La condition laïque. Réflexions sur la laïcité en Turquie et en France

Le sentiment d’une fragilité de la laïcité est un bon point de départ pour notre réflexion, parce que cette fragilité atteste dans le même temps que la laïcité est dans une situation critique, qu’elle désigne moins la plénitude d’une réponse que la forme d’un problème ; et que pourtant elle doit être préservée, placée sous notre commune responsabilité, parce qu’elle est une indépassable condition de l’existence sociale aujourd’hui. Les propos qui suivent se répartiront selon ces deux orientations, entre un pôle critique et un pôle éthique.

I. Le problème de la laïcité

Remarquons d’abord que le problème de la laïcité est aggravé par diverses circonstances. En France, c’est la rencontre avec l’Islam, désormais seconde religion du pays, qui fait vaciller un équilibre délicat ; et la réticence à intégrer tout pays de tradition musulmane à l’Europe laisse un goût amer à ceux qui croyaient être sortis de la Chrétienté. En Turquie, paradoxalement, c’est l’orientation vers l’Europe, avec l’obligation de pluralisme religieux qui s’y rattache plus ou moins, l’obligation aussi pour l’Etat de se désinvestir du religieux, qui prend la laïcité comme à contre–pied.

Mais plus fondamentalement, ce qui est désormais difficile pour la laïcité, c’est de répondre à l’inquiétude de ceux qui déplorent l’absence d’identité, l’amnésie d’une société incapable de se souvenir d’elle–même (et d’ailleurs du coup non moins incapable d’oublier[1]), et de répondre en même temps à l’inquiétude de ceux qui redoutent le retour de traditions intégristes et exclusives, et qui demandent un peu plus d’humanisme, c’est à dire de république ou de libéralisme, selon les réponses préconisées.

A. Crise de la laïcité en France et en Turquie

Suivons ce programme de questions et revenons un moment sur la crise de la laïcité en France. Faut–il « laïciser » la laïcité, c’est à dire la désacraliser, la rendre plus ouverte et pluraliste, plus pragmatique ; ou bien faut–il la renforcer pour définir un espace d’égalité et de cohésion nationale homogène[2]. L' »affaire des foulards » peut être considérée comme l’emblème de cette crise, qui révèle la difficulté à intégrer les « nouveaux français » musulmans dans les termes d’un contrat qui faisait de la séparation du religieux et du politique la base de la possible coexistence entre le droit civil et la sincérité religieuse. Ce qui se trouve ainsi déstabilisé sous le nom même de laïcité c’est un compromis établi non sans peine, au terme de longues guerres de religions et d’une longue conquête de l’autonomie du politique : compromis[3] entre un principe républicain, par lequel l’Etat voudrait en quelque sorte obliger chacun à exercer sa liberté de penser, en laissant au vestiaire ses allégeances religieuses ou communautaristes diverses dès lors qu’il accède à l’espace public, à l’espace de la délibération républicaine ; et un principe plus démocratique, qui voudrait davantage laisser faire le jeu des divers processus sociaux, cette sécularisation spontannée par laquelle la sphère religieuse se différencie du non–religieux, se privatise, se subjectivise, se pluralise, etc[4].

C’est encore cette équivoque qui semble avoir marché à l’occasion de la récente révision des lois Falloux[5], avec le double langage du gouvernement : en faveur des écoles privées catholiques on invoquera une laïcité flexible, souple à leur culture et à leurs intérêts ; en se tournant vers les musulmans, on invoquera une laïcité inflexible, moniste et rigide. On peut alors dire tantôt : « voyez comme je suis pluraliste », et tantôt : « voyez comme je suis républicain ».

Mais au–delà du double–langage, l’équivoque est si profonde que le camp dit laïc lui–même en est déchiré. Car l’ambivalence est réelle. Historiquement, il n’est pas possible de réduire la laïcité au seul pôle républicain : d’abord parce qu’on ne peut pas avancer très loin en direction de la laïcité républicaine si la sécularisation démocratique est restée stagnante, et réciproquement sans doute[6]. Ensuite parce que concrètement les lois laïques ont moins été édictées au rythme des victoires du camp laïc que composées par les « compromis », au sens constructif du terme, qui ont permis à cette laïcité de rentrer dans les moeurs. Dans bien des écoles publiques, on l’a oublié aujourd’hui, les crucifix ont mis du temps à disparaître : il fallait laisser faire le temps. Peut–être en est–il de même pour les « foulards » de certaines écolières musulmanes? Dans tous les cas c’est ce compromis délicat qui est fragilisé, déstabilisé par l’obligation d’intégrer une population musulmane non–négligeable.

Cette difficulté est augmentée par une seconde, issue du préjugé très répandu que la France a inventé la laïcité, et que les sociétés musulmanes en sont incapables. Mais en Islam un sujet doit être jugé selon l’école de droit islamique dont il relève, et plusieurs écoles peuvent exister sur le même territoire ; il y a là en germe un pluralisme juridique dont Mohamed Arkoun a raison de penser que, repris et développé, il a beaucoup à enseigner à l’Occident[7]. Or ce préjugé rend la société française incapable d’imaginer à quel point elle peut être perçue de l’extérieur comme une société de « Chrétienté » : jusque dans ses média les moins chrétiens, c’est au Pape qu’on demande son mot sur la Morale, la Paix, Noël, ou éventuellement la Nature. Le grand discours d’émancipation universelle et d’humanisme (quasi théologique![8]) qui anime ses intellectuels les plus anti–cléricaux, peut aussi être entendu (et non sans quelque raison) comme un discours « missionnaire ». Le mode de vie français, pour autant qu’il existe, est également une sécularisation de la culture chrétienne : il n’y a ni langue ni territoire sacrés, ni véritable interdit alimentaire, et le vin reste la boisson nationale. Plus précisément encore, attachés à l’unité du corps social plus qu’à la séparation des pouvoirs, les athées français sont le plus souvent des athées du catholicisme (plus souvent que du judaïsme ou du protestantisme), d’autant plus prisonniers de leur culture d’origine qu’ils la nient et n’ont jamais réglé leur dette : la possibilité de la nier et de s’en rendre indépendant est encore une modalité de cette dette. Plutôt que la dénégation, mieux vaudrait faire de ce passif de traditions le lieu d’une remémoration libératrice ; mais l’on craint de déchaîner des traditions encore trop puissantes.

