Joseph et la logique hegelienne

1. Entrées : deux histoires

Dans l’université française, y compris dans nos facultés de théologie, il y a une séparation étanche entre le religieux et le philosophique. Nous sommes en effet héritiers du combat des Lumières laïques contre l’obscurantisme religieux, c’est à dire en même temps héritiers du renversement dans la Nuit romantique (supposée seule apte à nous protéger contre la froide raison des limites). Et si, comme au temps de Kant et jusque naguère, on entend par religieux le domaine subjectif de la croyance pratique, et par philosophique le domaine objectif du savoir vérifiable, ce clivage traverse encore nos prédications et nos comportements.

Les « Lumières »([1]) de l' »Aufklârung », mais aussi le piétisme, et finalement la dissociation kantienne ([2]) entre les deux registres, régnaient dans les gymnases allemands où Hegel (1770–1831) s’instruisit et au séminaire protestant de Tübingen où il acheva ses études de philosophie et de théologie. C’est contre cette séparation entre les « lumières » et la « nuit » qu’il s’est battu, mais de nos jours encore, trop souvent, on lit chez Hegel le philosophe et on occulte le théologien ([3]); cette lecture même comporte une certaine méconnaissance de son projet, et on perd ainsi un des ressorts principaux de sa pensée.

C’est sur les bancs de Tübingen que Hegel fit la rencontre de Hôlderlin et de Schelling. Si je ne me trompe pas, la promotion suivante comptait Goethe, et Novalis qui écrivit les Hymnes à la Nuit. Dans le divorce suicidaire entre le fini (l’entendement, l’Aufklârung) et l’infini (le sentiment, le Gefühl), Hegel a été pris, écartelé ; il a vu ses amis basculer dans la folie, Novalis (né en 1772) mourir en 1801, Hôlderlin fou en 1806, Kleist se suicider, Schelling s’enfermer dans un romantisme que Hegel jugeait apolitique et ahistorique. Après un long silence, il rédige soudain « La phénoménologie de l’Esprit » comme pour s’arracher à ce vertige, à ce maelstrom : tout l’effort consiste à surmonter la séparation, l’exclusion, à sortir de l’enfermement de l’objet dans l’objectif, du sujet dans le subjectif([4]). Hegel montre comment le rationnel se fait réel pour que le réel devienne rationnel, comment le sujet se fait objet, l’infini se fait fini, l’absolu se fait relatif, le noumène se fait phénomène, l’esprit se fait histoire, et l’universel se fait concret : il rappelle à ses contemporains comment la parole se fait chair. C’est à travers cette « incarnation », ce travail du « négatif », que s’accomplit la parole et la « rédemption »([5]).

Mon propos ici est de confirmer cette lecture théologique de Hegel par une sorte d’aller–retour avec un texte biblique, le « Roman de Joseph », qui me semble avoir une affinité particulière pour le texte hegelien. Cela permettra justement d’affiner ce qu’il y a d’un peu grossier et général dans l’hypothèse de départ, car on trouve dans la Bible comme parmi les philosophies plusieurs « théo– logiques », et leur conflit même est riche de sens. La logique hegelienne aidera à faire ressortir les lignes saillantes d’une structure argumentative qui fait du « Roman de Joseph » le prototype d’une certaine économie de l’existence et du monde. En retour le « Roman de Joseph » apparaîtra comme le modèle narratif, comme le code majeur de la rhétorique hegelienne([6]).

Cette correspondance n’est pas tout à fait une coïncidence : la « théo–logique » des deux histoires répond bien au même drame d’identification ; qui suis–je, et qui sommes–nous ? Et cette auto–biographie spirituelle n’est pas seulement la phénoménologie–de–l’esprit de « Hegel », ni le roman de « Joseph », mais le remembrement d’une certaine communauté culturelle dispersée dans l’exil, ou dans l’occupation napoléonienne. Et ce remembrement se fait à travers une même économie rhétorique, historique, politique, et théologique.

2. Le maître et l’esclave

La cellule exemplaire de la correspondance entre les deux textes est en même temps la cellule exemplaire de la démarche de Hegel dans « la Phénoménologie de l’Esprit »: la dialectique du maître et de l’esclave sera donc une bonne entrée en matière.

