Si le temps et le mal, qui désignent une disproportion intime, une fragilité humaine, sont des thèmes aux parages du tragique, cette étude voudrait distinguer dans la démarche même de Ricœur deux sortes de tragique qui forment la situation fondamentale des interprétations et de l’action : un tragique de conflit, où il s’agit de répondre à deux questions incommensurables ; et un tragique d’irréversible, où la réponse à une question engendre irréparablement un autre problème. Ici et là une sagesse tragique trouve ou invente son pardon.
On peut rencontrer la pensée de Ricœur sous plusieurs profils : le profil ici choisi sera trop rapide, mais le tragique chez Ricœur présente l’avantage d’être à la fois un thème explicite, croisé sur des registres différents, et une structure intime de la démarche, exprimant une expérience incontournable. Thème des mythes d’origine du mal et de la fragilité humaine, par exemple, ou de la poétique d’Aristote décrivant la mise en intrigue narrative, ou des dilemmes profonds de l’existence éthique, on retrouve également me semble–t–il le tragique dans l' »aporie », dans l’impasse qui décentre sans cesse la pensée philosophique : la synthèse hégelienne est inachevable, le sujet husserlien est brisé, l’ontologie post–heideggérienne est une terre seulement promise ; on retrouve également le tragique dans cet irrémédiable conflit des interprétations où le penseur se partage.
Par ailleurs, le sentiment tragique étant la chose au monde la mieux partagée, le lecteur partagera peut–être mieux certaines des questions vives auxquelles Ricœur a voulu répondre. Or la distinction que je vais proposer entre deux sortes de tragique, un tragique de conflit et un tragique d’irréversibilité, peut contribuer à rendre un peu plus intelligible l’incommunication entre les différents tragiques, l’incompréhension réciproque dans laquelle le tragique nous maintient. Pour cela je traduirai le tragique en termes de « réponses et questions ».
Précisons tout de suite un sentiment personnel. Le tragique proposé ici, qui n’est pas sans affinité avec Sophocle, « Job », ou Shakespeare, n’a pas grand chose à voir avec le Dionysos de Nietzsche. Mais loin d’une pensée contristée, on sent à lire Ricœur combien le tragique diffracte, et par là analyse, la joie portée et attestée par une « affirmation » plus originaire[1] que tout tragique, et cependant inaccessible autrement qu’en lui. L’affirmation est brisée, elle porte en elle une négation ou une altérité à elle coextensive. Ce rapport intime du tragique à l’affirmation, je le perçois jusque dans la « métaphore vive », où la plus vive affirmation est encore un conflit, au moins un écart entre deux affirmations difficilement compatibles, et déjà l’enfantement irréversible d’autre chose qu’elle–même.
Genèse de deux sortes de tragique
L’oeuvre de Ricœur rencontre le tragique autour de la question du mal (voir la Philosophie de la Volonté[2]) et de celle du temps (voir Temps et Récit[3]). Mais ces deux questions sont étroitement enlacées. Le temps d’abord est la possibilité du mal, par la séparation qu’il introduit en nous, et la disproportion, entre la finitude de notre perspective, de notre caractère, de nos préférences, et l’infinitude de la parole qui laisse béante en nous la possibilité du point de vue de l’autre et de son respect. Les analyses de L’homme faillible cherchent ainsi à mettre à nu la racine de la fragilité et de la faillibilité humaine dans la temporalité, et cette disproportion n’est pas sans rappeler la fameuse « distension de l’âme » d’Augustin, qui joue un si grand rôle dans la méditation de Temps et Récit. De même que la disproportion entre l’entendement fini et la volonté infinie fait pour Descartes la possibilité de l’erreur, Ricœur, après Kierkegaard, fait de cette disproportion non pas encore une « culpabilité », mais une fragilité, une faillibilité, la possibilité de la faute.