Au fond la plupart des questions soulevées par cette crise française de la laïcité pourraient être transposées dans le contexte turc, et tout particulièrement la dernière série de remarques : la laïcité turque aussi ne perçoit pas bien à quel point elle n’est que la forme sécularisée d’un Islam sunnite et hanéfite officiel, en situation de quasi–monopole, alors que cet Islam n’avait pas par lui–même développé une structure théologique qui le rende capable de supporter la sécularisation. Peut–être en ce sens Mustapha Kemal a–t–il été trop vite : il a imposé un modèle juridique, une tenue vestimentaire, une réforme de l’écriture, etc, qui manquaient de bases sociales. Bref, il s’est attaqué aux aspects « superficiels » de la question alors que la réussite de la « greffe laïque » aurait nécessité des points d’ancrage dans une infrastructure sociale mieux assise.

Le problème se pose donc une première fois, dans la mesure où une part de plus en plus importante des intellectuels et des responsables turcs se disent qu’on ne peut pas imposer la laïcité de l’extérieur, sans qu’il y ait une structure d’accueil interne aux religions qui rende la greffe laïque possible. Cette structure théologique suppose une critique interne des religions qui n’est possible que dans un contexte de pluralisme religieux. Or ce pluralisme, et par là cette critique théologique interne, sont bloqués par la structure même de la laïcité turque[9]. L’interventionisme de l’Etat en matière religieuse (la nomination et l’envoi d’imams dans les communautés turques immigrées, par exemple[10]) a fait de l’Islam sunnite une sorte d’appareil idéologique d’Etat, à l’exclusion des tendances plus hétérodoxes : les alévis, les chafi’ites kurdes, certaines confréries plus mystiques mais moins ritualistes, qui insistent davantage sur la conversion du coeur ou sur la nécessité de penser ensemble la foi et la science, à l’exclusion aussi des mouvements islamistes qui sont en train de bricoler dans les banlieues d’Istanbul ou de Francfort un nouvel Islam semi–politique[11].

Le problème se repose une seconde fois, parce qu’en se tournant vers l’Europe, l’argumentation de la diplomatie turque (nous vous sommes un rempart contre l’islamisme, et notre intégration à l’Europe est à la fois le salaire et la garantie de notre attachement à la laïcité) est prise à contre–pied. D’abord à l’inverse de la France, bien des pays européens sont plus sécularisés que laïcs, et pour eux ce qui compte d’abord c’est le pluralisme et le libéralisme religieux réels. Bref, l’intégration à l’espace européen, à ses alliances multiples, à sa forme réticulaire même, exigerait un peu moins de monisme républicain et un plus de pluralisme démocratique.

Ensuite le modèle laïc français exige une séparation étroite, un désinvestissement de l’Etat par rapport au religieux. De ce point de vue, le modèle turc lui paraît incohérent : l’inscription de la religion sur la carte d’identité, issue du vieux système des « millet » et des obligations du traité de Lausanne, est anti–laïque au possible, et porte un germe d’apartheid qui est le contraire de l’esprit de la laïcité, sauf si cette dernière n’est que le paravent pour imposer l’unité religieuse et politique nationale, c’est à dire pour exclure ou assimiler les diverses « minorités ».

Enfin la laïcité turque, qui se voulait héritière d’une moralité débarrassée des superstitions religieuses, se retrouve perçue en Turquie comme corrompue, cheval de Troie de la débauche et du matérialisme de l’Europe. Pour notre part, attachés à la laïcité française, nous ne laisserons pas dire ce genre de choses, pas plus aux musulmans qu’aux orthodoxes ni aux papistes : précisément parce que notre laïcité tient à la sécularisation même qui fut permise par nos religions, nous voyons au lieu de la débauche une passion pour l’énigme du corps (sous toutes ses faces, certes!), une véritable mystique de la singularité des corps ; et au lieu du matérialisme des sciences nous voyons une mystique du doute, la volonté de replacer sans cesse l’interrogation au milieu, la plus totale « désorientation ». Mais cette anamnèse de la culture française, qui suppose qu’une laïcité vivante n’est pas une amnésie quant aux sources religieuses diverses de nos cultures[12], et y puise ses forces vives, est inaccessible à nos dévots censeurs ; elle ne l’est pas moins à la laïcité turque, issue d’une autre histoire, condamnée à y puiser sa propre justification, à en faire sa propre anamnèse.

B. La forme du problème

L’analogie globale des termes du problème dans les deux contextes devrait permettre d’adopter une approche critique, au sens kantien du terme, c’est à dire de montrer en quoi le problème ici et là réside dans l’obligation de répondre en même temps à deux questions irréductibles, et qu’il faut tenter de distinguer.

Aujourd’hui, le monde est en gros dominé par deux logiques. Une logique d’uniformisation technique, dont le vecteur est le Marché, qui introduit le « libéralisme universel » contre les forteresses autoritaires, mais qui écrase la diversité des cultures et des modes de vie. Et puis une logique de balkanisation ethnique, dont le vecteur est l’Etat, ou parfois la religion, qui entrave le bulldozer du Marché par les frontières nationales, mais qui incarcère les individus dans des communautés contraignantes. Ces deux logiques sont complices de plusieurs manières. D’abord par leurs excès elles se renforcent l’une l’autre, chacune prétendant réparer les désastres causés par l’autre.

Ensuite cette opposition apparaît géographiquement comme une complémentarité entre un centre capitaliste et une périphérie nationaliste ; car le libéralisme des pays développés a bien besoin de l’autoritarisme des pays de la périphérie, pour tenir les frontières, empêcher les flux migratoires massifs, réprimer les troubles, etc. Tout se passe comme si les démocraties occidentales avaient besoin d’une périphérie non–démocratique. Comme si les échanges se nourrissaient de toutes les différences inscrites par l’histoire et les cultures, pour ne laisser derrière eux que l’inégalité économique brute.