Toute la question, non pas seulement pour les relations humaines mais pour qu’une conscience soit conscience de soi([7]), est celle de la reconnaissance par autrui. Or cette reconnaissance passe par une lutte, où les deux consciences sont face à face comme des objets ; et c’est une lutte à mort, parce qu’il faut risquer sa vie (son objectivité) pour garder sa liberté (sa subjectivité). Mais dans cette expérience, la conscience de soi apprend que la vie lui est aussi essentielle que la pure conscience de soi : aussitôt se brise l’unité simple du moi. Apparaît alors d’un côté la pure conscience de soi, sujet reconnu, « le maître », et de l’autre côté une conscience–chose, objet reconnaissant, « l’esclave ». A ce moment–là, l’esclave semble dépendre totalement du maître : sa vie entière est sous la menace de la mort et s’effectue dans un service de tous les instants. Il a été épargné : toute sa vie n’est qu’une énorme dette ! Il semble simplement être en situation de mort retardée, différée.

Toutefois l’histoire du maître et de l’esclave ne s’arrête pas là, car dans la peur l’esclave prend conscience de sa réalité, et dans le service l’esclave ne jouit pas des choses et du monde mais il les élabore et les rend habitables : il travaille et c’est par lui que passe l’effectivité. A travers l’épreuve de l’esclavage, la liberté s’intériorise et se réalise. En fait c’est le maître qui dépend de l’esclave, et la conscience que celui–ci prend de cette réalité est précisément le moment où la réalité de la liberté revient à soi dans une conscience où il n’y a plus ni maître ni esclave.

Tout cela se retrouve dans l’histoire de Joseph, sous un langage moins sobre mais plus figuratif, et non moins superbe ; et dont l’argumentation n’est pas moins rigoureuse. Israël ne sera pas sauvé par la tribu d' »irréductibles » restés purs, dans des déserts en marge de l’histoire, mais par celui qui a été vendu, qui est descendu en Egypte, qui est devenu serviteur, qui a croupi dans les citernes, les silos, les geôles. Non pas que Joseph soit humble (rappelez–vous les gerbes et les étoiles !), mais il est humilié, et c’est nettement moins agréable. Joseph aurait dû être détruit ([8]), or il est épargné ([9]) : un scrupule ultime suspend la décision, et il est stocké en attente. Les frères hésitent, ils en restent au pur possible. Mais comme le dit Hegel « la liberté absolue est l’impuissance absolue ». Quand Juda trouve la solution ingénieuse (vendons–le!), il est trop tard : les Madianites qui passaient l’ont déjà fait et ils ont réalisé le bénéfice. Joseph, lui, a compris dans sa chair le bénéfice que l’on peut tirer de l’épargne, la puissance que l’on peut accumuler en ne détruisant pas l’excédent ; pour le moment il est conservé, mais il travaille, il fermente, il élabore la matière, il apprend ce que disait jadis Ptahotep : que « la sagesse est cachée plus que gemme, elle est cachée dans la main de la servante qui broie le grain ». Mais un jour il se souviendra de son histoire, et ce sera le secret de sa réussite et de sa puissance.

3. Joseph et l’économie .

L’histoire de Joseph souscrit donc à l’émergence d’une nouvelle économie. Au lieu d’une économie de l’échange immédiat et synchronique (don et contre–don, destruction des excédents), on passe à une économie de l’échange médiatisé, diachronique. Elle ne désigne pas seulement la vie entière de l’esclave temporalisée comme dette, comme mort différée, mais aussi le stockage des excédents céréaliers pour leur échange ultérieur ; et peut–être aussi le récit d’origine des premiers grands royaumes à économie d’accumulation ([10]). Et cette histoire ou cette économie se trouve peut–être déjà in nuce dans le schème des semailles, où il faut perdre du grain pour en trouver davantage.