C’est dans cette condition de finitude, et l’on peut dire de finitude portant en elle la blessure d’une infinitude, que trouve sa source une première sorte de tragique, le tragique de conflit. En effet, comme on le voit chez Sophocle, ce qu’il y a de proprement tragique dans le conflit entre Antigone et Créon, c’est ce que Ricœur appelle « l’étroitesse de l’angle d’engagement » de chacun des protagonistes, la manière dont chacun s’enfonce dans son rôle sans pouvoir en sortir. Or tous les grands conflits qui partagent l’existence peuvent être pensés sur ce schéma où une condition temporelle devient une structure de malheur.
Ensuite et réciproquement le mal structure en profondeur et en largeur le temps par la dette qu’il y creuse. La réflexion sur la culpabilité ne prend d’ailleurs toute son ampleur que parce qu’une dette précède toujours déjà le sujet[4], et définit sa temporalité irréversible. Mais cette dette ne saurait être réduite aux différents dus et devoirs d’une morale individuelle. L’expérience de la guerre et de la débâcle fut pour Ricœur celle d’un aveuglement tragique et collectif, et la déroute de la « bonne volonté » et du pacifisme : né en 1913, ayant perdu son père à la guerre en 1914, Ricœur devient contre son éducation un militant pacifiste jusqu’en 1936 ; le franquisme le fait alors balancer d’une pure éthique de conviction à une éthique de responsabilité. Libéré en 44, découvrant un désastre incommensurable à toute réparation, on comprend que la réflexion première de Ricœur sur le mal soit une réflexion sur le mal total, le mal à l’échelle des Etats, des sociétés, de l’humanité entière[5]. La dette devient ici un rapport à l’irréparable, la mémoire vivante que je dois à mes ancêtres et le monde possible que je dois à mes descendants (ancêtres et descendants qui sont aussi ceux d’autres que moi).
Cette remarque est importante car la dette pourrait être une manière de faire entrer dans la réversibilité de l’échange le passé irrémédiable ou l’avenir inattendu : une manière de maîtriser le temps. Pour Ricœur la dette est radicale, elle conditionne tous les échanges, et les déborde. Elle désigne un reste qu’aucune logique de rétribution ne peut traiter[6]. Elle brise le temps cumulatif du progrès, du développement, par l’irruption d’une temporalité toute autre[7]. Elle désigne dans le temps humain une maladie à la mort, un irrémédiable déchirement. A cette dispersion temporelle les humains doivent faire pièce par un bricolage de récits (historiques et fictifs), qui reconstruit une continuité[8] et une identité narrative en dépit de l’irréversible. Mais ici même on peut retrouver le mal, car le récit, et le récit même de la dette, ne se fait pas sans laisser sur son bord ce qu’il ne raconte pas. La tentation et la faute serait de prétendre avoir tout raconté, tout sauvé, payé toutes les dettes, fait la synthèse reconstructrice et rédemptrice de tous les temps[9]. C’est peut–être le « mal radical » dont parle Kant, que cette pathologie ou cette perversion de l’espérance[10].
Ainsi la réflexion sur le mal et celle sur le temps sont–elles mises dans une sorte de circularité, et si l’une l’emporte sur l’autre dans tel ou tel moment de l’oeuvre rédigée de Ricœur, on peut penser qu’elles sont toujours contemporaines. Il est donc possible de discerner dans les textes successifs la permanence d’une méditation sur la fragilité, qui affleure de loin en loin, comme pour nous rappeler ce que nous sommes : l’effrayante impuissance qui habite notre puissance, et la pitoyable irresponsabilité qui habite notre responsabilité.
Le tragique de conflit
Il faut d’abord remarquer que le conflit tragique n’est pas seulement un sujet d’étude, mais la démarche même d’une philosophie herméneutique prise dans Le Conflit des Interprétations. Je ne crois pas abusif d’aller jusque là, parce que si les différentes herméneutiques rivales (celle de Bultmann ou celle de Gadamer, l’analyse freudienne ou la généalogie nietzschéenne, la phénoménologie hégélienne ou celles qui ont hérité de Husserl, le structuralisme de Lévi–Strauss ou celui de Greimas) ont chacune leur terrain de validité plus spécifique et leurs expansions chimériques, elles ne sont proprement herméneutiques qu’en tant qu’elles rapportent leur compétence à la totalité de l’expérience. C’est en tant que porteuses de cette requête infinie qu’elles sont rivales, et pourtant condamnées à coexister.