Si on expose ce problème en termes anthropologiques, on peut noter avec Lévi–Strauss que toute culture vit d’échange, et que « l’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul »[13]. Mais il est non moins sûr, et c’est cela qui fait tout le paradoxe et tout le problème, que si jusqu’à un certain point l’échange permet de créer de nouvelles combinaisons culturelles, et augmente donc les différences, il y a un seuil au– delà duquel l’échange finit par se nourrir des différences, et par les supprimer: « ce jeu en commun dont résulte tout progrès doit entraîner comme conséquence, à échéance plus ou moins brève, une homogénéisation des ressources de chaque joueur »(ibid.).

Il y a donc quelque chose comme un seuil optimal entre échanges et isolement, dont on réalise après coup qu’il a peut–être été dépassé. Car « les grandes périodes créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité »[14]. Au–delà de ce seuil, ni le développement irrésistible des échanges, ni l’isolement forcé des populations, concomitants, ne permettent plus la diversité, ni l’égalité[15].

En ce sens la crise actuelle apparaît comme plus grave, plus radicale, et beaucoup plus révélatrice de la condition anthropologique que l’ancien conflit entre capitalisme et communisme. En définissant ainsi un seuil optimal des échanges, Lévi–Strauss pose clairement le grand problème auquel nous sommes aujourd’hui tous confrontés.

Or l’écartèlement entre ces deux logiques apporte un certain éclairage au problème de la laïcité. Car on peut dire que celui–ci réside dans l’obligation de tenir dans la même équation les réponses à deux questions : 1) réponse à la question de l’identité et de la légitimation du lien civil dans une société bouleversée par la révolution industrielle et la mondialisation des techniques ; 2) mais aussi réponse à la question de la coexistence dans le même espace politique et social de plusieurs identités et de plusieurs formes de société, qui doivent renoncer ensemble à la prétention hégémonique[16].

L’invention de la laïcité s’est faite à la conjonction entre deux tendances. D’une part celle du politique à construire sa légitimité en solidifiant l’une par l’autre une domination territoriale et un système de croyance[17]. D’autre part l’incroyable complexification, sous la pression des guerres, du commerce et des mouvements de population (et en Europe surtout depuis l’éclatement de la Réforme et de la Contre–Réforme), de la carte des identités[18]; ainsi les cartes des Etats, celle des nations, des langues, et celle des religions ne peuvent plus coïncider.

La laïcité apparaît à la rencontre de ces deux facteurs : c’est cet éclatement, cette division à l’infini de l’identité ou de la légitimité dans un espace où tout s’échange et communique, alors que cette légitimité était conçue comme exclusive et que cet espace était pensé unifié et homogène, qui obligea nos sociétés à ce passage à la limite qu’est l’invention de la laïcité[19].

L’une des plus fameuses formules de cette invention fut l’idée moderne d' »Etat–Nation », qui est bien à sa manière une équation subtile entre tradition et modernité. Mais si la laïcité pouvait alors définir à peu près une surface de légitimité en faisant tenir ensemble appartenance à une mémoire nationale et modernisation rationnelle, ce n’est plus le cas : l’écart entre les deux exigences est actuellement trop grand. L’Etat–Nation est un cadre trop large pour l’identification et trop étroit pour la modernisation. Le compromis qu’il représentait est déchiré par les deux logiques rivales et complémentaires qu’il ne parvient plus à contenir. La première chose à faire semble donc de dissocier l’idée de « laïcité » de celle d' »Etat–Nation », qui en fut peut–être la gangue primitive, mais qui maintenant l’étouffe.

Si la laïcité est partout en crise, c’est que le noyau de notre culture est en train d’éclater entre deux principes autrefois compromis dans le même fragile équilibre, et aujourd’hui antagonistes : un principe d’appartenance à des mondes de langage et de tradition, et un principe de critique universelle et sans entrave. Il y a dans le même temps un sentiment de déficit d’identité, et un sentiment de déficit d’humanité : le premier sentiment voudrait le respect de la diversité des « formes de vie » et de communautés, le second, pour lequel « l’identité n’est pas ce qui importe », voudrait un minimum commun d’humanisme. Dans tous les cas, la « forme » du problème dont la laïcité cherchait la solution demeure plus que jamais la nôtre.

Ii. Pour une éthique de la laïcité

Nous chercherons maintenant à définir les conditions sous lesquelles une éthique laïque peut répondre à cette double– question. Le maître–mot de cette éthique pourrait être la civilité. Celle–ci intégrerait une dimension de civisme, au sens républicain, mais serait irréductible au civisme, au sens où celui–ci définit une sphère de légitimité homogène, où les acteurs parlent le même langage et adhèrent aux mêmes valeurs d’intérêt général, de solidarité et de participation. La civilité suppose l’acceptation que dans la cité tout le monde ne parle pas le même langage, qu’il y a une pluralité de sphères de légitimité hétérogènes[20], et elle suppose la capacité chez les acteurs à passer d’une sphère à une autre. Mais la civilité suppose également que dans cette diversité les acteurs jouent fair–play, soient à ce qu’il font et respectent les règles respectives des différentes sphères où ils évoluent, ne mangent pas à tous les râteliers et construisent un minimum de cohérence. Pour mieux faire sentir la différence de cette civilité avec l’éthique du civisme qui avait jusque là constitué le fond de l’éthique laïque, nous lui préfèrerons le nom d' »urbanité ».

A. L’urbanité et le dialogue des universalités

L’urbanité, à y bien réfléchir, décrit mieux l’éthique laïque de notre temps, contemporaine d’une révolution urbaine sans précédent. Jadis les villes étaient au carrefour de plusieurs territoires, comme un espace public où l’individu n’était plus obligé de s’identifier par rapport aux seules traditions : un principe supérieur tenait celles–ci à distance, qui faisait fonction d’universel. Chaque ville avait son « universel » dominant. Mais les urbanisations contemporaines sont à l’intersection de plusieurs cultures citadines ; elles portent en elles plusieurs villes concurrentes, plusieurs principes supérieurs : la cité industrielle, la capitale universitaire, la ville marchande, le centre politique et administratif, se trouvent superposées avec les « universaux urbains » mêlés de Cologne, de Vérone, de Chicago ou du Caire. Dans toute grande ville aujourd’hui il y a une pluralité de « villes invisibles » dont chacune cherche à se réaliser.

