l’oscillation entre l’instrumentalisation et la sacralisation du corps humain, entre la convoitise et la superstition touchant à ce rêve d’une sorte de libération "du" corps qui marque nos cultures, je reviens sur le corps comme métaphore du sujet, d’un sujet qui n’a ni la transparence d’une conscience ni l’immuabilité d’un objet biologique, mais l’historicité et la subjectivité d’être aussi un tissu de paroles et de représentations incorporées. Depuis le feu et le dessin "primitif" jusqu’aux télécommunications, aux voitures et aux synthétiseurs musicaux, en passant par l’écriture ou le piano[23], nous voyons à chaque fois nos corps subjectifs, nos corps parlants les incorporer à leur schématisme, et abandonner ce qui déborde sa capacité d’incorporation. C’est cela qui nous donne ce minimum de confiance par lequel nous pouvons envisager à la fois de réintégrer pleinement la technique à la vie humaine et de résister à ses abus.

Chapitre 3: Habiter

Le thème de l’habiter, qui correspond et développe celui que nous venons d’esquisser à propos du corps, mais qui est à coupler également avec celui de l’herméneutique du style, est un thème ancien pour moi, je l’ai dit. C’est dans "Habiter la cité"[24] que l’on peut en trouver l’exposé le plus complet jusqu’à présent, même si une grande partie des thèmes proprement anthropologiques et économiques développés dans les cours n’y sont pas repris. L’idée est que l’habitat doit être considéré comme premier. Non pas un bien parmi d’autres, un droit social parmi d’autres, mais quelque chose en amont de tous nos échanges, de nos productions et de nos oeuvres, comme un Don premier, et que nous recevons. Non pas un système d’objets ni même d’usages, mais la condition pour qu’un objet ou un usage quelconque puisse apparaître, quelque chose comme l’envers de nos corps. Pourquoi est-ce si important? D’abord pour limiter les échanges par une case vide, une part indisponible à l’échange, opaque aux échanges, irrépressible, inaliénable, et qui laisse vacante le style d’habitation, de cohabitation par laquelle l’habitant dévoile et invente qui il est. Non que l’on habite seul: on habite par autrui et pour autrui. Mais le droit d’habiter proposé ici, plus politique et plus radical que tout droit social au logement, serait quelque chose comme le droit d’avoir de l’indisponible. Le corollaire de cette affirmation, un peu péremptoire il est vrai, que l’habitat est donné et qu’il est inaliénable, c’est ce que j’appellerai l’équivalence des habitats. Si nos habitats sont moins une addition de biens plus ou moins appropriés que l’horizon d’évaluations auquel nous rapportons ces biens, cet horizon est a priori équivalent pour chacun. Ce principe de l’équivalence des habitats ne fonde aucune économie, mais donne un point d’appui extérieur pour critiquer sans fin toute économie.

C’est à partir de cette réflexion sur les attachements de proximité que ce sont recroisées mes réflexions et celles de Laurent Thévenot: pour tenir sa place dans un monde marqué par une pluralité de sphères d’activités et par une pluralité d’éthiques professionnelles[25], l’habitat donne à la fois une condition, un point d’appui critique et une limite. Rassemblant une myriade de petites interventions auprès de financiers, d’entrepreneurs, de médecins, de journalistes, mais aussi policiers, juristes et même pasteurs sur la déontologie de leurs profession dans le cadre d’une cité plus juste où aucun ne croirait que la logique de son métier soit la seule, j’ai saisi l’occasion d’un colloque que j’organisais pour proposer une "Introduction aux questions d’éthique professionnelle", où je rencontrais sans les avoir encore lus certains des thèmes développés par Luc Boltanski et Laurent Thévenot[26]: la difficulté qu’il y a à équilibrer l’obligation professionnelle de pratiquer son métier dans les règles spécifiques de son art, et les conditions communes d’un bien vivre ensemble. Mais on y trouve aussi le débat avec les principes de justice de J.Rawls, débat certainement marqué par des conversations avec Ricoeur et mon intérêt pour les travaux de M.Walzer: c’est que l’équité veut certes la plus grande égalité et doit pour cela accepter une certaine inégalité parce que plus avantageuse pour les plus défavorisés qu’une plus grande égalité. Mais avantagés ou désavantagés dans quelle sphère de justice, dans quels types de biens? Cette objection entraîne l’idée, que j’envisage de développer dans un livre intitulé Syntaxe de l’injustice, qu’on ne peut fonder la justice que sur un droit différentiel[27], un conflit des droits ou des sentiments d’injustice. Entre les sphères où la juste réciprocité des échanges s’organise avec des unités de mesure plus ou moins pertinentes (argent, vote électoral, audimat, diplôme, etc.), et celles où il ne s’agit plus simplement d’échange ni de réciprocité, mais de ces incommensurables que relève seule la sollicitude[28], ou bien la vision d’une justice ensemble plus intime et plus vaste, on obtient bien une sorte de syntaxe de ce que serait une justice croissante (voir annexe II/4). On entre ici dans le problème de la cité juste, et des contributions que les uns et les autres peuvent y apporter.

B. Morale et justice

Remarquons au préalable que la partie dans laquelle nous entrons maintenant avec les trois prochains chapitres se caractérise par la prédominance des préoccupations d’ordre politique, au sens large du terme[29]. La plupart d’entre elles sont marquées par l’oscillation entre le point de vue téléologique de la visée éthique et le point de vue déontologique de la norme morale, entre la "promesse" et la "règle", oscillation dont j’ai attrapé le geste très tôt chez Ricoeur[30]. Une des manières en effet de passer de la perspective éthique à la perspective morale consiste à mesurer l’écart entre l’intention et le résultat. C’est le lieu d’une troisième posture éthique, pour reprendre le petit film de nos profils instantanés. Ici, le fait que l’action et ses orientations s’inscrivent dans un contexte, comme une oeuvre dès lors mêlée à d’autres dans la durée, avec des conséquences qui lui échappent largement et qui débordent de ses intentions initiales, conduit à développer une éthique de la responsabilité, qui envisage les maux possibles, et qui prend en compte le point de vue des victimes éventuelles de cet agir ou de ces choix: il s’agit de faire cohabiter dans le même monde des visions du monde diverses[31].

La quatrième posture éthique que je voudrais isoler est celle de la "règle morale", qui est centrale dans cette sous-section. Plus directement orientée vers la justice, vers le respect de la dignité de chacun, elle tiendrait à l’accès équitable de tous aux mêmes biens, ou mieux encore à la protection équitable de tous contre les mêmes maux. Cet équivalent moral de l’égalité devant la loi souscrit à un "impératif catégorique" d’universabilité, fondé sur un principe de stricte réciprocité, c’est à dire de "substituabilité" des points de vue: traiter semblablement tous les cas semblables. Même pour la justice toutefois cette posture ne suffit pas, car l’enquête éperdue d’une justice vraiment universelle, par pessimisme quant à la définition commune de la justice ou quant à la possibilité de trouver des cas semblables, peut aussi montrer, avec un sens shakespearien du tragique, combien ces injustices sont hétéroclites, irréductibles à une injustice ou à un malheur général, et intraitables simultanément, impossibles à combattre ensemble. Le tort éprouvé par l’un pourra être tenu pour négligeable par un autre qui estimera pour sa part que les vrais torts sont ailleurs. Ce sentiment tragique définit une cinquième posture morale absolument irréductible aux autres, en même temps qu’indissociable de la précédente. C’est pourquoi on trouvera des textes cherchant à établir déjà, entre la visée éthique et la norme morale, mais aussi entre le tragique d’un conflit des normes et le recours aux intentions et aux promesses oubliées du vivre-ensemble, la passerelle de ce que Ricoeur appelle la sagesse pratique, d’invention à plusieurs, qui domine la dernière sous-section.

En fait, comme presque tous les textes ici présentés et cela se voit assez lamentablement à leurs chevauchements, leurs redondances, leur piétinement, ces textes ont tous un profil qui peut se définir sur la totalité des deux spectres ici croisés ("courage-justice-pardon", et "éthique-morale-sagesse"). En outre l’écart entre ces deux schèmes de distribution est certain, puisque le premier concerne les grands "thèmes" de l’éthique prise en général, alors que le second concerne les postures adoptées, et qui font que les régimes du jugement ne sont pas les mêmes ici et là. On aurait ainsi pu imaginer que les études placées davantage sous la posture morale que sous la posture éthique (au sens que Ricoeur donne à ces deux mots) ne se rapportent pas si uniment à la justice, mais pourquoi pas aussi bien aux relations personnelles, aux liens élémentaires qui nous retiennent entre le vertige de la naissance et celui de la mort, et qui sont ceux-là même de la dette. S’il n’en est pas ainsi, c’est sans doute d’abord dû au volume de mes interventions sur ces questions d’éthique politique, d’anthropologie culturelle (si je puis me permettre une expression aussi éloignée de mes compétences), de philosophie du droit, etc. Et toutes ces choses-là, dans le plan d’une "éthique de la nuit" où la justice est au centre, viennent au milieu, entre les thèmes du courage et ceux du pardon. Cela fait que l’ensemble de cette sous-section prend la figure d’un traité fragmentaire de philosophie politique. C’est ensuite, on l’a dit mais on y reviendra, que pour chaque grand thème on peut trouver une posture principale, un régime ou une configuration de jugement dominant[32], et qu’ainsi, sans que l’un d’eux y soit exclusif, l’éthique puisse être dite régir les thèmes du courage, y compris du courage affectif d’être-avec, la morale régir les thèmes de la justice, de la politique ou du droit, et la sagesse régir les thèmes du pardon.

Chapitre 4: Le sens de la règle

Autant dans "Bonheur et Cité chez Ricoeur"[33], que dans "The political ethics of Paul Ricoeur, Happiness and Justice"[34], ou plus encore dans Paul Ricoeur, la promesse et la règle[35], les propos s’organisent dans une sorte d’ellipse à double foyer, selon les questions: 1) Qu’est-ce que le bonheur en politi­que, le bien commun et partagé? Quelles sont ces promesses qui animent notre vivre en­semble? 2) ­Qu’est-ce que le juste en tant que règle? Quels sont les principes de la moins mauvaise distribution ou répartition des droits et des obli­ga­tions? Alors que ces deux discours hété­rogènes sont souvent présentés de manière isolée, ou pire en évacuant l’autre, Ricœur cherche dans sa philosophie du politique et du droit à les penser ensemble et à montrer que chacun d’eux renvoie à l’autre par les problèmes qu’il laisse irré­solus. Il faut procéder à une critique du bonheur à partir de la règle de justice, comme le montre Kant, mais il faut aussi procéder à une réinterprétation des règles à partir des visées partagées par les acteurs[36].

Je garde pour la troisième partie de cette présentation toute la fin de La promesse et la règle, parce qu’elle porte sur la sagesse pratique du jugement dans les cas tragiques ou difficiles, sur le rôle de l’imagination dans la construction de compromis ou la recréation des institutions du vivre-ensemble, bref tout ce qui vient non pas surmonter l’écart entre éthique et morale, mais bien au contraire le tenir, le rendre soutenable.

Dans "L’éthique protestante et le droit: 10 remarques à partir de Paul Ricoeur"[37], les trois premières remarques portent plutôt sur la "précompréhension" religieuse du juste, sur l’ancrage éthique du droit dans des "préjugés" qui sont autant de manières de dire le tragique, l’excès du mal sur la méchanceté, le vouloir–vivre ensemble. Les remarques 4 à 7, par distinction de cercles de plus en plus larges, développent plutôt la morale du "contrat" et de la discussion que le pluralisme a cherché à introduire. Les trois dernières remarques portent sur le rôle juridique de la fiction et de "l’imagination", non seulement quant à la fondation du lien social et à son instance dernière, mais dans la sagesse "pratique" de son interprétation quotidienne (avec un excursus sur le caractère "stylistique" du droit)[38].

Dans des textes comme "Justiciables, coupables ou responsables"[39], et plus longuement comme "La responsabilité incertaine"[40], je commence par tenter, en me référant à des travaux anciens de Ricoeur sur Karl Jaspers, de différencier les figures de la responsabilité éthique, politique et juridique, et montrer que le sujet apparaît à l’intersection de responsabilités diverses et hétérogènes, qui configurent un sujet éthique "à géométrie variable". La responsabilité de celui que se tient en face de la vulnérabilité de l’autre n’est pas du même type que celle qui consiste à tenir compte dans son action de ses effets les plus lointains. Et ce n’est pas le même sujet qui se tient devant le Juge, devant son Ami, devant l’Histoire, ou devant Dieu. On pourrait même considérer que le sujet proprement éthique n’apparaît qu’écartelé dans un conflit des responsabilités, entre plusieurs "obligations" ou plusieurs "fidélités" aussi indéclinables les unes que les autres. Le problème serait alors, et nous y reviendrons encore ultérieurement, celui de la "cohérence" de ce sujet. Mais la polarité principale et qui inscrit ces textes dans l’ensemble de cette section, est celle qui structure la responsabilité dans une tension entre un pôle subjectif qui fait crédit aux capacités du sujet et un pôle institutionnel qui retient sa fragilité. Comprendre la subjectivisation de la responsabilité, c’est notamment accepter de considérer le sujet comme parfois "abandonné" à sa responsabilité, même en absence de règle valide ou univoque. Comprendre l’institutionnalisation de la responsabilité, c’est notamment étayer la formation du sujet responsable par des procédures et des arrangements où se tisse l’espace social. Cette oscillation entre le crédit fait aux possibilités sujet et la prise en considération de sa fragilité (et en philosophie du droit entre l’orientation donnée par le civiliste Jean Carbonnier et celle donnée par le canoniste Pierre Legendre) a marqué de son sceau une grande partie de mes interventions sur le champ éthique et juridique de ces dernières années.

Une dernière série reprend plutôt le problème à partir de la question de l’universalité et de la pluralité des "droits de l’homme". Dans "Les origines et l’espérance des Droits de l’homme"[41], après avoir montré la pluralité des traditions dont les droits de l’homme sont en quelque sorte le compromis (et la vanité qu’il y aurait à chercher une origine pure et simple de ces idées, selon un réflexe généalogique malfaisant mais fréquent), je m’arrête à ce dilemme. Il y a dans les droits de l’homme une requête d’universalité qui est un acquis décisif de la modernité, et de la protection des humains qui ne sauraient être incarcérés dans les conditions de leur naissance. Mais dans le conflit des droits, qui est aussi celui des cultures il ne faut pas croire que l’on puisse accéder facilement à un droit universel; cette résistance est aussi ce qui nous permet de ne pas croire que l’humain soit entièrement malléable[42]. L’universel ne peut être atteint qu’à travers le débat entre plusieurs universaux de contextes différents. D’où l’importance du recours à des symboliques qui marquent l’inachèvement de ce travail qui est à la fois rapprochement et différenciation[43].

Chapitre 5: Communication planétaire et diversité des cultures

Un second regard sur la cité "juste", procède à partir de réflexion sur la guerre et sur la notion de frontière. La guerre ne contrevient pas à l’anthropologie générale de l’échange qui domine cette section morale, puisqu’elle est la réciprocité à l’état pur, là où la complexité des échanges justes a échoué. Par ailleurs la confrontation seule permet d’en rabattre sur les buts et les prétentions, lorsque ceux-ci se révèlent incompatibles[44]. En divers sens ainsi les conflits sont irréductibles. Le problème est que la guerre est manichéenne alors que les buts et les formes des conflits réels sont complexes, multiples, et auraient besoin de théâtres de confrontation moins simplificateurs[45]. D’où la préoccupation de repenser ce qu’est une frontière, à la fois trace toujours réinterprétable d’une ancienne confrontation, et flexion vitale d’un échange, qui apparaît dans des textes comme "Pour une éthique de la frontière"[46], mais également dans d’autres qui portent sur l’"étranger", ce curieux rapport de dissymétrie et de réciprocité qui doit animer notre rapport avec ceux qui viennent d’ailleurs[47].

Dans La justification de l’Europe[48], la justification fait tout le problème; je commence par proposer une "topographie" des débats autour de la croissance/limites et autour de l’identité/urbanité. Il s’agit encore d’échapper à l’alternative entre l’uniformisation technique portée par le marché et la balkanisation ethnique portée par les nations-religions, et pour cela je tente de remonter de manière critique vers le "noyau" éthique de l’Europe, où l’idée d’infini (interrogation, singularisation[49]) a été comme introduit dans le complexe des échanges croissants, pour le meilleur et pour le pire. Il s’agit alors d’imaginer comment aller jusqu’au bout du pluralisme (non seulement religieux et culturel, mais politique et économique, ce qui n’est pas le cas des formes de rationalité dominantes dans ces secteurs), et aussi d’imaginer comment placer l’infini (et l’obligation de "perdre" les surplus[50]) ailleurs que dans la complexification des échanges: dans les sciences, les arts, et le subtil et interminable mélange des langues introduit par l’obligation de traduire et de transmettre. Ce livre est certainement une petite utopie, mais qui cherche à faire voir, même en parlant de l’argent ou de la guerre, ce qui est déjà-là. Et que notre monde comporte une densité en compossibilités que nous n’avons pas encore mesurée.

A plusieurs reprises nous avons recroisé des thèmes relevant de ce qu’on pourrait appeler confusément l’anthropologie[51]. Mais le problème central d’une anthropologie de l’échange m’est apparu à l’occasion de la préface qui m’avait été demandée, suite à un séminaire sur ce sujet, à l’édition turque de Race et histoire de Lévi-Strauss. Lors du premier texte[52], rédigé en 1984 et largement inspiré de "Structure et herméneutique" de Ricoeur, l’anthropologie structurale est articulée au projet anti-raciste de démontrer l’unité de l’humanité, avec un excursus sur l’inspiration de Lévi-Strauss par Rousseau. La partie finale est destinée à pointer les réserves que l’on peut apporter à l’invasion du champ anthropologique par un modèle trop homogène, et le fait que la pratique anthropologique est elle-même toujours marquée stylistiquement.