On trouve la même structure tragique dans la pluralité des temps historiques, ou dans le conflit des histoires (évènementielle ou de longue durée, narrative ou sérielle, économique ou des mentalités, etc.). Si même on accepte avec Toynbee que l’histoire est faite de réponses à des défis, les défis se déroulent sur des plans disparates, et « la vague ne monte pas au même moment sur toutes les plages de notre civilisation » (HV 89). Ou pour reprendre l’expression de Collingwood, l’histoire juxtapose des réponses à des questions hétérogènes qui leur arrachent des sens différents. C’est pourquoi, en prenant l’exemple d’un dernier registre, je crois que la structure du conflit des interprétations se retrouve dès le niveau des mots et des phrases, avec la question du double sens, de la polysémie, si essentielle au symbole et à la métaphore. Bref, c’est le style entier de la pensée de Ricœur qui semble orienté par cette situation fondamentale, que nous voudrions maintenant examiner de plus près.
Le conflit tragique est le sujet frontal de l’interlude qui inaugure « le soi et la sagesse pratique » (SA 281–290). Ricœur écrit :
« Si j’ai choisi Antigone, c’est parce que cette tragédie dit quelque chose d’unique concernant le caractère inéluctable du conflit dans la vie morale (…) Ce qu’Antigone enseigne sur le ressort tragique de l’action a été bien aperçu par Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit et dans les Leçons sur l’Esthétique, à savoir l’étroitesse de l’angle d’engagement de chacun des personnages ».
La forme du conflit tragique est celle d’une contradiction insoluble, non pas tant entre deux caractères finis, entre deux désirs particuliers (après tout de tels conflits devraient pouvoir être soumis à une règle commune), qu’entre la requête infinie que chacun d’eux comporte. Le tragique oppose deux règles, deux droits, deux devoirs aussi légitimes l’un que l’autre, et incompatibles : la raison d’Etat en temps de guerre et de crise, et le devoir sacré de sépulture envers ceux de sa famille ; ou bien le conflit qui traverse la théorie de la justice entre le respect fondamental des libertés et le principe non moins fondamental de l’égalité.
Construits sur la structure de la fragilité, on pourrait dire que les conflits « cornéliens » du type d’Antigone exposent la disproportion entre un devoir fini et une exigence infinie. Tout conflit tragique se rapporterait alors en dernière analyse au conflit entre éthique de responsabilité et éthique de conviction, éthique du magistrat et éthique de l’amour[11], et finalement entre Justice et Amour (JA)[12]. Le lecteur habitué à une certaine théologie biblique serait ici en terrain bien familier, et saurait vite convertir tout conflit vers ce point culminant. Mais cette situation limite est plutôt un cas particulier des conflits tragiques, qui risque de nous empêcher d’en percevoir ce caractère profond : que les points de vue antagonistes comportent tous une condition de finitude, et une requête infinie, sans laquelle le conflit ne serait pas tragique.
En effet c’est parce que chacun d’eux construit sa cohérence sous un impératif d’universalité, que les légitimations adverses se heurtent et manifestent ce qui pour chacune d’elles est l' »injuste ». Il faut qu’il y ait un conflit des justifications pour qu’apparaisse l’injustifiable. On comprend alors, comme un cas particulier, que si la charité seule peut aller à la rencontre de ce qui ne se rétribue pas, c’est la justice, parce qu’elle organise la réciprocité, qui désigne à la sollicitude de la charité ce qu’elle laisse sur ses bords (AJ 56).