Or dans ces grandes urbanisations contemporaines, le manque d' »espace intermédiaire » entre le brassage anonyme et la chaleur communautaire y conduit les individus solitaires à rechercher leur « tribu » en oubliant leurs villes respectives, en oubliant les universaux urbains véhiculés par leur propre culture. En ce sens–là ce ne sont pas les singularités des cultures qui sont menacées, ce sont leurs universaux. Car d’un côté les différences inconvertibles survivront et se renforceront, précisément parce qu’elles sont intraduisibles. De l’autre côté tout ce qui peut être converti à l’universel marché, à Disneyworld, accèdera à cette universalité– là. Mais ce qu’il y a de visée universelle, ce qu’il y a de teneur vraiment universelle dans chaque culture, ses universaux, voilà ce qui disparaît.

Pour sortir de ce piège il nous faut accepter qu’il y n’y a que des universaux en contextes. Nous n’avons pas accés à l’universel autrement que dans un long débat, à peine ébauché, entre ces « universaux en contexte ». C’est une erreur de croire que l’on peut accéder à l’universalité des Droits de l’Homme ou des sciences, ou à l’urbanité, ou à la laïcité (selon les termes du débat), en niant ou en reniant toute appartenance, tout fondement dans une tradition particulière. Qu’elle le veuille ou non toute culture comporte, pour reprendre l’expression de P.Ricoeur un « noyau éthico–mythique »[21] formé d’un mélange particulier. Et ce noyau est souvent d’autant plus influent qu’il est nié et non plus critiqué. Autrement dit notre accès à l’universel reste métaphorique[22], pris dans l' »univers » du langage chrétien, ou musulman, ou bouddhiste, etc. Et nos laïcités sont des laïcités en contexte.

L’urbanité est possible, parce que, et dans la mesure où, les diverses cultures, religions ou langues, savent que leurs universaux restent métaphoriques, et qu’il n’y a d’accès à l’universalité qu’au travers des métaphores propres à cette langue, à cette culture, à son histoire, à son contexte. Seule une longue conversation entre les cultures permettrait d’établir, prudemment, les écarts et les correspondances entre ces « universaux en contexte ». Or il faut avouer que la rencontre des cultures se fait difficilement par ce qu’elles ont chacune de plus universel, car la confrontation des universaux est toujours ce qu’il y a de plus dur, et nécessite de longues et complexes médiations. Celui qui opère de telles médiations ne peut s’installer au–dessus de ces universaux, un pied sur chacun, et la tête dans les étoiles de la transcendance! Il doit accepter son contexte d’origine, pour se dépayser peu à peu, en sachant que le dépaysement est un déchirement.

Dans la formation de cette vertu d’urbanité, l' »avantage » des religions pourrait être de se savoir porteuses d’un rapport à l’universel à chaque fois enraciné dans les particularismes d’une langue ou d’une tradition, dans l’obligation d’interpréter, d’avoir à traduire. Comme des arts vivants, les religions en ce sens sont d’excellents « opérateurs » de contextualisation des universaux, ou de passage des cultures à leur universabilité. D’un savoir intime et non pas théorique, les « cultes » sont bien la mise en scène du noyau de leurs « cultures », de leurs scénarios fondamentaux. Et ces cultes, précisément parce que tous comportent une visée universelle, témoignent que nos universaux sont toujours encore régionaux. Enoncer cet avantage des religions n’est pas abdiquer toute approche critique des préjugés religieux. Au contraire, c’est aussi exiger des religions, si elles veulent accéder au privilège que nous venons de leur accorder, qu’elles acceptent de n’être (à cet égard) que des langues, et qu’il ne saurait pas plus y avoir une religion universelle et unique qu’il n’y a de langue universelle[23].

Mais cette condition est–elle exigible des religions? N’est–il pas contradictoire pour elles d’accepter le pluralisme théologique, c’est à dire de renoncer à leur Révélation et à l’unicité de leur Vérité. C’est d’un point de vue proprement théologique d’abord qu’il faut réfuter cette objection. Au nom de quoi des « usurpateurs » revendiqueraient–ils pour eux le monopole de la langue de Dieu, ou de sa légitime interprétation?! Par quelle présomption réduiraient–ils leur Dieu à se tenir entièrement dans leurs formes de cérémonies et de société? La religion n’a pas pour seul but l’identification de soi ni la légitimation d’une société. Il est essentiel à la greffe laïque que les diverses confessions religieuses acceptent que le « Dieu » qu’elles honorent est plus grand que l’honneur qu’elles lui rendent.

Ce que nous devons exiger des religions est donc le pluralisme civil, car il y a désormais plusieurs « langues de Dieu » mêlées dans nos villes et nos sociétés. Mais ce n’est pas forcément le pluralisme religieux que nous demandons : en elle–même, chaque religion, comme toute création véritable, et dans cette mesure–là, « implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation »[24]. L’urbanité ne consiste pas à changer de discours ou de confession comme de chemise, mais à accepter leur pluralité même s’il y a un point où je fais corps avec l’un d’eux, pour moi inéchangeable. Il existe d’ailleurs une connivence de création singulière à création singulière[25]. C’est en effet dans ce qu’une culture ou une confession ont de plus créateur, là où l’attestation est la plus vive et singulière, là où elle est le plus créatrice de différence et de singularité, que l’on peut éprouver la plus étonnante proximité avec ce qu’il y a de vivant et de créatif dans la culture ou la confession des autres.