Et c’est aussi le schème de la pensée hegelienne : il faut se perdre pour se trouver ([11]). A l’inverse du stoïcisme kantien qui veut purifier et séparer, Hegel cherche à montrer que c’est en descendant que l’on monte, et en mélangeant que l’on purifie ([12]). Mais Hegel donne ainsi une dignité philosophique à l’Allemagne des marchands : eux savent qu’il faut perdre pour gagner, qu’il faut aliéner et s’aliéner, vendre et se vendre, qu’il ne faut surtout pas rester en soi ni chez soi. Hegel porte au concept ce personnage éminent de l’imaginaire culturel allemand, la grande figure baroque de « la vagabonde Courage »([13]), qui commence par se défaire de son pucelage parce que ce n’est pas une marchandise stockable et qu’il ne valait pas « trois sous vaillants »!

Eh oui ! On ne peut pas stocker la vertu longtemps. La vertu, c’est le grain (fût–ce le bon), c’est le virtuel, le possible : il faut le réaliser. Vendre est encore la meilleure manière de stocker, de garder. C’est pourquoi l’aliénation est chez Hegel la « ruse » de la raison. Il faut devenir autre que soi, il faut se vendre, il faut se perdre, pour devenir soi–même, pour se gagner, pour se trouver. Dans l’histoire de Joseph de même, le grand schème mystique de l’anéantissement et de la résurrection, si proche de l’Orphisme et des cultes de la fertilité ([14]), devient beaucoup plus prosaïque. Joseph est vendu, acheté, achetant, vendant ; il sera marié avec une égyptienne ! Il est Hermès, dieu de la « métis » et de la ruse, mais aussi dieu du commerce et de tous les trafics : il reste second, il circule et fait circuler. Joseph est un Horus prosaïque.

Quant à la ruse de la raison, on sait que toutes les machinations humaines et jusqu’aux méchancetés sont elles–mêmes comprises dans la grandiose machination de Dieu : les intentions et les passions des hommes sont à leur insu les instruments du maître des fins. Mais revenons à notre économie. Le mouvement de l' »aliénation » se renverse dans celui de l' »aufhebung » qui surmonte cette aliénation ; l’idée de l’aufhebung hegelienne c’est que quelque chose est en même temps supprimé et conservé. Selon que l’on insiste plutôt sur le travail du négatif (supprimer), ou plutôt sur la négation de la négation (conserver), on met l’accent sur l’un des deux aspects de cette économie : d’une part le principe de fermentation, par lequel on arrive à contrôler le pourrissement (et l’on aura le vin, la bière, le fromage bu)([15]), d’autre part le principe d’accumulation, le stockage des excédents dans des silos (les greniers à grains et à fruits secs). Le capitalisme rhénan s’analyse d’ailleurs lui aussi en deux principes peut–être incompatibles : celui qu’il faut se perdre pour se trouver, et celui qu’il ne faut rien dépenser en vain. L’image qui se profile derrière les hegeliens de gauche est celle des banquets et de l’agora ; celle qui se profile derrière les hegeliens de droite est celle de la nécropole et des pyramides. Entre les deux, Hegel comme Joseph me semblent indécidables ([16]).

4. La logique de Hegel

[le lecteur peu familiarisé avec ce genre de langage peut, provisoirement ou non, sauter cette partie].

C’est le terrain apparemment le plus défavorable à ma démonstration, et c’est pourquoi le rapprochement est ici particulièrement fécond. La logique de Hegel a pour nom commun la « dialectique » ; il faut que ce soit une logique de la réalité, et ce sera donc une logique du devenir.

D’abord c’est une logique qui refuse de s’en tenir aux principes d’identité et de non–contradiction. Ces derniers sont les piliers de ce que Hegel appelle la logique d’entendement (entendez : kantienne). Dire que A est équivalent à A et non–équivalent à non– A, c’est énoncer une tautologie invincible mais vaine et morte ; c’est séparer l’être et le néant, le fini et l’infini. On obtient ainsi des déterminations vides à force d’être claires, et immobiles alors que le réel est devenir.

La logique devient alors une logique dialectique, une logique de l’essence (du réel), une logique du négatif. En effet le propre de toute chose finie est de porter en soi sa négation. La formule n’est plus ici le sujet est sujet, mais le sujet est prédicat : le pommier n’est plus seulement pommier, mais cet arbre dont les fleurs..etc. En langage aristotélicien, l’essence est cette substance constituée par la totalité de ses propres accidents. Le sujet est la somme ou la différentielle de ses prédicats.