Comment sortir du conflit tragique? C’est l’effrayante impuissance qui habite la puissance de nos affirmations les plus primordiales, que l’on ne peut pas sortir de cette condition tragique qui les habite sans mourir, sans disparaître. Comme si la puissance de nos convictions reposait, au–delà du conflit infini des justifications antagonistes, dans l’opacité d’une finitude toujours encore injustifiée, et toujours déjà condamnée à mort. On trouve cela chez Hegel, relu ici avec Ricœur non plus comme le philosophe de la synthèse et de la réconciliation absolues, mais comme le philosophe qui a porté le plus loin[13] la sagesse pratique. Une sagesse qui accepte, malgré Kant, que les devoirs puissent être contradictoires, et que le juste doive passer par cette épreuve tragique. Pour Hegel, le pardon est précisément ce qui termine le cycle éthique commencé par le tragique. Or le pardon hegelien repose sur le renoncement de chaque parti à sa partialité. C’est à dire qu’il repose sur un désistement réciproque, sur l’acceptation par le protagoniste de sa disparition en tant qu’identique à lui– même, sur le consentement du pardonnant comme du pardonné à devenir autre que lui–même.
Mais le tragique consiste précisément à ne pas pouvoir devenir « autre » que soi–même, comme pourrait l’objecter Kierkegaard. Car dans un conflit tragique, la responsabilité de chacun des protagonistes (ou des deux discours qui traversent le personnage) est que chacun répond à un appel. L’identité du personnage se tient « devant » cet Autre qui l’appelle et auquel il répond. Devant lui le personnage est obligé de ne pas se contredire : dans les variations et les vicissitudes de l’identité, il doit accepter et faire en sorte que ce soit bien lui, le même qui…, et qui.., et qui…(SA 35, 165, 197). Et c’est la « question » par laquelle il est suscité qui le force à cette cohérence, à cette probité ; qui l’oblige à cette étroitesse ! Il ne lui appartient pas de changer d’identité. Ce qu’il peut, tout au plus, c’est peu à peu dépouiller le « vieil homme » des réponses successives et parfois contradictoires : mais l’identité du « nouvel homme » qui resterait seul et simple enfin devant l’Interrogeant ne lui appartient pas.
C’est pourquoi je préfère finalement penser que le seul pardon qui soit véritablement à la hauteur du tragique de conflit est celui par lequel les protagonistes acceptent qu’il ne sont même pas d’accord sur ce sur quoi porte leur conflit : qu’ils ne sont pas dans le même langage, dans le même monde, dans la même histoire. Parce qu’il n’y a pas de langage unique qui permettrait de formuler ensemble le tort subi et le tort commis, il n’y a de pardon que dans le fragile compromis entre ces langages hétérogènes. Le pardon ne prétend pas résoudre le différend, mais accepte son caractère insurmontable. Tel est le lieu de la sagesse pratique[14].
Le tragique d’irréversibilité
Le tragique de conflit était la rencontre entre deux discours, deux manières d’agir, deux formes de vie, deux existences, qui ne se comprennent pas. On trouve chez Ricœur un tragique d’un tout autre type, qui nous oblige à reprendre autrement. Peut–être pour équilibrer l’importance en lui des figures hébraïques (voir note 12), Ricœur a souvent travaillé les tragiques grecs. Ceux–ci nous montrent en effet la possession divine ou démoniaque d’un humain par un dieu : ce sentiment qu’un « dieu méchant » peut aveugler les humains, qui suscite la pitié, redouble avec l’horreur de voir le héros s’aveugler lui–même, s’enfoncer avec obstination dans son crime (FC 367). Ce mélange de pitié et d’horreur, cette ambiguïté fondamentale désigne l’impossible partage en l’humain de l’agent et du patient, du coupable et de la victime, de la criminalisation et de la victimisation. Le tragique réside dans ce redoublement de l’irréversibilité subie par l’irréversibilité agie.