B. Condition de l’éthique laïque

La demande d’éthique s’inscrit dans la « condition laïque » décrite plus haut dans la mesure elle peut à son tour être caractérisée comme double. D’une part, dans un monde où la division du travail et la spécialisation technique s’augmentent des conséquences lointaines (planétaires et pour les générations à venir) de nos choix, il faut une éthique qui ne s’embarrasse pas de bonnes intentions, mais réponde à la hauteur des nouvelles responsabilités ; d’où l’éclatement en éthiques spécialisées et une pluralisation de l’éthique selon les sphères d’activité, chacune ayant à développer une déontologie propre. D’autre part nous rencontrons une demande de cohérence, de non–contradiction entre les différentes valeurs qui déchirent notre vie[26]. Cette demande de solidité, éventuellement de solidarité, bref de conviction, se comprend dans un monde où l’on a le sentiment que le sol est oublié, que l’on a perdu la surface invariante ou saisonnière des travaux et des jours. Cela suppose que notre agir et notre vie trouvent un sens, une finalité.

Il faudrait donc une éthique qui comporte ce respect des pluralités et des discontinuités, en même temps que le sens de la cohérence et de la solidarité interne de chacun et de nos sociétés : comment vivre ensemble la pluralité des limites et les limites de la pluralité ? Ce qu’il faut ici, c’est bien une autre structure du comportement, qui d’une part soit capable de rencontrer une pluralité de régimes éthiques, une éthique pluralisée qui permettrait au sujet de sentir la pluralité des mondes (styles culturels ou religieux, sphères d’activité, types de responsabilité, ou échelles de décision[27]), mais d’autre part qui soit capable de donner au sujet et à la société ce minimum de non– contradiction qui fait que je suis moi–même et non pas un autre, que je ne peux pas vouloir en même temps une chose et son contraire, que je ne peux pas davantage exiger d’autrui ce que je n’exigerais pas de moi–même, ou me justifier par un argument que je refuserais à mon adversaire[28].

Le plus souvent, la première demande a souvent pris le nom d’éthique et la seconde plutôt le nom de morale. Entre ces deux mots (l’un grec et l’autre latin) et leurs diverses connotations, nous allons privilégier une autre différence, proposée par Paul Ricoeur[29], probablement plus utile pour mettre en ordre la diversité des réponses. Cet auteur distingue entre la « visée éthique » (dont le modèle téléologique insiste sur les vertus comme finalité et excellence) et la « norme morale » (dont le modèle plus déontologique insiste sur les devoirs comme règle et limite); il introduit même dans ce débat déjà classique un troisième terme, celui de la « sagesse pratique ». Si on reprend librement ces trois orientations pour situer les diverses morales concurrentes dans nos sociétés, sans bien sûr chercher à être exhaustif, on remarque tout de suite que chacune bifurque selon qu’on lui fait plutôt répondre à la demande de pluralisme, ou plutôt à la demande de cohérence[30].

La « visée éthique », d’abord, correspond au sentiment que toute vie, toute action, mais aussi tout art et toute technique humaines sont traversées par une visée du bien ou du bon. Cette orientation positive, qui fait crédit au désir en tant que désir de ce qui est bon, est le coeur de l’éthique aristotélicienne. On peut supposer une communauté de ces visées, concourant à un bien commun, ce désir d’être ensemble qui fait le lien social. On peut aussi insister sur l’extrême diversité, l’extrême pluralité des visées du bien, des expériences du bon : tout le monde n’aime ni ne souhaite la même chose. On peut enfin soutenir que nos visées éthiques ne sont enracinées dans des formes de vie et de désir qu’à travers différents langages, traditions ou narrations. La prudence consiste ici à reconnaître que la morale ne pousse pas sur du vide, mais sur un sol de moeurs que l’on doit respecter et cultiver sans cesse, nourrir et rouvrir à la vie.

La « règle morale », plus directement orientée vers la justice, vers le respect de la dignité de chacun, tiendrait à l’accès équitable de tous aux mêmes biens, ou mieux encore à la protection équitable de tous contre les mêmes maux. Cet équivalent moral de l’égalité devant la loi souscrit à un « impératif catégorique »[31] d’universabilité, fondé sur un principe de stricte réciprocité, c’est à dire de « substituabilité » des points de vue : traiter semblablement tous les cas semblables. Mais l’enquête éperdue d’une justice vraiment universelle, par pessimisme quant à la définition commune de la justice ou quant à la possibilité de trouver des cas semblables, peut aussi montrer, avec un sens shakespearien du tragique, combien ces injustices sont hétéroclites, irréductibles à une injustice ou à un malheur général, et intraitables, impossibles à combattre ensemble. Le tort éprouvé par l’un pourra être tenu pour négligeable par un autre qui estimera pour sa part que les vrais torts sont ailleurs.

La « sagesse pratique » consiste d’abord à pointer ces « différends » incommensurables, non pour s’abîmer tragiquement en eux, mais par une démarche comique[32] qui montre l’universel malentendu où nous plonge la diversité de nos désirs, de nos peurs, de nos langages, de nos règles. Le comique réside dans la relativisation, une manière de retournement où l’on propose en modèle ce qui est petit, ce qui ne prétend plus être bon ni juste. Ici on ne cherche plus à justifier ni à généraliser, on sait que tout est complexe, éventuellement on bricole des compromis provisoires. Mais on peut aussi sortir de la volonté de justice en se disant simplement que chacun est unique, et doit être aimé et traité dans sa pure singularité, à chaque fois incomparable. Cette pure sollicitude, ce dévouement silencieux à l’autre que soi, cette abnégation, peut être appelé pardon ou charité : ce n’est pas forcément une « aliénation religieuse » et cela peut être une forme extrême de lucidité.