Enfin cette logique s’achève dans une logique du concept. Le concept est la reprise des négations, l' »aufhebung » des limitations des accidents des mésaventures traversées. Il est la récapitulation, le retour à soi du sujet perdu, aliéné dans l’objectivité de ce qui le limite, le nie et le réalise([17]). Il est l’élément absolu du Savoir.

A travers cette logique se profile l’idée que tout jugement est en son fond métaphore. Le ciel est ciel et non bleu, mais le ciel est bleu et non ciel. Toujours déjà, « Ceci » est autre chose. Ricoeur montre dans la copule logique « est » de la métaphore vivante (« le temps est un mendiant ») une tension entre la négation du sens littéral de l’énoncé (littéralement : n’est pas) et l’affirmation d’un sens figuré ([18]). Cette logique du double–sens, Joseph l’a expérimentée dans son existence, on l’a vu, avant de l’appliquer à l’interprétation des songes . Dans les songes, ceci est toujours autre chose : les sarments et les corbeilles sont des jours, les vaches et les épis sont des années, etc.

Mais il faut remarquer que l’interprétation des songes, de même que toute dialectique du double–sens, suppose deux interlocuteurs : le sujet qui se situe au plan du sens littéral, et celui qui se situe au plan du sens figuré ; il y a là tout au moins un dédoublement de la conscience de soi que Hegel commente longuement ([19]). Ce n’est pas la conscience qui reste certaine de son sens comme d’un sens univoque, mais c’est la conscience qui porte en elle le double–sens, qui est la conscience « oraculaire ».Dans la mesure où toute la logique de Hegel peut se ramener à deux éléments : l’en soi / 0, et le pour soi / 1 ([20]), on peut dire que, quelle que soit la complexité des configurations, toutes celles qui se terminent par 0 sont des impasses, et toutes celles qui se terminent par 1 sont les issues, celles qui portent en elles l’avenir.

Appelons l’en soi « sens littéral » et le pour soi « sens figuré » : à chaque bifurcation sens littéral/sens figuré, c’est le sens figuré qui porte en lui (et comme dans les douleurs de l’enfantement) le sens littéral à venir, et donc aussi la nouvelle bifurcation sens littéral/sens figuré. Le sens figuré est ainsi un sens aliéné, qui reviendra à lui en produisant un nouveau sens littéral (différent du premier, plus riche), etc. C’est bien au travers de tous ses figuratifs que le sujet ou l’esprit s’identifie.

Mais le sens téléologique (la finalité) de toutes ces figures reste bien l’identification de soi. Si le sujet est objet et non sujet, si la volonté est représentation et non volonté, c’est bien pour devenir vraiment sujet et volonté. Toutes les figures des songes et toutes les ruses de la raison ne sont, finalement, que les figuratifs de la connaissance de soi : d’une connaissance qui soit en même temps une réalisation de soi.

5. L’identité narrative

[Où nous retrouvons notre histoire, notre héros étant à la veille d’être reconnu..]

Tout a commencé par une sombre affaire de reconnaissance réciproque : qui dites–vous que je suis (répète un peu pour voir)? Jusqu’au bout ce sera le noeud de l’intrigue. L’histoire de Joseph est un vrai roman, elle est une des plus éminemment racontables de la Bible ([21]). Elle est cousue par les plus grosses ficelles des contes populaires : le héros chassé de son foyer par un méfait (et la tunique tachée de sang rapportée à son père, mais en fait ce n’était pas son sang); il traverse un certain nombre d’épreuves (la mort au–dessus de sa tête, la servitude, le négatif comme dirait l’autre), mais qui sont aussi des épreuves qualifiantes (la femme de Potiphar, l’interprétation des songes); il est abaissé plusieurs fois (la citerne, la geôle), mais c’est pour être finalement relevé plus haut encore; le voici reconnu en Egypte, mais non pas encore par ses frères ([22]); raconter, c’est répéter, c’est redoubler les péripéties, c’est retarder et différer l’identification finale : à son tour Joseph va faire passer ses frères par des épreuves qualifiantes (la prison, Siméon otage, revenir avec Benjamin, la coupe dans le sac de Benjamin) jusqu’à la reconnaissance finale ([23]); et tout cela se fait sous la pression très prosaïque de la faim : il faut qu’Israël accepte de perdre Benjamin, il faut que tous les frères le supplient d’être esclaves à la place de Benjamin, pour que Joseph leur rende Benjamin et se fasse reconnaître lui–même; enfin cette reconnaissance finale dure cinq chapitres (Gen.45–50), et prend la dimension d’une véritable installation, d’un nouveau règne pour les enfants d’Israël, qui ont beaucoup d’enfants.