Ici, le plus ancien des thèmes tragiques est celui du destin. Le destin est aveugle, il ne s’occupe pas de justice et ne se soucie pas davantage des personnes : indistinctement il écrase ceux qui se dressent contre lui. Ricœur écrit (PV2, 361):
« Le tragique proprement dit n’apparaît que quand le thème de la prédestination au mal –pour l’appeler par son nom– vient buter contre le thème de la grandeur héroïque. Il faut que le destin éprouve d’abord la résistance de la liberté, rebondisse en quelques sorte sur la dureté du héros, et finalement l’écrase, pour que naisse l’émotion tragique par excellence, l’horreur ».
Ce que le geste dressé en face du destin fait sentir, c’est ce qui est terrible dans le mal : non pas tant la souffrance que le sentiment d’irréversible, d’irréparable, qui l’accompagne. Mais dans le même temps :
« la liberté héroïque introduit, au coeur de l’inéluctable, un germe d’incertitude, un délai temporel, grâce à quoi il y a un « drame », c’est à dire une action qui se déroule sous l’apparence d’une destinée incertaine (…) Le spectateur répète affectivement le paradoxe du « tragique »: tout est passé, il connait l’histoire, elle est révolue, elle a eu lieu ; et pourtant il attend qu’à travers le fortuit, qu’à trvers l’incertitude du futur, la certitude du passé absolu survienne comme un évènement neuf » (PV2, 365)[15].
Ainsi l’irréversible n’est pas seulement subi : il peut être agi. Et c’est peut–être un des traits étranges de l’existence tragique que les humains préfèrent surenchérir à l’irréversible, en rajouter, plutôt que d’accepter l’irréversible comme une donnée brute et absurde de la temporalité. Ici se loge la méchanceté intentionnelle, celle par laquelle Lady Macbeth s’enfonce dans le crime, par une résolution si insoutenable qu’on veut croire à une « possession »: son corps tout entier devient un instrument du crime[16].
A cet égard ce n’est pas seulement le méchant qui s’enfonce dans le crime, soit par son entêtement (une manière d’être cohérent avec son tort, de le justifier), soit par surenchère (un crime plus grand seul peut effacer la trace d’un premier crime, et on voudrait la disparition de ceux à qui on a fait du mal). C’est le juste lui– même qui peut devenir méchant à force de s’enfoncer dans son droit : s’il croit que son malheur est forcément la conséquence d’une faute ou d’une erreur fautive, il cherchera un coupable à tout prix. Il surenchérira sur le mal.
Mais le tragique est encore accentué, avec Oedipe par exemple, lorsque le personnage qui s’enfonce dans le crime (tuer son père, épouser sa mère) le fait de manière aveugle, sans savoir ce qu’il fait. Et c’est probablement ici que le tragique d’irréversible manifeste sa portée : c’est que les conséquences de nos actes se détachent de nos intentions premières, s’autonomisent et nous échappent complètement. Le circuit éthique immédiat par lequel ce que l’agent agit correspond à ce que subit le patient (et toute action est une dialectique complexe de passivité et d’activité) est ici tellement distendu que la responsabilité éthique devient problématique. C’est cette zone, où je suis irresponsablement responsable des conséquences non–voulues de mes actes, qui intéresse le tragique.
La structure de « l’initiative » (TA) est exemplaire à cet égard : car l’agir est un engagement éphémère, qui procède comme si on pouvait recommencer à zéro et ajouter (ou retrancher) quelque chose à ce monde, alors qu’il s’inscrit dans un système fait de causalités cumulatives, et où la densité technique des moyens induit une interdépendance lourde (érosion des buts et amplification des conséquences)[17]. La dette dont nous parlions en première partie devient alors ce qui me tourne vers toutes les victimes virtuelles de ma manière d’agir, de vivre : tous ces « lointains » sans visages et sans voix dont je suis encore le prochain.