La première édition étant épuisée, j’ai saisi l’occasion (l’éditeur voulait ajouter "Race et culture") pour rédiger une seconde préface[53]. L’axe est ici plutôt celui de la diversité des cultures, avec le paradoxe anthropologique qu’il est d’un part certain que toute culture vit d’échange, et que "l’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul"[54]. Les petites cultures entièrement isolées s’étiolent. Mais qu’il est d’autre part non moins sûr que si jusqu’à un certain point l’échange permet de créer de nouvelles combinaisons culturelles, et augmente donc les différences, il y a un seuil au–delà duquel l’échange finit par se nourrir des différences, et par les supprimer: "ce jeu en commun dont résulte tout progrès doit entraîner comme conséquence, à échéance plus ou moins brève, une homogénéisation des ressources de chaque joueur". Une civilisation planétaire définitivement unifiée serait définitivement seule. Son problème est celui de la "créativité" des cultures: "les grandes périodes créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité". Or c’est une problématique assez complémentaire que je trouve dans le texte de Ricoeur sur "civilisation universelle et cultures nationales"[55]. Si la rationalité technique (imposable aux concurrents[56]) nous obligent à un dialogue des universaux, les cultures se font par recréation, c’est à dire en même temps fidélité à ce qu’il appelle le "noyau éthico-mythique", et transformation de cette héritage, dont nous faisons autre chose[57]. Ainsi les cultures ne sont pas obligées de s’identifier par leurs seules traditions. Et de création singulière à création singulière, il y a une connivence plus vive, qui est l’âme de ce dialogue[58]. On pourrait montrer que c’est encore une fois le problème que Rousseau avait déjà si bien posé.

Pour sortir de l’alternative entre l’uniformisation technique portée par le marché et la balkanisation ethnique portée par les nations-religions, nous pouvons donc ralentir et retarder la vitesse et l’accélération du marché et de la communication par la confrontation des universaux de chaque culture, de ce que chacun d’eux comporte de métaphorique, d’enraciné dans un immémorial inéchangeable, et qui fait que si le concept est un "résidu de métaphore" (Bergson), les plus vieilles métaphores ne sont jamais surement mortes. Et nous pouvons remettre en intrigue les unes par rapport aux autres les cultures froissées et aigries dans leurs intégrismes en tablant sur cette connivence discrète des créatrions singulières. Si l’on ne fait pas cela, la seule solution à la situation de l’humanité que je décrivais plus haut sera la guerre. Il y a à cet égard deux sortes de guerres: "coloniales" pour se nourrir de nouvelles différences quand on a épuisé les nôtres; "civiles" pour produire de nouvelles différences. Ce sont ces dernières qui nous menancent le plus actuellement, à peu près dans tous les pays[59].

On peut joindre à cette série une préoccupation sur les conséquences du tourisme planétaire[60], qui m’a fait participer à plusieurs colloques sur ce thème, et dont on trouvera un résumé, sous l’angle anthropologique de ce dialogue des cultures, dans un texte bref, "Ethique du tourisme"[61]. De manière peut-être plus surprenante, c’est aussi cette oscillation qui organise mes réflexions sur la laïcité, très marquées par la comparaison entre l’évolution de la laïcité en Turquie et en France. "Que veut dire la laïcité"[62], mettant en scène une société européenne insuffisamment laïcisée pour accepter en son sein une société de culture plus islamique, et une société turque insuffisamment laïcisée pour accepter un véritable pluralisme, établit trois condition pour une laïcité renouvelée: 1) une condition philosophique, que le concept de laïcité traduise une équation entre la demande d’identité et la demande d’urbanité qui polarisent nos sociétés; 2) une condition politique, de reconnaître que la laïcité est impossible dans un pays mono-religieux, et suppose une libération plurielle des mémoires; 3) une condition théologique, que la subjectivisation de la croyance s’accompagne, dans la conscience religieuse, de l’intime conviction que nul n’a le monopole de la "langue de Dieu", et qu’il faut reconnaître le fait d’une sorte de multilinguisme religieux. "La condition laïque. Réflexions sur la laïcité en Turquie et en France"[63] reprend et développe un peu plus longuement l’analyse précédente sur la fragilité de la laïcité et de la société sécularisée, en réfléchissant davantage sur ce que suppose l’urbanité à l’âge des grandes urbanisations. Mais ce texte développe surtout la condition pluraliste de la morale laïque, et décrit le citoyen "cohérent" que suppose une telle situation morale.

Je voudrais continuer cette série par une réflexion sur la situation du religieux en une période marquée par ce que l’on a appelé la crise de légitimité, et sur l’"éthique" des religions appelée par les perspectives anthropologiques précédentes. Tout se passe comme si le religieux apparaissait pour répondre aux problèmes de l’identification par soi d’une société. Après la révolution industrielle des communications le lien social est régi par le marché de la communication qui engendre une sorte de langue universelle incapable de structurer l’identité d’une communauté. Comme on ne peut plus s’identifier par ce qu’on échange, il reste à s’identifier par l’"inéchangeable", et le tribalisme identitaire est la rançon de cette communication planétaire. Ma thèse ici est que chaque langue se comporte comme une religion, comme une idole formidable, comme un inconscient collectif, et que réciproquement les religions se comportent comme des langues: il n’y a pas plus de religions universelles que de langues universelles. Or il me semble que les grandes religions commencent par une interdiction de l’inceste langagier, l’obligation à épouser une "autre langue". Par ce mariage des langues les religions mêlent l’identité et l’altérité, et instituent la différence comme fondatrice. Je m’excuse du caractère extrêmement bref de ces remarques, qui résument mal nombre de cours et de conférences, mais qui indiquent l’un des fronts sur lesquels j’ai travaillé[64].

Je termine par un autre chantier, sur lequel j’ai peu publié mais qui m’a beaucoup occupé depuis le début des années 1980[65], qui porte sur l’éthique des communications, des médias, et notamment de l’image-télévision. Si j’avais l’occasion de le rédiger, je commencerais par le détour d’une éthique de l’imagination, qui reprendrait certains des thèmes développés au chapitre II/7, mais aussi dans l’annexe I/4 sur l’herméneutique du style. Car il y a une stylistique de l’imagination poétique, une stylistique de la "mimésis": depuis l’image qui cherche le plus à dire la réalité (quelle est cette information inédite?) jusqu’à l’image qui rouvre le plus l’imaginaire (quel est ce plaisir inhabituel?). Je voudrais ensuite réfléchir sur l’ébranlement de l’imaginaire et sur la créativité des cultures, dans le contexte d’une industrialisation poussée de la communication et des images (voir le texte-programme "Pour une éducation à l’image"[66], issu d’un cours, et d’un travail sur ce thème avec Frédéric Lambert de l’E.N.S. Fontenay-St Cloud)[67]. J’insisterais ici sur la capacité des spectateurs à "interpréter" les images, c’est à dire à ralentir, à différer la communication[68]. C’est également un sujet sur lequel nous avons travaillé avec Daniel Bougnoux, lors de séances du Collège Iconique de l’Institut National de l’Audio-visuel, ou ailleurs[69].

Le lecteur sera peut-être surpris de la diversité du faisceau ici présenté. Mais ce sont divers espects du problème unique que j’estime être celui de la communication planétaire, dans son rapport à la pluralité des cultures.

Chapitre 6: La morale protestante et l’esprit de la démocratie

Nous repartons ici de l’autre côté, pour voir de l’intérieur d’une petite culture particulière comment elle participe à la cité. On peut ainsi rassembler des recherches concernant la morale protestante, exposée ici notamment dans sa part de responsabilité par rapport à ce que j’appelais en préambule la relative "démoralisation" des sociétés moderne. Ce travail, par lequel, à l’instar de Charles Taylor dans Le malaise de la modernité, je cherche à réactiver certaines des intentions initiales de la Réforme pour en critiquer les résultats, est une sorte d’anamnèse dont la discipline est moins historique que philosophique: je cherche à saisir la cohérence des possibles et de leurs bifurcations, plutôt que de mener l’enquête sur l’établissement de ce qui a eu lieu. Le caractère historiquement cavalier de certaines de ces vues n’en est pas pour autant excusé, mais s’explique en partie par le présupposé que les acteurs historiques des scénarios ici retracés ne savaient pas la "suite", et vivaient les confits de leur temps entre ce qui représentait pour eux leurs "irréparables" et leurs "promesses", les possibilités auxquelles ils croyaient. Le titre de ce chapitre est un mauvais plagiat de celui de Max Weber, qui signale assez l’importance de son oeuvre dans ces études, et le fait qu’il fut l’un des premiers à voir comment la vivacité même de la réponse à une question en soulève d’autres, le décalage ainsi introduit entre les projets humains et leurs conséquences. Le risque de ce chapitre est certainement de majorer l’importance historique du protestantisme: c’est ici simplement ma manière de mettre en avant sa responsabilité éthique, et donc justement les limites de ses variations possibles.

"Les racines protestantes de la notion de sujet de droit (une lecture de Calvin)"[70] est le premier texte que l’on peut mettre dans cet ensemble, car il développe la subjectivisation du droit, et son autonomisation par rapport à la Loi religieuse, telles que Calvin les expose, notamment dans les chapitres XIV, XV, et XVI de L’institution de la religion chrétienne (édition de 1541 reprise aux éditions Les belles lettres). S’y marque d’abord une oscillation fondamentale entre un individualisme un peu pessimiste et une vision plus utopique de la "communauté des saints". Ensuite, par une série de séparations, entre le commandement d’aimer Dieu et son prochain et l’interprétation de ces commandements dans la diversité des régimes religieux et judiciaires, l’interrogation sur la notion de sujet de droit se déplie d’une part vers un principe universel mais plutôt négatif de "non–contradiction", où le sujet est simplement responsable devant Dieu, et d’autre part vers un principe de "singularité", où le sujet donne son interprétation pratique du juste, sans pouvoir prétendre au monopole de l’interprétation légitime.

"L’éthique protestante et l’esprit de la démocratie"[71] est surtout un plaidoyer pour le pluralisme des démocraties, un refus de croire que notre forme de démocratie soit la seule et définitivement bonne; c’est le premier endroit où j’affirme que le protestantisme n’est ni complètement un humanisme (par ce qu’il comporte de Contre-Renaissance), ni complètement un christianisme (par ce qu’il comporte de Renaissance évangélique). "Du civisme protestant et de l’urbanité en général"[72] part de la crise civile inaugurée par la Réforme pour montrer l’apparition d’une sorte de civisme du contrat, quand même il n’y a plus de cité, dans la crise de la cité même, et distinguer le calviniste du stoïcien par la coupure introduite contre les finalités par le voile d’ignorance que représente la prédestination. On comprend alors autrement cette oscillation entre le pessimisme d’une Cité simplement maintenue à cause de son ébranlement même et l’activisme de la Révolution des saints qui imaginent un nouveau monde. C’est ce rythme qui fait du protestantisme une religion de passage, pas seulement entre tradition et modernité, mais plus généralement: une religion pour temps de crise[73]. Et c’est le tronçonnement dogmatique de cette tension initiale qui détermine les effets pervers croisés que Ricoeur après Mannheim lisait dans la polarisation entre l’idéologie qui ne veut plus que conserver et l’utopie du tout ou rien.

"L’ambition protestante d’une justice capitaliste"[74], où j’accepte au départ l’anachronisme du titre commandé, commence par exposer ce que dit Calvin de l’argent, et le resituer dans la double démarche typique par laquelle il cherche à sortir de la dualité entre la superstition et la convoitise. Cette sobriété, aiguisée par une relecture critique de Max Weber (où j’essaye de montrer qu’il faut davantage faire crédit à la sincérité des auditeurs de la prédication de la grâce, et que les prédications puritaines fustigent ceux que cette prédication aurait fait basculer dans l’insouciance et l’antinomianisme[75]), déploie le sens de l’argent à la fois comme symbole du possible (contre la superstition) et symbole de la limite (contre la convoitise). Mais l’écart entre cette double-intention et les conséquences sociologiques de cette prédication sert à pointer les ambiguïtés actuelles dans laquelle de la monnaie, qui ne parvient plus à contenir cette double fonction.

Au niveau plus global de la morale protestante, dans son profond "différend" avec la morale catholique[76], comme dans la manière dont cette morale est prise à contre-pied par la crise de la modernité[77], il faut redire que la Réforme ne visait rien moins qu’à justifier la démocratie libérale, ni l’affairement capitaliste, ni cet exercice de sincérité sensitive et anorexique qu’on appelle individualisme et qui gouverne jusqu’à notre prêt à porter (je pense à l’actuel succès de Calvin Klein). Mais l’implication du protestantisme dans la modernité, et la crise qui l’atteint à travers elle[78], l’oblige à rouvrir ses propres dogmes, pour en faire l’anamnèse et voir où l’on aurait pu bifurquer autrement.

C. LA SAGESSE DU PARDON

C’est l’enquête éperdue d’une justice à la fois vraiment universelle et vraiment singulière, on l’a vu, qui suscitait ce sens shakespearien du tragique, des malentendus profonds qui traversent nos existences dès lors que nous ne répondons pas aux mêmes questions: et le fait de partager vraiment une question n’est pas donné, mais le fruit d’un "travail" qui est peut-être justement celui de la sagesse. On peut ainsi reprendre la petite série de nos "postures" éthiques, manière d’attraper les gestes et les attitudes les plus caractéristiques. Sixième posture, la "sagesse pratique" consiste d’abord à pointer ces "différends" incommensurables, non pour s’abîmer tragiquement en eux, mais par une démarche comique qui montre l’universel malentendu où nous plonge la diversité de nos désirs, de nos peurs, de nos langages, de nos règles, de nos rôles. Le comique réside dans la relativisation, une manière de retournement où l’on propose en modèle ce qui est petit, ce qui ne prétend plus être bon ni juste, ni tenir son rôle jusqu’à la mort[79]. Ici on ne cherche plus à justifier ni à généraliser, on sait que tout est complexe, on bricole des compromis que l’on dit toujours provisoires, et dont on sait qu’"en attendant" La Justice ils sont seuls vivables et durables. Mais on peut aussi sortir de la volonté de justice par une septième attitude, en se disant simplement que chacun est unique, et doit être traité dans sa pure singularité, à chaque fois incomparable. Cette pure sollicitude, ce dévouement silencieux à l’autre que soi, cette abnégation, peut être appelée pardon ou charité: ce n’est pas forcément une "aliénation religieuse" et cela peut être une forme extrême de lucidité. Je pense ici de nouveau à Schopenhauer.

Chapitre 7: l’imagination sur la limite de la justice

En commençant cette dernière sous-section par le rôle éthique de l’imagination, je voudrais renouer avec certaines réflexions de la première section sur le schématisme de l’imagination transcendantale en rapport avec ce que Ricoeur appelle le schématisme de l’attribution métaphorique, pour indiquer le passage pour moi essentiel du poétique à l’éthique. Les variations imaginatives, parce qu’elles permettent de déployer une pluralité de possibilités d’être et d’agir, ne font pas tant varier les "guises" des objets rencontrés que celles des sujets rencontrants, et ne tiennent pas tant lieu de représentations de l’absent que d’invitation "à se mettre à la place de tout autre (…) proche ou lointain"[80]. Ainsi l’imagination schématise le jugement et sert d’intermé­diaire entre une situation concrète et une composition de règles qui lui soit ajustée. L’imagination permet de faire comme si l’on avait déjà la règle de la solution, et de chercher à retrouver après coup "la règle appropriée sous laquelle placer l’expérience singulière. Le jugement est seulement réfléchissant"[81], au sens où l’on juge sans règle, et sans préjuger une universalité préalable, même si on espère pouvoir partager ce jugement avec quiconque.

Dans "Jugement dernier (Mt 25) et jugement de droit (1 Co 6), une éthique de l’imagination juridique chez Calvin et Ricoeur"[82], je propose d’ailleurs un rapprochement entre ce travail de l’imagination chez Ricoeur et chez Calvin qui montre également ce rôle de l’imagination et même de la fiction dans le jugement: "Nul ne peut mener procès, quelque bonne et équitable cause qu’il ait, s’il ne porte à son adversaire une même affection de bienveillance que si l’affaire, qui est débattue entre eux, était déjà amiablement traitée et apaisée"[83].

Ce qui ouvre le champ de l’imagination dans l’activité interprétative, c’est d’abord le fait qu’un texte, fût-ce un texte de loi ou un contrat, une fois inscrit, s’émancipe de son contexte, se détache des intentions de l’auteur, et propose des lectures différentes, c’est-à-dire autant des mondes possibles qu’il ouvre devant lui. Ayant rompu les amarres avec les références initiales, il peut ainsi prendre, dans les nouveaux contextes où il sera interprété, des accents et des significations inédites. L’imagination interprétative tient ensuite à ce que la pratique du juste, notamment devant les cas insolites ou rebelles, part toujours de l’é­cart entre deux versions, deux narrations, deux droits dont on ne sait s’ils sont compatibles. Cet écart mani­feste la relative non-pertinence de chacun d’eux relative­ment à la situation. Comme s’il n’y avait pas de langage possible pour cette situation, pas d’expression de la ques­tion qui soit accepta­ble pour tous et pour cha­cun. L’intervention du jugement ou de l’agir juste est alors quasi-poétique: elle recons­truit une perti­nence juri­dique, refait du sens et, par là, se fraye une nouvelle voie, une nouvelle représenta­tion de la réalité[84]. C’est, pour Ricœur, le rôle des tribunaux que d’être ces "ins­tances pu­bliques qui ont autorité pour construire la nouvelle cohé­rence requise par les cas insolites"[85]. On éprouve ici une orientation de l’éthique tout à fait fondamentale, déjà évoquée à l’occasion du courage et du désir d’être ensemble, qui de se passionner pour le possible, pour tous les êtres possibles, et tout en acceptant les limites de ces possibles, leurs incompatibilités, de tout faire pour augmenter la compossibilité du monde, sa densité en singularités.

Cela suppose la capacité à trouver des compromis: sachant les différends tragiques qui nous partagent, la sagesse pointe l’universel malentendu et nous aide à construire et imaginer les compromis provisoires et relatifs qui rendent la vie possible. Et c’est parce que les règles entrent en conflits que la sagesse tragique réo­riente le regard vers cette sagesse pratique qui accepte de trancher, de mettre fin à l’in­dé­cision, même en absence de règle univoque. Comme l’écrit Ricoeur, "la sagesse de jugement consiste à élaborer des compromis fragiles où il s’agit de trancher moins entre le bien et le mal, entre le blanc et le noir, qu’entre le gris et le gris, ou, cas hautement tragique, entre le mal et le pire"[86]. Si j’ose parler de sens du comique ici, c’est que dans les situations vraiment tragiques, plutôt que dramatiser, il vaut mieux relativiser, diminuer les prétentions pour les rendre composables. Mais là encore c’est un travail de l’imagination. Dans un texte intitulé "Rhétorique, poétique, herméneutique"[87], Ricœur écrit: "La conversion de l’imaginaire, voilà la visée centrale de la poétique. Par elle, la poétique fait bouger l’univers sédimenté des idées admises, prémisses de l’argumentation rhétorique. Cette même percée de l’imaginaire ébranle en même temps l’ordre de la persuasion, dès lors qu’il s’agit moins de trancher une controverse que d’engendrer une conviction nouvelle".