Vis à vis de la demande initiale, on voit que les réponses, recours ou ressources morales, sont diverses. On peut tenter d’en prolonger la typologie rapide que nous venons de parcourir, en les situant par rapport à trois grandes requêtes auxquelles doivent plus ou moins satisfaire toute morale. Pour la première requête celle–ci doit être enracinée dans les moeurs, trouver ses motifs dans la mémoire, le vécu et le rêve que partage la société à laquelle elle est proposée : le législateur s’aperçoit sans cesse qu’on copie plus facilement les lois d’un autre pays que l’on n’importe les moeurs correspondantes ! Pour la seconde requête, une morale doit être universalisable, car la morale n’est pas là pour assurer l’identité culturelle d’une population mais pour permettre la coexistence de tout le monde selon un principe d’équité et de réciprocité : tout le problème résidera alors dans la règle d’équité choisie. Pour la troisième requête, une morale doit très modestement être praticable, elle doit pouvoir s’interpréter dans l’existence et jusque dans les situations les plus singulières, là où l’habitude ni les principes généraux ne servent à rien.

Si l’urbanité semble la condition éthique de la laïcité, c’est parce que celle–ci suppose la cohabitation dans la même société de plusieurs morales. Toutes d’ailleurs pourraient tour à tour raconter leur propre tradition, argumenter leur prétention à l’universalité, et interpréter (par la déconstruction ou par la reconstruction) leur traduction dans les contextes les plus insolites[33]: mais l’hypothèse conductrice est ici qu’aucune morale ne peut prétendre satisfaire complètement aux diverses requêtes de l’éthicité que nous venons de décrire. Telle morale sera bien enracinée dans les traditions françaises, qui sera mal universalisable (sauf à faire passer pour une anthropologie « naturelle » des habitudes tout à fait culturelles); telle autre sera très universalisable, qui négligera son inscription dans la finitude des contextes concrets (où l’échange des arguments ne parvient jamais à tout expliciter); telle autre (nourrie de charité, par exemple) pourra illuminer la singularité des situations, qui ne parviendra pas à entraîner un consensus stable pour une communauté.

Ou, pour le dire autrement, les diverses « morales » doivent accepter chacune qu’elles ne peuvent pas avoir d' »effet vertueux » sans avoir aussi des effets pervers. Une morale qui dénie ces effets pervers, du point de vue de l’urbanité, est d’une certaine manière immorale. C’est pourquoi une société vivante a besoin du débat éthique, du débat entre plusieurs éthiques ; et ne pas se contenter d’une réponse, même bonne, à chaque problème, ni à tous. Les morales aussi ont des limites.

Et pour finir sur l’espace proprement politique qui nous manque, l’éthique de l’urbanité et le droit laïc s’étayent réciproquement. L’urbanité demande un droit laïc au sens où, comme chaque citoyen doit être considéré dans le même temps comme « laïc et … » (relevant d’un style de traditionalité ou d’universalité morale particulier), le compromis laïc suppose dans le même temps un droit public et social plus cohérent (il s’agit d’organiser la justice, de fonder la cohésion sociale en corrigeant les inégalités par l’équité du projet ou du contrat que ce droit exprime), et un droit civil plus différentiel et pluraliste (il s’agit de résister à une intégration juridique purement gestionnaire, et d’assurer la coexistence de diverses formes de convictions ou de vie dans la même société). Telle est la forme du droit laïc que suppose l’urbanité que nous cherchons.

Cette urbanité, en retour, favorise un tel droit, si elle devient l’éthique d’un sujet capable de respecter la pluralité des sphères tout en gardant un souci de cohérence. C’est parce qu’il y a cette exigence de non–contradiction qu’un sujet éthique peut se « tenir », se conduire de manière responsable au milieu d’une diversité des règles du jeu. En retour c’est parce qu’il y a cette pluralité des sphères de la responsabilité que le sujet éprouve la finitude et la singularité de sa « manière de répondre », et en désire la cohérence, avec toute la solidarité intérieure dont il est capable[34]. Il faut faire crédit à la capacité de pluralisme et crédit au besoin de cohérence des citoyens. C’est ainsi que la laïcité peut être placée sous notre commune responsabilité, comme la condition indépassable de l’existence sociale aujourd’hui.

Olivier Abel

Publié dans CEMOTI (Cahiers d’étude sur la Méditerranée orientale
et le monde turco-iranien) n°19 (Mai-Juin), 1995, CERI Paris

[1] Voir à ce sujet le n° d’Esprit Juillet 1993 consacré au poids de la mémoire.

[2] Voir le remarquable dossier sur ces controverses, de Pierre Ognier « Ancienne ou nouvelle laïcité? Après dix ans de débat », dans Esprit Août–Septembre 1993. Voir également, pour la genèse des idées proposées ici, mon article sur « Que veut dire la laïcité? » dans le CEMOTI n°10–1990.

[3] Compromis est ici entendu au sens proposé par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification, les économies de la grandeur, Paris Gallimard 1991 : alors qu’un consensus résoud un litige, dans une sphère de justification homogène, un compromis termine un différend, à l’intersection de sphères de justifications hétérogènes. Dans le cas de la laïcité voir l’équilibre triangulaire proposé par le rapport de Jean Baubérot sur la chaire d' »Histoire et sociologie de la laïcité », dans l’Annuaire de la Vème section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, l’an dernier (p.459–466).

[4] Voir Olivier Tschannen, Les théories de la sécularisation, Genève Droz 1992 (notamment les p.62 sq.).

[5] L’école, comme la médecine et la santé publique, fut longtemps le vecteur d’une sécularisation de la morale (on pense à l’obsession de l’hygiène et à la pasteurisation généralisée, sorte de religion « blanchie »). C’est pourquoi le retour des religions à l’école ou dans la médecine à l’occasion des questions bioéthiques, est perçue comme une menace ou une revanche. Comme si certaines options fondamentales échappaient au débat, ne pouvaient être affirmées que de « dehors ».