La Phénoménologie de l’Esprit raconte aussi l’histoire d’une identification. C’est l’auto–biographie spirituelle d’un esprit qui cherche à se savoir, qui désire la sagesse, et dont la quête passe par de nombreuses épreuves. Toutes les péripéties, tous les retournements de l’aliénation, toutes les intrigues, toutes les ruses de la reconnaissance, nous les avons vues chez Hegel. Ce sont les malheurs de Sophie. Et cet Esprit n’est pas seulement le « moi » de Hegel. D’abord parce que, contre le moralisme subjectif, il faut sortir de (chez) soi pour être soi vraiment, il faut que le « même » soit « autre » pour que l' »autre » soit « même » (mais le même à la fin n’est pas le même que le même au début!). Mais surtout parce que ce qui se reconquiert ainsi est davantage un « nous » qu’un « je » : à travers la Phénoménologie de l’Esprit c’est une culture, c’est un peuple, c’est au moins une génération perdue, écrabouillée par l’histoire, qui tente de s’identifier, de donner sens à ses malheurs et de revenir à soi.

Et c’est ici que la démarche de Hegel, éclairée par la structure narrative du « Roman de Joseph », se fait à son tour éclairante par rapport à ce qu’on pourrait appeler la « théologie politique » du narrateur de Joseph. On est ici dans une nouvelle économie du divin : l’identité du Dieu monothéiste échappe au principe d’identité ; c’est une identité absente, elle ne se donne que dans la manière dont elle se diffère, dont elle chiffre les évènements dans une histoire. Ou bien c’est une identité finale, qui ne se recouvre que dans l’achèvement de sens que vise la narration : ce monothéisme apparaît ainsi comme un rapport au temps sur le mode du sens inachevé d’une histoire. Inachevé ? La grande tentation de ce monothéisme est de faire la synthèse d’achèvement qui lui donnerait le monopole de la légitimité : car avec son « identité » absente, différée ou finale, ce monothéisme est la métaphore la plus puissante ; il est le récit le plus puissant, celui qui surmonte le plus la diversité des récits, en les intégrant à son unité.

Le monothéisme de Hegel, c’est que l’Un soit Multiple pour que le Multiple soit Un. On a d’abord Dieu ; puis on a les Royaumes ; enfin on a le Royaume de Dieu. Ce n’est pas un monothéisme abstrait, pur et purificateur, qui se sépare du reste pour monter vers l’Un et sa pure lumière. Ce n’est pas un monothéisme à « mystères », où l’on descendrait dans la nuit embaumée de la matière féconde. C’est un monothéisme qui raconte une descente et une remontée, une « kénose » et une « rédemption ». Christ sera aussi, dans la théologie de la Trinité, cette image de Dieu, la figure de cette histoire. On a d’abord la position, l’identité première ; puis on a l’effacement dans l’autre, l’anéantissement ; enfin on a la reconnaissance finale, une communauté qui est Royaume. C’est une théologie épique, où chaque « figure » récapitule celles qui le précèdent, et trouve son sens dans celle qui suit. C’est d’ailleurs à Alexandrie que l' »image de Dieu » deviendra quelque chose comme un motif épique de la théologie. Joseph est un bas–relief épique.

Olivier Abel

Publié dans Foi et Vie Vol.LXXXVI n°3, Avril 1987

Notes :

[1] Il faut toutefois reconnaître que l’Aufklârung allemande était bien moins anti–cléricale que les Lumières françaises.