On peut ici partir dans deux directions qui seront explorées à l’occasion du pardon: la construction de compromis acceptables et praticables, ou bien le dévouement à la singularité des événements et des êtres de rencontre, dans leur simple présence, et dans l’effacement de soi. Mais l’amour peut-il être pensé tout à fait séparément de la justice? La question apparaît avec une grande vivacité, quand ces dévouements en quelque sorte infinis entrent en conflit: celle de l’incommensurabilité des amours eux-mêmes. "Que tout ne soit pas amour, voilà ce dont souffre l’amour"[88]: mais un tel amour ne peut-il devenir terriblement injuste, justement parce qu’il traite l’autre comme lui-même, et non comme un "autre"? Dans "Pouvoir, justice et amour; sur Tillich et Ricoeur"[89] je m’attache à cette incommensurabilité qui fait le malentendu profond entre la logique de surabondance de l’"agapè" et la logique d’équivalence de la justice, et je développe trois perplexités. 1) Il y a un point où la justice, dans l’institution de la filiation notamment, ne cherche plus la symétrie et l’équivalence, et ne bascule néanmoins pas du tout dans l’insouciance agapéenne: si la règle d’or revient à ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse, avec la génération, le tragique consiste en ce qu’il faudrait ne pas faire à autrui ce qu’on nous a fait et que nous ne voudrions pas qu’il nous ait été fait, et que nous ne savons même pas. La justice et la morale ici travaillent à contresens de l’ordinaire: elles ne doivent pas rétribuer, restaurer la symétrie et la réciprocité sous la loi de l’équivalence, mais au contraire interdire la fausse symétrie, la pseudo-rétribution, la reproduction du mal. Elles rappellent la différence des générations. 2) Au passage du régime de l’amour à celui de la justice, on tombe de très loin, avec un reste interminable de singularité que l’on ne parvient pas à formuler en termes d’équivalents généraux: ce qui était vécu dans les termes de l’économie du don, obligé de se mesurer à ceux de l’échange en justice, ne pouvant exprimer ce que le don avait d’infini, ne peut plus que dire interminablement "on ne m’a pas rendu mon dû"; les conflits de l’amour sont les plus inexpiables. 3) Est-ce que cette logique du don, de la surabondance, ne ressemble pas un peu trop à la logique de la croissance et de la surenchère qui est aussi celle de la guerre? J’ai peine à croire que l’amour de l’agapè ne soit pas tout autant "perte" que don, effacement que puissance. C’est cette ambiguïté anthropologique de l’amour qui m’interdit de terminer le parcours de cette éthique par ce terme.

Pour sa part, Ricœur montre le conflit entre le comman­dement d’aimer ses ennemis, et la Règle d’or de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse. Comment pen­ser, dire, et vivre ensemble la logique du don, de la surabondance ou de la perte tranquille, et la logique de l’exacte équivalence? Chacun de ces pôles, abandonné à lui-même, comporte des consé­quences inquiétantes: le pur amour peut justifier la destruction de la réciprocité et virer à l’im­moralité, et la simple réciprocité de l’é­change peut conduire direc­tement à l’ins­tru­mentalisa­tion utilitariste. C’est le maintien de leur si­multa­néité qui interdit leur perversion, et ouvre en chacune d’elle des signifi­cations inédi­tes. Si le dernier mot de la justice reste à la sagesse, seule à la hauteur du tragique de nos histoires, le dernier mot de l’amour est à chercher dans ce que Ricœur appel­le une poétique de l’amour. Un amour qui, loin de se détacher du souci de la justice, voudrait une justice entièrement juste pour chacun, une justesse entiè­rement singulière, et une justice vraiment universelle, qui rouvrirait sans cesse la promesse non tenue d’une cité heureuse.

C’est cette double-métaphorisation des catégories conceptuelles, sur les deux bordures du langage, vers les singuliers et vers les universaux, que cherche à exposer "Comment peut-on être humain?"[90]. Il s’agit de protester inlassablement contre tout humanisme qui saurait ce qu’est l’"humanité", contre toute anthropologie positive, naturelle ou culturelle, qui prétendrait avoir enfin qualifié le propre de l’humain, et qui en ferait le lit de Procuste de tout le reste. Le principe d’interrogation joue ici comme la "case vide" qui permet le parcours des embranchements problématiques et empêche l’anthropologie, mais aussi l’action humanitaire, de se donner un modèle unique. C’et alors le travail de la métaphore que de déporter inlassablement les catégories du langage et celle de la justice vers ce qui est plus singulier et plus universel. C’est cette lecture de la métaphorisation que je propose dans "Comment peut-on être humain?" Quand on cherche à dire l’humain, en effet, on s’aperçoit combien le langage se tient entre deux limites[91], entre deux impossibilités. En effet, il est impossible de dire l’universalité, ou plutôt: nous n’avons d’accès à l’universel que métaphorique, nos universaux sont toujours encore ou toujours déjà enracinés dans une langue, dans une culture, dans un réseau de métaphores plus ou moins sédimentées et actives, qui nous obligent à entrer dans un interminable dialogue des universaux, sans que l’un d’eux puisse prétendre éliminer les autres. Mais il est non moins impossible de dire la singularité, ou plutôt: nous n’avons d’accès à la singularité, et ici à la "présence" des humains, que par un certain nombre de procédés pragmatiques qui se révèlent être des métaphorisations, des manières de "faire voir" ou d’impliquer ce que l’on perd et que l’on manque dans les catégories du langage commun. Et c’est l’élargissement de ce langage, sur ses deux bords, qui augmente notre schématisme, notre capacité à sentir, à agir, à habiter.

Chapitre 8: La justice et le mal

Cette question aurait pu constituer la porte d’entrée à la partie morale, dans la mesure où c’est le mal que l’on peut faire dans les meilleures intentions du monde qui provoque cet étonnement caractéristique de la prise de conscience proprement morale, celle du recours à la règle. Toutefois deux motifs nous en ont écarté. D’une part l’excès du mal sur toute rétribution, sur toute argumentation qui prétendrait l’expliquer et l’imputer sans reste: n’est-ce pas la première irruption du mal, que de refuser que le bien et le bon, le plaisir même, soient donnés pour rien, et de vouloir à tout prix les revêtir d’un sens, c’est à dire d’une valeur, d’un prix dans un échange? N’est-ce pas la tentation la plus maligne, que de réduire le bon à notre oeuvre morale, comme de réduire le mal à notre faute? D’autre part l’amour, parce qu’il ne comprend pas ce qui n’est pas lui, et que tout ne soit pas amour, peut basculer dans la violence. En effet, l’amour le plus juste voudrait faire plaisir: mais ce faisant je peux imposer à autrui, en voulant lui faire le bien que je voudrais qu’il me fasse, ma propre interprétation du plaisir. Et lui faire mal. Voilà une autre irruption possible du mal, par le bien. Il y a bien des façons pour le mal de surgir, mais celle-ci est l’une des pires, des plus inattendues, qui fait de la déception même de l’amour, d’un désir de bonheur offert et non reçu, non partagé, la source d’un infini malheur. Tout cela nous oblige à chercher une sorte de sagesse qui fasse avec cette énigme tragique.

Dans "Le mal, la responsabilité, le pardon"[92], j’expose ainsi le tragique de quatre formes de préférences pour le mal. La première est reprise de Bayle, qui écrivait: "L’homme aime mieux se faire du mal pourvu qu’il en fasse à son ennemi, que se procurer un bien qui tournerait au profit de son ennemi", formule que j’avais étudiée dans l’article "Mal" de l’Encyclopédie du Protestantisme[93]. La seconde relève cette part religieuse qui anime la recherche de coupables, la tendance humaine à préférer que le mal subi soit la punition d’une faute plutôt qu’un mal absurde qui ne "rétribue" rien (ainsi le mal a-t-il au moins un sens; certes cette vision pénale du monde s’est civilisée, sécularisée sous la forme de la "conséquence" d’une faute, mais c’est le même mécanisme). La troisième réside dans le fait qu’apparemment les humains préfèrent échanger des violences plutôt que ne rien échanger, comme pour se prouver dans l’incommunication qu’ils appartiennent encore au même monde. La quatrième pointe le redoublement de la victimisation par la criminalisation, de l’irréversibilité subie par l’irréversibilité agie, car les humains préfèrent surenchérir à l’irréversible, en rajouter, plutôt que d’accepter l’irréversible.

Le contexte de cet article est plutôt théologique, comme l’indique sa longue introduction par "le problème du bien". La théodicée classique, face au mal, se demande s’il est incontournable parce que, comme l’écrit Irénée, il fallait que l’homme connaisse le bien et le mal, pour être libre, pour faire ses propres expériences? Est-ce alors parce que, comme l’écrit Calvin, "s’ils ne grandissent jamais jusques à porter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourris de bon lait"? Est-ce parce que, comme l’écrit Kant dans sa définition des Lumières, seul l’exercice de la liberté, avec les mauvaises expériences qui peuvent en résulter, permet de sortir l’homme de sa minorité? Comment alors ce discours de la responsabilité générale peut-il engendrer une telle insensibilité au mal que nous nous faisons subir les uns aux autres? La modernité s’est déployée dans un combat contre les malheurs et les manques naturels, mais n’a fait probablement qu’aggraver la puissance et la complexité des moyens qui permettent à l’homme de faire mal à l’homme; d’où la démoralisation actuelle. C’est à cette bifurcation qu’il nous faudrait revenir, pour comprendre comment nous avons inversé la figure du mal supportable, comment nous supportons avec plus de fatalisme le mal agi (produit par l’homme) que le mal (naturellement) subi. Le mal, c’est cette incapacité à sentir que l’on peut faire souffrir, une sorte d’anesthésie quant au malheur, une inquiétante dénégation, une manière d’amputer sa vie pour ne pas sentir le mal, pour ne pas souffrir, ne pas avoir fait souffrir, ne pas avoir souffert, et ne pas sentir que d’autres ont souffert.

L’inflexion la plus forte des recherches sur le mal a toutefois été donnée par ma collaboration aux travaux de l’Institut des Hautes Études Juridiques, avec la participation à plusieurs séminaires, ou sessions, et l’organisation récente d’un séminaire sur la prison et la sanction[94]. Dans "La justice aux prises avec le mal"[95], la justice est d’abord l’institution qui permet d’ouvrir au maximum notre écoute, le champ des formulations admises, l’espace d’expression du différend quant au mal (depuis la plainte et l’accusation jusqu’aux catégories les plus abstraites, en passant par la narration). Car ce qui fait du mal en plus, c’est que le mal soit éprouvé différemment: on ne voit pas toujours le mal au même endroit. Quant au mal, il y a du différend. C’est peut-être une des origines du mal lui-même que ce désir de forcer le différend, de le surmonter. Ensuite une partie intermédiaire tente d’articuler le mal agi et le mal subi, et plus généralement la capacité du sujet et sa vulnérabilité, pour refuser la paresse qui les sépare, et dissout ainsi le problème central de la justice. Enfin la dernière partie s’attache au fait que l’irréversibilité et la violence même du mal nous le rendent insensible, ou bien font que nous ne pouvons plus rien sentir d’autre que ce que nous avons déjà senti. C’est le ressentiment, qui nous rend incapables de sentir le mal qui vient, qui n’y voit que la trace du mal précédent. Sentir le mal, le sentir vraiment, sans anesthésie ni ressentiment, c’est la seule chose qui permette de ne pas le répéter, et de faire face au mal à venir. Mais ici nous touchons au thème du pardon.

Dans un exposé sur "Sens et non-sens de la peine"[96],je me demande pourquoi faut-il que la peine ait un sens, et peut-il être le même pour le détenu et le "public"? Si l’on ne fait que punir, sans se sentir tenu par l’obligation intenable d’expliquer, de rendre audible et acceptable le sens de la peine, il ne faut alors pas s’étonner si du côté des détenus se généralise le déni de responsabilité, l’incapacité à répondre de soi-même c’est à dire l’incapacité à se mettre en question. Si la punition se réduit à un fait brut et pur, inexplicable et n’ayant pas besoin d’être expliqué, il ne faut pas s’étonner d’avoir affaire à une violence aussi dénuée de signification, à une violence insensée comme une décharge, un accident: "ça m’a pris". La justice ne cherchera plus alors qu’à gérer des risques quasi-statistiques, qu’à chercher la prévention sécuritaire, qu’à se mettre au service d’une démocratie préventive: c’est la tentation technique d’une surveillance vidéo-electronique ou neurochimique, dans laquelle la prison n’appartient plus à l’espace public. Je me demande ensuite pourquoi la peine prend du temps. C’est qu’il y a un travail de la peine, et que le sens prend du temps. La sanction commence avec des êtres irresponsables, et qu’il faut parfois protéger de leur propre capacité de nuisance. Le juge qui énonce la sanction doit tenter un début d’explication, et s’interrompre, comme s’il ne maîtrisait pas tout, et manifester ainsi que cette ébauche de sens est inachevée, et que la suite sera celle choisie par celui qui reçoit d’abord la punition comme un fait brut. Dans le meilleur des cas on termine avec des êtres responsables, qui assument ce qu’ils ont fait et se sentent dans la capacité à ne plus jamais le refaire. La peine est alors, depuis son dispositif carcéral jusqu’à sa fonction de rétablissement des pleines capacités juridiques, narratives et éthiques des sujets, une machine à retarder, une machine à intriguer, une machine à donner du temps. Manière de placer le sujet en situation d’interpréter la peine, et enfin de se réinterpréter lui-même.

C’est cette ligne que poursuit une autre étude, sur "le temps dans l’équivalence pénale"[97]. Repartant de ces concentrés de culture que représentent les manières de punir, je m’interroge sur la mesure de la peine par le temps (comment rendre commensurable ce qui est incommensurablement singulier et irréparable?), et propose, un peu à la suite de Norbert Elias, une sorte d’histoire du temps, avec la passage de la rétribution dans le paradigme du temps cyclique à la gestion de la punition dans un temps-procès irréversible. Je montre alors que la dialectique du rétrécissement et de l’élargissement du milieu n’est pas conséquence sur la rupture et la reconstitution parfois difficile d’une temporalité vécue. Si le temps humain est un temps intperprété, la réinterprétation de son temps par le sujet au travers du temps de la peine suppose que celle-ci ne soit pas une parenthèse homogène) Cela suppose de réunir un certain nombre de conditions d’ailleurs coûteuses, parce qu’elles ne sont pas seulement carcérales, et dont il ne faut pas méconnaître les différents risques (un utilitarisme attaché à optimaliser le rendement de chacun, indifférence à la rigueur "déontologique" de l’égalité devant la loi, contractualisation généralisée qui suppose toujours des sujets responsables). Quoi qu’il en soit de l’état de nos travaux dans cette équipe réunie avec A.Garapon depuis deux ans, il est temps de repenser la prison: la population carcérale a été multipliée par 10 depuis que Foucault nous a laissé ses questions.

Chapitre 9: Le pardon dans l’histoire

Dans l’histoire et dans l’interminable actualité des souffrances infligées par des humains disposant de la puissance à des humains sans puissance contre eux, le pardon peut intervenir, mais pas à n’importe quel prix. Si l’on ne veut pas confondre le pardon comme acte historique et éthique, avec une parole sublime qui par magie pourrait tout effacer, il faut réunir certaines conditions, qui rendent ce pardon compatible avec la justice. 1) Nul ne peut se pardonner à soi-même. 2) Il ne peut être pardonné qu’à "celui qui" a reconnu son tort, et personne ne peut se repentir à sa place. 3) Celui qui pardonne doit être "celui qui" a subi le tort, et nul ne peut usurper cette place. 4) Il ne faut pas confondre le pardon demandé avec le pardon obtenu. 5) On ne peut pardonner que ce qu’on peut punir, ce qui suppose un contexte où le rapport d’intimidation a suffisamment changé, mais aussi une situation suffisamment claire pour qu’on puisse désigner les victimes et les coupables. Ce sont ces conditions que j’avais exposées dans les "Tables du pardon" par lesquelles je concluais le volume d’Autrement sur ce thème[98]. Ce sont elles que j’y embarquais méthodiquement dans les dilemmes de la sagesse, en problématisant tour à tour l’une ou l’autre, et en demandant ce que cela changeait dans le rapport d’interlocution ou dans le rapport à la justice, ce que cela changeait dans le rapport à la mémoire, à l’oubli et au temps[99].

Or comme je l’observais dans un article d’Esprit sur "Ce que le pardon vient faire dans l’histoire"*, ces conditions sont impossibles dans la plupart des situations historiques réelles, où il s’agit de malheurs collectifs et non plus individuels. On y a affaire à des faits irréparables dont les victimes comme les auteurs ont disparu, à des situations où le crime est trop grand pour être puni, ou trop enchevêtré avec d’autres pour être imputé car on ne s’entend pas même sur le tort. Le pardon qui intervient ici se trouve dans l’embarras de trouver un langage autorisé, un langage qui soit bien cet acte par lequel avant et après tout change, un langage qui soit dicible et audible. Rien n’autorise un tel langage, sinon le courageux et patient travail de formulation conjointe de la plainte et du regret. Comment trouver un langage qui puisse en même temps exprimer le tort subi et être entendu et repris par celui qui l’a commis? Ou à l’inverse un langage qui puisse énoncer le tort commis et être entendu et reçu par celui qui l’a subi? N’y a–t–il pas une disproportion irrémédiable ? N’est–on pas condamné au "différend", c’est à dire à l’impossibilité de définir ensemble le langage dans lequel le tort sera formulé? Est–il même possible d’exprimer complètement une souffrance ou un crime? Ne se trouve-t-on pas ici aux limites du communicable? L’échange des mémoires n’est-il pas rendu impossible par leur enracinement dans un immémorial trop douloureux, inéchangeable?

Si le pardon arrive à se frayer un chemin dans cet embarras, c’est que l’on a accepté de ne pas chercher à savoir quels seront les rôles tenus par les uns et les autres dans la scène: au fond il n’y aura plus de pardonnant ni de pardonné. Le pardon reconstruit ainsi un mixte entre plusieurs langages, et les oblige chacun à faire place en lui-même à la possiblité de l’autre. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les paroles qui énoncent le pardon, sont des paroles fragiles. Ce sont des paroles composées, et des paroles qui peuvent toujours être dénoncées unilatéralement par l’autre, qui refuse de pardonner ou d’être pardonné, ou qui refuse toute parole qui ne vise plus à établir qui pardonne et qui est pardonné. Fragiles, les paroles du pardon ne souhaitent d’abord qu’une chose: arrêter le pire! Rompre avec la logique infernale des représailles.