Or cette autonomisation des résultats de l’action, qui perdent tout rapport avec les intentions de l’auteur, n’est pas sans parenté avec la structure herméneutique de la distanciation[18], par laquelle un texte s’émancipe de son contexte et va prendre des significations inédites pour d’autres lecteurs, dans des contextes nouveaux (que le texte a peut–être contribué à créer, et dans lesquels il se trouve lui–même plongé comme un objet parmi d’autres)(TA 183 sq.). Nous avons donc affaire ici, non pas seulement à un thème du tragique, mais à l’une des démarches les plus typiques de la pensée de Ricœur : c’est elle qui caractérise son herméneutique comme critique (TA 362), elle qui caractérise son éthique comme attentive à la pluralité des contextes. C’est elle aussi qui caractérise l’une et l’autre comme poétiques, c’est à dire non pas seulement acharnées à comprendre un sens caché derrière le texte ou l’acte, en amont, mais soucieux de développer les possibles spécifiques ouverts par eux, devant eux, en aval (TA 112).
Pour le dire autrement, si les discours ou les actes répondent à des situations, à des défis ou à des questions diverses, à leur tour ils soulèvent d’autres questions, engendrent de nouveaux problèmes, différents des premiers et auxquels ces réponses ne peuvent plus répondre. Si le tragique résidait auparavant dans la rencontre entre deux formes de vie qui, répondant à des exigences ou à des questions différentes, ne se comprennent pas, il réside maintenant dans le fait que notre réponse (aussi cohérente et responsable soit–elle devant sa question) soulève des interrogations autres, et devant lesquelles notre identité éthique se défait, devant lesquelles nous sommes sans réponse. Irresponsables soudain dans notre responsabilité même.
Il n’y a pas de morale qui ait la solution à ses propres vices, pas d’herméneutique qui ne laisse un reste peut–être pourtant essentiel, pas de philosophie qui puisse recouvrir les interrogations plus vastes ou plus pointues que celles qu’elle avait rencontrées, et qu’elle soulève en mourrant. Alors comment non pas échapper, mais être à la hauteur de l’irréversible ? Ici encore c’est la sagesse du pardon qui devrait intervenir. On se souvient que le pardon fait coexister les points de vue antagonistes en construisant, sur le renoncement de chacun d’eux à la validité exclusive, une sorte de mixte, de compromis entre eux. Ce faisant déjà le pardon rapprochait des champs de signification éloignés, des sphères de justification hétérogènes, et désignait un monde possible où elles cohabitent. On perçoit ainsi vivement combien la sagesse est un travail de l’imagination.
C’est ce travail poétique qui complète ici le travail de deuil accompli devant l’irréparable : en rouvrant la mémoire, en rompant avec le monde ordinaire où tout s’oublie sans jamais être pardonné, le pardon ouvre un monde possible où tout sera désormais autrement. Le pardon arrache le monde à l’infernale répétition. Au fond, comme le disait si bien Hannah Arendt, si la faculté de pardonner peut seule nous délivrer de l’irréversible, c’est parce que « le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, naturelle, c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. En d’autre termes : c’est la naissance d’humains nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance »[19]. Comme je le suggérais au début de cette étude à propos de la métaphore vive, du monde ouvert et engendré par la parole poétique : à travers le tragique de l’irréversible, il y a aussi les douleurs et le travail d’un réenfantement du monde.
Olivier Abel
Publié dans Etudes Théologiques et Religieuses 1993/3
Notes :
[1] La joie est prise ici au sens spinoziste, lorsque Ricœur parle de l’affirmation comme de « l’orientation fondamentale des choses »; dans l’idée d' »affirmation originaire », Ricœur reprend l’expression même de Jean Nabert dans ses Eléments pour une éthique ; voir Histoire et Véri–té, Paris Seuil 1965, toute la dernière partie.