[2]  Précisons à la clé de cette étude que je suis d’abord un lecteur assidu de Kant, et je ne crois pas que l’on puisse soupçonner chez moi un hégélianisme débridé.

[3]  On voit simplement chez lui une raison, une rationalité d’Aufklârung, mais mise en mouvement, une objectivité, mais dialectique et dynamique : une historicisation du concept.

[4]  La raison ne sera plus une limite extérieure et formelle, mais une loi de constitution intérieure et organique. Par exemple il ne s’agit plus d’opposer la liberté et la loi mais de montrer comment la liberté se réalise en se représentant dans des lois en se déterminant dans des choix.

[5]  Hegel n’a jamais peur d’utiliser le langage religieux, qui est pour lui un langage du Concept (c’est à dire de la conscience totale, du savoir absolu, bref de « Dieu »), mais sur le mode de la représentation symbolique. Dès lors tout langage mythique, même le plus obscur, a un sens clair et le revêtira à la fin.

[6]  Que la Bible soit « le grand code » de la pensée hegelienne n’a rien de particulièrement étonnant, vu l’imprégnation biblique de la culture allemande au début du siècle dernier (la traduction de la Bible en allemand courant par Luther est un évènement culturel dont il n’y a pas eu d’équivalent en France). Mais que dans cette référence globale il y ait eu chez Hegel comme une préférence pour l’histoire de Joseph, ce n’est là qu’une hypothèse (je n’ai pas vu sa Bible de chevet pour remarquer que la tranche en était bien noircie à cet endroit–là ! ..cela nous fournirait d’ailleurs le « spectre » de son comportement biblique ordinaire, mais non point la moindre preuve, car un bon lecteur sait qu’une relecture trop insistante userait l’émotion); cette préférence est simplement suggérée par des raisons internes à la pensée hegelienne.

[7]  Hegel ne veut pas d’une identification de soi qui soit tautologique (du genre : moi, c’est moi!). C’est pourquoi la conscience de soi n’est pas seulement « en soi » mais « pour soi », ce qui suppose d’abord « pour autrui » : « La conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu’elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi; c’est à dire qu’elle n’est qu’en tant qu’être reconnu » (La Phénoménologie de l’Esprit, citée désormais ici Ph.E, trad. J.Hyppolyte, Paris 1977 Aubier–Montaigne, tome 1 p.155).

[8]  Marqué par la préférence paternelle, il doit être exclu de la reconnaissance fraternelle : ses frères veulent le tuer. Mais il faut faire une observation plus « archaïque » encore : Joseph est « cadeau » pour la vieillesse de son père ; il est ce don, cet excédent, marqué pour le sacrifice, pour être rendu à Dieu.

[9]  Ruben intervient, et l’histoire « bifurque » : Joseph ne sera pas tué et on substituera à son sang celui d’un chevreau (mais que veut–on cacher à Jacob? On est ici curieuse–ment dans le négatif exact de l’histoire d’Oedipe),etc. Quoi qu’il en soit, Hegel exulte : on passe de la solution « immédiate » à la logique des « médiations ». Hegel est systématiquement pour toutes les bifurcations, pour tous les déplacements, pour toutes les régulations institutionnelles : contre la violence, sa pensée est un vibrant « éloge des rites et des jeux » (Cf. cet ouvrage de Jacques Atlan, Paris 1982 P.U.F., notamment les essais 1 et 2).

[10]  C’est à l’ombre de « la Phénoménologie de l’Esprit » et de l' »Essai sur le don » (de Marcel Mauss, in Sociologie et Anthropologie, Paris 1950 P.U.F.) que Georges Bataille a écrit sa Théorie de la religion  (Paris 1973 Idées Gallimard), où il montre le « passage d’un équilibre des ressources et des dépenses à l’accumulation des forces en vue de leur croissance ».

[11]  C’est là aussi un des grands schèmes de la théologie des pères grecs, Origène par exemple, mais aussi de la mystique de Saint– François d’Assise, ou de Jean de la Croix qui disait : « Que para subir al cielo, se sube siempre bajando ».