Car le pardon sait que tant que l’on n’a pas brisé le couvercle du silence et de l’amnésie les crimes passés ne sont pas finis, que les plus vieilles blessures sont prêtes à se rouvrir, comme au premier jour. Peut-on oublier l’irréparable? On a cru oublier, mais simplement on était "amnésique", tant le traumatisme avait été profond. Tant que l’on n’a pas rompu avec l’oubli, avec la loi du silence, du refoulement des plaintes et des colères, le passé oublié est toujours présent, il se répète, il se reproduira encore. L’horreur n’est pas finie parce qu’elle est "oubliée", elle se poursuivra infiniment tant qu’une parole n’aura pas rompu avec l’oubli et accepté de faire mémoire. Car c’est en reconnaissant ce qui s’est passé que l’on rompt avec la continuation du passé dans le présent. Le pardon est un acte historique parce qu’il arrête le passé.

Mais fragiles, les paroles du pardon ne souhaitent ensuite qu’une seule chose: rouvrir la possibilité de vivre ensemble le présent. Rompre avec la logique infernale du ressentiment. Peut–on vraiment se souvenir de l’irréparable? Et faut-il entretenir une dette infinie comme on ressasse un ressentiment, une cicatrice incicatrisable et qui n’a plus rien à voir avec la blessure? Ceux qui sont sortis de quelque chose voient partout ce dont ils sont sortis, c’est presque un problème rétinien. Le ressentiment fait que l’on réagit à tout comme s’il s’agissait toujours de la même chose, et il rend incapable de réagir à autre chose, d’agir à nouveau. Cette mémoire malade est incapable de se souvenir d’autre chose, et le pardon est alors comme une guérison: une parole qui, parce qu’elle a fait le deuil de l’irréparable, parce qu’elle a consenti à la mortalité, fait place à la naissance, à la possibilité que tout puisse recommencer autrement. Le pardon est alors un acte historique, parce qu’il fait que le monde ne soit pas fini*.

Ce sont des thèses que j’ai développées dans des contextes très divers*, mais je voudrais m’attarder pour finir sur "L’irréparable en histoire"*. Sur un tel thème il est difficile de faire en sorte qu’il n’y ait pas une sorte de piétinement, et je propose quatre passages successifs, quatre variations sur l’irréparable. La première porte sur la pluralité des formes de l’irréversibilité du passé, à la fois irrémédiablement fini et jamais fini, et ce que cela fait à la temporalité historique. On rejoint ici des thèmes développés ailleurs, sur l’histoire selon Bayle ou sur le temps de l’histoire selon Ricoeur. La seconde porte sur la tragique irréversibilité de l’action, et le sentiment du destin*. La troisième porte sur ce qui du passé est proprement l’inracontable, et le "rendu" de l’histoire à cet endroit, qui vient de la tension entre plusieurs façons de s’y rapporter. La dernière cherche quoi faire quand la mémoire blessée ne peut ni se souvenir ni oublier, et pourquoi faudrait-il se souvenir et oublier. Il ne sera pas inutile pour finir de s’y attarder un peu tant l’oubli a mauvaise presse (j’ai dû parfois soutenir mon titre "rompre la dette et l’oubli" contre ceux qui en refusaient la symétrie).

Je pense en effet qu’il est un point où le devoir de mémoire comprend dans son impératif de se souvenir qu’il faut oublier. Ne pas oublier d’oublier. Seuls ceux qui ont encore assez de mémoire, d’ailleurs, se souviennent qu’il fallait oublier, comme les athéniens de la génération qui suit la guerre civile avec les trente tyrans*, ou comme les français au tournant du 17ème siècle, après quarante ans de guerre civile, et pour lesquels l’Edit de Nantes avaient une signification vitale. Cette génération disparaissant, on quitte la longueur d’onde du choc, le bord fuyant sur lequel l’oubli et l’histoire se décident. La prescription, d’ailleurs, l’amnistie et peut-être le pardon, ne sont rien d’autre que ce "délai d’effacement" nécessaire à l’établissement de la paix sociale, comme à celui de la vérité historique. Et ce délai varie probablement selon les sociétés: il est plausible que les sociétés trop vieilles ne puissent plus pardonner, réparer, oublier aussi facilement.

L’oubli ainsi a certainement à voir avec l’irréparable du malheur, car comment se souvenir de l’irréparable? Mais l’oubli a plus radicalement à voir avec l’intransmissible, avec l’indicible, avec l’intraitable. Et ce dernier n’est pas que celui du malheur, ce peut être l’oubli des promesses fondatrices, et ce qui fait que les fondations ont toujours le statut quasi-mythique de l’"oublié"*. Ricoeur insiste ainsi sur l’absence de la fondation, sur le caractère irréductiblement "oublié" des présuppositions premières du droit et du contrat politique fondateur, absence que toutes les religions désignent et qu’aucune ne saurait pallier. C’est cet oubli que les diverses fictions d’origine (les mythes, mais aussi celles de Platon, Rousseau, Rawls) cherchent à nommer*. Certes il est des promesses dangereuses, qui vont dynamiter la simple réalité de la "terre promise", ou incompatibles entre elles et qui ne peuvent que s’entre-déchirer. Heureux ceux qui alors auront su oublier leur promesse fondatrice. Mais les promesses politiques fondatrices, celles qu’illustrent le jubilé deutéronomique ou la nuit du 4 Août, sont elles mêmes des oublis fondateurs, une remise à zéro des sociétés bloquées dans la mémoire. L’oubli alors devient tout autre chose: c’est ce qui permet le mémoire du bon délivrée du mal. Et l’oublié est ce qui revient du mal, la promesse du bon qui l’initiait. C’est alors parce qu’on sait qu’on a oublié que l’on se trouve, ensemble, dans l’obligation d’imaginer cet oublié, ces promesses intiales; de les réinterpréter ensemble, à nouveau. Ce sont les thèmes que je voudrais développer dans un ouvrage dont je parle dans la dernière annexe, sur "l’oublié de l’histoire".

 

Annexes: Projets

Les chapitres qui précèdent rassemblaient des travaux déjà publiés, pour en dégager les grandes lignes directrices. Dans les annexes qui viennent, je voudrais souligner les principales directions de mes recherches actuelles, et les formes que je souhaiterais leur donner. Ce sont généralement des livres, mais dans un état d’avancement divers selon la quantité de cours et de conférences donnés sur le sujet. L’isomorphisme entre la progression des chapitres et celui des annexes indique l’effort par lequel j’ai tenté de rassembler ce que j’ai déjà fait en direction de ce que je veux faire. Cela ne devrait pas excuser les répétitions.

Annexe 1: Le découragement

Le projet de ce petit livre ne fait que reprendre le parcours du chapitre II/1. Je ne le répète pas, il est à peu près constitué. Mais on se souvient qu’il se termine en balançant le courage de se connaître soi-même par le courage d’exister par autrui et pour autrui. C’est à cette double-condition que s’attache l’annexe suivante.

 

Annexe  2: La fidélité

Au début du chapitre II/2, j’ai signalé que j’avais été très peu sollicité sur les questions d’éthique conjugale et familiale (sauf récemment pour un petit texte sur la chasteté*). Cette liberté m’avait permis de rédiger, une fois n’est pas coutume, un petit texte gratuit sur "L’inconstance après Marivaux"*. En dehors d’un éloge de l’amour courtois, de l’amour raconté, différé, mais aussi de la courtoisie plus générale dans les relations, je m’y suis penché sur le rôle de l’éthique puritaine dans la formation d’une éthique de la véracité aboutissant à l’individualisme sexuel. Mais dès mes premières années d’enseignement j’avais donné des cours sur ces thèmes, dont les grandes lignes, qui sont celles d’un livre en projet, sont approximativement les suivantes: 1) La courtoisie des relations; 2) Identité et génération; 3) Le double sens de l’institution.

1) La courtoisie des relations

Dans ma théorie des relations courtoises, j’insiste d’abord sur le caractère chorégraphique des relations, ramenées à une suite de figures et de mouvements d’approche et de distanciation. Dans les relations on s’approche et on s’éloigne des autres mais réciproquement aussi de soi-même, comme si chaque relation était un essai de soi, d’interprétation de soi.

On se demande alors d’où vient cette oscillation entre le sentiment d’imprescriptible égalité en dépit de toutes les inégalités (philia), et le sentiment d’irréductible différence en dépit d’une profonde identité (eros). C’est de savoir que les mouvements ont un "effet chorégraphique", où le sentiment est engendré par le geste et non l’inverse ("on déteste ceux à qui on a fait mal", La Rochefoucault) qui permet aux relations d’échapper au nihilisme de leur "consommation" pour entrer dans une sphère éthique. On peut agir sur la "longueur d’onde" d’une relation, pour être ensemble sur la même fréquence de rapprochement ou d’éloignement. Et on peut produire du sentiment.

Par ailleurs, dans l’espace et le temps, les relations sont "finies"; elles ont un commencement et une fin, et c’est de savoir cela qui leur donne un rythme de durabilité, sans qu’aucune prétende être le "tout". Dans la mesure où toutes nos relations sont soumises à une règle de l’échange et de la réciprocité, la somme des mouvements d’approche et de distanciation dans une relation est nulle. D’où quelques considérations pratiques sur la conduite chorégraphique des relations. On peut également parler d’une "poétique"*, ou en tous cas d’une éthique de la courtoisie, étant donné à la fois la "narrativité" essentielle des relations ainsi définies, l’enchevêtrement narratif par lequel nos "relations" des relations entrent en congruence ou en écart, et donc en tension et en intrigue, et le fait même que la "passion" amoureuse soit moins une logique amoureuse qu’une logique de la narration amoureuse (l’obstacle, l’impossibilité étant l’occasion et le ressort de la narration).

Reste ce qui excède l’échange et ses règles, qui sont aussi celles de la "reproduction": et cet excès, c’est la singularité infinie de l’autre, de ce qui est simplement ici présent, ou là-bas, pour rien, et qui disparaîtra avec lui. C’est cette expérience, où la relation n’est plus le problème, que nous appelons parfois le respect, parfois l’amitié, parfois l’amour (au sens peut-être ici de l’agapè), mais le langage ici entre en effervescence. Le lecteur excusera le caractère rapide et presque brutal de ces considérations sur la "courtoisie".

2) Identité et génération

La seconde partie de ce livre partirait d’une communication intitulée "Identité et générations", au séminaire Ethique et droits de l’homme de la Faculté de Philosophie de l’Université de Strasbourg*. L’idée en est que nos identités, par la génération (même entendue au niveau le plus biologique), enjambent la mort. Sur ce noeud de la mort et de la naissance, il faut repenser la génération, la filiation, et l’identité. Qu’est qu’une génération comme faite de contemporains, comme perpétuel chevauchement (Mannheim observait que les générations ne se remplacent pas en bloc)? Que se passe-t-il quand l’équilibre des générations est rompu (vieillissement et excès de mémoire, ou explosion démographique et mémoire imaginaire*)? Qu’est-ce qu’une généalogie et n’avons-nous pas biologisé et génétisé à l’excès celle-ci?

Repenser la filiation implique de retrouver ce lien qui n’est réductible ni au patrimoine génétique ni à un consentement réciproque et amical, mais qui s’institue non seulement dans le droit mais dans la narration et dans toutes les formes de la transmission. C’est la structure même de la parenté et des filiations, mais c’est aussi celle de la mémoire et des cultures. Par le fait des générations et de leur institution sociale, narrative et juridique, les mémoires se chevauchent et tissent une identité qui est toujours un mixte de traditions et d’inventions. Mais c’est une identité tremblante, qui porte en elle l’altérité*. C’est encore ce thème que je recroise, à partir de la question de la transmission ( je transmet ce que je ne veux pas transmettre et je ne transmet pas ce que je veux transmettre), dans "La fidélité à l’intransmissible"*, où je tente de penser ce que pourrait être une fidélité vivante, celle qui s’empare d’un être dont l’identité n’est pas invariante, mais capable de se réinterpréter devant son autre.

3) Le double sens de l’institution

Si le thème de cet ouvrage peut être défini comme celui de la fidélité, d’une fidélité à la fois à discerner et à réinventer pour notre temps, d’une fidélité qui échappe à l’alternative entre l’appartenance exclusive ou le fait de jeter tout ce qui peut nous alourdir, le problème se situe à l’intersection entre les deux premières parties. Comment articuler conjugalité et filiation, c’est à dire d’une part une exigence d’égalité des sexes, et d’autre part un respect des différences de génération, tout en faisant place ici à la différence des sexes et là à l’égalité des personnes? C’est peut-être la difficulté de la famille aujourd’hui, que de parvenir à nouer conjugalité et filiation, tant l’une suppose le travail de la symétrie et l’autre la prise en compte de l’assymétrie*.

Cela supposerait de distinguer et d’articuler deux dimensions de l’institution, l’une plus horizontale, et l’autre plus diachronique. La première, que l’on voit bien à l’oeuvre dans le "covenant" de la conjugalité puritaine, pose le mariage comme une alliance entre individus égaux, où la conjugalité n’est plus subordonnée à la filiation, mais peut être vécue comme une sincérité, une fidélité, un plaisir libres. Dans cette libre-alliance, la subversion de l’Antiquité se poursuit et s’accomplit, et la réforme puritaine brise l’assujetissement des femmes à leur rôle dans l’économie de la filiation. C’est ce que chantait le grand Milton dans son plaidoyer pour le divorce. Mais à la séparation entre des passion déinstituées, qui oublient le temps, et une institution matrimoniale réduite à l’utilitaire, il faut opposer, dans la suite de la "poétique de l’amour" déployée en première partie, la dimension du mariage comme institution du sentiment, et comme acte civil et politique qui mixte les communautés et tisse le lien social (voir chapitre II/5 sur le mariage des "langues").

Par ailleurs, qui ne voit combien les adultes sincères et consentants sont aussi des êtres fragiles, portant dans leurs amours des traînées d’enfance? Et peut-on à l’inverse d’une tradition millénaire subordonner entièrement le lien de filiation, qui n’est pas un contrat, au lien d’égale et libre-conjugalité, sans défaire la conjugalité elle-même? C’est ici que la filiation doit être "autorisée", comme une juste dissymétrie des droits et devoirs, et renforcée dans son insitutionalité: c’est un pléonasme car l’institution a toujours à voir avec la génération, la durée qui précède et excède le consentement individuel. La tradition catholique, mais aussi la tradition juive, ont une grande culture de ce type d’institutionalité. Ce que je me demande, c’est comment conjuguer l’autonomisation du sujet et l’institution de la filiation. Ce que je vois, c’est la corrélation vicieuse entre une Autorité (politique ou religieuse) qui tient ses ouailles en enfance, et des petits sujets-rois qui font tous leurs caprices et qui ne sont même plus des individus (voir "Où sont passés les individus?"*). Et ce que je voudrais, c’est la corrélation vertueuse entre une institution qui sait faire place à l’autonomisation des sujets, et des sujets qui savent venir d’une enfance et s’inscrire dans la génération, c’est à dire dans un monde plus durable qu’eux-mêmes. C’est à ce monde et cet habitat que s’attache l’annexe suivante.

 

Annexe 3: Habiter

Ce projet de livre, peut-être le plus ancien de tous mes projets et qui fut déjà l’occasion de plusieurs cours et conférences, est en germe dans ce que j’en dis au chapitre II/3. L’axe initial est celui d’une critique de l’économie, et du rapport technique au monde, non seulement à partir d’une critique de l »utilitarisme à partir de la catégorie du don et de la perte, mais à partir d’une phénoménologie de l’habiter. Si les catégories avancées dans ce chapitre étaient éthiques (l’idée d’un droit primordial d’habiter, l’idée régulatrice d’une "équivalence des habitats"*, etc.), c’est donc le sujet et le projet d’ouvrage où je reviens le plus sur le moment phénoménologique de ma formation (la conjonction peut-être bizarre entre le "Marx" lu par Michel Henry et l’essai sur le don de Mauss, relu récemment par Derrida)*.

Pour compliquer ce rapport qui pourrait vite tourner en rond entre une corporéité subjective et un habitat qui est toujours déjà une prédonation et une cohabitation, une réinterprétation des habitats antérieurs et l’ouverture à plusieurs d’un monde habitable, je voudrais le reprendre à partir des travaux sur le "style" annoncés dans l’Annexe I/4 (dans les derniers alinéas j’y parle du rapport entre le style et l’habitat, et des dispositions stylistiques du sujet). Je n’hésiterai pas à y mêler des éléments repris au "débat" entre Wittgenstein et Bourdieu sur l’habitus, les règles et les dispositions, et c’est un projet déjà ancien de séminaire commun avec Laurent Thévenot. Je n’hésiterai pas non plus, entre les habitus implicites et incorporés et les règles explicites qui s’imposent à la conscience, à introduire le rapport aux "objets"*, à l’espace construit, les formes et normes de la pratique, mais aussi le jeu auquel Colas Duflo vient de consacrer un essai précieux.

Autant dire que c’est pour le moment un chantier ouvert, une constellation de lectures et de réflexions dont certaines sont déjà très construites et d’autres encore très partielles dont je ne voudrais pas hâter ici la précision. Si les ouvrages annoncés aux annexes I/1, I/2, I/3 et II/1, II/2, II/4, II/6 et II/7 étaient terminés (d’une certaine manière les travaux préparatoires le sont), et si je soutenais cette candidature à la direction de recherche dans quelques années, il est probable que le centre de gravitation de ce dossier aurait été déplacé. Il ne s’agirait plus de la priorité accordée à l’interrogation, ni du projet rassembleur d’une éthique générale pour temps de démoralisation, mais probablement du rapport entre le style et l’habitat, étendu peut-être à ce que j’appelle "le conflit des urbanités" (annexes I/4, II/3, et II/5). Le style (dans ses diverses dimensions) viendrait ici en tiers, pour rendre intelligible la différence entre ce qui est "donné" au sujet et ce qu’il "rend", c’est à dire non seulement la diversité des habitats, mais la diversité des règles de l’échange où se loge le sentiment d’injustice. C’est à cela que s’attache l’annexe suivante.