[6] Historiquement, il n’est pas davantage possible de réduire la laïcité à la sécularisation libérale : d’abord parce qu’on ne peut pas pousser très loin la sécularisation si la laïcité républicaine reste stagnante : les lois laïques fondamentales sont celles du mariage civil, d’une souveraineté politique et juridique non-gagée sur la religion (ce n’est pas le cas aux USA), la garantie de totale liberté des cultes tant que ceux–ci ne cherchent pas à empiéter sur la souveraineté nationale (ce n’est pas le cas en Turquie). Dans la proportion où une religion place l’obéissance à Dieu au–dessus des lois du pays (ce que d’une certaine manière font toutes les religions), elle peut le faire éthiquement, comme une exigence supérieure ou une objection de conscience (souscrire à l’interdit de l’avortement par exemple). Mais elle peut être placée dans des situations–limites de transgression des lois ; c’est ce qui fait que toute religion comporte une part non seulement de morale ou de conviction privée, mais de clandestinité et d’illégalité (voir l’histoire de la Cimade, cette ONG créée pendant la dernière guerre et qui continue à établir des filières d’insertion pour des réfugiés et apatrides); cette transgression ne peut être autorisée à présenter ses justifications que si elle sont pesées par une extrême conscience du respect des lois, et non si elles se drapent dans un mépris général de celles–ci (voir pour ce débat, à propos de l’objection de conscience non–violente, l’argumentation de Paul Ricoeur dans « Etat et Violence », Histoire et Vérité Paris Seuil 1964).

[7] L’Empire ottoman avait inventé des techniques juridiques pour faire coexister des langues, des religions et même des droits différents : la différence entre le droit coutumier, « la » loi islamique et la législation impériale est un des rythmes fondamentaux du monde ottoman, et c’est un des arguments de Pierre Bayle dans sa polémique pour la tolérance civile contre « La France toute catholique » de Louis XIV. Plus tard, les « tanzimat » ont été très loin dans l’invention d’un modèle de laïcité assez original. Enfin les réformes de Mustapha Kemal étaient très avancées dans la voie de la laïcisation : le fait que les femmes turques aient eu droit de vote avant les françaises en est l’indice.

[8] L’anthropocentrisme de Luc Ferry dans Le nouvel ordre écologique Paris Grasset 1992 est probablement un excès de ce genre, où l’humanisme devient d’autant plus dogmatique qu’il n’y a plus de Dieu.

[9] Ce serait au contraire une condition politique pour la laïcité que de renoncer à vouloir solidifier sur la même frontière un territoire politique par celui d’une croyance, d’une langue, d’une nation, etc. Car le fondement de la laïcité, c’est d’abord l’existence concrète dans un pays de plusieurs communautés ou confessions sensiblement égales en force ou en prestige. Le laïcisme, en réduisant cette diversité au simple rituel de l’unité nationale, a scié la branche sur laquelle la laïcité pouvait être assise! La laïcité a du mal à s’établir dans un pays mono–reli gieux, d’une part parce qu’en endossant la fonction sociale de la religion adverse, elle devient alors elle–même une quasi–religion (ce que le kémalisme est bien devenu dans l’esprit de certain, ou le pantouranisme, ou le socialisme chez d’autres, comme le montrerait un inventaire des « Turquies idéales » chez les Turcs émigrés). D’autre part parce qu’elle structure en face d’elle une religion qui ne cherche plus qu’à prendre sa place.

[10] L’argument plausible et en tous les cas judicieux qui couvre cette pratique, est que si l’Etat turc ne faisait pas cela, s’il reconnaissait ou laissait reconnaître par l’Etat français les imams « spontannés », on verrait bientôt partout des imams islamistes développer une idéologie antilaïque.

[11] La réaction contre le Marché et l’Empire démocratique occidental levée par ces « jeunes turcs » islamistes, invente un Islam très pur mais très imaginaire, souvent bien plus occidentalisé que celui qu’abandonnent des « vieux » turcs dotés d’une culture musulmane réelle, mais effrayés par l’islamisme ; il ne faut pas négliger les effets de cette onde de sécularisation dans des milieux profondément religieux. Par ailleurs, lorsque la conviction et l’espérance qui animent ces théologies rencontreront l’obligation de responsabilité et de compromis qui est le propre de tout vécu éthique, l’Islam ainsi « réinventé » pourra avoir recours à une gigantesque mémoire dormante des sociétés islamiques.

[12] Dans la mystique du corps on aura reconnu la passion catholique de l’Incarnation, et dans celle du doute le geste calviniste de remise de tous les fidèles à équidistance des Ecritures seules, de Dieu seul.

[13] Claude Lévi–Strauss, Race et Histoire , (chap.9).

[14] Claude Lévi–Stauss, « Race et Culture », dans Revue internationale des sciences sociales vo.XXIII n_4, 1971.

[15] C’est cette double inversion qui permet de combiner dans tous les sens les cartes du débat : le Marché est vecteur de différenciation mais aussi d’uniformité, l’Etat est vecteur de justice mais aussi d’inégalités, selon l’échelle adoptée. C’est pourquoi il ne faut pas laisser au seul Marché les fonctions d’universalisation supranationales, mais en inventer les instances politiques ; de même ne faut–il pas laisser au seul Etat les fonctions d’identification nationale ou de solidarité sociale, mais en réinventer les lieux économiques. C’est parce que la logique de l’échange est devenue universelle que les humains ne peuvent plus s’identifier par leurs échanges, et que le poids du besoin identitaire se porte sur le national, sur l’ethnique, sur le religieux, bref sur tout ce qui ne s’échange pas.

[16] La rationalité politique se trouve soumise aujourd’hui à une double pression : d’une part celle qui réduit le politique à la « technocratie » par la gestion des simples contraintes du marché ; et d’autre part celle qui réduit le politique à un « tribalisme » par la surenchère des identités religieuses et nationales. Dans ces conditions la définition commune d’une nouvelle laïcité peut aider la rationalité politique à sortir de ce double danger.

[17] Régis Debray, dans sa « Critique de la raison politique » (Paris Gallimard 1981), montre bien en ce sens que le « Cujus regio, ejus religio » (à chaque royaume sa religion) continue à structurer la rationalité politique de tous les Etats, obligée de se légitimer par quelque chose qui la transcende.

[18] Voir Michel Foucher, Fronts et frontières, Paris Fayard 1991. Passage à la limite, la laïcité française est coextensive à une « simplification » visible sur la carte dressée par Foucher qui sur–imprime les diverses frontières historiques de l’Europe : le territoire français résiste à la complexification croissante (carte n_74). Le territoire turc, à l’autre bout de l’Europe, doit avoir la même caractéristique, mais pour une autre raison que la naissance ancienne d’un Etat–Nation, l’impérialité ottomane et son pluralisme. Cela donne un autre socle à la laïcité turque, qu’il faudrait explorer pour lui–même.