[12] « La mort, si nous voulons nommer ainsi cette irréalité, est la chose la plus redoutable, et tenir fermement ce qui est mort est ce qui exige la plus grande force (…) Ce n’est pas cette vie qui recule d’horreur devant la mort et se préserve pure de toute destruction mais la vie qui porte la mort, et se maintient dans la mort même, qui est la vie de l’esprit ». (Préface à la Ph.E, op.cit. p.29).

[13]  C’est le titre du roman de Grimmelshausen (écrivain mort en 1676), mais on retrouve la marchande Courage chez B.Brecht, G.Grass, etc. Voir l’article de J.P.Lefebvre dans Critique no.415, Déc.1981.

[14]  « Mais l’Incarnation est une descente volontaire dans un monde inférieur répétant la création d’Adam, c’est pourquoi Paul décrit Jésus comme un second Adam (1 Co,15,45). Il y a dans la Genèse un type de ce genre de descente qui n’est pas totalement volontaire, dans l’histoire de Joseph dont la « robe bigarrée » fait penser à l’imagerie d’un dieu de la fertilité et qui, comme le John Barleycorn de Burns, est jeté dans une fosse » Northrop Frye, Le Grand Code, Paris 1984 Seuil, p.244.

[15]  C’est à dire aussi sans doute la vente et l’achat, car semer de l’argent ne rapporte jamais beaucoup : la fermentation de l’argent se fait sur l’Agora, et il se garde bien mieux ainsi que stocké au grenier.

[16]  Le vin et le pain sont des figures de la fermentation. Mais le panetier est « décapité », alors que l’échanson est « récapitulé » : à l’un on enlève la tête alors qu’à l’autre on relève la tête (Gen.40). Cette question de capitalisation est encore celle qui commande les lectures de Hegel.

[17]  Gaston Bachelard disait que le concept scientifique est la somme des rectifications apportées à la notion première.

[18]  Paul Ricoeur, La métaphore vive, Paris 1975, Seuil p.310–321.

[19]  « La conscience de soi doublée : Pour la conscience de soi il y a une autre conscience de soi. Elle se présente à elle comme venant de l’extérieur. Ceci a une double signification : 1/ la conscience de soi s’est perdue elle–même, car elle se trouve comme étant une autre es–sence; 2/ elle a par là même supprimé l’Autre, car elle ne voit pas l’Autre aussi comme essence, mais c’est elle– même qu’elle voit dans l’Autre.

Elle doit supprimer cet être–autre sien. C’est là la suppression du premier double–sens, et par là–même un second double–sens : 1/elle doit se mettre à supprimer l’autre essence indépendante pour acqérir ainsi la certitude de soi–même comme essence; 2/ elle se met par là à se sup–primer soi–même, car cet autre est elle–même.

Cette supppression à double–sens de son être autre à double–sens est aussi un retour à double–sens en soi–même, car : 1/ elle se recouvre elle–même par dette suppression, elle devient à nouveau égale à soi–même par la suppression de son être–autre; 2/ mais elle restitue aussi à  elle–même l’autre conscience de soi, car elle était certaine de soi dans l’autre; elle supprime son propre être dans l’autre, et ainsi rend de nouveau l’autre libre. » (Ph.E,op.cit. p.155–156). Ce texte ensemble magnifique et effrayant démomtre au moins qu’il n’y a pas de double sens s’il n’y a pas double conscience.

[20]  Cf. la curieuse étude de Pierre Trotignon, « Lire Hegel », in L’Arc no 38. Il analyse toute la Ph.E. en logique binaire.

[21]  Elle est l’école buissonière des enfants qui doivent lire les épitres de Paul pour l’école du dimanche !

[22]  Au passage, à Jérusalem ou Dieu sait où, il devait y avoir des lecteurs qui se sentaient concernés par ce genre de message amical : surtout que quand Joseph les retrouve, à leur insu, il s’écarte d’eux pour pleurer (Gen.42.24) !

[23]  Il faut noter l’émotion extrême de Joseph à retrouver son frère : serrer Benjamin dans ses bras c’est serrer sa propre enfance, être reconnu par Benjamin c’est être reconnu par sa propre enfance. De tels moments tiennent le lecteur captif, à bon droit.