 

Annexe 4: Syntaxes de l’Injustice

Ce projet déjà avancé reprend certains points des chapitres II/4-6-7-9*. Plutôt que de faire une "théorie de la justice", l’idée serait de partir de la pluralité spontanée des sentiments et des expériences d’injustice, et de chercher à en explorer la grammaire profonde; de proposer au lecteur un apprentissage: comment se comporter devant la complexité de l’injustice. L’intention serait de mieux comprendre comment, devant chaque cas où le sentiment surgit que "c’est pas juste", diverses démarches sont possibles, qui ont chacune leur légitimité, mais aussi leurs excès. Nous tracerons ainsi une étoile sur cinq lignes de sentiment d’injustice, c’est-à-dire une configuration de la justice esquissée autour de cinq règles. Entre ces règles de justice, nous verrons plusieurs syntaxes qui marqueront à chaque fois l’ordre des priorités*: la liberté doit-elle venir avant la sécurité, et celle-ci avant la prospérité? Avant l’égalité? Avant la solidarité avec les plus faibles et les plus exclus? Nous repasserons ainsi, sans nous y attarder, sur les choix syntaxiques qui furent ceux d’Aristote, de Rousseau, et tout récemment de John Rawls. Nous partirons des règles qui observent la plus stricte réciprocité des échanges, ou qui protègent les dissymétries fondatrices, et nous irons vers celles qui permettent de redonner une chance à chacun, ou d’abattre les dissymétries injustifiables. Si les dernières passent avant les premières, l’ordre syntaxique ordinaire est bousculé, mais c’est parfois ce que la justice voudrait. Chaque jugement et chaque action ainsi présente sa syntaxe et son respect des règles, mais aussi sa métaphorisation des catégories du juste. Son style.

Car on peut dès lors aller plus loin et proposer une syntaxe du juste, c’est à dire des règles transgressées par les injustices. Toutes ces protestations présupposent en effet une idée étonnamment précise de ce que devrait être le juste, et elles forment ensemble un horizon d’orientations d’une grande plénitude. Celui qui éprouve un sentiment d’injustice de tel ou tel genre dispose d’une compétence à la hauteur de son sentiment: cela peut être la compétence à mettre en oeuvre des "équivalences" acceptables pour un pacte ou une rétribution donnée, la compétence à discerner des "dissymétries" fondamentales et à protéger ceux qui y sont en position de faiblesse, la compétence à discerner les injustices complexes, etc. En les mettant en oeuvre, il augmente d’ailleurs sa capacité à sentir l’équitable et l’inéquitable, et à construire avec d’autres une justice complexe.

1. Il n’a pas été rendu à chacun ce qui lui était dû

Avec les injustices ressenties dans ce premier genre de cas, le litige concerne d’abord l’application d’une unité de mesure identique ou non à deux situations semblables. La protestation se concentre sur le fait la règle de l’échange n’est pas respectée, le pacte implicite ou le contrat explicite n’ont pas été tenus. C’est ici une dimension très archaïque de nos justices humaines. On n’a pas jugé du jugement dont on a été jugé. L’unité de mesure (la règle, "cana", la monnaie, les poids et mesures) n’étaient pas la même, ou bien les deux cas auxquels on a appliqué la même règle n’étaient pas comparables. On a fait à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous soit fait, et on a vu la paille qui était dans son oeil sans voir la poutre qui était dans le nôtre. On s’est accordé des droits sans se sentir tenu par les devoirs qui leur correspondaient. Les acteurs n’étaient pas dotés initialement de la même liberté, de la même capacité, des mêmes pouvoirs, de la même responsabilité, des mêmes droits ni des mêmes charges ou handicaps, et cette inégalité est ressentie comme inacceptable.

Que peut-on faire? Il faut commencer par vérifier que les règles du jeu (de l’échange) en question ont été bien appliquées. Peut-être n’ont-elles pas été appliquées jusqu’au bout, et il y a un "reste" qui n’a pas été rétribué; il faut alors corriger la transaction jusqu’à ce que chacun ait reçu ce qui lui était dû, et le sentiment d’injustice devrait cesser. Si tel n’est pas le cas, il vaut mieux recommencer la partie, recommencer l’épreuve (qu’il s’agisse d’un examen ou d’un concours, d’un contrat de travail ou d’une élection politique, etc.). Remarquons ici qu’on rencontre un sentiment d’injustice chaque fois qu’il n’y a pas de remise en jeu régulière des positions des uns et des autres, comme si les rôles étaient attachés aux personnes. Pour relancer l’épreuve ou recommencer la partie, il ne faut pas oublier d’exiger de chacun qu’il souscrive à l’avance aux mêmes règles du jeu, même sans en connaître les résultats. Il y a quelque chance que les règles ainsi consenties soient à peu près justes.

2. On a porté tort aux plus faibles

Les injustices ressenties dans ce second genre ne mettent plus en jeu des acteurs considérés comme égaux, et ne cherchent plus à maintenir la logique de l’équivalence qui règle les échanges entre de tels acteurs. Elles mettent en jeu la disproportion introduite par le fait que la face active des échanges ne saurait occulter leur face passive. A l’acteur correspond le recepteur, éventuellement la victime. C’est ici une seconde dimension, non moins archaïque, de nos justices. On n’a pas protégé la veuve et l’orphelin. On n’a pas avantagé le plus désavantagé. On a exercé un pouvoir sur quelqu’un de telle sorte qu’on ne lui a pas laissé le moindre contre-pouvoir contre soi. Eventuellement on a négligé de placer les séparations protectrices entre les forts et les faibles, et on a négligé celles parmi ces séparations qui étaient fondatrices. En effet, sans ces institutions qui organisent la dissymétrie fondamentale des relations humaines (dissymétrie entre les enfants et les parents, entre les hommes et les femmes, entre les citoyens et les étrangers, etc.), le droit des contrats qui traite tout le monde comme des adultes forts, responsables, dotés d’un certain nombre de capacités et de pouvoirs, permet de maltraiter légalement les plus faibles.

Mais qui établira qu’il s’agit d’un cas auquel on doit appliquer cette règle de protection d’une dissymétrie et d’une différence, et non d’un cas où l’on peut tranquillement (et où l’on doit résolument) appliquer une règle d’équivalence stricte? D’autant que cette dernière peut consister à refuser une inégalité, si l’on estime qu’en raison de la "communauté" humaine, l’inégalité en question est inacceptable (et qu’alors on ne veut plus la justice que là où l’on est faible; et qu’on changera de sphère de justice selon que l’on y est fort ou faible). Mais celui qui soutient qu’en raison de la "différenciation" humaine, il s’agit d’une inégalité acceptable, qui permet de préserver une différence fondatrice ou féconde, peut même la dire préférable à une égalité plus grande pour le "désavantagé" lui-même. Il vaut mieux être un faible et un petit dans une société qui génère davantage de liberté, de prospérité, et de solidarité, que dans une société plus égalitaire où les plus désavantagés le sont encore davantage. Cette conception de la justice vise à redistribuer les biens et les charges communes en tenant compte d’un certain nombre de différences, non seulement entre les apports mais aussi entre les situations des uns et des autres.

3. Ce n’est pas de cela qu’il s’agissait

Dans le débat qui s’instaure devant chaque cas d’injustice ressentie, les différends sont nombreux. L’un peut estimer qu’il s’agit d’un malheur brut, nu, qui n’est imputable à personne, et que la justice consiste ici à simplement "entendre" la plainte, en reconnaître la place et l’importance, et l’autre que c’est une injustice imputable, ou que la société peut en partie réparer. L’un peut estimer qu’en raison de la "communauté" humaine, il y a des inégalités inacceptables, de vraies injustices, et l’autre qu’en raison de la "différenciation" humaine, il s’agit d’une inégalité acceptable, préférable à une égalité plus grande pour le "désavantagé" lui-même. S’ils sont d’accord qu’il s’agit d’une injustice, l’un peut la traiter comme une injustice simple, et contester une inégalité à l’intérieur d’une sphère, sous une règle du jeu (marché, citoyenneté, formation, réputation, emploi, cadre de vie, etc.), ou vouloir substituer une règle du jeu meilleure à la règle dominante (contester l’unité de mesure: le diplôme, l’argent, le bulletin de vote, l’audimat, la loi ou le contrat de travail, etc.*), et l’autre estimer qu’il s’agit d’une injustice complexe, due à l’interférence de plusieurs règles, de plusieurs contraintes, entre lesquelles la justice se présente comme un compromis (car on ne peut alors combattre ces injustices ensemble par une mesure simple). S’ils sont d’accord qu’il s’agit d’une injustice complexe, l’un peut chercher un équilibre entre une pluralité de sphères, de règles du jeu, pour que ceux qui sont désavantagés dans l’une soient avantagés dans l’autre, et l’autre peut refuser ce relativisme, insister sur l’appartenance à une cité "politique", et demander plus de solidarité, plus d’espace public pour que cet équilibre soit discuté, discutable, et non le pur résultat d’un rapport de force.

Dans tous ces différends, les plus centraux, les plus fréquents, sont les plus complexes. C’est le désaccord sur la règle ou l’unité de mesure à appliquer qui fait le drame irrémédiable du sentiment d’injustice: croire qu’il s’agit d’établir les conditions d’un contrat libre et égal ou d’un consentement, quand il s’agit simplement de protéger un enfant de l’obligation de travailler et de se vendre; obtenir une très légère augmentation de salaire quand on demandait plus de liberté dans l’emploi du temps, plus de considération dans l’estime les uns des autres; comparer les conditions de vie réelles d’un facteur ardéchois et celles d’un petit patron parisien, sans avoir de mesure qui les rende commensurables, etc. Pour en sortir il faut accepter que l’injustice est complexe, et que la justice sera un arrangement, un dispositif complexe entre plusieurs justices destiné à les corriger les unes par les autres. La fonction du tiers ici n’est pas de faire la synthèse, mais de produire l’équilibre, la tension optimale entre le différend et le consensus: la violence apparaît quand le désir de retour à l’unité l’emporte sur la capacité à soutenir à la fois la tension du différend et la complexité du compromis.

4. On ne lui a pas donné sa chance

Il y a des injustices de naissance, celle du milieu, de la santé, de la nationalité, du talent, etc. Il y a celles dûes à des accidents, à des "chutes", à des malheurs dans lesquels la victime peut s’enfoncer et ajouter à son malheur. Il y a, symétriquement à des "transports de grandeur", des "contaminations de misères", où des familles décomposées dans une banlieue pauvre donnent des individus "désafiliés", une scolarité brisée, un emploi précaire, une vie de famille impossible, une mauvaise santé, etc. C’est ici le rôle des institutions comme l’école, comme la justice, comme la santé publique, que de faire écran et barrage à ce processus, et de redonner une chance à chacun, pour faire en sorte que chacun puisse se révéler, car on ne sait jamais tout de quelqu’un (fonction du voile d’ignorance*).

La justice en effet ici n’est pas seulement la rétribution des performances de chacun, mais le droit de chacun à paraître dans l’espace public. La politique ici se se tient dans l’espace interrogatif et rhétorique ouvert par la question: qui sommes-nous pour vivre d’autant plus ensemble que nous nous distinguons davantage les uns des autres? Et la société est la scène où paraissent nos paroles et nos actions conjointes, celle où nous cherchons à dévoiler "qui" nous sommes, de quoi nous sommes capables ou incapables, et que nous ne "savons" pas. Si on a manqué à imaginer chacun heureux, c’est à dire pratiquement à faire en sorte que ce soit possible, on a manqué le sens radical de la justice, qui doit être entièrement juste pour chacun. C’est la première direction dans laquelle le sentiment d’injustice travaille sans cesse à approfondir nos catégories générales du juste.

5. On n’a pas vraiment tout partagé

La plainte vient parfois du sentiment que dans le repartage des positions des uns et des autres certains ont gardé quelque chose en dehors du partage. Dans le sentiment d’injustice du premier type, le litige se règle en rétablissant des règles admises d’un commun accord. Si le sentiment d’injustice demeure malgré la partie recommencée, ce serait bien alors plutôt que ce sont les règles du jeu sont injustes ou inacceptables. Avant de recommencer l’épreuve, il faudrait bien alors remettre à plat les règles du jeu et s’entendre sur elles; on peut ainsi faire "pouce", discuter les règles elles-même, les modifier, les re-fixer ensemble. Faire table, à la fois table rase et table commune, re-tabler les codes. Les moments de "révolution" dans nos sociétés, ou de bouleversement profond comme au temps des Réformes, ont correspondu à ce sentiment que les règles de nos sociétés sont des règles du jeu que l’on peut redécider en ensemble, "instituer" ensemble, par un libre-contrat. Ce sentiment exige de redistribuer "tout", toutes les places, rôles, et dettes. C’est ce repartage que demande le "jubilé" deutéronomique, les réformes agraires et politiques de Clisthène ou des Gracques.

Mais le fond mythique de cette indignation, ce qu’elle cherche à ébranler, touche à l’incapacité humaine à sentir que l’autre souffre, à partager la souffrance, à entendre simplement la plainte, même là où elle s’est détachée de toute dénonciation, de toute accusation. C’est ici qu’il faudrait avec Rousseau entendre l’appel de la pitié comme un impératif catégorique, inconditionnel. Qui brise le scandale de cacher le grand malheur des "lointains" par la proximité de mon petit malheur. Rien n’est plus injuste que d’avoir à peu près tout pour être heureux et ne pas l’être*! C’est à la déformation des catégories et des règles ordinaires du juste vers cette justice plus universelle que travaille sans cesse cette dernière forme du sentiment d’injustice inséparable du combat pour les Droits de l’homme et de l’humanité. Mais cette universalité de la justice reste à l’horizon d’un débat inachevable, d’un conflit des interprétations. C’est à ce conflit que s’attache l’annexe suivante.

 

Annexe 5: Le Conflit des Urbanités

En reprennant les études brièvement décrites au chapitre II/5 sur "la communication planétaire et la diversité des cultures", et en les joignant d’une part à des travaux jusqu’ici peu exposés sur "la guerre et ses théâtres") et sur "la ville et l’éthique de l’urbanité" (j’y faisais allusion dans les annexes-chapitres sur le style et sur l’habiter), j’ai conscience que le lecteur peut se demander où je veux en venir. C’est un noeud apparemment indémêlable qui m’intéresse.

Je pars du constat que dans le mélange des cultures il n’y a pas un pôle d’universalité unique, mais une pluralité d’universaux en concurrence, et que les formes de l’urbanité (à la fois morphologie matérielle d’un espace et formes de civilité, de politesse urbaine) en sont le théâtre principal. Jadis les villes étaient au carrefour de quelques "terroirs" (c’est pourquoi il y a de telles différences morphologiques entre les villes), comme un espace public où l’individu n’était plus obligé de s’identifier par rapport aux seules traditions: un principe supérieur tenait celles-ci à distance, qui faisait fonction d’universel*. Chaque ville avait son "universel" dominant. Les urbanisations contemporaines sont à l’intersection de plusieurs cultures citadines; elles portent en elles plusieurs villes concurrentes, plusieurs principes supérieurs: la cité industrielle, la capitale universitaire, la ville marchande, le centre politique et administratif, se trouvent superposées avec les "universaux urbains" mêlés de Cologne, de Vérone, de Chicago ou du Caire. Dans toute grande ville aujourd’hui il y a une pluralité de "villes invisibles" dont chacune cherche à se réaliser. La ville réelle la plus dense en convivialité des universaux serait celle dont les configurations et les réseaux seraient susceptibles d’accueillir une pluralité d’interprétations, tant simultanées (de la part des différents types et styles d’acteurs urbains) que successives (les générations ultérieures devant pouvoir réinterpréter autrement des espaces néanmoins durables)*.

Or loin de cette confrontation des interprétations, dans les grandes urbanisations contemporaines, il manque ces "espaces intermédiaires" équivoques et qui seraient le lieu de cette confrontation. Ce manque, cet intermédiaire effondré entre le brassage anonyme des masses et la chaleur de l’espace intime, conduit les individus solitaires à rechercher leur "tribu" en oubliant leurs villes respectives, en oubliant les universaux urbains véhiculés par leur propre culture.Les arabes ne cherchent pas à voir la ville arabe, mais un village imaginaire ou un ghetto hélas souvent trop visible. En ce sens–là ce ne sont pas les singularités des cultures qui sont menacées, ce sont leurs universaux. Car d’un côté les différences inconvertibles survivront et se renforceront, précisément parce qu’elles sont intraduisibles. De l’autre côté tout ce qui peut être converti à l’universel marché, à Disneyworld, accèdera à cette universalité là. Mais ce qu’il y a de visée universelle, ce qu’il y a de teneur vraiment universelle dans chaque culture, ses universaux, voilà ce qui disparaît. C’est pourquoi l’urbanisation et l’urbanité ne pourront trouver un second souffle qu’en instituant, dans les formes de l’espace comme dans celles des comportements, ce que j’appelle un conflit des urbanités qui soit une véritable confrontation des universaux. C’est pourquoi au chapitre II/5 j’insistais tellement sur le rapport entre "laïcité-sécularité" et urbanité. Le programme des questions est donc à peu près le suivant: la forme de nos espaces résulte de nos formes de vie, mais réciproquement elle les structure ou les déforme. Avec le manque d’espace intermédiaire entre l’espace privé et l’espace public, où le lien social se tisse-t-il? Et dans l’intersection entre plusieurs formes de lien social, plusieurs configurations à la fois fonctionnelles, de réseaux, mais aussi de cultures urbaines dont chacune reste à peu près invisible aux autres, que serait une vertu d’urbanité? L’urbanité est à redéfinir.

Faute de quoi, il faut s’attendre à la guerre, entendu comme l’incapacité à installer et à supporter la complexité des compromis*, c’est à dire de l’institution de la pluralité des interprétations. On le voit, je privilégie ici une hypothèse où la guerre correspond à la situation anthropologique décrite par Lévi-Strauss où le nivellement des différences par l’accélération des échanges nécessite soit la guerre"coloniale" pour se nourrir de nouvelles différences quand on a épuisé les nôtres, soit la guerre "civile" pour produire de nouvelles différences. Et je disais que c’est la dernière qui nous menace aujourd’hui un peu partout. Mais il ne faut pas oublier que la guerre des cultures et des incultures, la guerre du désir et du besoin de différences, mobilise d’un coup toutes les autres dimensions de la guerre: son rapport très particulier au temps, écrasant la pluralité des temps dans un temps réel inracontable; son rapport à la pression démographique, au problème des migrations et de ce que j’appelle les territoires imaginaires"; le rôle fondamental de la guerre dans la forme prise par les diverses sociétés; la diversité des modalités de l’agir conflictuel (violence légitime ou acceptée, violence technique et imposée, terrorisme et non-violence symbolique, non-violence perdable et arrangements, etc.); le caractère profondément autonome de la logique militaire, qui n’est instrumentalisée que difficilement et qui suit au contraire la double-progression des bouleversements technologiques et de l’intégration sociétale, de la polarisation sur les moyens (universellement imposables) ou sur la mobilisation des volontés (balkanisation nationale); l’écrasement manichéen de la diversité des théâtres de conflictualité, de confrontation, et la difficulté à réinventer de nouvelles formes de frontières, dans l’urbanité même*. La guerre est un fait social total, et c’est pourquoi il faut l’aborder comme un problème éthique global.