[19] C’est ce qui distingue la laïcité de la sécularisation : en France il y a eu obligation de faire tenir dans un espace voulu unifié (depuis Richelieu jusqu’aux Jacobins, c’est la même idée) une pluralité têtue de religions. Pour Pierre Bayle, réfugié à Rotterdam après la révocation de l’Edit de Nantes, la monarchie de Louis XIV reste un modèle plausible, parce qu’il faut un principe d’unité fort pour protéger la diversité et les droits des minorités ; simplement ce principe d’unité ne doit plus être fondé sur le pilier d’une Eglise officielle. Ce qui fait la solidité de la tolérance chez Bayle, c’est précisément la force des diverses convictions religieuses, leur intolérance même : c’est le fait qu’elles s’opposent entre elles qui forme la solide et unique voûte de l’obligation à la tolérance civile.

[20] La sphère civique certes, mais aussi la sphère marchande, la sphère domestique, la sphère de l’inspiration religieuse ou artistique, la sphère industrielle, la sphère de l’opinion et de l’audimat, et pourquoi pas la sphère écologique ou la sphère humanitaire (voir les travaux de L.Boltanski et L.Thévenot, op.cit.)

[21] Paul Ricoeur, « Civilisation planétaire et cultures nationales », in Histoire et Vérité, Paris Seuil 1964, p.294.

[22] D’un point de vue strictement logique et linguistique, il serait intéressant de pointer l’ancrage des « universaux » dans des réseaux de métaphores plus ou moins mortes et sédimentées, devenues abstraites « à l’usage », mais que certaines situations peuvent raviver.

[23] C’est par une subjectivisation du discours religieux que l’on fait cette expérience. Le sujet croyant n’est alors plus seulement assujetti au langage institutionnel, à la langue de son énonciation, mais porteur à son tour d’un langage instituant, où la religion n’est pas une cérémonie vide, un rite qui répète quelques gestes apparents, mais une conversion du « coeur » qui doit être vécue entièrement, etc.

[24] Claude Lévi–Strauss, « Race et Culture », op.cit.

[25] Paul Ricoeur, plus optimiste sur ce point que Lévi–Strauss, développe cette idée dans l’article déjà cité.

[26] Concurrence économique et sens civique, par exemple, ou bien discontinuité entre vie professionnelle et vie familiale, vie ordinaire et vacances, ou vie hospitalière, etc.

[27] Pour nous arrêter sur cet exemple, n’y a–t–il pas débat et parfois conflit dans la même personne : prenons un habitant de Paris, entre les intérêts de son quartier, du parisien, du « francilien », du français, de l’européen, du citoyen du monde, alors que l’expression politique de ces intérêts s’exprime par des partis politiques ou des camps médiatiques qui sont (prétendument) les mêmes à toutes les échelles ?

[28] Sans cette exigence de non–contradiction, la pluralisation de l’éthique selon les « domaines » et les échelles ne serait que la licence donnée à tous de manger à tous les rateliers, de profiter de tous les avantages sans payer aucun des inconvénients, en « zappant » quand ça les arrange !

[29] Paul Ricoeur Soi–même comme un autre Paris Seuil 1990 (études 7, 8, et 9).

[30] Pour Ricoeur, le mélange est heureux : une « éthique des convictions bien pesées », de style aristotélicien, rappelle à la discussion, parfois un peu cérébrale, que le juste s’ancre et s’enracine de manière très corporelle dans une histoire et une géographie ; et une « éthique de la discussion honnêtement argumentée », de style kantien, soumet les voeux et les convictions des sujets à une exigence d’universalité, c’est à dire à l’obligation infinie de tenir compte des « autres points de vue ». Et la greffe permet de montrer ici et là une orientation transcendantale (le désir du bien ou l’universabilité) et une forme pragmatique (le souci du contexte et la « non–contradiction performative »); une structure pluraliste (pluralisme des biens « visés », ou des points de vue « visants »), et une forme de cohérence (celle plus corporelle des convictions, et celle plus formelle de la non–contradiction). Bref l’opposition simpliste est dépassée.

[31] Kant est bien sûr ici la référence centrale, mais à la lecture qu’en propose Habermas dans son Ethique de la discussion (Paris Cerf 1992, ou bien dans Morale et Communication, Paris Cerf 1986), on pourrait opposer avec la deuxième partie du paragraphe celle qu’en propose Lyotard dans Le différend (Paris Minuit 1983) ou dans ses Morales postmodernes (Paris Galilée 1993).

[32] Cette figure serait ici plus hégélienne, mais aussi plus kierkegaardienne pour la deuxième partie du paragraphe. Voir également l’article d’Olivier Mongin, « Eloge de la représentation, ou l’art comique de Raymond Devos » dans Esprit Décembre 1993 ; et le chapitre XI de De la justification (L.Boltanski  et L.Thévenot, op.cit.).

[33] Voir Jean–Marc Ferry, Les puissances de l’expérience, Paris Le Cerf 1991 (notamment les 2ème et 5ème parties pour cette typologie).

[34] S’il y a plusieurs « sphères » de justice, le juste suppose des acteurs capables de respecter les règles du jeu dans une sphère, et de changer de sphère et de règle du jeu, c’est à dire capable de suivre un principe de justice ou de justesse, en l’absence même de règle du jeu, ou plutôt dans leur mise en jeu même. « Une justice à plusieurs mondes suppose donc le libre–arbitre de personnes capables, tour à tour, de fermer les yeux (pour être à ce qu’elles font dans les situations où elles sont plongées, résister à la distraction, et s’engager dans les épreuves que ces situations leurs ménagent) et d’ouvrir les yeux (pour contester la validité de l’épreuve et, en se soustrayant à l’empire de la situation, distinguer les êtres relevant d’autres mondes) ». Luc Boltanski et Laurent Thévenot, op.cit. p.286.