[2] Dans la Philosophie de la Volonté (référence ici abrégée en PV), on lira particulièrement « L’homme faillible », et dans « La symbolique du mal » les textes sur le Dieu méchant et le cycle des mythes. Dans Histoire et Vérité (HV), on regardera : « Le Christianisme et le sens de l’histoire », « L’image de Dieu et l’épopée humaine », « Vraie et fausse angoisse », « Négativité et affirmation originaire ». Dans Le conflit des interprétations (CI), on lira : « Le péché originel, étude de signification », « Démythiser l’accusation », « La liber–té selon l’espérance ». On pourra enfin lire Le Mal (M), et Justice et Amour (JA).
[3] Dans ce parcours également on peut relire « L’homme faillible » (Philosophie de la Volonté 2). Dans Temps et Récit 1 (référence ici abrégée en TR1) on peut lire le texte sur « La mise en intrigue » et dans Temps et Récit 3 (TR3) les « Conclusions ». Dans Du texte à l’action (TA), on peut lire « l’action sensée considérée comme texte », « L’initiative », « Ethique et politique ». Dans Soi–même comme un autre (SA) les études 4 (« De l’action à l’a–gent ») et 9 (« Le soi et la sagesse pratique »).
[4] Voir l’étude sur le « péché originel » (CI).
[5] « L’image de Dieu et l’épopée humaine » (HV).
[6] « Interprétation du mythe de peine » (CI).
[7] « Le Christianisme et le sens de l’histoire » (HV).
[8] « Le cercle entre temporalité et mise en intrigue » (TR1).
[9] « Conclusions » (TR3).
[10] « La liberté selon l’espérance » (CI).
[11] Voir le rapport entre Etat et non–violence (HV 259).
[12] Le conflit entre l’exigence de justice et l’appel de l’amour part de l’expérience, probablement plus hébraïque que grecque, que la logique de la rétribution, qui gouverne la justice par le principe de réciprocité, ne suffit pas. Il y a des souffrances injustes, et la souffrance juste fait elle–même problème. Cela ne veut pas dire qu’il faut supprimer le principe de réciprocité, et il y a bien jusqu’à un certain point équivalence entre la « méchanceté » et la « souffrance »: faire le mal c’est faire souffrir autrui (M 39), et faire justice c’est combattre le mal. Mais la protestation de Job signifie qu’il reste un noyau irréductible de souffrance nue, un excès de malheur sur la méchanceté (M 44).
[13] Avec Freud, peut–être. Je situerai ainsi Aristote au stade de la visée éthique, Kant au stade de la règle morale, et Hegel au stade de la sagesse pratique (SA).
[14] Ricœur a récemment accordé une grande importance à cette notion de compromis, telle qu’elle est développée dans les travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification, Les économies de la grandeur, Paris Gallimard 1991, qui en font le lieu de la « sortie » du différend entre plusieurs « mondes de justification » (le monde de l’inspiration, le monde domestique, le monde civique, le monde de l’opinion, le monde marchand, le monde industriel).
[15] A la limite, en rouvrant la mémoire du passé, la représentation tragique nous place dans l’obligation d’y intervenir, de faire en sorte que le passé ne soit pas fini, d’ouvrir en lui, comme dirait Walter Benjamin, des possibles écrasés.
[16] « Accourez, esprits qui veillez sur les pensées des morts ! Enlevez–moi mon sexe, et remplissez–moi, faites–moi déborder de la plus atroce cruauté » (Macbeth, Acte I scène 5).
[17] C’est à cela que Ricœur prêta d’abord attention dans le Principe responsabilité de Hans Jonas, et auquel il donna la publicité que l’on sait. Voir l’analyse qu’il propose des mutations de l’agir humain dans sa postface à Le temps de la responsabilité Paris Fayard 1991.
[18] Le texte est « le paradigme de la distanciation dans la communication » (TA 102), et si l’herméneutique exige des méthodes spécifiques, c’est parce que « l’interprétation est la réplique de cette distanciation fonda–mentale que constitue l’objectivation de l’homme dans ses oeuvres » (TA 110).
[19] Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris Calman–Lévy 1961 et 1983 pour la coll.Agora (p.314) ; avec une Préface de Ricœur.