Revenons pour finir aux compromis de l’urbanité. Parce que les différentes forces et langages (et "forces de langage") en présence pourraient se détruire les unes les autres jusqu’à la dernière, parce que les humains jaloux préfèrent détruire l’objet désiré (la vérité, la justice, et jusqu’au plus petit des biens) plutôt que l’accorder à leurs adversaires, le compromis consiste à détourner le face à face par le détour apaisant à un monde des choses. Il installe des objets ambivalents, qui peuvent être employés comme ceci et comme cela, et qui servent donc à transiger sur les vues des uns et des autres, à intriguer, à retarder, à faire écran. Les frontières, les réseaux de déplacement, les objets des échanges, les institutions, les codes et le langage entier ainsi sont des médiations qui obligent à cohabiter, et qui autorisent la cohabitation. Il y a très longtemps, c’est à cela qui servit la formation du Canon biblique, cette boîte noire où l’on trouve inscrites ensemble les traditions dont le conflit même est apparu à nos anciens comme fondateur*.Tout se passe en effet comme si l’on avait à chaque fois canonisé ensemble les régimes de langage et de communauté entre lesquels le conflit était devenu mortel: le canon est alors ce geste vital par lequel une communauté, au bord du déchirement irrémédiable, place dans la même boîte noire les versions antagonistes, et ouvre ainsi un espace de cohabitation plus dense, plus tendu, qui oblige les rescapés (les vivants) au passage, au compromis, à réinterpréter autrement chacune des traditions, les promesses fondatrices, les différends eux-mêmes, et jusqu’à l’irréversible de ce qui a été souffert. Cette réinterprétation à plusieurs des traces de ce qui nous précède est ce à quoi s’attache l’annexe suivante.

 

Annexe 6: Poétique et éthique

On peut entrer dans ce chantier par deux bords. Le premier correspond à ma situation dans notre petite équipe de la Faculté de théologie du Bd. Arago dans les 15 dernières années, et désigne mes recherches sur les rapports entre la littérature biblique et l’éthique*. D’une part il m’a été posé cette question de la référence aux Ecritures ou de "Quels sont les fondements de nos choix éthiques"*. Mais par ailleurs nous avons ensemble conduit des recherches d’anthropologie biblique replaçée dans son contexte archéologique, littéraire, politique*. Et il m’a paru important de décloisonner les dogmes et les "scénarios" proprement religieux, les "cultes" que l’on peut déchiffrer dans les "noyaux éthico-mythiques" encore actifs de nos cultures, de l’ensemble des ressources littéraires et poétiques*. Il me semble important en tous cas de rendre cette équation entre l’appartenance herméneutique et la distance critique la plus intelligible et féconde possible*.

C’est cette démarche qui a par exemple guidé ma triple étude des figures angélologiques dans "La boîte noire" (par laquelle je termine le volume que j’ai dirigé sur Le réveil des anges, messagers des peurs et des consolations*): la querelle du sexe des anges m’a paru inspirer le débat des arts sur la question de la représentation, de la figurativité (qui touche aussi à celle de la résurrection); la figure de l’ange exterminateur m’a paru inspirer le manichéisme des insurrections révolutionnaires; les subtiles théories de la communication angélique m’ont paru inspirer encore l’utopie moderne d’une télécommunication totale et instantannée en "temps réel".

Mais pour revenir à cette articulation entre littérature biblique et éthique, j’y ai rencontré là encore les travaux de Paul Ricoeur, l’arc qu’il tend entre littérature et éthique dans Temps et Récit et dans Soi-même comme un autre. Ricoeur, souvenons-nous en d’abord, est un philosophe et non un bibliste ni un théologien. La place qu’il accorde aux textes bibliques parmi ses références philosophiques ou littéraires est telle, néanmoins, qu’elle ne peut pas ne pas avoir inspiré d’une manière ou d’une autre son idée de l’éthique, de ce qui est bon, juste, ou simplement sage. Son originalité est de montrer qu’il existe une grande diversité de genres bibliques (récits, lois, fables, psaumes, prophéties, proverbes, dialogues, liturgies, lettres, etc.), dont chacun d’eux developpe un rapport spécifique au temps: l’antériorité de la "torah" qui est toujours déjà là s’oppose au temps brisé de l’irruption prophétique, et à l’éternelle quotidienneté de la sagesse. Chacun d’eux déploie une manière spécifique de camper les personnages mais aussi les lecteurs, dans leur rapport au prochain, à Dieu, au monde. Entre l’extrême singularisation dans l’interprétation de la Loi pratiquée par Jésus, pour qu’elle soit juste avec chacun, et cette sorte de cosmos représenté dans l’Apocalypse et d’où tout individu a disparu, le sujet n’a pas la même place. Ainsi il n’y a pas que la morale explicitement édictée qui compte: il y a aussi la distribution des rôles que l’intrigue narrative met en scène, et aussi ce que le texte fait faire pragmatiquement au lecteur, et sur lequel Calvin a tellement insisté notamment dans sa lecture des paraboles. Le sujet moral est en quelque sorte engendré par ses lectures, et reçoit d’elles (et de la pluralité des positions pronominales: tantôt "je", tantôt "tu", tantôt "nous", tantôt "il", "eux, "on") une identité plus subtile et plus large. On découvre alors dans les textes bibliques une grande diversité de postures éthiques, qui vont des plus directement normatives jusqu’aux plus poétiques, voires amorales (c’est à dire où la morale n’est plus du tout le problème)*.

Or les trois parties de l’éthique philosophique développée par Ricoeur dans Soi-même comme un autre (visée éthique, norme morale, sagesse pratique) me semblent pouvoir être mises en correspondance, discrètement mais résolument, avec quelques-uns des plus importants genres littéraires qui traversent la Bible. Au centre, la "norme morale" correspond à cet axe de la justice caractéristique de la grande tradition deutéronomique, et qui met en avant les prescriptions de la Torah, qui exposent les différences fondatrices (de sexe, de génération, du pur et de l’impur, etc.) et les formes de réciprocité qu’elles organisent et qui sont diverses formules pour ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse. Remarquons que la Loi y est racontée, rattachée à des circonstances (Sinaï) et à une tradition, rapportée en quelque sorte en l’absence du Législateur, et qu’inversement le récit fondateur comporte une dimension morale de fidélité à la parole donnée, et de répartition des rôles dans un scénario constitutif des identités.

L’axe de la Loi et de la norme morale est soumis à un double débordement. D’une part, rompant avec cette tradition normative, et cette sédimentation de commentaires, de controverses et de fables rabbiniques sur le juste, les figures prophétiques font voir un présent plus réel que celui de l’idéologie dominante, l’imminence du terrible, et rouvrent les promesses écrasées et oubliées. Elles rappellent ainsi les espérances premières, l’horizon d’attentes, la "visée éthique" plus originaire que toutes les règles et tous les contrats. Elles racontent aussi, mais autrement: elles ne cherchent plus à légitimer ce qui s’est passé ou ce qui est le cas. Elles montrent la possibilité d’un autre présent. D’autre part, face à l’énigme insoluble de l’excès du mal pour une logique de l’équivalence (dont la Loi est la "mesure d’or"), la sagesse délaisse ce qui est grand, bon et juste, pour s’attacher à tout ce qui est "petit", qui se sait petit devant la mort, et pour relever les moindres plaintes. Ses narrations sont des petites fables de la vie quotidienne, ou de la quotidienneté de la création du monde. A chaque jour suffisant sa peine, la sagesse proprement immémoriale ne méprise pas les petits arrangements du savoir-vivre, et développe ce sens du présent qui caractérise la sollicitude de la charité ou d’un amour pur qui n’attend plus rien. Ou bien elle se retourne vers la Création dans l’attitude de la louange et la gratitude que "cela soit".

C’est ce mélange entre un pôle de prescriptions plus ou moins argumentées et discutées (Abraham discutant avec Dieu pour voir à partir de combien de "justes" Sodome peut être sauvée), un pôle narratif, qui raconte et refigure sans cesse le présent de diverses manières, et un pôle poétique où les psaumes de plainte ou de louange sont tressés avec les chants de l’amour, c’est ce mélange littéraire qui offre à notre existence éthique la diversité des registres sur laquelle elle peut s’exprimer et se former. Quant à Jésus, reprenant à son compte et comme adoptant tour à tour des styles de traditionalité venus de cultures aussi multiples, des postures et des formes de langage et de vie aussi diverses, il semble en les mêlant les avoir portées chacune à ébullition, à incandescence, jusqu’à les bouleverser de manière qui parut insoutenable*, et non subsumable sous un récit (Ricoeur étudie le récit de la Passion comme ce qui vient briser le "grand" récit théologique). J’ai exposé ces passages multiples entre les textes et nos capacités éthiques de sentir et d’agir dans un texte à paraître sur "La philosophie de la religion entre le texte et l’action"*.

L’autre bord par lequel on peut entrer dans ce chantier, et qui se termine également par ce refus de la synthèse, de la réconciliation de tous les (genres de) discours dans un récit unique (ce sera le sens du pardon auquel s’attache l’annexe suivante), reprend le geste précédent mais élargi à l’ensemble de la littérature classique et même au cinéma. Il s’agit vraiment d’un mélange stylistique de genres. On l’a vu, les «nuits de l’éthique» sont une récapitulation abrégée des différentes configurations du courage éthique, de la justice morale, ou de la sagesse du pardon. Ce parcours est aussi le lieu d’un travail «poétique», où c’est par le détour de l’imagination que l’on passe du texte à la perception et à l’action. L’inspiration littéraire et scripturaire de l’éthique est pour moi à la fois le point où nos éthiques rouvrent leurs racines et le point par où nos cultures dialoguent et s’avivent les unes les autres.

Pourrais-je mettre la "Nuit de l’éthique" en forme de livre? Ce dernier projet appellerait une forme littéraire pluraliste (au sens où le canon pluriel des textes bibliques, les dialogues de Platon, ou le Dictionnaire de Bayle représentent des genres littéraires). C’est pourquoi, si un petit livre est déjà quasiment prêt qui retranscrit l’une de ces nuits de l’éthique, je préfèrerais trouver une autre forme, peut-être un CD-Rom, je ne sais pas encore, qui comporterait de brèves leçons, le renvoi à des textes classiques, des petites amorces filmiques, des commentaires en voix off sur des textes écrits ou sur des tableaux, etc. Je donne ici, sur le plan de la "nuit 1998", un exemple du mélange des genres littéraires et filmiques que j’utilise pour mes nuits, et qui donnerait la structure d’un tel projet (lequel peut légitimement donner au lecteur un sentiment agacé de "poupée russe" par rapport à l’ensemble de ce qui est présenté dans ces sept annexes):

Première veille: Encourager

1. L’approbation originaire

Gn 1/3-11, Mt.5 "les béatitudes"

la fin de l’Ulysse de J.Joyce

Aristote, Ethique à Nicomaque, 1ère page

Spinoza, Ethique III Pr. 6

Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, "les 3 métamorphoses".

2. Le découragement

M.Proust, Du côté de chez Swann

C.Simon, Les Georgiques

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, chap.5

Lévinas, De l’existence à l’existant, p.36-38-51

Tillich, Le courage d’être, chap.2

3. La grâce d’être, dans le désoeuvrement

Calvin, Institution chap.1.

Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire

A.Gide, Les nourritures terrestres

H.Arendt, Condition de l’homme moderne, chap.5

P.Ricoeur, Le volontaire et l’involontaire, III.3.II

Deuxième veille: S’approcher des autres

4. Qu’est-ce qu’une relation courtoise?

Cicéron, De l’amitié

Tristan et Iseult

Marivaux, Le jeu de l’amour et du hasard

D de Rougemont, L’amour et l’occident

R.Barthes, Fragments d’un discours amoureux

5. Plaidoyer pour la tendresse et la pitié

V.Hugo, Les Misérables

Nerval, Les filles du feu

Schopenhauer, Le fondement de la morale III.18

L.Boltanski, La souffrance à distance, I.1 et III

Troisième veille: Cohabiter. Les économies

6. Les générations et leurs demeures

Sophocle Antigone

Hegel, Phénoménologie de l’Esprit

I.Théry, in "malaise dans la filiation" Esprit 1996/12

E.Bloch, Le principe espérance

H.Jonas, Le principe responsabilité

7. L’habiter, et non la croissance à tout prix

Mt.6 fin du sermon sur la montagne

Marx, Manuscrits de 44

M.Mauss, Essai sur le don

G.Bataille, La notion de dépense

Quatrième veille: Les justices et le conflit

8. Pourquoi le politique boîte-t-il?

Machiavel, le Prince

M.Weber, "le métier et la vocation d’homme politique"

PRicoeur, "le paradoxe politique"

N. Loraux, La cité divisée

9. Le conflit des urbanités

Tosltoï, Guerre et paix

M.Foucher, Fronts et frontières

P.Virilio, Défense populaire et luttes écologiques

I.Calvino, Les villes invisibles

M de Certeau, "marches dans la ville" in L’invention du quotidien

10. Syntaxe de la justice croissante

J.Rawls, Théorie de la justice

M.Walzer, Sphères de justice

Tintin (Le temple du soleil, p.18-19)

Kant, l’impératif catégorique

Habermas, Morale et communication

Cinquième veille: L’identité. Les cultures

11. Confrontation et connivence des cultures

P.Bayle, Commentaire philosophique (de la tolérance)

J.Gracq, Le rivage des Syrtes

C.Lévi-Strauss, Race et histoire

P.Ricoeur, "civilisation planétaire et cultures" in Histoire et vérité

12. Peut-on être religieusement "bilingue"?

Paul, Lettres

A.Badiou, St Paul, la fondation de l’universalisme

Yunus Emre, Divan

Shakespeare, Roméo et Juliette, Le marchand de Venise

Kant, La religion dans les limites de la simple raison

Sixième veille: La vérité

13. Le jeu du style

Nietzsche, Le gai savoir

Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible

Daniele des Giudice, Atlas occidental

Granger, Essai d’une philosophie du style

Auerbach, Mimésis

14. L’intervalle du temps

Platon, le "mythe" du Politique

Cervantès, Don Quichotte, et Diderot, Jacques le fataliste

Leibniz, La monadologie

JF.Lyotard, "le temps maintenant"

Colas Duflo, Jouer et philosopher

Septième veille: Le pardon

15. Pourquoi faisons-nous des bêtises?

Augustin, Les confessions

Pascal, Pensées

Dante, La divine comédie

Dostoïevski, L’Idiot

V.Woolf, Orlando, 3 (comment il devient une femme)

16. L’irréparable et l’histoire

Iznogoud, calife à la place du calife

Kundera, La plaisanterie

JM.Gagnebin, Histoire et narration chez W.Benjamin (thèses sur le concept d’histoire), Ricoeur, Temps et récit III, sur histoire et fiction; JM.Ferry, L’éthique reconstructive

17. L’enfantement du présent

Rilke, Les élégies de Duino, 7

F.Rosenzweig, L’étoile de la rédemption

J.Derrida, Donner le temps

JL.Marrion, Etant donné

P.Ricoeur, Le volontaire et l’involontaire (fin)

L’épique, le tragique et le comique au cinéma: "Ivan le terrible", d’Eisenstein, "Au hasard, Balthazard", de Bresson, et "Some likes it hot" de Billy Wilder.

 

Annexe 7: L’Oublié de l’Histoire

Ce projet de livre reprend pour l’essentiel le chapitre II/9 ci-dessus, selon le plan sommaire suivant.

Introduction:

Il s’agit de rouvrir l’histoire au sentiment de l’étendue du malheur et de la possibilité du bonheur, et au partage des voix sur ces limites. Non pas en cherchant un "secret" perdu, mais en proposant un éloge modéré de l’oubli. Comment faire face au différend et le "régler", et comment rouvrir la connaissance et l’action historiques à la tension entre le pardon et la promesse?

I. Les dilemmes du pardon

S’agissant du pardon, parle-t-on de la même chose, et pratique-t-on ce qu’on dit?

I.1 Le pardon inconditionnel (la grâce et l’impossible, la compassion et le don premier)

I.2 Le pardon conditionnel (pragmatique du pardon: les conditions d’interlocution, le langage autorisé, pardon et justice)

I.3 Le pardon nécessaire (essai sur le pardon anthropologique, les formes diverses de l’obligation de pardonner)

I.4 Les dilemmes du pardon (les différends de l’histoire et l’irréparable).

II. Les différends de l’histoire

Du différend au compromis.

II.1 Les témoins de l’histoire (dedans/dehors; explication et compréhension, cf.Bayle)

II.2 Pluralité, variation et composition des temporalités (temporalité et pluralité des sujets, les "stratégies" face à l’imprévisible, aux conflits, à l’irréversible cf.Ricoeur et Lepetit)

II.3 L’histoire racontée (Ricoeur et Benjamin, les limites de la narrativité et le problème de l’épopée)

II.4 Les compromis de l’historien (la pluralité des régimes d’historicité, penser le conflit et l’installer dans le même "dispositif" durable et réinterprétable: l’exemple du canon biblique et de Bayle).

III.L’irréparable et l’oublié

Comment faire avec l’irréparable?

III.1 L’irréversibilité du passé (dans le temps physique, dans le temps mnémique, et ce que fait au temps historique ce passé irrémédiablement fini et jamais fini: la trace)

III.2 Le destin de l’action (Hegel et Arendt)

III.3 L’intraitable et la "récapitulation-répétition" (comment rendre tangible l’oublié?)

III.4 Se souvenir d’oublier (quand on ne peut ni se souvenir ni oublier l’irréparable, l’acte historique qui rompt avec l’amnésie et le ressentiment, l’élargissement du présent).

Conclusions sur l’oubli, la mort et la naissance.

Ce sont les lignes d’un cours donné à Paris en 1986 (parties I et III) et à Lausanne en 1996 (parties I, II, et III), mais dont certains noeuds sont encore à retravailler, même si le plus gros est fait. À l’instar du thème du courage, je pourrais montrer les rapports avec tous les thèmes abordés successivement dans ces annexes, tant ce thème du pardon est pour moi récapitulateur.

 

[1] Je pense à Gaston Bachelard proposant ce qu’il appelait le "profil épistémologique" d’un concept. Le profil éthique de chacun pourrait se distribuer ainsi, variablement, sur sept figures ou postures typiques.

[2] Exposé donné lors du colloque sur "Ricoeur, la sagesse pratique", à l’Université de Picardie, en 1997.

[3] J’ai même participé à des jury de diplôme d’architecture.

[4] Publié dans Etudes Théologiques et Religieuses 1992/4. Il s’agit d’une petite métaphysique du jeu. Le jeu est une notion éthique par excellence: nous y exerçons la capacité d’agir mais sans être otage de notre activité. Tout être cherche un jeu maximum, un échange maximum avec son environnement; mais dans l’explorations des jeux, il s’arrête juste après ce qui était pour lui le dernier jeu. Dès lors il ne cherchera plus que l’échange minimum, s’attachant au jeu le plus simple. Et inversement, d’ailleurs; d’où une oscillation entre le jeu et le détachement, entre la joie et le contentement.

[5] Dans l’entretien pour Antenne 2 en 1991.

[6] Dans P.Tillich et l’expérience religieuse contemporaine, Actes du 9ème Congrès Tillich Faculté de Théologie de Lausanne, 1991.

[7] Paul Ricoeur La métaphore vive Paris Seuil 1975 p.321.

[8] "Ricoeur et l’attestation originaire", Colloque Ricoeur, Centre Sèvres le 31/5/91.  Texte adressé pour publication aux Archives de philosophie. Au-delà de l’unité intime que le témoignage institue entre la reconnaissance de la pluralité et la cohérence interne de chaque attestation, ce texte se termine par une réflexion sur la promesse et sur le pardon.

[9] Sur ces thèmes du courage et du découragement, au-delà des cours et de conférences ponctuelles, j’ai donné plusieurs cycles de conférences pour des psychotérapeutes. C’est pourquoi je désire rassembler ces réflexions dans un petit livre (annexe II/1).

[10] Voir "N’avons-nous pas survalorisé l’importance de l’individu?", La Croix du 14 Mars 1997.

[11] La peur touche parfois à une sentiment d’impuissance où le sublime devient le terrible (Hans Jonas a donné quelques belles indications sur ce thème). On peut distinguer la "peur de" et la "peur pour", mais la panique ne distingue plus rien, et il faudrait l’examiner de près dans ses effets psychiques et même politiques. Non seulement parce que nos sociétés ont moins besoin de sécurité que de courage, mais parce qu’en face des grands périls collectifs, soit la population n’a pas assez peur et tout le possible n’est pas fait pour éviter la catastrophe imminente, soit elle a trop peur et la panique fait encore plus de mal que la catastrophe, elle fait du mal en plus (comme si la population préfèrait faire ce mal plutôt que le subir).

[12] Voir le beau livre de Jean-Louis Chrétien sur ce thème.

[13] J’ai fait un cours, en 1988, sur cette éthique de la perception. Si je reprenais ce cours, et les différents points où j’insiste sur le fait que le "texte", au sens large et quasi-nietzshéen d’"écriture" sur le monde, augmente la capacité à sentir avant même d’agir, "Du texte à la sensation" serait un titre possible pour une telle étude. Voir AI/4.

[14] Dans Evangile et Liberté, Oct 1997, n°104.

[15] Exister, c’est distinguer entre ce qu’on nous a dit qu’on était et ce que nous disons que nous sommes.

[16] "Biologie et éthique", in Etudes théologiques et religieuses 1987-2. (résumé dans "Qu’est ce que l’éthique", in Ouvertures n°46 2ème trim.1987.) J’ai également animé une session entière sur ces thèmes , dont on trouve le résultat dans les Cahiers du Centre Protestant de l’Ouest n°64: "Nos convictions éthiques face aux innovations en biologie". Novembre 1988.

[17] "Contre la bioéthique", in Autres Temps n°14 Août 1987.

[18] Dans La Gazette Médicale n°23 T.101, 16/6/94. Et publié dans un texte plus long et intégral sous le titre "Sept propositions pour une éthique biomédicale" dans Ouvertures n°74 et 75.

[19]  D’autres textes s’engagent plus particulièrement dans des thèmes plus spécifiques, comme "La qualité de vie comme problème éthique et comme sagesse pratique", Actes de la Journée du Groupe Réanimation et Psychologie, Hopitaux de Paris, 16 Janv.1996. Ou comme celui sur l’euthanasie, mais qui reprend certaines topiques déjà exposées dans le "Le suicide et les droits de la conscience", in Le suicide, PUF "Droit et Société", 1994, texte d’une communication de l’hiver 1988 auprès de l’Association française de philosophie du droit, que je ne saurais placer ailleurs, ni vraiment dans le courage, ni dans le pardon, quoiqu’il y touche à plusieurs reprises.

[20] La Croix 16 Janv.1998.

[21] Dans Diogène n° 172 vol.43/4 1995. J’y reprenais entre autres des exposés comme "Pour une éthique de l’hypermonde", Club de l’hypermonde, Paris le 9/6/92, et "Ethique du cybercorps", Club de l’hypermonde, le 19/12/95.

[22] Dans Ouvertures n°81/1er trimestre 1996.

[23] Philippe Fauré, le fils de Gabriel, avait écrit dans La Recréation du réel (Paris: PUF 1940) de très belles pages sur la recréation imaginaire en soi d’un piano, d’une voiture, d’une ville, et cette "correspondance" que l’habitude autorise entre le réel et nous.

[24] Publié dans Autres Temps n°46 Eté 1995 (avec un débat par Laurent Thévenot), ce texte reprenait les idées principales de plusieurs cours et conférences, dont: "Economie et espérance (pour une oéconomie cosmique)", au parcours d’approfondissement de l’ISEO, le 27/11/1986. "Habiter le monde avec justice", Lausanne Colloque des Facultés des Pays Latins, le 22/9/93. "Le travail à sa place", exposé à deux voix avec L.Thévenot, Congrès ACPU– Fédé, Bièvres le 14/5/94. Une autre direction, que je ne développe pas dans ce dossier, réside dans les préoccupations écologiques, développées en plusieurs endroits, et notamment dans un numéro d’Autres Temps (n°49, 1996) que j’ai coordonné sur ce thème.

[25] Voir "Introduction aux questions d’éthique professionnelle", in Autres Temps n° 31 Nov.1991.

[26] De la justification, les économies de la grandeur, Paris: Gallimard, 1991.

[27]  C’était un peu le thème du texte d’Istanbul intitulé "Le droit comme style", texte conçu en 1977 en Irlande du Nord, repris au Tchad puis en Turquie, dans des pays traversés de conflits mortels. Sur les questions de philosophie du droit, au sens plus large mais incluant là encore un sondage dans l’histoire mêlée des problématiques et un excursus exposant ce que me semblent être les problématiques actuelles, j’ai donné plusieurs cours et rédigé un texte non encore publié: "La philosophie du droit en France", que je joins néanmoins au dossier. Comme on le voit, si je suis souvent sollicité d’écrire au-delà de mes compétences et de mes disponibilités, souvent aussi j’écris sans me préoccupper suffisamment de la possible diffusion de ces textes, qui laissent probablement encore à désirer.

[28] Injustes sont les opérations "arithmétiques" sans les retenues, et la religion est ici l’instance des retenues.

[29] C’est un de nos points communs avec Olivier Mongin que ce souci constant du politique, et à cet égard je dois beaucoup aux séances de la revue Esprit, comme à celles de la revue Autres Temps.

[30] La lecture du "paradoxe politique" (dans Histoire et vérité, Paris: Seuil, 1964) pour un groupe de lycéens de la banlieue sud en 1970-1971 avait déterminé très tôt en moi ce rapport double au politique, à la fois cet intérêt pour le droit et l’institution, et ce sens éthique de résistance aux débordements d’une sphère qu’il faut toujours aussi limiter.

[31] Le fait que Rawls reprenne pour la justice les catégories utilitaristes du rapport coût-gain ne prend son sens éthique qu’au sein de cette vision "économique" du monde, où l’économie correspond au partage mesuré des biens et des charges entre l’ensemble des cohabitants, "présents et à venir". La fin du chapitre trois de cette section échappe déjà à l’orbe unique de la première posture éthique pour s’installer en partie dans cette troisième.

[32] Un peu comme c’est le cas chez Kant entre les jugements de connaissance, pratiques, esthétiques, etc.

[33] Dans Autres Temps n°35 sept.92.

[34] "The political ethics of Paul Ricoeur, Happiness and Justice; an example of latin protestant ethics", conférence à l’Union Theological Seminary, New–York le 30/10/92. Dans cette conférence, le sous-titre le montre, j’essayais de montrer les multiples passerelles que Ricoeur tente de jeter entre le monde aristotélicien qui caractérise la pensée politique "latine" et le monde pragmatique-kantien qui caractérise davantage la pensée de culture plus protestante, allemande ou anglo-saxone. C’est une simplification qui était destinée à faire bouger les problématiques dominantes à Union.

[35] Paris: Michalon, 1996. Ce petit ouvrage a été publié sans les références sans doute trop nombreuses mais qui en auraient fait une meilleure introduction à la lecture des oeuvres de Ricoeur sur ces thèmes de la philosophie du droit et de la philosophie politique.

[36] Cette démarche me semble fidèle à celle de Ricœur qui écri­vait dans Histoire et Vérité: «compliquons, compliquons tout; brouillons leurs cartes; le manichéisme en histoire est bête et méchant». C’est une autre expression de la tension fondatrice de toute l’œuvre de Ricœur et de son projet de se sortir d’alternatives à ses yeux ruineuses. C’est pourquoi il veut mainte­nir «le sentiment de la discontinuité des problèmes», et empêcher l’apparition d’un débat dominant, qui prétendrait faire taire tous les autres. Je retiendrai ici trois exemple de cette manière de ne pas bloquer le "bougé" des problématiques, mais de tenter d’en régler l’espace. Le premier exemple se passe de commentaire: «Afin d’éviter toute approche moralisante du problème, ni préjuger de l’ordre de préséance entre éthique et politique, je propose que l’on parle en termes d’intersection plutôt que de subordination du rapport de l’éthique à la politique. Je vois là deux foyers décentrés l’un par rapport à l’autre, posant chacun une problématique originale et créant un segment commun, précisément par leur intersection» (Du Texte à l’action, p.393). Deuxième exemple: le fameux «paradoxe politique» ne se limite pas à ce qui vient d’être dit (rationalité spécifique à fonder et mal spécifique à contrecarrer) mais désigne d’autres problè­mes comme l’écart entre la forme et la force, et leur tension qui voudrait tenir ensemble ceux qui campent dans la seule rationalité formelle des procédures politiques, et ceux qui campent dans la dénonciation d’une modernité qui occulte la violence. Et plus récemment, il désigne l’idée que la citoyenneté est à la fois un bien parmi d’autres plus ou moins bien distribué, et l’espace où se règlent toutes les distributions. Ces multiples aspects du paradoxe politique ne sauraient être ramenés à un seul et même débat. C’est pourquoi on ne peut sans plus estimer que les deux faces de ce paradoxe correspondent aux deux orientations devenues classi­ques, dans l’univers de la philosophie politique et juridique, entre une éthique «téléologique» (c’est à dire ancrée dans la finalité du bien) et une morale «déontologique» (limitant le pire par diverses obligations contractuelles). Dernier exemple que je souligne dans La promesse et la règle, Ricœur déplace la tension entre les deux discours sur la justice (comme promesse et comme règle) vers une tension plus vaste entre la justice et l’amour. Dans sa critique d’une théorie purement procédurale de la justice, à propos de l’argument du «maximin» de Rawls, Ricœur objecte: «Détachée du contexte de la Règle d’or, la règle du maximin resterait un argument purement prudentiel caractéristique de tout jeu de marchandage. Non seulement la visée déontologique, mais même la dimen­sion historique du sens de la justice, ne sont pas seulement intuitives mais résultent d’une longue Bildung issue de la tradition juive et chrétienne aussi bien que grecque et romaine. Séparée de cette histoire culturelle, la règle du maximin perdrait sa caractérisation éthique» (Le Juste, p.96). Or il reprend le même argument dans Amour et Justice pour montrer les limites de la Règle d’or. La Règle d’or est donc tantôt enracinée dans un contexte de traditions mê­lées, de consensus par recoupement qui rappelle l’intention des règles de justice; et tantôt elle formule un principe de justice et de réciprocité qui, séparé de l’amour, devient pervers à son tour. C’est sans doute pourquoi le juste peut tantôt comprendre l’opposition du légal et du bon, tantôt être opposé au bon qui pointerait alors vers l’amour infini, comme on le voit en comparant Lectures 1 p.176sq. et Le Juste p.113.

[37] Dans Actes, Cahiers d’action juridique n°7980, Avril 1992.

[38] C’est de ce texte que date pour moi la triple requête déjà exposée dans le préambule: "pour être praticables, les règles juridiques doivent pouvoir: 1) S’enraciner dans le tissu de traditions qui forment le "langage" de la société, faute de quoi elles ne pourront jamais correspondre à un contrat autonome; 2) S’universaliser, c’est à dire se rendre "traductibles" en différentes langues, acceptables pour une diversité de formes de vie, et aptes à organiser le débat public; 3) S’interpréter dans le contexte dramatique des situations singulières, en cas de dilemme entre deux devoirs ou droits. Ces trois critères doivent être respectés simultanément."

[39] Dans Autres Temps n°37.

[40] Dans Esprit 1994/11.

[41] Paru en deux parties dans Autres Temps n°11 et 12, Janv. et Mars 1987.

[42] Cette polarité anime également le texte intitulé "Comment peut-on être humain?", leçon d’ouverture de l’Ecole des sciences philosophiques et religieuses des Facultés Universitaires Saint Louis, Bruxelles.

[43] Sur cette oscillation entre l’universalité de la civilisation et la radicalité des cultures nous rejoignons aussi les questions liées au problème de l’urbanité: car dans l’intersection entre plusieurs formes de lien social, plusieurs configurations de cultures urbaines dont chacune a sa manière spécifique de viser l’universalité, mais dont chacune reste à peu près invisible aux autres, comment réinventer l’urbanité? On reverra cela au chapitre 5, mais en dehors de ces problèmes d’architecture et d’urbanisme auxquels j’ai consacré plusieurs cours.

[44] Céder sur les prétentions suppose de distinguer entre les "prétentions imaginaires" (Kant) et exclusives, et les prétentions réalistes et compossibles. L’arrangement est donc un "con-céder".

[45] Voir  "Guerre et Démocratie", Autres Temps n°28 Mars 1991. Résumé dans "Inventer la guerre", Réforme n°2403 du 4 Mai 1991. J’avais programmé un cours sur la guerre justement pour l’automne où éclata la crise du golfe.

[46] Communication à un colloque que nous avions organisé peu après la chute du mur de Berlin, à la Sorbonne, avec les interventions d’Y.Lacoste, M.Vovelle, S.Breton, A.Philonenko, etc., paru dans Autres Temps n°33-34, Eté 1992, numéro que j’avais coordonné et présenté.

[47]  Voir "L’étranger et l’éthique de l’accueil", Réforme 1 et 8 Mai 1993, n°2507/2508. Mais aussi "Frontières et échanges", in Paroles, étranger-étrangers, supplément à Information-Evangélisation, Mai 1996.

[48] Genève: Labor et Fides (coll. Entrée Libre), 1992. Sur ce thème "européen", après ce livre, j’ai été sollicité à plusieurs reprises, comme récemment à l’occasion d’un séminaire pour une éthique européenne, Cellule de prospective de la Commission Européenne, Saint-Jacques de Compostelle, les 7-8/5/97.

[49] Là encore on retrouve la polarité entre une philosophie de l’interrogation et une philosophie du style.

[50] C’est une définition du style que l’on pourrait retrouver dans l’ouvrage de Granger.

[51] Autre est le sens du terme anthropologie dans un texte lapidaire comme "L’anthropologie protestante selon G.Bataille", et dans les travaux rassemblés dans Le livre de traverse; de l’exégèse biblique à l’anthropologie. Sur les rapports entre théologie et anthropologie, je me suis un peu expliqué dans "De nouveaux caps". Sur la necessité d’en rester à une anthroplogie inachevée et "confuse", je me suis expliqué dans "Comment peut-on être humain?", et dans "Le sujet à l’image d’un corps, ni instrument, ni idole".

[52] "Sur l’anthropologie structurale", en Préface à "Race et Histoire" de Lévi-Strauss, (en Turc) Istanbul: Metis 1984. Ce texte est inédit en français.

[53] "Communication planétaire et diversité des cultures", en 2ème Préface à "Race et Histoire" de Lévi-Strauss, Istanbul: Métis, 1994. Publié en français dans Autres Temps n°52, automne 1996.

[54] Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, chap.9.

[55] Histoire et vérité, Paris: Seuil, 1964.

[56] Et comme ce sont les moyens qui déterminent les résultats, la meilleure manière de poursuivre le même résultat est de changer régulièrement de but, ou plus généralement d’entretenir un désaccord vaseux sur les buts (c’est la forme technocratique du politique).

[57] C’est ici tout le problème du rapport entre tradition et invention. La rupture dans une tradition, est-ce le scandale vital qui lui permet de briser la complaisance mortelle à elle-même, ou bien est-ce ce qui la condamne à ne plus pouvoir faire rien d’autre qu’à copier, de pire en pire, elle-même ou les autres? A quelles conditions?

[58] L’art étant à la fois enraciné dans un immémorial et une créativité singuliers, et comportant une visée d’universalité ou de communicabilité universelle, il est l’une des deux manières vives de rentrer dans une autre culture. L’autre façon est la confrontation des universaux de chaque culture. C’est approximativement la même problématique que dans "Comment peut-on être humain?"

[59] En tous cas l’individualisme est impuissant face au totalitarisme du premier type (où les humains sont superflus et maniables à partir de zéro), et le communautarisme est impuissant face au totalitarisme du deuxième type (où les humains sont incarcérés dans leur milieu de naissance). il nous font donc inventer ensemble de quoi sortir de cette problématique.

[60] Tout ces thèmes tourent autour de la question des migrations, éventuellement de ce que Bouthoul appelerait les migrations dans l’au-delà (guerres, religions, internet, etc).

[61] Autres temps n°18 Juillet 1988, en tête d’un numéro avec des textes de G.Cazes, S.Hessel, etc., que j’avais réuni en collaboration avec D.Valayer. J’ai par ailleurs organisé une table-ronde à ce sujet à l’UNESCO, à propos du tourisme en Turquie.

[62] Dans CEMOTI (Cahiers d’étude sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien) n°10, 1990, CERI Paris. Traduit en turc dans la revue  Defter Mayis 1990, Istanbul. Ce texte, issu d’une conférence à l’Institut du Monde Arabe en janvier 1990 devant l’Association France-Turquie, a provoqué quelques remous chez certains laïcistes turcs, ce qui a donné l’occasion d’un autre débat, là encore en compagnie du grand sociologue turc (émigré aux USA) Serif Mardin, mais aussi cette fois de Mohammed Arkoun, à Istanbul en mai 1994; publié sous forme d’un petit livre en turc:  Avrupa’da etik, din, ve laiklik (avec Serif Mardin et Mohamed Arkoun) Istanbul: Metis, mars 1995.

[63] Dans CEMOTI (Cahiers d’étude sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien) n°19 (Mai-Juin), 1995, CERI Paris. C’est le texte d’introduction à un colloque organisé par l’Institut de Sciences Politiques de Grenoble, qui travaille en collaboration étroite avec l’Université de Marmara d’Istanbul.

[64] On en trouvera une expression dans "Le retour du spirituel", L’état de la France, Paris: La Découverte, 1989, p.456-460, qui est un peu un texte prrogrammatique, où à côté de cette fonction identitaire du religieux je distingue celle d’un autre rapport au savoir et celle d’un engagement moral, ce qui permet de discerner des "intégrismes" très différents les uns des autres.

[65] À Istanbul j’avais rempli un cahier d’écolier d’une étude sur "La maîtrise de la communication".

[66] La Croix 21 Juin 1997.

[67] La télévision, par la guerre des incultures, engendre le relativisme qui n’a plus même besoin de faire de propagande. On a donc affaire à un pouvoir inédit, et d’autant plus puissant que les médias ensemble forment la nouvelle religion de masse, cette communication indispensable au lien social pour constituer les mythes, histoires, langage et imaginaire communs. Avec F.Lambert, nous avons également préparé un Colloque sur l’anonymat dans les média (Juin 1999).

[68] Nous devons être vigilant sur la manière dont les images accélèrent dangereusement la communication, l’actualité, le marché, le brassage des cultures. Non que la rapidité soit à tout point de vue inquiétante: il y a dans l’image la possibilité d’avoir en un clin d’oeil des significations que l’écrit ne pourrait que laborieusement dérouler, et cette rapidité métaphorique rapproche l’image du "mot d’esprit": c’est aussi cette capacité de synthèse brève, de symbolisation raccourcie, qui fait le plaisir de l’image-télé; et c’est bien sa vertu. Mais il me semble que cela n’est vraiment possible que là où d’abord l’image nous a un instant retardé, intrigué, ralenti dans notre course affairée. C’est là où elle suspend le plus la communication ordinaire que l’image émise ouvre le plus largement une communication seconde, une communication offrant information inédite ou plaisir inhabituel, une communication ouverte au travail d’interprétation.

[69] Voir "Comment faire avec les images?" entretien avec D.Bougnoux, Autres Temps n°43.

[70] Dans Archives de philosophie du droit 1990 tome 34.

[71] Dans Dieux en société  Paris: Autrement (Mutations n°127) Fév.1992

[72] Dans Le civisme, Paris: Autrement, 1996. On peut ajouter à ce texte un petit rapport sur une "éthique du mandat politique" (pour la commission d’éthique de la FPF) 1994/1995.

[73] On peut se demander si la Réforme n’est pas issue du progrès des communications, du développement de l’imprimé, de l’obligation de réduire les tensions et les risques d’éclatement, et donc de trouver une forme de consensus qui supporte davantage de dissensus.

[74] Dans De l’injuste au juste (Actes du Colloque de l’Association française de philosophie du droit) Paris: Dalloz, 1997, p.29-36.

[75] On multiplie alors les activités sans que cela soit méritoire, par peur d’une sorte de paresse métaphysique, du vide, du sentiment de superfluité, de désoeuvrement que la prédication de la grâce a laissé en nous, comme un "trou noir" que la multiplication des oeuvres ne parvient pas à balancer.

[76]  Voir "Le différend éthique", in Paroles de Pape, paroles protestantes, Paris: les bergers et les mages, 1995.

[77] Voir "Le protestantisme et la crise de la modernité", in Bulletin des séances de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, Avril 1997.

[78] Comme je l’écrivais dans le texte précédemment cité: " La responsabilité individuelle? Mais aujourd’hui nous découvrons surtout la vulnérabilité des individus, les blessures psychiques et les malheurs sociaux qui les rendent irresponsables, capables de tout parce qu’incapables re répondre d’eux-mêmes. Le contrat autonome? Mais on voudrait aujourd’hui qu’il repose sur une autorité plus durable, comme assurée par une institution sur laquelle nul ne pourrait porter la main, et justement même pour donner à chacun le temps de constituer et de manifester sa capacité, sa responsabilité, son inventivité. La libre-conjugalité? Mais jusqu’où ira cette féroce et très individuelle discipline de la véracité? N’aboutit-on pas à une authenticité seulement narcissique? Qui ne voit combien les adultes sincères, majeurs et consentants, sont aussi des êtres fragiles, portant dans leurs amours des traînées d’enfance, et peut-on se moquer impunément du lien de filiation sans que la conjugalité elle-même ne finisse par en être toute démantelée à la génération suivante? Le sobre usage des instruments techniques et économiques? Mais aujourd’hui la raison instrumentale écrase tout, sauf justement le magique et le démoniaque qui prolifèrent dans l’imaginaire de nos sociétés. La découverte scientifique du monde et le sens de l’histoire? Ils ne sont plus vécus comme une merveilleuse émancipation, mais comme le désenchantement d’un monde gâché par le désastre écologique et l’écrasement des cultures".

[79] Pourquoi est-ce que le sexe est toujours un peu comique? N’est-ce pas parce cela aide à changer de rôle, d’image de soi, à se réinterpréter autrement.

[80] Le Juste, p. 157.

[81] Le Juste, p. 144.

[82] Dans Cahiers Bibliques n°31 (Foi et Vie vol.LXXXXI n°5 sept.92).

[83] Institution de la religion chrétienne, chap. 16, Paris, Les Belles Lettres, 1961, tome 4, P. 222.

[84] Plus généralement, si le sens des arts est de représenter l’irreprésentable, de faire voir une réalité qui n’avait pas encore été aperçue, ils sont à la recherche des singularités infinies jusque là éliminées de la représentation. Ils arrachent ainsi au frontières de l’absence quelques fragments d’images de ce qui "reste" et que nous ne pouvons pas éliminer sans violence. Ce travail de l’imagination donne lieu à une sorte d’éthique de l’image (notamment télévisuelle) qui insiste sur la capacité interprétative des téléspect-acteurs, et sur le rôle aujourd’hui d’une véritable éducation à l’image, à cette capacité interprétative.

[85] Soi-même comme un autre, p. 323.

[86] Le Juste, p. 219-220

[87] Lectures 2, p. 479 et suivantes.

[88] Paul Ricoeur, "D’un testament à l’autre", Lectures 3, Paris: Le Seuil, 1994, p.361, à propos de "Dieu est amour".

[89] Etudes Théologiques et Religieuses 1997-4.

[90] in Humanité, humanitaire, Bruxelles: Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis n°77, 1998, p.1-17. Ce texte correspond à la leçon d’ouverture de l’Ecole des sciences philosophiques et religieuses des Facultés Universitaires SaintLouis, Bruxelles, le 7/10/96.

[91] Sur ces deux lisières je ne fais que reprendre des remarques insistantes de Ricoeur.

[92] Exposé donné aux Journées interfacultaires de la Faculté de Théologie de Strasbourg, le 31/1/96, publié dans Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses, 1997 n°3 (Juillet-Septembre), p.309-329.

[93] Paris-Genève: le Cerf-Labor et Fides, 1995.

[94] Par exemple "Ricoeur et la question du mal", Journée de formation de l’École de la magistrature, IHEJ le 19/6/97. Ou bien la session dont est issu le texte suivant.

[95] in La justice et le mal sld A.Garapon et D.Salas, Paris: Odile Jacob, 1997.

[96] À l’Ecole de la Magistrature à Bordeaux, en Décembre 1997, repris et modifié à l’IHEJ en Février 1998.

[97] En attente de publication.

[98] Le pardon Autrement Paris 1991, Collection "Morales". Direction, Préface, entretiens avec J.Kristeva, S.Breton, A.Ter Minassian et H.Bayri, et Postface en "Tables du pardon". Repris en livre de poche en 1998.

[99] Mon intention la plus lointaine, mais peut-être la plus discutable, était de distinguer du pardon conditionnel et moral, une sorte de pardon anthropologique, un pardon comme "théâtre sacré", comme scène à retrouver au noyau de chaque culture. Ce pardon-là bouleverse la distribution des rôles, remémore les scénarios archaïques et agit ainsi sur l’immémorial. Il change l’imaginaire, refigure autrement notre monde et nous donne la capacité d’y intervenir. Comment fonder l’échange des biens en arrêtant l’échange des violences? C’est à ce problème que le pardon anthropologique répond. Ce pardon autorise à tout recommencer en promettant de ne pas recommencer. Par là le pardon rend l’exercice de la justice possible. Finalement le pardon nous délivre de l’enchaînement de la dette et de l’obligation de l’échange. Il répond à un premier don qui précède tous les échanges. Nous délivrant du passé en nous le rendant, il nous rend à l’aujourd’hui. Il enfante la possibilité d’un présent autre.

* Esprit Juillet 93.

* Le pardon, dit Hannah Arendt, est inséparable de l’action humaine. Agir, c’est rompre le sortilège qui nous enferme irrémédiablement dans les conséquences d’un acte passé, et c’est la définition même du pardon. Mais agir, c’est aussi demander pardon pour les conséquences inintentionnelles de son action, et c’est accepter de voir que si le résultat diffère du but, il n’est pas disqualifié à proportion de cet écart, mais qu’au contraire il faut faire place désormais à cet écart: faire place à des enfants qui grandissent autrement que prévu.

* Comme dans: "La mémoire blessée", in Les Turcs, Autrement Sept.1994. "La mémoire et l’oubli, le dévoilement", Institut d’Études Systémiques, Paris le 15/6/96. "L’irréparable en histoire", (avec Ricoeur, Barash, etc.) Grenoble IUFM le 24/1/97. "Pardon et éthique reconstructive", (avec JM.Ferry) Institut Romand d’Ethique, Genève le 27/1/97.

* À paraître prochaînement dans XXX, Paris: CNDP, 1998.

* "Ils ne savent pas ce qu’ils font", c’est pourquoi ils se croient libres; et si la rationalité moderne est de faire ce qu’on veut savoir, elle augmente ce que nous ne savons pas que nous faisons. Mais dès le premier meurtre ce thème apparaît: tuer, c’est par excellence faire ce que nous ne savons et ne comprenons pas.

* Nicole Loraux, La cité divisée, Paris Payot 1997.

* Ricoeur me disait distinguer trois sortes d’oubli: 1° neuronal, l’oubli-effacement; 2° indicible, celui de la mémoire interdite ou empêchée, entravée, et néanmoins inoubliable même si on la fuit; 3° ressource, l’oubli-réminiscence, l’oubli qui savait ou qui l’avait toujours su. Dans ce dernier, je voudrais à mon tour distinguer l’oubli d’incorporation: ce qui se passe quand un petit enfant soudain oublie tout ce dont il se souvenait il y a peu, sans que cela disparaisse, mais parce que désormais au contraire cela fait partie de lui, cela structure immémorialement sa perception, son action, son monde. Et l’oubli d’autonomisation: ce qui se passe quand la réponse, parce qu’elle n’avait pas besoin de rappeler la question, comme la paix trouvée n’avait pas besoin de rappeler la guerre dont on vient de sortir, soulève d’autres questions ou se met à répondre à d’autres questions. Les deux sont probablement corrélatifs: il y a d’autant plus d’autonomisation qu’il y a plus d’incorporation.

* Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris Seuil 1990, p. 278, et Lectures 1 Paris Seuil 1991 p.213.

* Dans le journal La Croix. Mais on pourrait y ajouter toutes les interventions autour du "pacs", comme "Le pacs après la bataille", Esprit 1999/5 p.220-226.

* in Autres Temps n°8 Mars 1986.

* Au sens où le sentiment ne tombe pas du ciel, il est "fait" par des gestes et des paroles.

* Le 30/01/1989. Ce texte, à la fois résultat et point de départ de deux cours semestriels sur ce thème, n’a pas encore été publié.

* Pourquoi dans trop de pays l’Islam ne respecte-t-il plus ses vieux, ceux qui ne jettent pas la première pierre?

* On peut rapprocher ce thème de ceux exposés dans "Comment peut-on être humain?" (leçon d’ouverture de l’Ecole des sciences philosophiques et religieuses des Facultés Universitaires Saint Louis, Bruxelles) où il s’agit aussi de la compassion qui est un thème éthique tout à fait fondamental, et dans "L’identité interrogative et la métaphore européenne" (Actes du Colloque de la Société Turque de Philosophie d’Avril 1994), où il s’agit aussi d’une sorte d’identité métaphorique.

* Dans Autres Temps n° 48 Déc.1995.

* Voir l’entretien avec Séverine Boudier sur le couple et la famille, Réforme n° 2717 mai 1997, où j’ai rassemblé les éléments d’une conférence faite à Lyon en octobre 1995, où je terminais sur l’idée que la famille est une "boîte noire" où l’on apprend sans cesse à transformer l’amour en justice et réciproquement, sur les différentes dimensions de l’un et de l’autre de ces termes (car la justice n’est pas que symétrie et l’amour n’est pas que dissymétrie).

* Études, Janv 1998.

* Qui permet de comprendre comment une couverture pour un SDF et une résidence secondaire peuvent avoir la même "valeur".

* Sans parler de ce que ce thème de l’habiter et du monde habitable devient chez Heidegger, Arendt, et Patocka.

* Nombre de mes petits textes s’appuient ainsi sur les choses. Voir par exemple: "Eloge du lichen", La Croix du 23 Mai 1996; "Leçon sur la poussière", La Croix du 8 Nov.1998; "Et si l’on retirait du commerce les objets vraiment trop mal conçus?" La Croix du 7 Mars 1997; "Le plastique mérite mieux" La Croix du 6 Mars 1998.

* Je tairai au passage les multiples références à Aristote, Rousseau, Kant et Hegel, Habermas, Rawls et Walzer, Ricoeur, Boltanski et Thévenot, mais aussi d’ailleurs pourquoi pas à Sophocle, à bien des textes bibliques (c’est un sujet qui semble avoir passionné Jésus), à Shakespeare, Hugo ou Dostoïevski.

* Il y a bien un problème de syntaxe, parce qu’il faut articuler l’une à l’autre des règles qui peuvent se disputer la priorité. La justice dans le code d’Hammourabi est à la fois l’équivalence, la mesure, l’égalité, l’ordre, et la protection du faible et de la victime, de la veuve et de l’orphelin (on oublie toujours la troisième catégorie, celle du parent qui a perdu son enfant). Et le canon biblique comporte à la fois l’ordre electif du contrat , de l’alliance deutéronomiste et l’ordre patriarcal de la tribu, de la descendance, de la protection inconditionnelle.

* Voir  "La crise des unités de mesure", La Croix n° du 4 octobre 1996.

* Comme jadis de la prédestination!

* "France, pourquoi tant de tristesse?" in Autres Temps n°45 Printemps 1995, et La Croix du 11 Mai 1995.

* Voir les travaux de Georg Simmel et ceux de l’École de Chicago sur "l’étranger" dans la ville.

* "La cité de Constantin", in Foi et Vie vol.LXXXIXn°3/4 Juillet 90. Voir également les travaux de Bernard Lepetit sur Temporalités urbaines, qui s’appuient notamment sur l’herméneutique de Ricoeur.

*  Voir "Éloge du compromis", Libresens n°1998/1, et Pluralité des non-violences, Les cahiers de la réconciliation 1997 n°1-2.

* Je mets tout cela en vrac mais ce sont des réflexions qui me poursuivent depuis le Tchad, la Turquie (où j’ai beaucoup écrit sur ces questions militaires), et sur lesquelles j’ai fait des cours qu’il me faudrait rassembler maintenant et rédiger (voir note 97).

* En ce sens on peut aussi dire qu’une question est un "canon", ce qui comprend la pluralité des réponses possibles à cette question (voir note 7).

* L’idée centrale est que l’identité du sujet éthique est métaphorique, une identité suspendue et réouverte par ce qui vient en elle la rapporter à ses altérités. Les configurations littéraires de l’identité sont ici des expériences de refiguration du sujet. Lors d’une session avec les biblistes de la Faculté j’ai fait une communication sur ce thème (texte non publié).

* in Autres Temps et Bulletin du CPED (après le Congrès de la post-Fédé), Déc.1987, p.2-23. Voir aussi "Quelles références aux Ecritures?" in Information-Évangélisation 1986 n°1.

* Le livre de traverse; de l’exégèse biblique à l’anthropologie, Paris Cerf 1992. Ouvrage collectif édité par Françoise Smyth et Olivier Abel, avec une préface de Marcel Détienne.

* Voir "Joseph et la logique hégélienne", in Foi et Vie Vol.LXXXVI n°3, Avril 1987.

* Je m’en suis un peu expliqué dans "L’interrogation et la grâce", in La grâce et le désordre sld P.O.Monteil, Genève: Labor et Fides, 1998, p.135-165.

* Paris: Autrement, 1996.

* Il échappe du même coup à l’alternative rigide entre un calvinisme dévoyé qui prétendrait savoir ce qu’est l’éthique chrétienne et un luthéranisme dévoyé, qui prétendrait que l’Evangile est sans effet éthique. Mais aussi à l’alternative rigide qui polaise le débat en philosophie morale entre un point de vue téléologique et un point de vue déontologique. Au colloque de l’ATEM en septembre 1995 j’avais donné une communication sur ces thèmes (texte non publié).

* Voir "Pourquoi Jésus est-il mort?", La Croix n° 12 Avril 1997.

* À paraître in Revue internationale de philosophie (1999).